Cours d’économie industrielle/1837/10

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Texte établi par Adolphe-Gustave Blaise, Joseph GarnierJ. Angé (1837-1838p. 193-210).


DIXIÈME LEÇON.


6 janvier 1838.


MONNAIE. — CRÉDIT. — BANQUES.


Sommaire : Lettre de M. Ch. de Brouckère directeur de la monnaie en Belgique à M. le professeur Blanqui.
Système de Sismondi sur la monnaie, opposé à celui de Ricardo. — Milieu à garder.
La circulation du papier a fait augmenter les salaires et le prix de toutes choses. — Les rentiers et les employés publics sont devenus plus pauvres. — Facilité apportée dans les transactions commerciales. — Clearing house à Londres.
Organisation d’une banque de circulation, — Proportion dans laquelle doit se trouver son capital et l’émission de ses billets. — Banque de France, services qu’une banque peut rendre. — Comment la banque de France ne les rend pas. — Inconvéniens d’une émission trop forte ; des petits billets. — Folie des banques américaines. — Résumé.


Messieurs,


Avant d’aborder le sujet qui doit nous occuper ce soir, je dirai à la personne qui m’a fait l’honneur de m’écrire depuis la dernière séance, que je ne pourrais vraiment pas la satisfaire sur la demande qu’elle m’a faite, à propos de la prostitution. C’est là une diabolique question ; et tout le mal que je pourrais me donner ne suffirait pas pour vous présenter, en termes convenables, des détails graveleux. D’ailleurs, cette question n’a été agitée par moi qu’en passant, et je ferais aujourd’hui un véritable hors d’œuvre, si je la traitais devant vous. Elle se représentera cependant ; mais j’avoue humblement que je ne me sens pas le talent de l’approfondir convenablement en public.

Nous nous sommes séparés après avoir parlé de la monnaie ; mais avant de reprendre mon sujet, je dois vous entretenir d’un incident qui s’y rattache. Vous vous rappelez que dans ma dernière leçon, du 25 décembre dernier, en vous expliquant les bases d’un nouveau système monétaire en Belgique, je vous ai dit que le gouvernement de ce pays, oubliant les principes de la science, se croyait libre d’altérer le titre des monnaies et de changer la valeur des pièces d’or. Les quelques mots de généralité que j’ai prononcés devant vous ont attiré l’attention du gouvernement belge et de quelques organes de l’opinion. J’ai reçu des lettres et des articles de journaux, qui m’ont mis au courant de la discussion que j’ai soulevée et dont je vous entretiendrai au moins pour tout ce qui aura rapport à la science. J’ai dit que le gouvernement belge voulait altérer le titre des monnaies et profiter de l’agio qu’il y a aujourd’hui entre la valeur de l’or et celle de l’argent. Le Commerce belge a signalé cette opinion, qu’il a trouvée dans l’Europe industrielle, qui reproduit mon cours avec toute l’exactitude désirable ; et, sur ce, M. Ch. de Brouckère, directeur de la banque et de la monnaie, écrivit au Commerce belge la lettre que je vais vous lire, qui avait reproduit textuellement le passage du journal français, et qui, après quelques phrases bienveillantes pour moi, ajoutait qu’il partageait entièrement mon opinion et concluait contre le projet de fabrication des nouvelles pièces d’or. Voici la lettre de M. de Brouckère, en réponse à l’article du Commerce belge, du 30 décembre 1837.

« Voire journal du 30 décembre dernier rapporte un fragment de leçon de M. Blanqui aîné, relatif au projet de loi présenté aux chambres par le ministre des finances, pour la fabrication de la monnaie d’or ; ce fragment, vous le faites précéder de considérations qui ne tendent à rien moins qu’à imposer l’opinion du professeur du Conservatoire des Arts-et-Métiers sans examen, à lui donner force d’un arrêt souverain.

« Étranger depuis long-temps aux débats de la presse et de la tribune, je ne me serais pas ému à la lecture de votre article sur la fabrication de la monnaie d’or, si je n’avais pas été membre de la commission consultée par le ministre, ou si M. Blanqui n’avait pas fait parler le directeur de la monnaie de Bruxelles.

« Cette double circonstance impose au professeur, dont les paroles ne sortent pas habituellement de l’Universilé de Bruxelles, l’obligation de déclarer d’abord, que le directeur n’a jamais fait aucune représentation au gouvernement, et surtout d’établir que l’opinion qu’il a émise dans la commission est conforme aux doctrines de l’économie politique.

