Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7299

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 76-78).
7299. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
13 juillet.

Vous me donnez un thème, madame, et je vais le remplir ; car vous savez que je ne peux écrire pour écrire : c’est perdre son temps et le faire perdre aux autres. Je vous suis attaché depuis quarante-cinq ans. J’aime passionnément à m’entretenir avec vous ; mais, encore une fois, il faut un sujet de conversation.

Je vous remercie d’abord de Cornèlie vestale[1]. Je me souviens de l’avoir vu jouer, il y a plus de cinquante ans ; puisse l’auteur la voir représenter dans cinquante ans d’ici ! Mais malheureusement ses ouvrages dureront plus que lui : c’est la seule vérité triste qu’on puisse lui dire.

Saint ou profane, dites-vous, madame. Hélas ! je ne suis ni dévot ni impie : je suis un solitaire, un cultivateur enterré dans un pays barbare. Beaucoup d’hommes à Paris ressemblent à des singes ; ici ils sont des ours. J’évite, autant que je peux, les uns et les autres ; et cependant les dents et les griffes de la persécution se sont allongées jusque dans ma retraite ; on a voulu empoisonner mes derniers jours. Ne vous acquittez pas d’un usage prescrit, vous êtes un monstre d’athéisme ; acquittez-vous-en, vous êtes un monstre d’hypocrisie. Telle est la logique de l’envie et de la calomnie. Mais le roi, qui certainement n’est jaloux ni de mes mauvais vers ni de ma mauvaise prose, n’en croira pas ceux qui veulent m’immoler à leur rage. Il ne se servira pas de son pouvoir pour expatrier, dans sa soixante-quinzième année, un malade qui n’a fait que du bien dans le pays sauvage qu’il habite.

Oui, madame, je sais très-bien que le janséniste La Bletterie demande la protection de M. le duc de Choiseul ; mais je sais aussi qu’il m’a insulté dans les notes de sa ridicule traduction de Tacite[2]. Je n’ai jamais attaqué personne, mais je puis me défendre. C’est le comble de l’insolence janséniste que ce prêtre m’attaque, et trouve mauvais que je le sente. D’ailleurs, s’il demande l’aumône dans la rue à M. le duc de Choiseul, pourquoi me dit-il des injures en passant, à moi pour qui M. le duc de Choiseul a eu de la bonté avant de savoir que La Bletterie existât ? Il dit dans sa préface que Tacite et lui ne pouvaient se quitter ; il faut apprendre à ce capelan que Tacite n’aimait pas la mauvaise compagnie.

On croira que je suis devenu dévot, car je ne pardonne point ; mais à qui refusé-je grâce ? C’est aux méchants, c’est aux insolents calomniateurs. La bletterie est de ce nombre. Il m’impute les ouvrages hardis dont vous me parlez, et que je ne connais ni ne veux connaître. Il s’est mis au rang de mes persécuteurs les plus acharnés.

Quant aux petites pièces innocentes et gaies dont vous me parlez, s’il m’en tombait quelqu’une entre les mains, dans ma profonde retraite, je vous les enverrai sans doute ; mais par qui, et comment ? et si on vous les lit devant le monde, est-il bien sur que ce monde ne les envenimera pas ? la société à Paris a-t-elle d’autres aliments que la médisance, la plaisanterie et la malignité ? ne s’y fait-on pas un jeu, dans son oisiveté, de déchirer tous ceux dont on parle ? y a-t-il une autre ressource contre l’ennui actif et passif dont votre inutile beau monde est accablé sans cesse ? Si vous n’étiez pas plongée dans l’horrible malheur d’avoir perdu les yeux (seul malheur que je redoute), je vous dirais : Lisez, et méprisez ; allez au spectacle, et jugez ; jouissez des beautés de la nature et de l’art. Je vous plains tous les jours, madame ; je voudrais contribuer à vos consolations. Que ne vous entendez-vous avec Mme la duchesse de Choiseul pour vous amuser des bagatelles que vous désirez ? Mais il faut alors que vous soyez seules ensemble ; il faut qu’elle me donne des ordres très-positifs, et que je sois à l’abri du poison de la crainte, qui glace le sang dans des veines usées. Montrez-lui ma lettre, je vous en supplie ; je sais qu’elle a, outre les grâces, justesse dans l’esprit et justice dans le cœur ; je m’en rapporterai entièrement à elle.

Adieu, madame ; je vous respecte et je vous aime autant que je vous plains, et je vous aimerai jusqu’au dernier moment de notre courte et misérable durée.

  1. Tragédie du président Hénault, jouée en 1713 sur le Théâtre-Français sous le nom de Fuzelier ; imprimée en 1768, dans l’imprimerie d’Horace Walpole ; et à Paris, in-8°.
  2. Voyez la note 2, page 67.