Correspondance inédite de Hector Berlioz/078

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 231-233).
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LXXVIII.

AU MÊME.


Paris, 9 janvier 1856.

Merci de toutes les choses amicales que vous me dites et des détails que vous me donnez sur le mouvement musical du centre où vous vivez. Il n’y a rien ici de nouveau ; l’Opéra ne varie pas plus son répertoire qu’il ne le variait autrefois.

Mais je le crois (l’Opéra) dans de graves embarras. Crosnier ne veut ni ne peut rien ; le directeur musical c’est Girard, qui fait tout ce qu’il veut et ne laisse rien faire que ce qu’il veut ; il a pour remplir cette dictature 18,000 francs d’appointements.

On vient de décorer Dietsch. Que vous dirai-je ? On donne un opéra nouveau tous les huit jours. Le Théâtre-Lyrique a été sur le point de fermer avant-hier ; il ne payait pas du tout. Il repaye un peu maintenant et compte, pour se sauver, sur un opéra de Clapisson. L’Opéra-Italien est en perte de 200,000 francs. L’Opéra-Comique seul, sans faire de brillantes affaires, se soutient passablement.

Tout cela n’est pas gai ; on ne voit que tripotages, platitudes, niaiseries, gredineries, gredins, niais, plats et tripoteurs.

Je me tiens toujours de plus en plus à l’écart de ce monde empoisonné d’empoisonneurs.

Je commence à me remettre des fatigues terribles des concerts de l’Exposition.

Je reçois de temps en temps des lettres de l’extérieur qui me donnent des recrudescences momentanées d’ardeur musicale. Il m’en est arrivé une de Bruxelles il y a quinze jours, sur Faust, qui dépasse tout ce qu’on m’a jamais écrit en ce genre, même les lettres du baron de D*** sur Roméo et Juliette. Quant aux Parisiens, c’est toujours la même chose inerte et glacée en général ; le petit public de la salle Herz est si peu puissant, que son influence est presque nulle. Le prince Napoléon me fait un très gracieux accueil ; il s’étonne de la mesquine position que j’occupe à Paris, et ne parvient pas à m’en faire changer. L’empereur est inaccessible et exècre la musique comme dix Turcs…

Merci de vos bonnes intentions et de celles de Lecourt pour mon fils ; je n’entre pas dans votre manière de voir au sujet de la marine marchande ; tant mieux si je me trompe. Mais il n’y a point de carrière assurée pour Louis dans ce moment en quittant la marine de l’État, et je suis dans la plus complète impossibilité de lui venir en aide. C’est l’opinion de ma sœur et de mon oncle qu’il devrait rester où il est ; il va les mécontenter tous, surtout mon oncle, qu’il a tant d’intérêt à ménager. Je ne sais plus que dire ; il m’a fait écrire à l’empereur pour qu’il l’aide à arriver à un grade qu’il ambitionne ; j’ai mis sans succès en mouvement l’amiral Cécile et tous mes amis des Débats.

Maintenant je ne puis plus rien ; Louis s’est posé l’arbitre de sa destinée en n’agissant qu’à son gré. Il faut me taire et attendre avec anxiété le résultat de sa conduite irréfléchie. En tout cas, je n’ai pas besoin de vous dire combien je suis touché de l’intérêt que vous lui témoignez et de vous assurer de ma vive reconnaissance pour ce que vous ferez pour lui. Je ne puis rien tenter en musique à Paris d’un peu important ; obstacles en tout et partout. Pas de salle ! pas d’exécutants (de ceux que je voudrais). Il n’y a pas même un dimanche dont je puisse disposer pour donner mon petit concert. Les uns sont pris par la Société des concerts, les autres par la Société Pasdeloup, qui a retenu la salle Herz pour toute la saison. Je suis forcé de me contenter d’un vendredi.

Adieu ; en voilà assez, en voilà trop, à quoi bon récriminer ? le choléra existe, on le sait, pourquoi la musique parisienne n’existerait-elle pas ?