Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7498

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 281-282).

7498. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Mars.

Que je vous plains, madame ! vous avez déjà perdu l’âme de votre ami le président Hénault, et bientôt son corps sera réduit en poussière. Vous aviez deux amis, lui et M. de Formont ; la mort vous les a enlevés : ce sont des biens dont on ne retrouve pas même l’ombre. Je sens vivement votre situation. Vous devez avoir une consolation bien touchante dans le commerce de votre grand’maman ; mais elle ne peut vous voir que rarement. Elle est enchaînée dans un pays qu’elle doit détester, vu la manière dont elle pense. Je vous vois réduite à la dissipation de la société, et, dans le fond du cœur, vous en sentez tout le frivole. L’adoucissement de cette malheureuse vie serait d’avoir auprès de soi un ami qui pensât comme nous, et qui parlât à notre cœur et à notre imagination le langage véritable de l’un et de l’autre.

Je crois bien (vanité à part) qu’il y a quelque ressemblance entre votre cervelle et la mienne. La dissipation ne m’est pas si nécessaire, à la vérité, qu’à vous ; mais pour le tumulte des idées, pour la vérité dans les sentiments, pour l’éloignement de tout artifice, pour le mépris qu’en général notre siècle mérite, pour le tact de certains ridicules, je serais assez votre homme, et mon cœur est assez fait pour le vôtre. Je voudrais être à la fois à Saint-Joseph et à Ferney ; mais je ne connais que l’Eucharistie qui ait le privilège d’être en plusieurs lieux en même temps.

Voilà les neiges de nos montagnes qui commencent à fondre, et mes yeux qui commencent à voir. Il faut que je fasse tout ce que Saint-Lambert a si bien décrit. La campagne m’appelle ; deux cents bras travaillent sous mes yeux ; je bâtis, je plante, je sème, je fais vivre tout ce qui m’environne. Les Saisons de Saint-Lambert m’ont rendu la campagne encore plus précieuse. Je me fais lire à dîner et à souper de bons livres par des lecteurs très-intelligents, qui sont plutôt mes amis que mes domestiques. Si je ne craignais d’être un fat, je vous dirais que je mène une vie délicieuse. J’ai de l’horreur pour la vie de Paris, mais je voudrais au moins y passer un hiver avec vous. Ce qu’il y a de triste, c’est que la chose n’est pas aisée, attendu que j’ai l’âme un peu fière.

Je songe réellement à vous amuser, quand je reçois quelques bagatelles des pays étrangers. Vous avez peut-être pris l’histoire de saint Cucufin pour une plaisanterie ; il n’y a pas un mot qui ne soit dans la plus exacte vérité. Vous aurez dans un mois quelque chose qui ne sera qu’allégorique[1] ; il faut varier vos petits divertissements.

Vous ne m’avez point répondu sur les Singularités de la nature[2] ; ainsi je ne vous les envoie pas, car c’est une affaire de pure physique qui ne pourrait que vous ennuyer.

Vous me faites grand plaisir, madame, de me dire que vous ne craignez rien pour M. Grand’maman[3]. J’ai un peu à me plaindre d’une personne[4] qui lui veut du mal, et je m’en félicite. J’aime à voir des Racine qui ont des Pradon pour ennemis ; cela me fait penser à la queue du Siècle de Louis XIV, que j’ai eu l’honneur de vous envoyer. Votre exemplaire, sauf respect, est précieux, parce qu’il est corrigé en marge. Faites-vous lire la prison de La Bourdonnais[5] et la mort de Lally[6], et vous verrez comme les hommes sont justes.

Quand je serai plus vieux, j’y ajouterai la mort du chevalier de La Barre et celle de Calas, afin que l’on connaisse dans toute sa beauté le temps où j’ai vécu. Selon que les objets se présentent à moi, je suis Heraclite ou Démocrite ; tantôt je ris, tantôt les cheveux me dressent à la tête : et cela est très à sa place, car on a affaire tantôt à des tigres, tantôt à des singes.

Le seul homme presque de l’âme de qui je fasse cas est M. Grand’maman ; mais je me garde bien de le lui dire. Pour vous, madame, je vous dis très-naïvement que j’aime passionnément votre façon de penser, de sentir, et de vous exprimer ; et que je me tiens malheureux, dans mon bonheur de campagne, de passer ma vieillesse loin de vous. Mille tendres respects.

Faites-moi savoir, je vous prie, comment vont l’âme et le corps de votre ami.


  1. La tragédie des Guébres ; voyez tome VI, page 483.
  2. Voyez tome XXVII, page 125.
  3. Le duc de Choiseul.
  4. Mme Du Barry.
  5. Voyez tome XV, page 331.
  6. Voyez ibid., page 366.