Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7497

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 278-281).
7497. — À M. DE SAINT-LAMBERT.
À Ferney, 7 mars.

Je reçus hier matin, monsieur, le présent dont vous m’avez honoré[1], et vous vous doutez bien à quoi je passai ma journée. Il y a bien longtemps que je n’ai goûté un plaisir plus pur et plus vrai. J’avais quelques droits à vos bontés comme votre confrère dans un art très-difficile, comme votre ancien ami, et comme agriculteur. Vous aurez beaucoup d’admirateurs ; mais je me flatte d’avoir senti le charme de vos vers et de vos peintures plus que personne. Je crois me connaître un peu en vers ; les grands plaisirs, dans tous les arts, ne sont que pour les connaisseurs.

J’ai éprouvé, en vous lisant, une autre satisfaction encore plus rare, c’est que vous avez peint précisément ce que j’ai

fait.

que j’aime bien mieux ce modeste jardin[2]
Où l’art en se cachant fécondait le terrain ! etc., etc.

Voilà mon aventure. De longues allées où, parmi quelques ormeaux et mille autres arbres, on cueille des abricots et des prunes : des troupeaux qui bondissent entre un parterre et des bosquets : un petit champ que je sème moi-même, entouré d’allées agréables ; des vignes, au milieu desquelles sont des promenades ; au bout des vignes, des pâturages, et au bout des pâturages, une forêt.

C’est chez moi que mûrit la figue à côté du melon[3], car je crois que vous n’avez guère de figues en Lorraine. Je dois donc vous remercier d’avoir dit si bien ce que j’aurais dû dire.

Je vous assure que mon cœur a été bien ému en lisant les petites leçons que vous donnez aux seigneurs des terres, dans votre troisième chant. Il est vrai que je n’habite pas le donjon de mes ancêtres[4], je n’aime en aucune façon les donjons ; mais du moins je n’ai pas fait le malheur de mes vassaux et de mes voisins. Les terres que j’ai défrichées, et un peu embellies, n’ont vu couler que les larmes des Calas et des Sinon, quands ils sont venus dans mon asile. J’ai quadruplé le nombre de mes paroissiens ; et, Dieu merci, il n’y a pas un pauvre.

Nec doluit miserans aut invidit habenti.

(Virg., Georg., lib. II, v. 499.)

En vous remerciant de tout mon cœur du compliment fait à l’intendant qui exigeait si à propos des corvées[5], et qui servait si bien le roi que les enfants en mouraient sur le sein de leurs mères. Chaque chant a des tableaux qui parlent au cœur. Pourquoi citez-vous Thomson ? c’est le Titien qui loue un peintre flamand.

Votre quatrième, qui paraît fournir le moins, est celui qui rend le plus. Je ne crains point d’être aveuglé par la reconnaissance extrême que je vous dois[6] ; il m’a charmé très-indépendamment de la générosité courageuse avec laquelle vous parlez d’un homme si longtemps persécuté par ceux qui se disaient gens de lettres.

J’ai un remords : c’est d’avoir insinué à la fin du Siècle présent, qui termine le grand Siècle de Louis XIV, que les beaux-arts dégénéraient[7]. Je ne me serais pas ainsi exprimé si j’avais en vos Quatre Saisons un peu plus tôt. Votre ouvrage est un chef-d’œuvre ; les Quatres Saisons et le quinzième chapitre de Bélisaire sont deux morceaux au-dessus du siècle. Ce n’est pas que je les mette à côté l’un de l’autre, je sais le profond respect que la prose doit à la poésie ; c’est ce que Montesquieu ne savait pas, ou voulait ne pas savoir. Écrit en prose qui veut, mais en vers qui peut. Il est plus difficile de faire cent beaux vers que d’écrire toute l’histoire de France. Aussi qui fait beaucoup de bons vers de suite ? presque personne. On a osé faire des tragédies depuis Racine ; mais ce sont des tragédies en rimes, et non pas en vers. Nos Welches du parterre et des loges, qu’on a eu tant de peine à débarbariser, se doutent rarement si une pièce est bien écrite. Le nombre des vrais poètes et des vrais connaisseurs sera toujours extrêmement petit ; mais il faut qu’il le soit, c’est le petit nombre des élus. Moins il y a d’initiés, plus les mystères sont sacrés.

Je suis fâché que vous ayez écrit français avec un o ; c’est la seule chose que je vous reproche. Sans doute vous serez des nôtres à la première place vacante. Si c’est la mienne, je m’applaudis de vous avoir pour successeur. Nous avons besoin d’un homme comme vous contre les ennemis du bon goût, et contre ceux de la raison. Ces derniers commencent à être dans la boue ; mais ils trépignent si fort qu’ils excitent quelquefois de petits nuages. Il faudrait se donner le mot de ne jamais recevoir aucun de ces messieurs-là.

À propos, pourquoi votre livre dit-il qu’il est imprimé à Amsterdam ? Est-ce que Paris n’en est pas digne ? N’y a-t-il que le Journal chrétien et les décrets de la Sorbonne qui puissent être imprimés dans la capitale des Welches ? Je finis en vous remerciant, en vous admirant, et en vous aimant.


  1. Les Saisons, poëme, 1769, in-8° et in-12.
  2. Les Saisons, chant I, vers 307-8.
  3. Ibid., chant I, vers 346.
  4. Dans le troisième chant des Saisons, vers 204, Saint-Lambert a dit :

    Se plaît dans Le séjour qu’ont bâti ses ancêtres.

  5. Voyez, dans le chant second des Saisons, le passage qui commence par ces vers :

    J’ai vu le magistrat qui régit la province,
    L’esclave de la cour et l’ennemi du prince.

  6. Voltaire est appelé (chant IV, vers 677)

    Vainqueur des deux rivaux qui règnent sur la scène,

    et loué dans les notes.

  7. La phrase (dernier alinéa) de la page 435 du tome XV, qui commence par les mots il est vrai, etc., n’existe point dans l’édition de 1768, in-8°, et fut ajoutée en 1769 dans l’édition in-4°.