Cours d’économie industrielle/1837/9

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Texte établi par Adolphe-Gustave Blaise, Joseph GarnierJ. Angé (1837-1838p. 174-192).

NEUVIÈME LEÇON.


Séance du 26 décembre 1837.


de la monnaie.


Sommaire : Définition du Numéraire et de la Monnaie ; Fonctions qu’ils remplissent. — Des métaux précieux ; ils ne servent pas seulement d’intermédiaires dans les échanges, et sont aussi des marchandises dont le prix se forme en raison de la quantité offerte, et des besoins. — Les altérations des monnaies les déprécient parce qu’elles diminuent la quantité de métal précieux ; on a été conduit à les commettre par l’idée que l’or et l’argent n’étaient point des marchandises ; c’est par la même raison qu’on a défendu à certaines époques l’exportation du numéraire. — Rapport de l’or à l’argent en différents pays.
Des monnaies. Avantages des pièces revêtus d’une empreinte qui en constate le titre et le poids, sur les lingots. — Effets désastreux des falsifications des monnaies en France. — Abus du papier-monnaie converti en monnaie de papier en France et en Angleterre. — Du billon au Brésil, en France et en Sardaigne ; facilités qu’il offre aux contrefacteurs.
De la fabrication des monnaies en Angleterre, en France et en Russie. — Détails sur le système monétaire de la France.
De l’altération des monnaies d’or en Belgique. — Résultats qu’elle doit produire.

Messieurs,

Nous avons examiné jusqu’ici les causes morales de la misère des nations, il nous reste à en étudier les causes matérielles. Parmi celles-ci on place le défaut d’argent, le manque de capitaux, la disette de métaux précieux de monnaie : nous avons vu ce qui avait rapport aux capitaux ; il nous reste à étudier ce qui a rapport à la monnaie.

Le numéraire ne servant ni à la nourriture de l’homme ni à son entretien, ni à rien de ce qu’il consomme pour son usage, il faut chercher ailleurs la raison de l’importance qu’on lui accorde et de l’intérêt qu’on attache à en posséder la plus grande quantité possible. Nous trouvons bien, dans l’histoire, que quelques peuples ont vécu heureux, et ont atteint un certain degré de puissance sans lui ; mais ces exemples, sont excessivement rares, tandis que le nombre des pays où l’on remarque l’emploi des monnaies est incalculable ; on en retrouve des traces partout et à toutes les époques. Ceux mêmes qui, comme les Lacédemoniens, proscrivent les métaux précieux et les accusent de corruption, reconnaissent cependant l’utilité, la nécessité de la monnaie, seulement ils en bornent l’emploi aux petites transactions, aux usages journaliers ; et ils l’établissent en lingots de fer d’un grand poids, afin, que leur incommodité prévienne le désir de l’accumulation.

La monnaie est cette marchandise intermédiaire qui facilite la production et la circulation de toutes les autres ; c’est là son caractère spécial, celui qu’elle possède seule et qui la distingue des autres marchandises. S’il pouvait exister un pays civilisé et industriel d’une certaine étendue, et comptant une population nombreuse, où il n’y eût pas de monnaie, il arriverait fréquemment, dans ce pays, où, par suite de la division du travail, chaque citoyen ne ferait qu’une seule chose, n’exercerait qu’une seule des professions, dont les produits sont nécessaires à l’homme ; il arriverait, dis-je, que le bottier, par exemple, qui aurait passé tout son temps à confectionner des chaussures, ne pourrait fournir sa maison de pain et de viande si le boucher et le boulanger n’avaient pas besoin de bottes ou de souliers juste au moment où il a, lui, besoin de pain.

Cette position serait la même pour tous les producteurs ; que ferait un cultivateur, par exemple, avec dix sacs de grains ? Comme il ne pourra les vendre au marchand de draps, au marchand de toile, sera-t-il obligé de se passer d’habits et de chemises ? ou devra-t-il fractionner son grain en autant de portions représentant la valeur des différents objets dont il a un besoin journalier ou occasionel ? Cela ne se peut pour mille raisons, que vous sentez trop bien pour qu’il soit nécessaire que j’en fasse l’énumération.

Le propre de la monnaie est justement d’intervenir dans toutes ces opérations, de faciliter tous les échanges. Quand le fermier veut vendre sa récolte, il s’adresse à un farinier, à un négociant, qui la lui achètent et la paient, non pas en farine, ou en drap, ou en fer, ou en tout autre produit spécial ; mais en une marchandise, l’argent, à laquelle tout le monde est convenu de reconnaître une valeur dont nous allons voir le fondement tout à l’heure, et que tout le monde accepte en échange du produit de son travail. Armé de cette monnaie, qui se divise à l’infini, le fermier peut acheter, à son tour, tout ce dont il a besoin, habillements, livres, instruments, outils, vivres, car souvent il n’en récolte pas de toutes sortes. Il en est de même pour le tailleur, le bottier, le boucher, le boulanger, etc.

