Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7419

La bibliothèque libre.
7419. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Pétersbourg, le 6 — 17 décembre 1768.

Monsieur, je suppose que vous me croyez un peu d’inconséquence : je vous ai prié[2], il y a environ un an, de m envoyer tout ce qui jamais a été écrit par l’auteur dont j’aime le mieux à lire les ouvrages ; j’ai reçu au mois de mai passé le ballot que j’ai désiré, accompagné du buste de l’homme le plus illustre de notre siècle, au cou duquel j’ai trouvé un ordre de chevalerie d’une couleur aussi vive que l’imagination de celui que le plâtre représentait. Jusqu’alors j’ignorais la toison que le ruban soutenait, je ne l’ai trouvée dans aucun livre, dans aucune annale, et par conséquent j’ai jugé que c’était une politesse de mon bon ami le neveu de l’abbé Bazin, dont Dieu veuille conserver la santé longues années !

J’ai senti une égale satisfaction de l’un et l’autre envoi : ils font depuis six mois le plus bel ornement de mon appartement, et mon étude journalière ; mais jusqu’ici je ne vous en ai accusé ni la réception, ni fait mes remerciements. Voici comme je raisonnais : un morceau de papier mal griffoné et rempli de mauvais français est un remerciement stérile pour un tel homme ; il faut lui faire mon compliment par quelque action qui puisse lui plaire. Différents faits se sont présentés, mais le détail en serait trop long ; enfin j’ai cru que le meilleur serait de donner par moi-même un exemple qui pût devenir utile aux hommes. Je me suis souvenue que par bonheur je n’avais pas eu la petite vérole. J’ai fait écrire en Angleterre pour avoir un inoculateur : le fameux docteur Dimsdale s’est résolu à passer en Russie. C’est vraiment un habile homme, à qui de six mille inoculés il n’est mort qu’un seul petit enfant de trois ans qui n’avait pas encore pris la petite vérole. Il m’a inoculée le 12 octobre 1768. J’ai été très-étonnée de trouver, après cette opération, que la montagne était accouchée d’une souris ; je disais : « Il vaut bien la peine de crier contre cela, et d’empêcher les gens de se sauver la vie par une pareille misère[3]. » Il me semble que les crieurs n’ont rien à faire, ou qu’ils sont bien sots ou bien ignorants, ou bien méchants : mais laissons là ces grands enfants qui ne savent ce qu’ils disent, et qui ne parlent que pour parler

Je n’ai pas été au lit un seul instant, et j’ai vu du monde tous les jours. Je m’en vais tout de suite faire inoculer mon fils unique.

Le grand maître de l’artillerie, le comte Orlow, ce héros qui ressemble aux anciens Romains du beau temps de la république, et qui en a et le courage et la générosité, doutant s’il avait eu cette maladie, est à présent entre les mains de notre Anglais, et le lendemain de l’opération il s’en alla à la chasse dans une très-grande neige. Nombre de courtisans ont suivi son exemple, et beaucoup d’autres s’y préparent. Outre cela on inocule à présent à Pétersbourg dans trois maisons d’éducation, et dans un hôpital établi sous les yeux de M. Dimsdale.

Voilà, monsieur, les nouvelles du pôle. J’espère qu’elles ne vous seront pas indifférentes.

Les écrits nouveaux sont plus rares. Cependant il vient de paraître une traduction française de l’instruction russe donnée aux députés qui doivent composer notre code. On n’a pas eu le temps de l’imprimer. Je me hâte de vous envoyer le manuscrit, afin que vous voyiez mieux de quels points nous partons. J’espère qu’il n’y a pas une ligne qu’un honnête homme ne puisse avouer.

J’aimerais bien de vous envoyer des vers en revanche des vôtres ; mais qui n’a pas assez de cervelle pour en faire de bons fait mieux de travailler de ses mains. Voilà ce que j’ai mis en pratique : j’ai tourné une tabatière que je vous prie d’accepter. Elle porte l’empreinte de la personne qui a pour vous le plus de considération ; je n’ai que faire de la nommer, vous la reconnaîtrez aisément.

J’oubliais de vous dire que j’ai augmenté le peu ou point de médecine qu’on donne pendant l’inoculation, de trois ou quatre excellents spécifiques que je recommande à tout homme de bon sens de ne point négliger. C’est de se faire lire l’Écossaise, Candide, l’Ingénu, l’Homme aux quarante écus, et la Princesse de Babylone. Il n’y a, après cela, pas moyen de sentir le moindre mal. Le comte Schouvalow, outre cela, est un excellent lecteur.

P. S. La lettre ci-jointe était écrite il y a trois semaines. Elle attendait le manuscrit ; on a été si longtemps à le transcrire et à le rectifier que j’ai eu le temps de recevoir votre lettre du 15 de novembre. Si je fais aussi aisément la guerre contre les Turcs que j’ai introduit l’inoculation, vous courez risque d’être sommé à tenir bientôt la promesse que vous me faites de me venir voir dans un gîte où, dit-on, se sont perdus tous ceux qui en ont fait la conquête. Voilà de quoi faire passer cette tentation à qui la prendra.

Je ne sais si Moustapha a de l’esprit ; mais j’ai lieu de croire qu’il dit : « Mahomet, ferme les yeux[4] ! » quand il veut faire des guerres injustes et sans cause à ses voisins. Si le succès de cette guerre se déclare pour nous j’aurai beaucoup d’obligations à Moustapha et à ses adhérents, parce qu’ils m’auront procuré une gloire à laquelle je ne pensais pas. Je ferai mon possible pour mener les Turcs au même spectacle auquel la troupe de Paoli joue si bien. Je ne sais si ce dernier parle français, mais il sait combattre pour ses foyers et son indépendance.

Pour nouvelle d’ici, je vous dirai, monsieur, que tout le monde généralement veut être inoculé, qu’il y a un évêque qui va subir cette opération, et qu’on a inoculé ici dans un mois autant de personnes qu’à Vienne dans huit.

Je ne saurais, monsieur, assez vous témoigner ma reconnaissance pour toutes les choses obligeantes que vous prenez à tout ce qui me regarde. Soyez persuadé que je sens tout le prix de votre estime, et qu’il n’y a personne qui ait pour vous plus de considération que

Catherine.

Monsieur, j’ai reçu un coffret qui renfermait le buste du génie dont notre siècle se glorifiera. Je lui ai trouvé au cou un ruban couleur de rose, auquel était attaché un papier qui contenait quatre vers dont je n’ai pu reconnaître l’auteur.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire etc., tome X, page 306.
  2. Cette lettre manque.
  3. Voltaire cite cette phrase dans son opuscule De la Mort de Louis XV et de la Fatalité (Voyez tome XXIX, page 304). Cette phrase ne se trouvait pas dans l’ancien texte de la lettre de Catherine, mais elle a été restituée à l’aide des Documents russes. La note 2 de la page 304 du tome XXIX, imprimée avant la collation des lettres de Catherine sur les Documents, doit donc être supprimée.
  4. C’est ce que Favart fait dire à l’un des personnages dans les Trois Sultanes, acte II, scène xv.