Correspondance inédite/Lettre au Directeur d’un journal allemand

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Texte établi par J.-Wladimir BienstockE. Fasquelle (p. 275-281).

AU DIRECTEUR D’UN JOURNAL ALLEMAND


Vous écrivez que les hommes ne peuvent aucunement comprendre que le service de l’État est incompatible avec le christianisme. De même, pendant longtemps, les hommes ne purent comprendre que les indulgences, l’inquisition, l’esclavage, les tortures sont incompatibles avec la doctrine chrétienne. Mais le temps est venu et ils l’ont compris, et il viendra aussi un temps où sera comprise d’abord l’incompatibilité du christianisme avec le service militaire (on commence déjà) et ensuite, en général, avec tout service d’État.

Il y a cinquante ans, un écrivain américain très peu connu, mais un écrivain remarquable, Thoreau, outre qu’il démontra clairement cette incompatibilité dans un bel article sur le devoir de la non-obéissance au gouvernement, donna lui-même l’exemple de cette désobéissance. Il refusa de payer les impôts qu’on exigeait de lui, ne voulant être ni l’aide ni le complice de cet État qui légitimait l’esclavage. Pour cela il fut mis en prison.

Thoreau refusait de payer les impôts, et il est clair que pour le même motif on ne peut être fonctionnaire d’État, comme vous le dites très bien dans votre lettre au ministre.

Dans cette lettre vous écrivez que vous ne croyez pas compatible avec la dignité morale de donner votre travail à ces établissements qui servent les représentants du meurtre et du pillage légalisés.

Thoreau, me semble-t-il, a dit cela pour la première fois, il y a cinquante ans. Alors, personne ne fit attention à son refus et à son article ; si l’un et l’autre parurent étranges, on les expliqua par l’originalité de leur auteur.

Votre refus fait déjà du bruit et, comme il arrive toujours chaque fois qu’on dit une nouvelle vérité, il cause un double étonnement : l’étonnement qu’un homme ait dit une chose étrange et ensuite l’étonnement de n’avoir pas soi-même deviné depuis longtemps ce qu’a dit cet homme, si c’est indiscutable.

Des vérités telles que celles-ci : le chrétien ne peut être militaire, c’est-à-dire assassin ; il ne peut être le valet de ces établissements qui se basent sur la violence et le meurtre, ces vérités sont si indiscutables, si simples, que, pour être adoptées des hommes, il ne faut ni dissertations, ni preuves, ni éloquence, il faut seulement les répéter sans cesse pour que la majorité les entende et les comprenne.

Les vérités : que le chrétien ne peut participer au meurtre, ou servir et recevoir le salaire arraché aux pauvres par la force qu’emploient les chefs des assassins, sont si simples et si indiscutables que quiconque les a ouïes ne les peut nier. Si les ayant entendues il continue d’agir contrairement à ces vérités, c’est seulement par l’habitude qu’il en a, et parce qu’il lui est difficile de se transformer soi-même et de faire que la majorité agisse comme lui ; si bien que ne pas suivre la vérité ne le prive pas de l’estime de la majorité des hommes les plus considérés.

C’est comme pour le végétarisme.

« L’homme peut vivre et se bien porter sans tuer pour sa nourriture les animaux. Évidemment, s’il mange la viande, il contribue au meurtre des animaux pour le seul caprice de son goût ; agir ainsi est immoral. »

C’est si simple, si indiscutable qu’il est impossible de ne pas être de cet avis. Mais comme la majorité se nourrit encore de viande, les hommes qui entendent cette observation et la trouvent juste disent aussitôt en riant : « Mais malgré tout, un bon morceau de beefsteak n’est pas mauvais, et j’en mangerai avec plaisir aujourd’hui, à mon dîner. »

Les officiers et les fonctionnaires pensent maintenant la même chose sur les preuves de l’incompatibilité du christianisme et de l’humanité avec le service militaire et civil. « Oui, sans doute, c’est vrai, dira un pareil fonctionnaire, cependant c’est agréable de porter l’uniforme et les épaulettes grâce auxquels on vous laissera passer partout et qui vous vaudront un accueil empressé. Et il est encore plus agréable de recevoir son traitement le premier de chaque mois, malgré le bon ou le mauvais temps. Ainsi votre raisonnement peut être juste, néanmoins je tâcherai de recevoir une augmentation de salaire et la retraite. »

On reconnaît l’observation indiscutable mais 1o on n’est pas obligé de tuer soi-même le bœuf pour manger le beefsteak, de même on n’arrache pas soi-même les impôts, on ne tue pas soi-même : les impôts sont recueillis par d’autres, et il y a des armées ; 2o la majorité des hommes n’a pas encore entendu ces paroles et ne sait pas que c’est mal d’agir ainsi, c’est pourquoi ils ne se privent pas encore des bons beefsteaks, de l’argent, des uniformes et des décorations qui font tant de plaisir, et surtout du salaire mensuel sûr ; « plus tard on verra ».

Tout tient à ce que les hommes n’ont pas encore entendu les paroles qui leur montrent l’injustice et la criminalité de leur vie ; c’est pourquoi il faut sans cesse répéter : Carthago delenda est, et, sans nul doute, Carthage sera détruit.

Je ne dis pas que l’État et son pouvoir seront détruits ; cela n’arrivera pas encore ; dans la foule les éléments grossiers qui les soutiennent sont trop nombreux, mais l’appui chrétien de l’État se détruira, c’est-à-dire que les violateurs cesseront d’en appeler à la sainteté du christianisme pour soutenir leur autorité ; les violateurs seront des violateurs et rien de plus. Et quand cela sera, quand ils ne pourront plus se cacher derrière le christianisme falsifié, alors la fin de toute violence sera proche.

Tâchons donc de hâter cette fin : Carthago delenda est.

L’État, c’est la violence ; le christianisme, c’est l’humilité, la non-résistance, l’amour ; c’est pourquoi l’État ne peut être chrétien, et l’homme qui veut être chrétien ne peut servir l’État. L’État ne peut être chrétien, le chrétien ne peut servir l’État ; l’État ne peut…, etc.

Chose étrange, alors même que vous m’écriviez sur l’incompatibilité de l’État avec le christianisme, j’écrivais presque sur le même sujet une longue lettre à une dame de ma connaissance.

Je vous envoie cette lettre ; si vous le trouvez utile, publiez-la[1].



  1. Cette lettre est celle qui suit. Pour cette lettre et la suivante, connue sous le nom de Lettre aux libéraux, voir les Rayons de l’aube, édition P. V. Stock.