Correspondance inédite de Hector Berlioz/025

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 123-131).
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XXV.

À LISZT.


Paris, le 6 août 1839.

Je voudrais bien, mon cher ami, pouvoir te dire absolument tout ce qui se passe dans notre monde musical, ou du moins tout ce que je sais, des transactions qui s’y opèrent, des marchés qu’on y fait, des souterrains, des mines qu’on y creuse, des platitudes qui s’y commettent ; mais je doute fort que mon récit eût quelques chances de t’intéresser ; il ne t’offrirait rien de nouveau ; l’étude des mœurs italiennes t’a blasé sur toutes ces gentillesses, et ce qu’on fait à Paris ressemble horriblement à ce que tu as vu pratiquer à Milan.

Tu n’aurais pas d’ailleurs le cœur d’en rire ; tu n’es pas de ces gens qui trouvent des sujets de plaisanterie dans les outrages dont la Muse que nous servons a tant à souffrir, toi qui voudrais à tout prix, au contraire, cacher les souillures de sa robe virginale et les tristes lésions de son voile divin.

Ne parlons donc pas des énormités qui t’irriteraient autant que moi et contre lesquelles nous ne pouvons pas même protester librement… Je vais tâcher seulement de te donner une idée superficielle de ce qui se passe dans nos concerts, dans nos théâtres lyriques, parmi nos virtuoses, nos chanteurs, nos compositeurs ; et cela, sans passion, sans blâme ni éloge, en un mot, avec le calme plat d’un adepte de cette fameuse école philosophique que nous avons fondée à Rome en l’an de grâce 1830, et qui avait pour titre : École de l’indifférence absolue en matière universelle.

Cette forme a l’avantage de me dispenser des théories, des développements, et me permet de laisser tomber le fait lourdement, brutalement, sans m’inquiéter des suites. Je commence, sans ordre chronologique, par ce qu’il y a de plus récent.

Avant-hier, pendant que je fumais, selon mon habitude, un cigare sur le boulevard des Italiens, quelqu’un me prit vivement le bras : c’était Batta arrivant de Londres.

— Que fait-on à Londres ? lui dis-je.

— Absolument rien ; on y méprise la musique et la poésie, et le drame, et tout ; excepté le Théâtre-Italien, où la présence de la reine attire la foule, tous les autres clubs harmoniques sont abandonnés. Je m’estime heureux de n’en être pas pour mes frais de séjour et de voyage, et d’avoir été applaudi dans deux ou trois concerts ; c’est tout ce que j’ai obtenu de l’hospitalité britannique. Mais je suis arrivé trop tard ; il en est de même d’Artot, qui, malgré son succès à la Société Philharmonique, malgré l’incontestable beauté de son talent, s’est beaucoup ennuyé.

— Et Doehler ?

— Doehler s’ennuie aussi.

— Et Thalberg ?

— Thalberg cultive les provinces.

— Et Bénédict ?

— Encouragé par la vogue de sa première partition, il écrit un nouvel opéra anglais.

— Et madame Gras-Dorus ?

— Madame Gras est devenue fashionable en quelques jours ; elle a balancé la vogue des Italiens, elle chantait et partout son nom ne figurait plus sur l’affiche qu’accompagné de l’épithète de cantatrice sans égale, imprimée en très gros caractères. On dit qu’elle a été chutée ici (à Paris) à sa rentrée dans Guillaume Tell ?

— C’est vrai.

— Comment donc ? Pourquoi ?

— Voulez-vous boire un grog ?

— Non, je pars ; venez ce soir chez Hallé, nous boirons et nous ferons de la musique.

— Bon !

M. Hallé est un jeune pianiste allemand, qui a de longs cheveux, qui est grand et maigre, qui joue magnifiquement du piano, qui devine la musique plutôt qu’il ne la lit, c’est-à-dire qu’il tend à te ressembler. J’ai trouvé chez lui son compatriote M. Heller. Un talent sérieux, une intelligence musicale des plus vastes, une conception rapide, une grande habileté d’exécution, telles sont les qualités de compositeur et de pianiste que lui assurent tous ceux qui le connaissent bien, et je suis de ceux-là.

Hallé et Batta nous ont fait entendre une sonate en si bémol de Félix Mendelssohn. On a généralement admiré la facture savante et le style ferme de ce morceau : « C’est d’un grand maître », disait Heller. Nous avons fait chorus en buvant de la bière ; puis est venue la sonate en la majeur de Beethoven, dont le premier morceau a arraché à l’auditoire des exclamations, des jurements, des cris d’enthousiasme ; le menuet et le finale n’ont fait que redoubler notre exaltation toute musicale, bien que les bouteilles de vin de Champagne fussent déjà en circulation.

