Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7391

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 167-168).
7391. — À M. COLMAN.
14 novembre.

Si je pouvais écrire de ma main, monsieur, je prendrais la liberté de vous remercier en anglais du présent que vous me faites de vos charmantes comédies ; et, si j’étais jeune, je viendrais les voir jouer à Londres.

Vous avez furieusement embelli l’Écossaise, que vous avez donnée sous le nom de Freeport, qui est en effet le meilleur personnage de la pièce. Vous avez fait ce que je n’ai osé faire ; vous punissez votre Fréron à la fin de la comédie. J’avais quelque répugnance à faire paraître plus longtemps ce polisson sur le théâtre ; mais vous êtes un meilleur shérif que moi, vous voulez que justice soit rendue, et vous avez raison.

Lorsque je m’amusai à composer cette petite comédie, pour la faire représenter sur mon théâtre, à Ferney, notre société d’acteurs et d’actrices me conseilla de mettre ce Fréron sur la scène, comme un personnage dont il n’y avait point encore d’exemple. Je ne le connais point, je ne l’ai jamais vu ; mais on m’a dit que je l’avais peint trait pour trait. Lorsqu’on joua, depuis, cette pièce à Paris, ce croquant était à la première représentation. Il fut reconnu dès les premières lignes ; on ne cessa de battre des mains, de le huer, et de le bafouer ; et tout le public, à la fin de la pièce, le reconduisit hors de la salle avec des éclats de rire. Il a eu l’avantage d’être joué et berné sur tous les théâtres de l’Europe, depuis Pétersbourg jusqu’à Bruxelles. Il est bon de nettoyer quelquefois le temple des Muses de ses araignées. Il me paraît que vous avez aussi vos Frérons à Londres, mais ils ne sont pas si plats que le nôtre. Au temps du Colloque de Poissy, un bon catholique écrivait à un bon protestant : « Monsieur, les choses sont entièrement égales des deux côtés : il est vrai que votre savant est bien plus savant que notre savant, mais, en récompense, notre ignorant est bien plus ignorant que votre ignorant. »

Continuez, monsieur, à enrichir le public de vos très-agréables ouvrages. J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que vous méritez, etc.