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Couleur du temps (LeNormand)/Le portrait

La bibliothèque libre.
Édition du Devoir (p. 103-105).

Le portrait


Dans un médaillon d’acajou, je viens d’encadrer la photographie ancienne. C’est une tête de jeune femme, un peu pâlie, aux tons bruns légers, d’une nuance sans doute atténuée par les années.

Les années ! Il en est passé beaucoup sur le monde depuis que cette jeune femme fut ainsi, et il y a probablement presque un demi-siècle qu’elle posa pour cette image. À ses oreilles, que les cheveux relevés ne cachent pas, elle a de lourdes boucles qui me paraissent tout un bouquet de marguerites, d’argent ciselé ou d’émail. Pour fermer le rabat de dentelle qui entoure son cou, les mêmes marguerites, sur une broche, sont répétées. La blouse est unie, les épaules un peu tombantes. Le visage est doux et joli. Les yeux sont grands, d’une gravité précoce, mais la bouche dut être une véritable fleur, et malicieuse, elle se relève d’un coin ; on devine que le sourire fut toujours proche sur ces lèvres fines. La tête est couronnée par une natte de cheveux au-dessus du front laissé nu.

Elle était jolie, elle devait être heureuse ; elle attendait alors l’inconnu de la vie, comme je l’attends moi-même aujourd’hui. Elle regardait devant elle en se disant que la route était longue, en se disant probablement aussi que la route était belle, et elle ne songeait pas au terme, pas plus que j’y songe moi-même aux jours ordinaires.

Pourtant voilà qu’elle a fini de la parcourir, cette route, et qu’elle vient de s’éteindre.

Et moi qu’elle avait tenue sur les fonts baptismaux, moi qui ne l’avais connue que déjà vieille femme, je ne peux plus détacher mes yeux de cette image d’elle qu’avant ce jour je n’avais jamais vue, et qui est une demi-révélation. Il arrive en effet bien rarement que nous songions, devant les personnes âgées même les plus chèrement aimées, au visage qu’elles eurent quand c’était leur tour de cueillir ces fleurs du printemps dont l’éclat joyeux passe si vite. Si elles ont conservé la finesse des traits et de l’expression, nous nous disons bien qu’elles furent jolies ; mais ce n’est pas pour nous une réalité ; c’est comme si leur existence antérieure n’avait pas à une époque été le présent, comme si elles n’avaient point eu l’âge que nous avons, passé par les sentiments par lesquels nous passons. Elles disent devant nous : « Dans notre temps, etc. »… ou « lorsque j’étais enfant », et cela nous produit l’impression d’un conte ; la vérité ne nous en apparaît pas davantage. Nous croyons à leur passé, certes, nous ne pouvons pas sensément ne pas y croire, mais nous le concevons difficilement.

En face du cher visage de ma marraine jeune fille, devant ses grands yeux qui furent si beaux et que je n’ai jamais vus autrement que diminués et changés par l’âge, son passé me saisit, réalité empoignante, et j’aperçois le temps comme s’il était palpable. Je sens son étreinte et que sa griffe va me lacérer comme elle en a lacéré d’autres avant moi, comme elle en lacérera d’autres après.

Cependant, à côté du médaillon d’acajou où sourit la bouche fine de ma marraine jeune, dans un paysage d’été pose un bébé en robe blanche, une enfant de trois ans, vigoureuse, saine et belle. Cette fillette fait partie des nombreux petits descendants de la chère morte. Et je songe que parmi ceux qui viendront encore et qui continueront sa race, il y aura peut-être un jour une enfant qui aura exactement ses yeux, son visage, ses lèvres malicieuses, son grand cœur, son intelligence d’or.

C’est la revanche sur le temps des grand’mères qui meurent, de ressusciter ainsi.