Et quelqu’un a fait observer à ce sujet que la bonne bière était bonne, mais que le vin de Champagne valait mieux.

O vagabond infatigable ! quand reviendras-tu donc pour nous rendre ces nuits musicales que tu présidais si dignement ? Entre nous, il y avait trop de monde à tes réunions ; on parlait trop, on n’écoutait pas assez, on philosophait. Tu faisais une dépense affreuse d’inspiration qui eût donné le vertige à quelques-uns sans tous les autres.

Te rappelles-tu notre soirée chez Legouvé, et la sonate en ut dièse mineur, et la lampe éteinte, et les cinq auditeurs couchés sur le tapis dans cette obscurité, et notre magnétisation, et les larmes de Legouvé et les miennes, et le respectueux silence de Schœlcher, et l’étonnement de M. Goubeaux ? Mon Dieu ! mon Dieu ! que tu fus sublime ce soir-là ! Allons, j’oublie que j’appartiens à l’école des indifférents.

J’y reviens.

L’Exposition des produits de l’industrie nous a valu cette année des volumes de critique musicale ; on s’est beaucoup disputé, on a crié pour et contre les pianos, pour et contre les orgues ; j’ai vu les moments où l’on intenterait un procès pour un jeu de flûtes ; on a failli se battre pour une vis de pression.

Je ne concevais pas trop tout ce remue-ménage ; car, enfin, il nous arrive tous les jours, à nous autres artistes, d’essuyer des critiques pour le moins aussi injustes et aussi ridicules qu’aucune de celles que les fabricants d’instruments peuvent avoir à subir, et nous laissons aboyer sans mot dire. Nous ne manquons pourtant pas d’amour-propre, notre sensibilité n’est pas éteinte, tant s’en faut, et nous pourrions nous en défendre et nous ne le faisons pas.

D’autre part, quand, par extraordinaire, un critique se montre bienveillant, nous le remercions bien dans l’occasion ; mais nous ne courons pas chez lui pour cela, et trop souvent même nous poussons l’impolitesse jusqu’à oublier de lui envoyer une carte. Loin de là, les exposants loués ont été d’une reconnaissance exemplaire ; visites, lettres et présents, ils n’ont rien négligé pour l’exprimer. Ceux, au contraire, dont on a peu ou mal parlé ne concevaient pas qu’il leur fût défendu de courir sus au critique et de le tuer au coin d’une borne comme un chien enragé. Chacun peut dire ce qu’il pense et même ce qu’il ne pense pas sur les plus grands artistes, sur les œuvres les plus magnifiques comme sur les médiocrités les mieux reconnues sans qu’on y fasse attention ; mais ne pas sentir le prix d’une nouvelle cheville de contre-basse, ou louer le chevalet d’un alto, ce sont là des événements dont le retentissement est immense et prodigieusement prolongé…

…On vient de trouver le moyen de gagner de l’argent en ne bâtissant pas de salle pour les Italiens. La troupe chantante de notre grand Opéra va se trouver en lutte directe avec les chanteurs ultramontains ; on veut réunir les deux troupes dans la salle de la rue Le Peletier. La mêlée sera rude : Lablache contre Levasseur, Rubini contre Duprez, Tamburini contre Dérivis, la Grisi contre mademoiselle Nathan, et tous contre la grosse caisse. Nous serons là pour faire le relevé des morts et des mourants. Le directeur aura aussi l’administration du théâtre de Londres, et il fera peut-être beaucoup d’argent, et ce sera une fameuse affaire, et ça m’est égal ; je suis de la secte des indifférents.

C’est aux marchands à calculer combien la denrée musicale, exploitée de la sorte, peut leur rapporter bon an mal an. Ce sont eux qui doivent s’inquiéter de la durée de leurs instruments chantants ; quant à moi, si je n’étais pas indifférent, je dirais absolument comme toi : « J’aime mieux la musique que tout ça. »

Duponchel conservera la haute direction des costumes ; ainsi ne t’inquiète pas, l’art et les artistes seront dans de beaux draps…

…Beaucoup de gens disent que l’orchestre (de l’Opéra) se fatigue, ou se néglige, ou se dégoûte de sa tâche. L’autre jour, j’entendais des habitués se plaindre de ce que les instruments n’étaient pas d’accord ; ils prétendaient que le côté droit de la masse instrumentale tendait à s’élever sans cesse d’un quart de ton au-dessus du côté gauche ; prétention exorbitante à en croire ces messieurs. « Vous souffrez en silence, me dit l’un deux. — Moi, je n’ai pas dit que je souffrais ; d’abord parce que je n’ai rien dit du tout, et ensuite… »

On joue quelquefois Don Juan quand on ne sait plus où donner de la tête. Si Mozart revenait au monde, il dirait peut-être, comme ce président dont parle Molière, qu’il ne veut pas qu’on le joue. Spontini, au contraire, a voulu être joué, et il l’a été. On ne veut pas entendre parler, à l’Opéra, de reprendre ses anciens chefs-d’œuvre. Ambroise Thomas, Morel et moi, nous disions l’autre jour que nous donnerions bien cinq cents francs pour une bonne représentation de la Vestale. Comme nous savons cette partition par cœur, nous l’avons chantée jusqu’à minuit ; tu manquais pour l’accompagner.

