Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7344

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 128-130).
7344. — À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT.
Ferney, 28 septembre.

Mon cher et illustre confrère, j’ai reçu vos deux lettres, dont l’une rectifie l’autre. Vivez et portez-vous bien. Le cardinal de Fleury avait, à votre âge, une tête capable d’affaires ; Huet, Fontenelle, ont écrit à quatre-vingts ans. Il y a de très-beaux soleils couchants ; mais couchez-vous très-tard.

Laissons là l’éloquent Bossuet et son Histoire prétendue universelle, où il rapporte tout aux Juifs, où les Perses, les Égyptiens, les Grecs, et les Romains, sont subordonnés aux Juifs, où ils n’agissent que pour les Juifs. On en rit aujourd’hui ; mais ce n’est pas des Juifs dont il est question ici, c’est de vous. J’avais déjà prévenu plusieurs de mes amis, qui m’ont pressé de leur faire parvenir cet Examen de l’Histoire d’Henri IV, duquel il y a déjà trois éditions. Je l’ai envoyé chargé de mes notes[1], dans lesquelles je fais voir qu’il y a presque autant d’erreurs dans l’examen que dans le livre examiné. L’erreur que j’ai le plus relevée est celle où il tombe à votre égard. Vous connaissez mon amitié et mon estime également constantes. Vous pensez bien que je n’ai pas vu de sang-froid une telle injustice. J’avais même préparé une dissertation pour être envoyée à tous les journaux ; mais j’ai été arrêté par l’assurance qu’on m’a donnée que c’est un marquis de Belloste[2] qui est l’auteur de l’ouvrage. On dit qu’en effet il y a un homme de ce nom en Languedoc. Je ne connaissais que les pilules de Belloste, et point de marquis si profond et en même temps si fautif dans l’histoire de France, si c’est lui qui est le coupable, il ne convient pas de le traiter comme un La Beaumelle ; il faut le faire rougir poliment de son tort. J’avoue que j’ai cru reconnaître le style, les phrases de ce La Beaumelle, son ton décisif, son audace à citer à tort et à travers, son tour d’esprit, ses termes favoris. Il se peut qu’il ait travaillé avec M. de Belloste. Je fais ce que je puis pour m’en éclaircir.

Il y a une chose très-curieuse et très-importante sur laquelle vous pourriez m’instruire avant que j’ose être votre champion ; c’est à vous de me fournir des armes. Le marquis vrai ou prétendu assure qu’aux premiers états de Blois, les députés des trois ordres déclarèrent, avec l’approbation du roi, de Catherine, et du duc d’Alençon, que les parlements sont des états généraux au petit pied. Il ajoute qu’il est étrange qu’aucun historien n’ait parlé d’un fait si public. Il vous serait aisé de faire chercher dans la Bibliothèque du roi s’il reste quelque trace de cette anecdote, qui semblerait donner quelque atteinte à l’autorité royale. C’est une matière très-délicate, sur laquelle il ne serait pas permis de s’expliquer sans avoir des cautions sûres.

Parmi les fautes qui régnent dans cet Examen, il faut avouer qu’on trouve des recherches profondes. Il est vrai qu’il suffit d’avoir lu des anecdotes pour les copier ; mais enfin cela tient lieu de mérite auprès de la plupart des lecteurs, séduits d’ailleurs par la licence et par la satire. La plupart des gens lisent sans attention ; très-peu sont en état de juger. C’est ce qui donne une assez grande vogue à ce petit ouvrage. Il me paraît nécessaire de le réfuter.

J’attendrai vos instructions et vos ordres ; et si vous chargez un autre que moi de combattre sous vos drapeaux, je n’aurai point de jalousie, et je n’en aurai pas moins de zèle.

Ce qui affaiblit beaucoup mes soupçons sur La Beaumelle c’est qu’il ne dit point de mal de moi. Quel que soit l’auteur, je persiste à croire qu’une réfutation est nécessaire. Je pense qu’en fait d’ouvrage de génie il ne faut jamais répondre aux critiques, attendu qu’on ne peut disputer des goûts ; mais en fait d’histoire il faut répondre, parce que lorsqu’on m’accuse d’avoir menti, il faut que je me lave. Le révérend père Nonotte m’a accusé auprès du pape d’avoir menti, en soutenant que Charlemagne n’avait jamais donné Ravenne au pape. Mon bon ange a découvert une lettre par laquelle Charlemagne institue un gouverneur dans Ravenne. Me voilà lavé, mais non absous. J’espère que le révérend père Nonotte n’empêchera pas qu’on ne nomme bientôt un gouverneur dans Castro.

À propos de Castro, j’ai envoyé à Mme du Deffant des anecdotes très-curieuses, touchant les droits de Sa Sainteté[3]. C’est à un Vénitien que nous en sommes redevables. Cela n’est peut-être pas trop amusant pour une dame de Paris ; il n’y a point là d’esprit, point de traits saillants ; mais vous y trouverez des particularités aussi vraies qu’intéressantes. Les yeux s’ouvrent dans toute l’Europe. Il s’est fait une révolution dans l’esprit humain qui aura de grandes suites. Puissions-nous, vous et moi, en être témoins ! Comptez que rien ne peut diminuer l’estime infinie et le tendre attachement que je vous ai voués pour le reste de ma vie.

  1. J’ai vu cet exemplaire. Les notes sont de la main de Wagnière. Presque toutes sont imprimées dans le tome II de l’Évangile du jour. (B.)
  2. C’était Hennin qui avait donné ce nom (lettre 7342), au lieu de Belestat voyez lettre 7360, et aussi la lettre 7447 adressée à Belestat, qui avait été le prête-nom de La Beaumelle.
  3. Les Droits des hommes et les Usurpations des papes, tome XXVII, pages 193 et 204.