Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7437

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 214-215).
7437. — À M. D’ALEMBERT.
31 décembre.

Mon cher philosophe, le démon de la discorde et de la calomnie souffle terriblement sur la littérature. Voyez ce qu’on a imprimé dans plusieurs journaux du mois de novembre : il est nécessaire que vous en soyez instruit ; je ne crois pas que ces journaux soient fort connus à Paris, mais ils le sont dans l’Europe.

Croiriez-vous que M. le duc et Mme la duchesse de Choiseul ont daigné m’écrire pour disculper La Bletterie ? Mais comment se justifiera-t-il, non-seulement d’avoir traduit Tacite en style pincé, mais de n’avoir fait des notes que pour insulter tous les gens de lettres ? Je ne parle pas de Linguet, qui s’est défendu un peu trop longuement ; mais pourquoi désigner Marmontel dans le temps de la persécution qu’il essuyait ? N’a-t-il pas désigné de la manière la plus outrageante le président Hénault, par ces paroles que vous trouverez page 235 du second tome ? « Fixer l’époque des plus petits faits avec la plus grande exactitude, c’est le sublime de nos prétendus historiens modernes. Cela leur tient lieu de génie et des talents historiques. »

Quoi ! cet homme attaque tout le monde, et il trouve la plus forte protection et les plus grands encouragements ! Est-ce pour l’éducation des Enfants de France qu’il a publié son Tacite ? Je sais certainement qu’il veut être de l’Académie, et probablement il en sera.

Je crois connaître enfin le beau marquis[1] qui a peint le président Hénault et le petit-fils de Shah-Abbas d’un pinceau si rembruni et si dur ; mais par quelle rage m’imputer cet ouvrage, dans lequel je suis moi-même maltraité ? Il faut donc combattre jusqu’au dernier jour de sa vie ? Eh bien ! combattons.

Avez-vous jamais lu le Catéchumène[2], une ode contre tous les rois dans la dernière guerre[3], une Lettre au docteur Pansophe ? Tout cela est de la même main. On a cru y reconnaître mon style. L’auteur n’a jamais eu l’honnêteté de détourner ces injustes soupçons ; et moi, qui le connais parfaitement aussi bien que Marin, j’ai eu la discrétion de ne le jamais nommer. Je sais très-bien quel est l’auteur du livre attribué à Fréret[4], et je lui garde une fidélité inviolable. Je sais qui a fait le Christianisme dévoilé[5], le Despotisme oriental[6], Énoch et Élie[7], etc., et je ne l’ai jamais dit. Par quelle fureur veut-on m’attribuer l’A. B, C. ? C’est un livre fait pour remettre le feu et le fer aux mains des assassins du chevalier de La Barre.

Je compte sur votre amitié, mon cher philosophe. Qu’elle soit mon bouclier contre la calomnie, et la consolation de mes derniers jours.

Je vous embrasse très-tendrement.

  1. De Belestat ; voyez lettres 7358, 7359 et 7447.
  2. Par M. Bordes. (K.)
  3. Cette ode sur la guerre est aussi de Bordes ; il en est parlé tome XLI, page 445 ; et XLII, 39.
  4. Voyez la note, tome XLIV, page 257.
  5. Voyez page 196.
  6. Voyez la note, tome XLII, page 25.
  7. Voyez la note, tome XLIII, page 390.