On a été conduit à choisir les métaux précieux, l’or et l’argent, pour fabriquer les monnaies, par plusieurs raisons. Ils ont la propriété d’être inoxidables, de pas s’user par le Frai (on frottement), ou du moins de ne s’user que fort peu, d’être divisibles à l’infini[1] ; enfin, à fort peu d’exception près, ils ne servent pas à d’autre usage ; les ornements d’église qui en employaient autrefois d’énormes quantités, n’en consomment plus que fort peu aujourd’hui. Quant à leur qualité de marchandises, qu’un grand nombre d’écrivains, et à leur suite, des peuples et des gouvernements ont prétendu leur dénier, personne aujourd’hui n’oserait plus la leur refuser.

L’or et l’argent sont des marchandises aussi bien que le fer, le cuivre, la houille, qui, comme eux, sont tirés du sein de la terre. La valeur qu’on leur reconnaît représente celles qui ont été dépensées, c’est-à-dire, consommées, détruites, pour les obtenir ; n’a-t-il pas fallu, en effet, avancer des capitaux presque toujours considérables pour faire exécuter les fouilles ? employer et payer de nombreux ouvriers, recourir à l’emploi de machines dispendieuses pour les épuisements, les extractions ? N’a-t-il pas fallu encore classer le minerai, le laver, le griller, etc. ? Combien de manœuvres, d’ingénieurs, de chimistes, de mécaniciens, de voituriers, ont concouru, pour leur part, aux nombreux et difficiles travaux de l’exploitation des mines ? Ce sont tous ces services, employés et détruits, toutes ces avances qu’il a fallu faire, qui constituent le prix des métaux précieux, soumis, au reste, comme toutes les autres marchandises, aux fluctuations qui résultent de l’abondance ou de la rareté.

L’or et l’argent étaient chers, c’est-à-dire qu’avec une petite quantité de ces métaux on obtenait beaucoup de choses, lorsque l’exploitation des mines, encore mal dirigée, n’en faisait venir que de faibles parties dans la circulation ; ils renchérissaient encore lorsque des lois, comme celles relatives aux Juifs et aux Lombards, attachaient quelques périls à leur propriété. Ces martyrs du négoce et de la banque étaient à la fois persécutés pour avoir des métaux précieux, et persécutés encore pour n’en pas avoir. Ceux-ci diminuèrent considérablement lors de la découverte du nouveau monde, qui jeta sur le marché européen le produit considérable des mines du Pérou. Ils diminuèrent encore, et ceci est une nouvelle preuve qu’ils sont réellement des marchandises et non pas seulement des signes, comme on l’a prétendu, chaque fois que, par une erreur déplorable et trop de fois renouvelée, on en altéra le titre. Lorsqu’au lieu de 9 parties d’argent fin et une partie d’alliage sur 10, on mit 2, 3, 4 ou 5 parties d’alliage, et 8, 7, 6 ou 5 parties d’argent, on eut beau appeler les monnaies, ainsi altérées, du même nom que lorsqu’elles étaient à neuf dixièmes de fin, le public ne voulut plus les recevoir que pour ce qu’elles contenaient réellement d’argent, et chacun exigea un plus grand nombre de pièces qu’auparavant en échange des mêmes objets. Malgré cette diminution réelle, les gouvernements ne convinrent pas de leur faute, et la répétèrent constamment ; ils en commirent encore une autre, ce fut de considérer l’or et l’argent comme la richesse même, tandis que ces métaux ne sont que des intermédiaires, des instruments de commerce, et qu’ils n’ont pas même une utilité matérielle aussi grande que d’autres métaux, le fer, par exemple, avec lequel on peut faire des outils, tandis qu’ils sont impropres à cet usage. Partant de cette idée fausse, on défendit long-temps l’exportation de l’or et de l’argent hors du royaume, sous des peines d’une sévérité draconienne, celle de la mort entre autres ; et on ne vit pas qu’en leur qualité de marchandise, qualité qu’on leur déniait à la vérité, ils pouvaient être expédiés hors du royaume, en paiement d’achats faits à l’étranger, avec plus d’avantage pour l’exporteur comme pour le destinataire, que toute autre marchandise : cas qui se présenta toutes les fois que le change fut avantageux, ou que les produits du pays qui exportait son or, étaient inférieurs, soit par la qualité, soit par le prix, à ceux du pays dans lequel on l’envoyait.