« Veuillez, Monsieur, insérer ma lettre et la réfutation qui la suit dans un prochain numéro de votre journal.

« Je vous demande pardon de devoir être long pour réfuter une condamnation si brièvement exprimée, et vous prie de recevoir, etc.

« Ch. De Brouckère. »

Après avoir reproduit cette lettre, le Commerce belge ajoute :

« L’abondance des matières nous met dans la nécessité d’ajourner la publication de la réfutation de M. de Brouckère ; nous donnons sa lettre aujourd’hui pour faire prendre date à l’intéressante polémique qui ne peut manquer de s’engager entre le professeur d’Économie industrielle de Paris et le professeur d’Économie politique de l’Université libre de Bruxelles, sur une des questions les plus importantes de la richesse des nations. »

Comme M. de Brouckère est un administrateur haut placé, je répondrai, mais une seule fois ; car je vous déclare que je n’ai pas l’intention d’entamer une discussion à vos dépens, pour une question incidente, que je considérais comme un simple argument ajouté à plusieurs autres, pour confirmer les principes que j’avais posés en matière de fabrication de monnaie. Je répondrai lorsque le journal belge aura inséré la réfutation de M. de Brouckère. Les renseignements sur lesquels j’ai dû asseoir mon opinion sont authentiques, et j’ai dû croire, comme je crois encore, à leur exactitude. Toutefois, si les arguments présentés par un homme aussi honorable et aussi distingué que M. de Brouckère me paraissent meilleurs que ceux dont je me suis servi pour l’attaquer, j’en conviendrai avec franchise.

Je reviens à mon sujet.

La monnaie est comme toutes les autres marchandises, avons-nous dit, chère, quand elle est rare ; à bon marché, quand elle est abondante ; elle n’en diffère qu’en ce qu’elle ne s’use pas. Quand 20 francs sont dépensés, le dissipateur ne les a plus, il est vrai ; mais la pièce n’en existe pas moins ; elle n’a fait que changer de mains : cette pièce n’a point été consommée ; comme une poignée de poudre, par exemple, qui s’en va en fumée sans laisser aucune trace. C’est ce caractère singulier qui a frappé les gouvernements et qui les a portés à en prohiber l’exportation par tous les moyens possibles. De là, ces lois prohibitives, ces traites de commerce, dont j’ai souvent déploré avec vous la triste influence. Comme cela arrive presque toujours pour les questions d’une solution compliquée, des systèmes différents et presque tous absolus ont voulu prouver, les uns l’indispensabilité d’un numéraire abondant, les autres son inutilité complète, et des hommes du plus grand mérite se sont trouvés aux points extrêmes. Les uns, comme M. de Sismondi, se sont écriés : Hors des métaux précieux point de salut ; les autres ont dit, avec l’économiste anglais Ricardo : Sans crédit et sans monnaie de papiers, pas de commerce, pas d’industrie, et partant, pas de richesse et aussi pas de salut. M. de Sismondi a partagé, autant qu’un homme comme lui pouvait le faire, les opinions et les erreurs de l’école de Charles-Quint ; il a déclaré une guerre à mort au crédit, s’efforçant à montrer les partisans de ce système entraînés sur un plan incliné, au bout duquel se trouve un précipice sans fond. C’est dans cet esprit qu’il a publié ses deux derniers volumes d’études. Ricardo, de son côté, a voulu prouver que la monnaie n’est bonne à rien, et que la seule et véritable monnaie, la monnaie perfectionnée, c’est le papier.

Entre ces deux systèmes si opposés et tous deux si absolus, il y a sans doute place pour une opinion raisonnable. Des deux côtés, il y a beaucoup de vrai ; des deux côtés, il y a beaucoup de faux. Un pays sans crédit, sans banque, sans papier, c’est l’Espagne, dont la pauvreté est devenue proverbiale ; un autre pays, où le crédit est assis sur les plus larges bases, où les banqueroutes sont en très-grand nombre, où les plus petits achats se soldent avec de la monnaie de papier, c’est l’Amérique du Nord, qui s’est trouvée à deux doigts de sa perte ; car ses énormes richesses n’ont pu prévenir la crise, parce qu’elles étaient presque entièrement fictives.

