Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7381

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 158-159).
7381. — À M. LE DUC DE SAINT-MÉGRIN.
À Ferney, le 4 novembre.

Monsieur le duc, le vieux malade solitaire a été pénétré de l’honneur de votre visite et de votre souvenir. Il vous écrit à Paris, comme vous le lui avez ordonné. En quelque lieu que vous soyez, vous y faites du bien, vous acquérez continuellement de nouvelles lumières, et vous fortifiez votre belle âme contre les préjugés de toute espèce. Vous avez voyagé, dans la plus grande jeunesse, dans le même esprit que voyageaient autrefois les vieux sages, pour connaître les hommes et pour leur être utiles : vous vous êtes mis en état de rendre un jour les plus grands services à votre nation ; vous avez parcouru les provinces et les frontières en philosophe et en homme d’État : la raison et la patrie en sentiront un jour les effets. Je ne verrai pas ces jours heureux, mais je mourrai avec la consolation d’avoir vu celui qui les fera naître.

Votre philosophie bienfaisante est déjà connue, elle a été ornée des grâces de votre esprit ; tous les gens de lettres vous ont applaudi : il viendra un temps où la nation entière pourra vous avoir de plus grandes obligations. Vous êtes né dans un siècle éclairé ; mais la lumière qui s’est étendue depuis quelques années n’a encore servi qu’à nous faire voir nos abus, et non pas à les corriger ; elle a même révolté quelques esprits qui, faits pour les erreurs, pensent qu’elles sont nécessaires. Plus la raison se développe, plus elle effraye le fanatisme. On tient en esclavage les corps et les esprits autant qu’on le peut. Pour comble de malheur, la fausse politique protège ce fanatisme funeste. Il en est de certaines superstitions comme des déprédations autorisées dans la finance : elles sont anciennes, elles sont en usage : donc il les faut soutenir. Voilà comme l’on raisonne ; on agit en conséquence, et il y en a eu des exemples bien funestes.

Si quelqu’un peut contribuer un jour à rendre la France aussi heureuse qu’elle commence à être éclairée, c’est assurément vous, monsieur le duc. Les Montausier on rendu leur nom célèbre dans le siècle des beaux-arts, vous pourrez rendre le vôtre immortel dans celui de la philosophie ; c’est ce que je souhaite et que j’espère du fond de mon cœur. Vous m’avez inspiré une tendre vénération ; je ferai des vœux, dans le peu de temps qui me reste à vivre, pour que vous soyez à portée de déployer vos grands talents, et de faire tout le bien dont la France a encore besoin.

Agréez mon profond respect. Si vous avez quelque ordre à me donner, signez seulement une L et un V. Permettez-moi de faire mes compliments à M. Dupont, qui est si digne de votre amitié.