La cause de Spontini a été défendue dans une brochure par un de nos amis, Émile D… ; quelques journaux se sont joints à lui. Cette cause allait être gagnée, quand Spontini a cru devoir publier une lettre, déjà imprimée, il y a deux ou trois ans à Berlin, sur la musique et les musiciens modernes[1]. Les adversaires de Spontini eussent payé mille écus pour la publication de cette lettre, il la leur a donnée pour rien. Ça n’empêche pas la Vestale d’être un chef-d’œuvre, mais cela fait que nous ne le reverrons jamais…

Tu as vu que la place de professeur de composition laissée vacante par la mort de Paër allait être donnée à M. Carafa. On assure que mon système sur l’indifférence commence à être apprécié au ministère. Les orangers du Jardin Musard portent déjà des fruits ; Théophile de Ferrière a été assassiné par un inconnu la semaine dernière, en sortant de l’Opéra-Comique ; il va beaucoup mieux. Heine s’écrit toujours par un e ; il demeure rue des Martyrs. On m’a volé son charmant livre sur l’Italie. As-tu lu ses Bains de Lucques ? On nous promet des nuits vénitiennes au Casino ; il y a là un orchestre de cent quarante musiciens, toutes les fois que soixante d’entre eux ne sont pas employés à la même heure aux concerts des Champs-Élysées. Il y a un microscope au gaz ; j’y ai vu des cirons qui paraissaient gros comme des melons. Je te donne toutes mes nouvelles comme elles me viennent.

F. Hiller m’a envoyé de Milan quelques morceaux de sa Romilda. On prétend que Rossini vend des poissons comme on n’en voit guère[2] ; je parie qu’il s’ennuie dans sa villa autant que ses gros poissons dans leur vivier. Il dit toujours : « Qu’est-ce que ça me fait ? » S’il n’aimait pas tant les énormes poissons, il aurait peut-être des dispositions pour l’indifférence absolue ; mais j’en doute.

Un de nos ennemis a voulu dernièrement se précipiter de la colonne Vendôme ; il a donné quarante francs au gardien pour le laisser monter, puis il a renoncé à son projet… Il faut espérer que, dans la nouvelle salle qu’on promet à l’Opéra-Comique, il y aura un foyer pour les musiciens ; car actuellement, au théâtre de la Bourse, les malheureux sont obligés avant le lever de la toile de s’accorder coram populo d’où il suit que, pendant que les hautbois et les violons donnent le la, les trombones grognent leur si bémol ; et véritablement, en pareil cas, il n’y a pas d’indifférence qui tienne, c’est terrible…

M. Wilhem a donné, le mois passé, deux séances publiques ; ses cinq cents élèves chanteurs ont été fort applaudis ; je n’ai pas trouvé leur exécution en voie de progrès. Tous ces jeunes hommes et ces enfants ont un sentiment rhythmique d’un vulgarisme désespérant. Ils martellent chaque temps de la mesure ; ils convertissent tout, plus ou moins, en mouvement de marche. Certainement ce résultat est très-beau, si l’on compare l’ancienne ignorance des classes populaires à ce qu’elles savent aujourd’hui ; mais savoir n’est pas tout en musique, il faut sentir aussi, et je crois que le peuple parisien aime trop le vaudeville et les tambours.

On répète depuis deux mois et demi l’opéra de Ruolz[3] ; en conséquence les acteurs n’en savent pas une note ; mais les costumes sont prêts et Duponchel veut le jouer vendredi prochain. Chopin ne revient pas ; on le disait fort malade, il n’en est rien. Dumas a fait une pièce ravissante[4] ; mais ceci n’est pas de mon domaine. J’ai fini, je ne sais plus rien.

Adieu ; mon indifférence ne va pas jusqu’à prendre mon parti de ta longue absence. Reviens donc ; il en est temps pour nous, et pour toi, je l’espère.

  1. Cette brochure, adressée par Spontini aux membres de la Chambre des députés, fut discutée en séance publique. M. Monnier de la Sizeranne en soutint les conclusions, qui furent rejetées après un discours de M. Taschereau.
  2. Rossini habitait alors Bologne.
  3. La Vendetta, opéra en trois actes, qui n’eut qu’un petit nombre de représentations.
  4. Mademoiselle de Belle-Isle.