Correspondance inédite/Lettre à M. P. Sabatier

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Texte établi par J.-Wladimir BienstockE. Fasquelle (p. 361-371).

À PROPOS DES ÉVÉNEMENTS DE KICHINEV


6 mai 1903.[1]

L’horrible crime commis à Kichinev m’a frappé maladivement. J’ai exprimé ce que j’en pense dans une lettre à un israélite de mes connaissances. Je vous le transcris :


Iasnaia Poliana, 27 avril 1903.

J’ai reçu votre lettre, j’en ai déjà reçu plusieurs semblables. Tous ceux qui m’écrivent, comme vous, exigent de moi que j’exprime mon opinion sur les meurtres de Kichinev. Dans ces appels qui me sont faits, il y a, me semble-t-il, un malentendu. On suppose que ma voix a une importance particulière, et alors on me prie d’exprimer ce que je pense d’un événement si important et si complexe par ses causes que le crime de Kichinev.

L’erreur est en ce qu’on exige de moi l’œuvre du publiciste, tandis que je suis entièrement absorbé par une question très nette : la question religieuse et son application à la vie. Exiger de moi d’exprimer publiquement mon opinion sur les événements contemporains n’est pas plus fondé que de l’exiger de n’importe quel specialiste jouissant d’une certaine notoriété. Il peut m’arriver, et il m’arrive, de profiter d’un événement d’actualité pour appuyer mon idée ; mais repondre à tous les événements contemporains, même très importants, comme le font les publicistes, je ne le pourrais, même si je le jugeais utile. Pour agir ainsi il me faudrait exprimer des opinions non mûries ou banales, répéter ce que d’autres auraient déjà dit, et alors mon opinion n’aurait plus l’importance qu’on lui attribue et pourquoi on l’exige de moi.

Tant qu’à ce que je pense des Juifs et des événements de Kichinev, ce devrait être clair pour tous ceux qui s’intéressent à mes idées. Mes sentiments envers les Juifs ne peuvent être autres que les sentiments envers des frères que j’aime, non parce qu’ils sont Juifs, mais parce que nous et eux, comme tous les hommes, sommes les fils d’un même père, Dieu.

Et cet amour ne m’impose aucun effort, car j’ai rencontré et aime de très braves gens, juifs.

Quant à ma façon d’envisager les événements de Kichinev, elle se définit de soi-même par mes idées religieuses. Avant même de connaître tous les détails horribles dévoilés par la suite, dès les premiers communiqués des journaux, j’ai éprouvé un sentiment pénible, complexe, de pitié pour les victimes innocentes des brutalités de la foule, d’indignation devant l’abrutissement de ces gens soi-disant chrétiens, de dégoût et de mépris pour ces gens dits instruits qui excitaient la foule et approuvaient ses actes, et, principalement, d’horreur devant le vrai coupable de tout : notre gouvernement avec son clergé qui abrutit et fanatise les hommes, et sa bande de brigands-fonctionnaires.

Le crime de Kichinev n’est que le résultat direct de la propagation du mensonge et de la violence qu’avec tant de ténacité et d’obstination fait le gouvernement russe.

L’attitude du gouvernement envers cet événement n’est qu’une nouvelle preuve de son égoïsme grossier, qui ne s’arrête devant aucune cruauté quand il s’agit de réprimer le mouvement qui lui paraît dangereux et reste indifférent devant les atrocités les plus effroyables — comme pour les massacres arméniens — si elles n’attentent pas à ses intérêts.

Voilà tout ce que je pouvais dire à propos des massacres de Kichinev, mais tout cela je l’ai exprimé depuis longtemps.

Et si vous me demandez ce que, selon moi, les Juifs doivent faire, ma réponse aussi découlera de cette doctrine que je tâche de comprendre et de suivre. Les Juifs, comme tous les hommes, pour leur bien ont besoin d’une seule chose : guider le plus possible leur vie par le précepte : Agis envers les autres comme tu voudrais que les autres agissent envers toi ; et lutter contre le gouvernement non par la violence — il faut laisser ce moyen exclusivement au gouvernement — mais par la vie bonne qui exclut non seulement toute violence sur son prochain, mais la participation à la violence et à la jouissance des armes de violence établies par le gouvernement.

C'est tout ce que j’ai à dire — c’est très vieux et très connu — à propos des horribles événements de Kichinev.





À MONSIEUR OCTAVE MIRBEAU[2]


12 octobre 1903.

Cher confrère,

Ce n’est qu’avant-hier que j’ai reçu votre lettre du 26 mai !

Je crois que chaque nationalité emploie différents moyens pour exprimer dans l’art l’idéal commun, et que c’est à cause de cela que nous éprouvons une jouissance particulière à retrouver notre idéal exprimé d’une manière nouvelle et inattendue. L’art français m’a donné jadis ce sentiment de découverte quand j’ai lu pour la première fois Alfred de Vigny, Stendhal, Victor Hugo et surtout Rousseau. Je crois que c’est à ce sentiment qu’il faut attribuer la trop grande importance que vous attachez aux écrits de Dostoievsky et surtout aux miens. Dans tous les cas, je vous remercie pour votre lettre et votre dédicace. Je me fais une fête de lire votre nouveau drame.

