Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7298

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 75-76).
7298. — À M. PANCKOUCKE.
À Ferney, 9 juillet.

J’ai reçu, monsieur, votre beau présent. La Fontaine aurait connu la vanité s’il avait vu cette magnifique édition[1] ; c’est le luxe de la typographie. L’auteur ne posséda jamais la moitié de ce que son livre a coûté à imprimer et à graver. Si nous n’avions que cette édition, il n’y aurait que des princes, des fermiers généraux, et des archevêques, qui pussent lire les Fables de La Fontaine. Je vous remercie de tout mon cœur, et je souhaite que toutes vos grandes entreprises réussissent.

Vous m’apprenez que je donne beaucoup de ridicule à l’édition de notre ami Gabriel Cramer[2] ; je vous assure que je n’en donne qu’à moi. Lorsque je considère tous ces énormes fatras que j’ai composés, je suis tenté de me cacher dessous, et je demeure tout honteux. L’ami Gabriel ne m’a pas trop consulté quand il a ramassé toutes mes sottises pour en faire une effroyable suite d’in-quarto. Je lui ai toujours dit qu’on n’allait pas à la postérité avec un aussi gros bagage[3]. Tirez-vous-en comme vous pourrez. Je crierai toujours que le papier et le caractère sont beaux, que l’édition est très-correcte : mais vous ne la vendrez pas mieux pour cela. Il y a tant de vers et de prose dans le monde qu’on en est las. On peut s’amuser de quelques pages de vers, mais les in-quarto de bénédictins effrayent.

Il est souvent arrivé que, quand j’avais la manie de faire des pièces de théâtre, et ayant, dans ces accès de folie, le bon sens de n’être jamais content de moi, toutes mes pièces ont été bigarrées de variantes ; on m’a fait apercevoir que, de tant de manières différentes, l’éditeur a choisi la pire. Par exemple, dans Oreste, la dernière scène ne vaut pas, à beaucoup près, celle qui est imprimée chez Duchesne ; et quoique cette édition de Duchesne ne vaille pas le diable, il fallait s’en rapporter à elle dans cette occasion. Il peut-arriver par hasard qu’on joue Oreste ; il peut arriver que quelque curieux qui aura l’in-quarto soit tout étonné de voir cette scène toute différente de l’imprimé, et qu’il donne alors à tous les diables l’édition, l’éditeur et l’auteur[4].

On pourrait du moins remédier à ce défaut ; il ne s’agirait que de réimprimer une page.

Le Suisse qui imprime pour mon ami Gabriel s’est avisé, dans Alzire, de mettre :

Le bonheur m’aveugla, l’amour m’a détrompé[5],


au lieu de

Le bonheur m’aveugla, la mort m’a détrompé.

Cette pagnoterie fait rire. Il y a longtemps qu’on rit à mes dépens ; mais, par ma foi, je l’ai bien rendu.

Je ne puis rien vous dire des estampes, je ne les ai point encore vues, et j’aime mieux les beaux vers que les belles gravures. Je vous aime encore plus que tout cela, car vous êtes fort aimables, vous et madame votre épouse.

Je vous souhaite toutes sortes de prospérités.

  1. Fables de La Fontaine, 1755-1759, quatre volumes in-folio, avec des figures d’Oudry.
  2. Il avait paru en 1768 sept volumes de l’édition in-4° des Œuvres de Voltaire. Les tomes VIII-XII portent le millésime 1769. La collection a quarante-cinq volumes. (B.)
  3. Il le répète dans sa lettre à Cramer en juin 1771 ; et dans le Dialogue de Pégase et du Vieillard (voyez tome X), où il dit a Pégase :

    On ne va point, mon fils, fût-on sur toi monté,
    Avec ce lourd bagage à la postérité.

  4. L’édition in-4° ne contient pas la note et variante qui est tome V, page 165.
  5. Cette faute, qui était dans la scène vii de l’acte V d’Alzire, n’a été corrigée
    qu’en 1817.