Les opinions extrêmes, vous le savez, ont leur côté séduisant. Malthus formulait son opinion en une véritable équation algébrique, et ses disciples croyaient, en l’imitant, avoir de l’esprit et de la profondeur. Le même attrait a séduit les partisans de Ricardo et de M. de Sismondi. Toutefois, le problème qu’ils ont voulu résoudre est grave, et il se présente aujourd’hui comme une complication de plus pour l’organisation de notre société. Jusqu’à présent, l’expérience a montré que la prospérité, pour être moins progressive, était plus durable et plus stable dans les pays où l’on avait adopté deux espèces de monnaies dans de justes proportions, variables selon les circonstances. C’est ce que nous avons fait jusqu’à un certain point en France ; aussi, vous avez vu que dans la dernière crise, nous avons bien moins souffert que l’Amérique et l’Angleterre, qui avaient suivi une marche moins prudente que la nôtre. Il n’en eût point été ainsi et nous eussions été éprouvés aussi fortement que ces deux pays, si, conformément aux théories de Ricardo, nous avions jeté par les fenêtres nos métaux précieux, pour les remplacer par de la monnaie de papier.

Le numéraire doit à sa qualité de marchandise que nous lui avons reconnue, de se déprécier par l’abondance et de s’élever par la rareté. Aussi, remarque-t-on que dans tous les pays qui ont multiplié leurs capitaux par le crédit et les banques, le prix des choses a haussé, c’est-à-dire qu’il a fallu une plus grande quantité de numéraire que par le passé, pour obtenir les mêmes denrées, les mêmes marchandises ; il en est resulté que ceux, par exemple, qui étaient à leur aise, il y a trente ans, avec un revenu de 3,000 francs, le sont moins aujourd’hui. Il y a eu hausse dans les salaires des domestiques et dans la plupart des services rendus dans les objets de consommation, et plusieurs classes ont vu leur position devenir de plus en plus moins confortable. Ajoutez que ce qui était jadis regardé comme luxe, est devenu nécessaire, et vous aurez une idée du changement qui s’est opéré dans la partie matérielle de notre société. Ce changement n’est dû qu’à l’augmentation du papier monétaire par le développement du crédit public. En Angleterre, par exemple, il y a en ce moment 1200 millions en monnaie métallique et peut-être 5 ou 6 milliards en papiers de toute espèce, qui font concurrence à l’argent comptant. Parmi les classes qui ont le plus souffert de cette révolution, il faut mettre en premier lieu les rentiers et les employés du gouvernement, dont les salaires sont plus souvent diminués qu’augmentés, à moins qu’on ne parle des hauts fonctionnaires, qui ont des moyens de se faire ménager ; car depuis quinze ans, la Chambre des Députés vise constamment à diminuer le budget. Un procureur du roi gagne aujourd’hui de 1,500 à 2,400 francs. Il n’y a pas de commis qui n’ait un pareil revenu, et cependant sa position sociale n’exige pas les mêmes dépenses. Y a-t-il aussi un poste plus mal rétribué que celui d’officier dans l’armée ? C’est à peine si, avec 1,200 fr. il peut se nourrir et s’habiller. Ces professions ne sont plus abordables aujourd’hui. Pour ce qui regarde les rentiers, je crois qu’il y a un bon côté à cette diminution constante de la fortune. Cela les force à exercer une industrie quelconque et à augmenter leur revenu parle travail. Je vous l’ai dit souvent ; chez nous on se retire avant l’âge fixé par la nature. C’est à 40 ans que l’on entre dans la vie oisive et qu’on pense à se sauver du champ de bataille avant les derniers coups de fusil. Aussi, quand la question de la rente se présentera, je compte vous montrer la question dans son jour véritable.

Nous venons de voir quelques-uns des effets de la révolution causée par la multiplication des capitaux au moyen du crédit, des banques et de la circulation du papier-monnaie. Voici quelques autres résultats de cette institution, qui, quoique fort ancienne, n’a été généralement adoptée que depuis le commencement de ce siècle.

Autrefois, les opérations de commerce, c’est-à-dire les échanges, ne pouvaient se consommer qu’avec de l’argent ; les fortes maisons seules pouvaient faire usage du crédit, c’est-à-dire payer avec des lettres de change ; tout le petit commerce et les particuliers traitaient au comptant, et les affaires se trouvaient ainsi limitées par le capital de chaque individu. Le crédit mieux compris a fait cesser cet état de choses. Aujourd’hui, lorsqu’on achète, on n’a pas besoin d’argent ; on prend livraison et on s’acquitte avec un billet à échéance plus ou moins éloignée, et avant que celle-ci n’arrive, le négociant a souvent contracté des obligations semblables qui dépassent souvent plusieurs fois son avoir ; mais les ventes s’opérant dans l’intervalle de l’achat à l’échéance, il se trouve en mesure de faire face à ses affaires.