L. Tolstoï.

À SON FILS LÉON


25 décembre 1905 — 9 janvier 1906.

Aujourd’hui seulement j’ai reçu ta lettre, et aujourd’hui même je te réponds. Je savais plus ou moins tout ce que tu m’as écrit, mais ton récit est si bien que j’ai ressenti encore plus vivement toute l’horreur de la chute morale de notre société. Pour le moment, la situation s’est modifiée extérieurement, mais cette colère des hommes, contenue par des moyens extérieurs, est aussi horrible.

Je ne lis pas les journaux, mais, malgré moi, par les récits de mes familiers et de mes visiteurs — et les uns et les autres sont nombreux — je sais tout ce qui se passe et ne puis me retenir de poursuivre mes occupations, qui n’ont aucun rapport avec la révolution. J’ai écrit un article La fin de notre ère, qui a paru, il y a deux semaines, à l’étranger, et maintenant j’écris… j’écris uniquement per animani lavavi. Si tu as les Pensées des sages, lis la pensée d’aujourd’hui, du 27 décembre.

Cette pensée : que seule l’amélioration individuelle peut amener celle de tous les hommes — de même que pour chauffer l’eau d’une marmite il faut que chaque goutte soit chauffée ; — est un tel truisme qu’il est inutile de le répéter, car jamais personne ne le discute. Et cependant, bien que le reconnaissant et disant : « Naturellement ! » tous continuent à dire et à commettre des vilenies, ne comprenant pas que cette activité sociale non seulement n’aida jamais à améliorer le sort des hommes mais l’empire de la façon la plus absolue et la plus certaine. Elle l’empire, car ainsi que nous le voyons maintenant, le niveau moyen de la moralité baisse considérablement, et l’abaissement du niveau moral est avantageux et propice à tous les hommes immoraux. C’est pourquoi les hommes sont d’autant plus immoraux qu’ils s’occupent avec plus de zèle de la transformation sociale.

Que donc faire ?

Les hommes irréligieux n’ont qu’à faire ce qu’ils font : se joindre à un parti quelconque, et lutter, haïr, nuire. Et les hommes religieux, vivre leur propre vie, en tâchant de remplir devant Dieu leurs devoirs, parmi lesquels est celui d’avoir pitié des hommes, de les aimer, de les secourir autant que possible, au lieu d’instituer telle ou telle douma ou assemblée constituante et autres sottises pareilles.

Et la preuve qu’il en est ainsi, c’est que, dès qu’on est occupé des conditions extérieures, outre qu’on s’embrouille soi-même, qu’on ne sait plus ce qui est bien et ce qui est mal, on se trouve aussitôt en rapports hostiles avec les hommes, tandis que si l’on ne pense qu’à ses devoirs envers Dieu, alors tout est clair, facile. Il n’y a d’autres obstacles que les obstacles intérieurs qui peuvent être vaincus, et non seulement on n’éprouve pas d’hostilité envers les hommes, mais, au contraire, on ressent de l’amour pour eux, on le provoque en soi.

C’est pourquoi je ne désire qu’une chose pour toi et pour tous les hommes : qu’ils comprennent que sans religion l’homme est un être méchant, vilain, malhonnête, et que le plus important pour lui, s’il n’est pas religieux, c’est d’établir en lui le rapport religieux envers la vie et de traiter d’après ce rapport tous les phénomènes de la vie.

La nécessité de faire cela se sent particulièrement dans un temps comme le nôtre.

Je te le conseille beaucoup, beaucoup.

L. Tolstoï.




LETTRE À M. SABATIER
SUR LES AFFAIRES RELIGIEUSES DE FRANCE
[3]



Tolstoï, sous la direction duquel a été traduite et répandue la Vie de Saint François d’Assise, par M. Paul Sabatier, vient de lui adresser une intéressante lettre sur les affaires ecclésiastiques de France.

L’occasion de cette lettre lui a été fournie par un volume de M. Paul Sabatier intitulé : À propos de la séparation des Églises et de l’État.


Cher Monsieur Sabatier,

J’ai lu avec grand intérêt votre livre, ainsi que la brochure italienne.

La question qui y est traitée est de la plus

  1. Cette lettre fut écrite parle comte L. Tolstoï en réponse à l’invitation qui lui avait été faite de participer à un recueil littéraire au profit des victimes de Kichinev.
    Ajoutons, à propos des événements de Kichinev, que L.-N. Tolstoï reçut du North American Newspaper le télégramme suivant : « La Russie est-elle coupable dans le massacre de Kichinev ? Réponse payée trente mots », auquel

    il répondit : « Le gouvernement est coupable : 1° en privant les juifs des droits communs, comme une caste à part ; 2° en instruisant par force le peuple russe dans l’idolâtrie au lieu du christianisme. »

  2. Cette lettre écrite en français par L. Tolstoï nous a été communiquée par M. Octave Mirbeau, à qui nous exprimons notre vive gratitude.
  3. Nous remercions vivement M. Sabatier pour son aimable autorisation de reproduire ici cette lettre.