L’utilité réelle des métaux précieux consiste, ainsi que je l’ai démontré plus haut, à servir et à faciliter les échanges du commerce auxquels ils sont presqu’aussi nécessaires que les routes, et c’est même chose remarquable que d’observer comme ces deux grands agents du négoce se sont, à toutes les époques, perfectionnés simultanément. Lorsqu’il n’y a pas de monnaie et que les échanges ont lieu en nature, produits contre produits, il n’y a pas non plus de routes ni de chemin, les transports se font à dos de mulets ou de chameaux ; avec les progrès de la civilisation, lorsque les hommes se groupent en société et forment des villes, ils établissent des routes afin de communiquer entre eux, et ils adoptent une monnaie pour faciliter leurs échanges. Le commerce, une fois organisé, a recherché tous les moyens de faciliter ses opérations, et il en est arrivé à ce point, aujourd’hui, de trouver les routes ordinaires trop lentes, même lorsqu’il les parcourt au galop des chevaux, et la monnaie, embarassante pour solder ses achats ou recevoir le montant de ses ventes et c’est pour gagner du temps, ce précieux capital, comme disent les Anglais : Time’s is monney, qu’ont été inventés les billets de banque d’une part et les chemins de fer de l’autre. Nous nous occuperons plus tard de ces perfectionnements de la monnaie ; des banques et du crédit ; continuons, ce soir, nos recherches sur le numéraire métallique, et terminons d’abord, par quelques chiffres, ce qui a rapport aux métaux proprement dits. Je vous citerai, comme continuant ce que je vous disais tout à l’heure, relativement au caractère de marchandise qu’on ne peut dénier à l’or et à l’argent, la variation des rapports entre ces deux métaux par suite de l’abondance ou de la rareté de l’un d’eux. L’argent étant pris comme étalon, nous voyons :

Qu’en Europe le rapport est, tantôt :: 14 : 1
et tantôt :: 14,5 : 1
qu’à la Chine il est :: 13,5 : 1
au Japon :: 9 : 1

Un savant étranger, M. de Humboldt, nous fournit encore d’autres renseignements. Suivant lui, l’or serait 45 fois plus rare que l’argent ; ce chiffre infirmerait ceux que je viens de vous citer, si je ne plaçais, à côté de cette énorme différence, 9 et 14 à 45, une explication fort simple et très catégorique. Réellement 45 fois plus abondant que l’or, l’argent a cependant une valeur triple de celle que ce rapport semble lui assigner, parce que son utilité industrielle, beaucoup plus grande que celle de l’or, le fait rechercher pour une foule d’emplois ; or la demande est, vous le savez, l’un des éléments qui concourent à former le prix et à assigner une valeur aux choses. M. Jacob a estimé (On precious metal) la quantité d’argent absorbée par l’argenterie en Angleterre à 150 millions de francs.

Si, des métaux qui forment la matière première des monnaies, nous passons aux monnaies elles-mêmes, nous verrons, en premier lieu, que celles dont on fait usage depuis un temps déjà reculé, sont tout simplement une certaine quantité, un certain poids d’or ou d’argent, convenablement mélangé, et dans des proportions déterminée d’une manière rigoureuse avec un autre métal, le cuivre. Cet alliage est divisé par coupures, qui reçoivent, au moyen d’un balancier, une empreinte qui en indique la valeur et l’origine. Sans cette précaution les monnaies n’eussent pas rendu les services que l’on attendait d’elles : on comprend, en effet, quelle incertitude, quels embarras seraient nés de l’absence de garantie et de l’ignorance du poids des coupures. Qui voudrait commercer avec des lingots dont chacun serait libre de diminuer le poids et d’altérer le titre, c’est-à-dire d’augmenter la proportion de métal inférieur ? Que de temps perdu pour les vérifications de poids, et que de difficultés, d’impossibilités même pour celle du titre. L’empreinte indique donc l’origine, c’est-à-dire le pays où les monnaies ont été frappées, et c’est pour plus de sécurité qu’on a confié le monopole de cette opération aux gouvernements, afin qu’il y eût plus d’unité, et qu’il n’y eût qu’une seule espèce de monnaie et d’empreinte dans un pays.