Comme il arrive souvent que celui qui doit payer a plus de valeurs en portefeuille que d’argent dans sa caisse, il cherche à négocier ces valeurs. Lorsqu’il n’y a pas de banques, ou que les conditions de celles-ci sont trop rigoureuses, ce sont les banquiers qui escomptent les valeurs de portefeuille, moyennant un intérêt fixe pour le temps à courir, et une commission qui varie de 1/3 à 1 et 2 %, par mois suivant le degré de solvabilité. Dans les pays où les banques sont multipliées, comme en Angleterre et en Amérique, ce sont elles qui escomptent presque tout ; en France, au contraire, où elles sont très-peu nombreuses, et où elles apportent beaucoup de sévérité dans le choix de leurs opérations, les banquiers font la plus forte partie du papier et le reportent ensuite à la banque avec la garantie de leur signature.

Au moyen de cette création successive et chaque fois renouvelée des billets de banque et des lettres de change, ceux qui les ont émis sont parvenus à tripler et à quadrupler leurs affaires ; et dans quelques localités même, ils les ont décuplées.

En Angleterre, où le numéraire est deux fois moindre qu’en France, on y fait des affaires deux fois plus considérables, avec le secours des billets particuliers, qui circulent comme monnaie de papier et qui sont escomptés par les banques. À Londres même, on a remplacé presque complètement le numéraire, et, jusqu’à un certain point, la monnaie de papier, dont nous allons nous occuper tout-à-l’heure. Il existe, en effet, dans cette ville une maison qui a reçu le nom de Clearing house, et dans laquelle les 70 maisons de banque ont un bureau où les commis viennent à une heure convenue régler les comptes de leurs patrons par de simples échanges de créances, dont la balance seule est soldée en bank-notes ou en espèces pour les appoints[1]. C’est en étudiant le mécanisme de cet établissement, dont les fonctions sont si simples et si régulières, que Ricardo a été conduit à son système exclusif.

Un effet de commerce peut bien circuler d’homme à homme, mais comme on ne l’accepte qu’avec confiance, il peut arriver que le dernier à qui on l’offre ne veuille pas le prendre. Alors on s’adresse à une banque qui l’escompte, (c’est-à-dire qui donne moyennant une certaine retenue, la somme que cet effet représente) et attend l’échéance pour être remboursée. Avec cette manière d’agir, les affaires d’une banque ne seraient jamais fort brillantes. Mais on a été conduit à un moyen, dont on a plus tard abusé, qui dispense en partie la Banque de donner du numéraire ; et c’est là ce qui distingue notre civilisation de toutes celles qui l’ont précédée.

Aujourd’hui une banque avec une très petite quantité de numéraire, rend les mêmes services que si elle avait beaucoup d’argent et c’est ce qu’il me sera facile de vous expliquer. Supposez que nous établissions une banque, la Banque de France par exemple, car elle a plusieurs points de contact avec celle d’Angleterre, et avec toutes les banques du monde ; supposez que nous sommes 100 actionnaires à 1 million. Cette banque prendra le papier de ceux qui s’adresseront à elle s’il a 3 mois et 3 signatures, et elle leur donnera en échange un billet d’une forme particulière et qui sera pour elle un engagement de payer 1000 fr. si vous voulez, au porteur et à vue. Mais me dira-ton, pourquoi donnez-vous un billet en échange d’un effet de commerce que vous avez escompté. Si la personne qui s’est adressée à vous a besoin d’arpent, elle viendra se le faire rembourser tout de suite. Pas du tout, Messieurs ; cette personne ne recevra point un billet dans un bureau pour aller en toucher le montant dans le bureau voisin, parce que le billet de 1000 fr. est commode, facile à transporter et à cacher, et qu’on est toujours sûr de l’échanger pour 1000 fr. à cause de la confiance que tout le monde a dans la solvabilité de la Banque. Aussi ne cherche-t-on à échanger un billet que lorsqu’on a besoin de fractionner la somme pour de petits paiements. Encore dans ce cas la Banque peut-elle donner des coupons de 500 fr. et même de 250 fr. en province ; ce sont ces petits billets qu’on échange de préférence.

