Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7258

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 41-42).
7258. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, le 13 mai.

Dieu m’est témoin, mon cher maître, combien j’ai été édifié du spectacle que vous avez donné le 3 d’avril dernier, bon jour, bonne œuvre, en rendant vous-même le pain bénit, à la grande satisfaction de la Jérusalem céleste, et principalement des trônes, des dominations, et des puissances, qui, a ce que je me suis laissé dire, en sont fort contents, d’autant plus qu’on leur a assuré que le beurre en était bon. Il faut que le tigre aux yeux de veau aime la brioche, et vous devriez bien lui en envoyer une la première fois que vous réitérerez cette belle cérémonie : car je sais qu’il cherche à se disculper des mauvais propos qu’on lui attribue. Ne vous y fiez pas trop pourtant, car

Timeo Danaos et verba ferentes.

(Virg., Æneid., lib. II, v. 49.)

Surtout engagez, si vous le pouvez, le nommé Chirol, ou le nommé Grasset, et leur compère Marc-Michel Rey, à ne pas imprimer tant de sottises, qu’on a la platitude de mettre sur votre compte. S’il était permis de plaisanter sur un sujet aussi grave que le pain bénit, j’aurais répondu, comme Pourceaugnac, à toutes les sottises que j’ai entendu dire à ce sujet : « Quel grand raisonnement faut-il pour manger un morceau[1] ? »

Si vous êtes enchanté de M. le marquis de Mora, il l’est bien davantage de vous ; et je vous manderais ce qu’il m’écrit à ce sujet si je ne songeais que vous êtes en état de grâce, et que le chanoine de saint Bruno a été damné par un mouvement de vanité.

À propos d’Espagne, j’ai reçu, il y a quelque temps, une lettre excellente de votre ancien disciple[2] sur l’affaire de Parme ; il me mande que « le grand lama du Vatican ressemble à un vieux danseur de corde qui, dans un âge d’infirmité, veut répéter ses tours de force, tombe, et se casse le cou ». Cette comparaison vaut mieux que toutes les écritures de Madrid et de nos seigneurs du parlement de Paris sur ce beau sujet.

L’épigramme contre le janséniste La Bletterie[3] est bien douce pour un orgueil aussi coriace que le sien ; ces gens-là sont comme les Russes, qui ne sentent pas les croquignoles, et à qui il faut appliquer le knout. Au reste, sa traduction est la meilleure épigramme qu’on puisse faire contre lui ; ce serait le sujet d’une assez plaisante brochure que le relevé de toutes les expressions ridicules qui s’y trouvent, sans compter les contre-sens.

M. le duc de Villa-Hermosa, aussi enchanté de vous que son compagnon de voyage, m’a remis votre lettre[4], et m’a chargé de vous faire parvenir celle-ci. Adieu, mon cher maître : continuez, pour l’édification des anges, des curés, des conseillers, des paysans et des laquais, à rendre le pain bénit, mais avec sobriété pourtant car (je l’ai ouï dire à un fameux médecin) les indigestions de pain bénit ne valent pas le diable.

  1. Molière, Monsieur de Pourceaugnac, acte I, scène ii.
  2. Le roi de Prusse ; sa lettre à d’Alembert est du 24 mars 1768.
  3. Voyez page 31.
  4. La lettre 7253.