Correspondance inédite de Hector Berlioz/154

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 351-352).
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CLIV.

AU MÊME.


Paris, avril 1868.

Mon cher Stassoff,

Vous m’avez appelé monsieur Berlioz dans votre dernière lettre et Cui aussi ; je vous pardonne à tous les deux.

Figurez-vous que vos deux lettres sont à refaire. Vous ne savez pas que j’ai failli mourir. Je suis allé à Monaco pour chercher le soleil, et, trois jours après mon arrivée j’ai voulu parcourir des rochers qui descendent à la mer et ma témérité a été cruellement punie ; je suis tombé dans ces rochers la tête la première, sur la figure, et j’ai versé beaucoup de sang, tellement que je suis resté seul à terre et n’ai pu revenir à l’hôtel que longtemps après et tout sanglant. J’avais retenu ma place à l’omnibus de Nice ; j’ai voulu néanmoins revenir le lendemain. Je suis revenu, et, à peine arrivé, j’ai voulu revoir la terrasse qui est sur le bord de la mer et dont j’avais conservé un très vif souvenir. J’y vais, je ne vois pas bien la mer, je veux changer de banc pour mieux voir, je me lève et, au bout de trois pas, je tombe de nouveau sur la figure et je verse mon sang comme un malheureux. Deux jeunes gens qui passaient me relèvent à grand-peine et me reconduisent à l’hôtel des Étrangers, tout près de là, où je demeurais. On me déshabille, on me couche et je reste sans voir ni médecin ni personne que les domestiques pendant huit jours. Ah ! ma foi, je ne puis plus écrire. À demain… je n’ai plus la force. Bonsoir.

…Après huit jours de cette claustration, je me sens un peu mieux, et, la figure toute décomposée, je prends le chemin de fer et reviens à Paris. Ma belle-mère et ma domestique poussent des cris en me voyant. Cette fois, je fais venir un médecin et il m’a soigné si bien, que, après un mois et quelques jours, je puis à peu près marcher en me tenant aux meubles. Voilà où j’en suis. Mon nez est presque guéri à l’extérieur.

Voulez-vous être assez bon pour me dire pourquoi on ne m’a pas renvoyé ma partition des Troyens ? Je suppose qu’elle est copiée et qu’on n’en a plus besoin.

Je ne puis plus écrire ;… si j’attends que je me trouve bien, ce sera peut-être long… Écrivez-moi vous-même. Ce sera une charité.