Dans quelle proportion la Banque peut-elle émettre des billets relativement au numéraire qu’elle possède ? En se basant sur des observations de plusieurs années, et en comptant le nombre des remboursements qui se sont faits terme moyen dans les tems ordinaires, bien que les dépenses puissent varier d’après une foule de circonstances, on a vu qu’on pouvait émettre des billets pour une somme quatre fois plus forte que la provision en espèces et qu’une banque au capital de 100 millions pouvait avoir une circulation de 400 millions. Mais dira-t-on, si un beau jour on venait à demander à cette banque l’échange en argent de 200 millions ? — Il n’y a pas d’exemple d’un événement semblable, je dirai même d’un pareil malheur. J’admets pour un instant que la Banque de France à qui d’ailleurs on ne reproche pas sa hardiesse, soit dit en passant, ait à payer 200 millions, (et un pareil événement ne pourrait survenir qu’à la suite d’une panique comme celle dont nous avons été témoins pour les caisses d’épargne), la Banque, dis-je, aurait toujours dans ses caves son capital de 100 millions, plus, avec un peu de tems, le montant des effets à diverses échéances qu’on lui aurait donnés en échange de ses 300 millions de billets. Ces effets ne sont qu’à 3 mois, 2 mois, 1 mois et il y en a plus à 1 mois qu’à 2, plus à 2 mois qu’à 3. Il faudrait donc, pour que la Banque ne pût pas payer tous ses billets, que les 3 signatures de chaque effet qu’elle a reçu en échange fussent insolvables. Or vous savez combien la Banque est méticuleuse ; sur 3 ou 400 millions d’affaires, elle n’a eu, d’après son compte rendu il y a quelques mois, que 200 fr. en souffrance, et encore avait-elle l’espoir de ne pas les perdre. C’est un fait de cette nature qui faisait dire à M. Say que la Banque de France ressemblait à une compagnie d’assurance qui n’assurerait que ce qui ne risque rien.

Les profits de la Banque sont bien simples. Si avec 100 millions elle escompte pour 400 millions à 4 pour cent, en donnant en échange des effets qu’elle admet à l’escompte, des chiffons qui ne lui coûtent que 4 fr. 50 et qui lui servent pendant 6 ans, elle bénéficie 4 pour cent sur son capital de 100 millions et sur les 300 millions fictifs, profits dont il faut déduire le loyer de son hôtel et ses frais de bureaux.

Si la Banque se trouvait toujours dans le cas où nous venons de la supposer, tout le monde comprend qu’elle ferait de grands bénéfices tout en rendant d’immenses services.

Les avantages de la banque seraient :

1° Pour le public, de faciliter les paiements en faisant disparaître l’inconvénient du transport des sommes en espèces, lourdes, encombrantes, etc ;

2° Pour le commerce, de multiplier les affaires, en faisant servir à une opération nouvelle les fonds engagés dans une opération non encore consommée ;

3° Pour le pays, en augmentant sa force productive, par l’accroissement de son capital circulant ;

4° Pour les actionnaires, en prélevant des commissions sur toutes les négociations à l’escompte, qui ont été soldées avec des billets coûtant 4 fr. 50 de fabrication, et représentant 1,000 de capital.

Mais la Banque de France s’est bien rarement mise dans toutes les circonstances nécessaires pour opérer ces résultats. Il y a eu des époques où elle laissait chômer dans ses caves jusqu’à 200 millions. Cela lui est arrivé quand elle a eu peur ; et il faut que vous sachiez que la Banque a souvent peur. En Angleterre quand il y a eu une terreur passagère, la Banque de Londres a cherché à la prévenir et dans ce cas, vous le savez, sa hardiesse même a été de la prudence,

Comme je vous le disais tout à l’heure, l’émission des billets doit avoir une certaine limite. Supposez, comme cela est arrivé quelquefois en Angleterre, et comme cela vient d’arriver en Amérique, qu’une banque émette avec un capital de 100 millions, pour 1200 millions de billets ; qu’arrivera-t-il ? — Il arrivera toujours et l’expérience est là pour le prouver, que les remboursements se présenteront en foule, et que la banque qui aura accordé trop largement sa confiance, se trouvera en déficit après avoir écoulé ses capitaux disponibles, et sera obligée de suspendre ses paiements. C’est en pareil cas que M. de Sismondi a raison. Mais désormais de pareilles fautes ne peuvent plus être commises, car on peut aujourd’hui prévoir dans une circonstance donnée ce qui arrivera, tout comme les médecins peuvent se rendre compte d’une maladie dont ils ont bien déterminé les symptômes.