L’histoire nous apprend combien de fois cette sécurité a été troublée par les fraudes que l’autorité ne s’est pas fait faute de commettre, chaque fois qu’elle a cru y trouver son intérêt du moment. Les monnaies françaises, si pures aujourd’hui, et dans lesquelles la quantité de cuivre forme si exactement la 10e partie du poids de l’or ou de l’argent, étaient autrefois, et même sous Louis XIV et Louis XV, dans un état de falsification constante ; la collection des capitulaires, lois, édits et ordonnances du royaume ne contiennent pas moins de 760 pièces relatives à des altérations de monnaies. C’est surtout après la découverte du nouveau monde et l’exploitation de ses mines que ce genre de méfaits se multiplia en Europe. « Ceux qui n’avaient pas de mines s’imaginèrent qu’ils en trouveraient l’équivalent dans la réduction du poids et du titre de leurs écus, et la fausse monnaie devint, pour les gouvernements, une arme à deux tranchants, dont ils se blessaient eux-mêmes en essayant de s’en servir contre leurs ennemis.

Ainsi firent les Hollandais, dans leur révolution contre l’Espagne, et les Français, au xviie siècle, dans leur guerre contre les Espagnols. Venise et Florence même, ces républiques opulentes, ne se refusèrent pas ce supplément ignoble de revenu[2]. Le mal avait jeté partout de profondes racines, et l’Europe n’était pas seulement inondée de mauvaises monnaies, mais encore d’un nombre considérable de livres sur la monnaie ; les uns écrits au nom du public pour signaler les inconvénients des altérations, les autres par le gouvernement ou ses amis, pour défendre les refontes. Les plus grandes erreurs et les vérités les plus incontestables sont accumulées dans ces livres, qui n’ont plus, aujourd’hui que tout le monde est à-peu-près convaincu des avantages de la probité, en fait de monnaies, qu’un intérêt de curiosité. Jamais, à aucune époque, les altérations ne furent plus scandaleuses qu’en France, sous le règne de Philippe de Valois, que l’on pourrait, avec raison, appeler le roi faux monnayeur. Tous les contrats, les marchés furent en quelque sorte anéantis ; quiconque avait vendu, au temps de la bonne monnaie, était payé avec la faible, parce que les ordonnances voulaient que les paiements eussent lieu dans la monnaie courante. Ces fraudes officielles, répétées, comme à l’envie, par presque tous nos rois, et qui firent descendre à 50 francs la valeur de la livre d’argent, qui était à 80, sous Charlemagne, eurent les conséquences les plus graves ; on vit, après chaque ordonnance, des magasins se fermer, et les commerçants quitter le royaume et aller, avec les principaux artisans, porter leurs capitaux et leurs talents dans des pays où la propriété était mieux respectée.

Rendus presque toujours pour venir au secours des finances obérées, les édits de falsification allaient directement contre le but que leurs auteurs s’étaient proposé ; les monnaies réduites étaient bientôt dépréciées, et le prix des choses que le gouvernement avait besoin d’acheter pour l’entretien des troupes augmentait, ainsi que toutes les dépenses dont il était chargé, en proportion des altérations commises. D’un autre côté encore, les impôts étant payés en monnaie affaiblie, les ressources étaient rendues insuffisantes, et on était obligé d’augmenter encore les taxes, déjà trop lourdes.

On ne peut, aujourd’hui, se faire une idée exacte de tous les désastres dont ce détestable système fut la cause, de toutes les catastrophes qu’il traîna à sa suite ; système aussi funeste au pays qu’une guerre malheureuse, et qui donna naissance à toutes les fausses assertions que nos pères s’étaient faites sur le véritable rôle que les métaux précieux jouent dans la circulation : c’est lui qui a donné naissance à ces lois, non moins ridicules que funestes, sur l’exportation de l’or, dont l’interdiction, sous peine de mort, privait le pays des bénéfices qu’il eût retirés de tous les échanges avec l’étranger, échanges qui n’avaient pas lieu parce qu’ils ne pouvaient se solder avec la seule marchandise disponible.

