Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7249

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 30-31).
7249. — À M. D’ALEMBERT.
27 avril.

Mon cher ami, mon cher philosophe, je suis tenté de croire Que l’abbé de La Bletterie est en effet janséniste, tant il est orgueilleux. Son amour-propre, dévot ou non, a été extrêmement blessé d’un avis fort honnête qu’on lui avait donné dans un petit livre dont on disait, mal à propos, que j’étais l’auteur[1]. Voici une petite épigramme, ou soi-disant telle, qu’on m’envoie de Lyon sur son compte :
À M. L’ABBÉ DE LA BLETTERIE,
auteur d’une vie de julien et de la traduction de tacite[2].

Apostat comme ton héros,
Janséniste signant la bulle,
Tu tiens de fort mauvais propos,
Que de bon cœur je dissimule.
Je t’excuse, et ne me plains pas ;
Mais que t’a fait Tacite, hélas !
Pour le tourner en ridicule ?

On me consulte pour savoir s’il ne faudrait pas traduire en ridicule ; mais il y a si longtemps que je n’ai assisté aux assemblées de l’Académie que je ne saurais décider.

D’ailleurs ma dévotion ne me permet guère d’examiner avec complaisance les épigrammes bonnes ou mauvaises contre mon prochain. Je sais qu’il y a des gens qui s’avisent de dire du mal de mes pâques ; c’est une pénitence qu’il faut que j’accepte pour racheter mes péchés. Le monde se plaira toujours à dénigrer les gens de bien, et à empoisonner leurs meilleures actions. Oui, j’ai fait mes pâques, et, qui plus est, j’ai rendu le pain bénit en personne : il y avait une très-bonne brioche pour le curé. J’aime à remplir tous mes devoirs ; je n’admets plus aucun plaisir profane : j’ai purifié les habits sacerdotaux qui avaient servi à Sémiramis, en les donnant à la sacristie de ma chapelle : je pourrai bien même faire du théâtre une école pour les petits garçons, école dans laquelle je leur ferai apprendre l’agriculture. Après cela, je défierai hardiment les jansénistes et les molinistes ; et si on continue à me calomnier, je mettrai ces nouvelles épreuves aux pieds de mon crucifix. Je prétends, quand je mourrai, vous charger de ma canonisation. En attendant, soyez sûr qu’il n’y a point de pénitent au monde qui vous aime autant que moi. Ma santé est bien faible ; je ne sais comment je pourrai faire les honneurs de ma retraite à ces deux aimables seigneurs espagnols que vous m’annoncez. Demandez-leur, je vous prie, la plus grande indulgence ; qu’ils songent qu’ils viennent voir don Quichotte faisant pénitence sur la montagne Noire[3].

  1. L’édition de 1767 du Dictionnaire philosophique contenait un article Julien, dans lequel il est mention de La Bletterie. Cet article est celui qui est en tête du Discours de l’empereur Julien, tome XXVIII, pages 2, 5.
  2. Voyez une autre épigramme dans les Poésies mêlées, tome X, et ci-après les lettres 7294 et 7314.
  3. Don Quichotte, première partie, chap. xxv.