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Couleur du temps (LeNormand)/Marguerites

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Édition du Devoir (p. 106-108).

Marguerites


Dans une corbeille de cuivre, sur la grande table de travail, près des fenêtres et face au foyer où les bûches brûlent par ce jour gris, les marguerites montrent leur visage jaune vif, qu’entourent les collerettes fines, fraîches et immaculées. Chaque côté de l’anse elles sont groupées, et me font involontairement songer à des fillettes en blanc qui voyageraient sur un bateau, et se pencheraient, ou se pousseraient, tassées vers l’avant et l’arrière, pour bien voir le paysage.

Les marguerites ont une curiosité dans leur claire physionomie et les attitudes sont différentes comme si chacune avait son spectacle préféré. L’une s’élève très haut au-dessus des autres ; tout à fait fière de son sort, elle regarde par la fenêtre avec un dédain évident : Pensez donc, il pleut toujours, sa corolle n’en pourrait plus de supporter encore le poids de l’eau. Elle a chaud maintenant, et elle n’a plus la honte de voisiner avec les pissenlits montés en graine !

D’autres se pressent, mêlant leurs collerettes ; elles ont l’air avides et étonnées. Il semble qu’elles examinent les meubles et les gens. Deux dressent leur tige et inclinent un peu la tête, en extase devant la cheminée. Le bois se consume et de temps en temps, après un crépitement, des étincelles montent sur le foyer noir. Les marguerites ébahies croient sans doute qu’elles sont entrées dans le royaume où naissent les mouches à feu, et elles sont surprises et ravies.

Peut-être imaginent-elles que, leur voyage fini en corbeille, elles retourneront au champ natal où elles étaient bien, après tout, quand le soleil se donnait la peine de briller. Peut-être pensent-elles plutôt qu’elles vont contempler merveilles après merveilles, et que le monde de la maison est infiniment plus varié et plus beau que celui du dehors.

Cependant, au bord de la jardinière, quatre ou cinq marguerites baissent tristement leurs têtes aux collerettes froissées à demi mortes. Les autres, celles qui vivent intensément, ont-elles aperçu cette déchéance ?

Elles ne doivent rien voir. Elles sont gaies, jolies, rayonnantes, elles sont gracieuses et fines. Leur visage est épanoui. Elles ressemblent à des enfants heureux qui ne veulent connaître que la joie. Elles sont tout un poème de clarté dans leurs poses différentes et pourtant simples. Elles appellent l’admiration et retiennent mes yeux à tout instant. Et aujourd’hui que les rayons de leurs cœurs jaunes restent les seuls souvenirs du soleil, elles sont le sourire de la maison.