On a vu en Amérique, à une époque qui n’est point encore éloignée, des hommes entreprendre de construire non pas une maison, mais une ville toute entière ; ils achetaient les terrains à crédit, les bois, les pierres à crédit, ils payaient leurs ouvriers avec du papier ; sans examiner les chances de l’entreprise, la banque voisine ouvrait un compte courant et fournissait à tout… avec du papier. Quand la ville était construite, il est arrivé souvent que les habitants n’étant pas venus, les magasins sont restés vides, l’école et l’église déserte, le journal sans lecteurs, etc. ; parce qu’il n’y avait nulle part une population exhubérante qui voulût émigrer pour peupler la cité nouvelle, il en est arrivé de même pour certains travaux publics tels que routes, chemins de fer, canaux, qui n’ont eu ni voyageurs ni marchandises à transporter. Toutes ces folles opérations ont donné lieu à des résultats que nous admirons de loin, mais qui ont été achetés au prix de bien d’existences détruites, de fortunes renversées ; les banques qui avaient tout payé… avec du papier, je le répète, n’ont pas été remboursées par les entrepreneurs téméraires et imprévoyants, et elles ont été forcées de suspendre elles-mêmes leur paiements ; de faire banqueroute en un mot. Leurs billets, qu’elles avaient émis par masses énormes, ont dès lors perdu toute leur valeur ; et, comme elles les avaient divisés en coupures d’une valeur trop minime (il y en a eu de 50 centimes), celles-ci se trouvèrent dans la poche de tous les ouvriers, de tous les marchands en détail, qui n’achetaient et ne vendaient qu’avec elles, et qui ont ainsi perdu tout leur avoir. Le morceau de pain de l’ouvrier, sa nourriture du lendemain, celle de sa famille, se sont évanouies, et il n’est resté à la place qu’un morceau de papier froissé et sali.

Cet inconvénient de la trop grande division de la monnaie de papier est fort grave ; on commence du reste à s’en apercevoir, et des actes reçus du parlement anglais ont défendu l’émission dans le Royaume-Uni de billets au dessous de 5 livres (125 francs) ; une mesure semblable sera prise en Amérique lors de la reconstitution des banques, qui ont été violemment ébranlées par la dernière crise, à laquelle leur imprévoyance a donné naissance. Nous n’avons pas à craindre en France de semblables abus, les billets n’y sont pas trop petits ; ils n’y sont pas non plus trop nombreux ; peut-être même avons-nous trop resserré les bases du crédit que les Américains avaient trop élargies ; car on peut dire qu’une banque qui, sur une masse d’escomptes de 800 millions de francs, n’a qu’un effet de 200 francs en souffrance, et dont encore le recouvrement n’est pas désespéré, ne prête guère qu’à ceux qui n’ont pas besoin, en un mot, ne remplit pas sa mission, et ne rend pas au commerce, à l’industrie et à l’agriculture tous les services qu’ils seraient en droit de lui demander. Depuis quelque temps du reste, une concurrence, puissante parce qu’elle joint l’intelligence à la force, et la volonté de faire le bien à la faculté de l’accomplir, a déterminé dans la banque de France quelques réformes qui ne s’arrêteront pas là.

Je bornerai là les considérations sommaires que je voulais vous soumettre sur les effets que le crédit et les banques ont eus sur notre société moderne ; elles suffiront pour vous expliquer certains phénomènes dont vous ne vous étiez peut-être pas rendu un compte bien exact. Vous avez vu en effet qu’en multipliant les capitaux, le crédit avait fait augmenter le prix des choses et diminué les revenus, ainsi que l’intérêt de l’argent, et vous avez pu comprendre comment certaines fonctions autrefois recherchées étaient devenues une charge plutôt qu’un avantage, ce qui avait rejeté un plus grand nombre de bras dans le travail. C’est encore par la même cause que les propriétés ont passé des mains des anciens seigneurs, qui ne faisaient plus rien pour augmenter une fortune patrimoniale que la force des choses diminuait chaque jour, entre celles de marchands et d’industriels enrichis par le travail. Il y a là l’explication de toute une révolution sociale accomplie de nos jours, et à laquelle on ne peut assigner d’autre cause.


  1. Babbage estime dans sa science économique des manufactures que la moyenne des sommes qui se liquident chaque jour à Clearing house est de 2,500,000 livres sterling ou 63,000,000 de francs, qui exigent pour les balances 200,000 livres ou 5,050,000 en bank-notes, et 20 livres ou 505 francs en espèces. (Note du R.)