Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7496

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 277-278).
7496. — DE M. LINGUET[1].

Il y a bien longtemps, monsieur, que j’ai le malheur de demeurer dans un cul-de-sac. Quand j’ai fait la sottise de choisir ce séjour indécent, je n’avais pas encore lu ceux de vos ouvrages où vous en proscrivez le nom ; je ne les connaissais pas, ce que je regarde comme un malheur plus triste encore. Depuis qu’ils me sont parvenus, à ma grande satisfaction, vous ne sauriez croire combien j’ai rougi d’être si mal logé. J’étais un aveugle, des yeux de qui vous avez fait tomber les écailles. Quand j’ai vu de près et dans toute sa laideur la difformité de ce vilain mot, que vous présentez à vos lecteur d’une manière si frappante, j’ai fait tout mon possible pour m’en tirer. Je n’ai rien épargné pour me placer partout ailleurs ; mais en fait de logement, monsieur, de même qu’en physique, le vide n’est pas facile à trouver. Mais, pour mon honneur et pour la sûreté de ma conscience, n’y aurait-il pas un arrangement à prendre avec vous ? ne vous serait-il pas plus aisé de changer d’avis qu’à moi de logement ? ne pourrait-on pas vous proposer une réconciliation avec les culs-de-sac… Vous voudriez que les Français choisissent le mot impasse. Assurément s’il y a quelqu’un qui puisse être législateur dans notre langue, c’est vous, monsieur ; je suis bien loin de contester un droit qui vous appartient à tant de titres : j’oserai seulement vous présenter avec modestie mes doutes et mon expérience. Impasse signifierait où l’on ne passe pas : cependant je passe et je repasse tous les jours dans mon cul-de-sac ; nombre de belles dames qui en occupent les différentes parties en font autant : il est vrai qu’on ne le traverse pas ; mais qu’importe ? on y entre et l’on en sort ; et c’est assez, je crois, pour ne pas lui adopter le nom d’impasse. Enfin, monsieur, je vous l’avoue, je tiens à mon cul-de-sac. Je voudrais bien lui faire trouver grâce a vos yeux. Ce qui m’y attache le plus, c’est le voisinage, qui est en vérité charmant. J’ai à ma porte une très-jolie demoiselle qui me permet d’en partager les agréments avec elle, et qui les augmente par ses charmes et sa vivacité. Je me suis bien gardé de lui faire part de vos scrupules et de mes efforts pour les combattre, il lui viendrait peut-être des scrupules à son tour : elle fuirait un appartement par le nom duquel elle se croirait déshonorée. Notre malheureux cul-de-sac perdrait une citoyenne qui en fait l’agrément, qui en expie bien assurément l’indécence par sa beauté et par le bon usage qu’elle en fait. Je vous abandonne, monsieur, sans regret le cul-de-sac des Bernardins, le cul-de-sac Maurice, le cul-de-sac du Paon, le cul-de-sac Saint-Thomas, le cul-de-sac Notre-Dame, le cul-de-sac Saint-Pierre, le cul-de-sac Saint-Faron, et une infinité d’autres sales retraites dont le nom seul répugne. Je ne voudrais pas même défendre les culs d’artichauts, ni les culs-de-lampe, ni les culasses de canons. J’irais jusqu’à sacrifier une foule de vilains mots où le cul se présente d’abord, comme cuculle et ceux qui la portent, cucurbite, culeron, culée, cuistre, cupidité, curée, cutanée, etc ; mais je vous supplie de ménager le cul-de-sac de Rohan : je vous le demande au nom de Cupidon, qui n’a pas dédaigné d’incorporer ce monosyllabe dans son nom, et de ma belle voisine, qui est assurément un des plus jolis sujets de son empire.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Linguet.

  1. Voyez tome XLV, la lettre 6757. Cette lettre de Linguet fut d’abord imprimée dans le Journal encyclopédique du 1er septembre 1769 ; Voltaire la fit réimprimer dans le volume intitulé Épîtres, satires, contes, odes et pièces fugitives du poète philosophe, 1771, in-8°, page 383. La réponse est du 15 mars ; voyez lettre 7506.