Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7430

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 206-208).


7430. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
26 décembre.

Ce n’est pas assurément, madame, une lettre de bonne année que je vous écris, car tous les jours m’ont paru fort égaux, et il n’y en a point où je ne vous sois très-tendrement attaché.

Je vous écris pour vous dire que votre petite mère ou grand’mère (je ne sais comment vous l’appelez), a écrit à son protégé Dupuits une lettre où elle met, sans y songer, tout l’esprit et les grâces que vous lui connaissez. Elle prétend qu’elle est disgraciée à ma cour, parce que je ne lui ai envoyé que le Marseillois et le Lion, de Saint-Didier, et qu’elle n’a point eu les Trois Empereurs, de l’abbé Caille ; mais je n’ai pas osé lui envoyer par la poste ces trois têtes couronnées, à cause des notes, qui sont un peu insolentes ; et, de plus, il m’a paru que vous aimiez mieux le Marseillois et le Lion : c’est pourquoi elle n’a eu que ces deux animaux. Il y a pourtant un vers dans les Trois Empereurs qui est le meilleur que l’abbé Caille fera de sa vie. C’est quand Trajan dit aux chats-fourrés de Sorbonne[1] :

Dieu n’est ni si méchant ni si sot que vous dites.

Quand un homme comme Trajan prononce une telle maxime, elle doit faire un très grand effet sur les cœurs honnêtes.

Votre petite mère ou grand’mère a un cœur généreux et compatissant ; elle daigne proposer la paix entre La Bletterie et moi. Je demande, pour premier article, qu’il me permette de vivre encore deux ans, attendu que je n’en ai que soixante-quinze ; et que, pendant ces deux années, il me soit loisible de faire une épigramme contre lui tous les six mois ; pour lui, il mourra quand il voudra.

Saviez-vous qu’il a outragé le président Hénault autant que moi ? Tout ceci est la guerre des vieillards. Voici comme cet apostat janséniste s’exprime, page 235, tome II : « En revanche, fixer l’époque des plus petits faits avec exactitude, c’est le sublime de plusieurs prétendus historiens modernes. Cela leur tient lieu de génie et des talents historiques. »

Je vous demande, madame, si on peut désigner plus clairement votre ami ? Ne devait-il pas l’excepter de cette censure aussi générale qu’injuste ? ne devait-il pas faire comme moi, qui n’ai perdu aucune occasion de rendre justice à M. Hénault, et qui l’ai cité trois fois[2] dans le Siècle de Louis XIV, avec les plus grands éloges ? Par quelle rage ce traducteur pincé du nerveux Tacite outrage-t-il le président Hénault, Marmontel, un avocat Linguet, et moi, dans des notes sur Tibère ? Qu’avons-nous à démêler avec Tibère ? Quelle pitié ! et pourquoi votre petite mère n’avoue-t-elle pas tout net que l’abbé de La Bletterie est un malavisé ?

Et vous, madame, il faut que je vous gronde. Pourquoi haïssez-vous les philosophes quand vous pensez comme eux ? Vous devriez être leur reine, et vous vous faites leur ennemie. Il y en a un[3] dont vous avez été mécontente ; mais faut-il que le corps en souffre ? est-ce à vous de décrier vos sujets ?

Permettez-moi de vous faire cette remontrance, en qualité de votre avocat général. Tout notre parlement sera à vos genoux quand vous voudrez ; mais ne le foulez pas aux pieds, quand il s’y jette de bonne grâce.

Votre petite mère et vous, vous me demandez l’A, B, C. Je vous proteste à toutes deux, et à l’archevêque de Paris, et au syndic de la Sorbonne, que l’A, B, C. est un ouvrage anglais, composé par un M. Huet, très-connu, traduit il y a dix ans, imprimé en 1762[4] ; que c’est un roast-beef anglais, très-difficile à digérer par beaucoup de petits estomacs de Paris. Et sérieusement, je serais au désespoir qu’on me soupçonnât d’avoir été le traducteur de ce livre hardi dans mon jeune âge, car, en 1762, je n’avais que soixante-neuf ans. Vous n’aurez jamais cette infamie, qu’à condition que vous rendrez partout justice à mon innocence, qui sera furieusement attaquée par les méchants jusqu’à mon dernier jour.

Au reste, il y a depuis longtemps un déluge de pareils livres. La Thèologie portative[5], pleine d’excellentes plaisanteries, et d’assez mauvaises ; l’Imposture sacerdotale[6], traduite de Gordon ; la Riforma d’Italia[7], ouvrage trop déclamatoire, qui n’est pas encore traduit, mais qui sonne le tocsin contre tous les moines ; les Droits des hommes et les Usurpations des papes[8], le Christianisme dévoile[9], par feu Damilaville ; le Militaire philosophe[10], de Saint-Hyacinthe, livres tous pleins de raisonnements, et capables d’ennuyer une tête qui ne voudrait que s’amuser. Enfin il y a cent mains invisibles qui lancent des flèches contre la superstition.

Je souhaite passionnément que leurs traits ne se méprennent point, et ne détruisent pas la religion, que je respecte infiniment et que je pratique.

Un de mes articles de foi, madame, est de croire que vous avez un esprit supérieur. Ma charité consiste à vous aimer, quand même vous ne m’aimeriez plus ; mais malheureusement je n’ai pas l’espérance de vous revoir.

  1. Vers 101 des Trois Empereurs en Sorbonne : voyez tome X.
  2. Et même quatre fois ; voyez tome XIV, pages 35, 66, 79, 80.
  3. D’Alembert.
  4. Voyez la note 1, page 188.
  5. Voyez la note, tome XXVIII, page 73.
  6. Voyez la note, tome XLV, page 526.
  7. Voyez page 134.
  8. Tome XXVII, page 193.
  9. Voyez page 196.
  10. Voyez la note, tome XXVII, page 117.