Quoiqu’à toutes les époques où les monnaies furent altérées on eût immédiatement observé un renchérissement équivalent dans le prix des marchandises et des denrées, jamais on ne fut arrêté par la crainte de déterminer une pareille crise ; c’est surtout dans la question des monnaies qu’il est vrai de dire que le passé n’a pas eu d’enseignement pour les générations suivantes. L’excès des émissions d’assignats sur la valeur des propriétés nationales, fut une véritable altération de monnaies commise par la révolution : le papier remplissait alors toutes les fonctions de la monnaie ; il fut déprécié par sa trop grande abondance, qui divisait en parcelles microscopiques les propriétés, qui formaient le gage que représentait le papier ; comme sous Louis XIV et les rois ses prédécesseurs, il fallut décréter que la monnaie, de métal à une époque et de papier à l’autre, aurait un cours obligatoire et forcé. Dans le même temps, l’Angleterre se vit réduite à la même extrémité ; elle aussi abusa de la propriété que les billets de crédit ont de pouvoir servir aux échanges comme les métaux précieux, et elle dépassa les limites d’une sage émission, en faisant servir les billets de la banque de Londres à solder des troupes et des employés, au lieu de ne les employer qu’à des opérations de commerce. Ces billets, à peine sortis des presses de la Banque, vinrent se représenter en masse au remboursement, ce qui rendit la réserve du tiers en espèces insuffisante ; et comme le gouvernement, auquel ces avances étaient faites pour susciter et soutenir la guerre contre nous, abusait de sa position pour forcer les émissions, la Banque se vit bientôt dans l’impossibilité de rembourser tous ses billets. Le ministre Pitt, qui avait entraîné le directeur de la Banque dans cette fausse opération, promit alors et obtint du parlement un bill qui autorisait la Banque d’Angleterre à suspendre les paiements en espèce. Il en résulta immédiatement une dépréciation du papier, qui toutefois n’alla pas trop loin, parce que l’on se hâta d’arrêter les émissions ; mais il en arriva toujours que le prix de toutes les choses augmenta, que les propriétaires, qui payaient tout plus cher, exigèrent de leurs fermiers des baux plus élevés parce qu’ils vendaient leurs denrées à un prix nominalement plus fort. De leur côté, tous les salariés du gouvernement, les employés, les magistrats, la marine, l’armée, les grands seigneurs pensionnés, demandèrent une augmentation de leurs traitements, soldes et pensions, proportionnelle à l’accroissement de leurs dépenses personnelles occasionnées par la dépréciation des billets qui circulaient presque seuls dans le public. Après un certain temps de malaise causé par ce désordre financier, les choses reprirent leur cours accoutumé ; les rapports se rétablirent comme par le passé, chacun stipulant une élévation du prix de ses produits correspondant à la baisse du papier ; il en fut ainsi jusqu’en 1818, lorsque la paix, dont nous payâmes si cher le retour, leva la plus forte partie des charges que la guerre avait fait peser si long-temps sur l’Angleterre ; ce pays voulut alors rentrer dans les conditions d’une circulation libre et d’un système monétaire complet et régulier, et sur la proposition qui en fut faite par sir R. Peel, le cours des billets de banque cessa d’être forcé, et la Banque reprit les paiements en espèce. La révolution causée par ce retour au droit commun, fit en quelque sorte plus de mal que la mesure qui en avait fait sortir. Les employés, les soldats, les marins, les juges, les lords et les propriétaires, y gagnèrent de conserver leur augmentation de revenus ; le trésor et les fermiers y perdirent toute la différence entre le papier et les métaux. Tous les baux consentis, les marchés passés, à l’époque de la dépréciation, restèrent au même taux lors du rétablissement de l’équilibre ; ceux qui devaient les payer supportèrent seuls la perte.

Si, quittant l’Europe, nous voulions continuer nos recherches historiques sur les principales révolutions monétaires du monde, nous verrions le pays de l’or, le Brésil, épuisé lui-même par l’avidité de ses dominateurs, manquer à son tour de ce précieux métal, et, contraint de le suppléer, non, comme en France et en Angleterre, par les effets de crédit, mais par de la monnaie de convention, du billon, qui altéra son crédit comme une falsification de monnaie, puisque l’alliage dont se compose le billon n’est guère à l’argent que :: 1 : 80, et fait baisser considérablement les changes pour ce pays, parce qu’au lieu d’y être payé en bonne monnaie, on est exposé à ne recevoir, en billon, qu’une partie de la valeur réelle des traites dont on est porteur. La France aussi avait, à l’époque de sa révolution, recourru à cette ressource extrême du billon, et avait inondé la circulation de cette déplorable monnaie, si facile à contrefaire ; ce dont les faux-monnayeurs anglais ne se firent pas faute, semblables en cela, à ceux qui, quelques années auparavant, avaient triplé la masse de billon, émise par un roi de Sardaigne, fraude dont on s’aperçut lorsqu’un prince de ce pays, voulant, en 1787, faire disparaître cette monnaie, il se présenta au remboursement trois fois plus de billon qu’il n’en avait été frappé par le gouvernement.

Nous trouvant ainsi ramenés à la question de fabrication des monnaies, je vous en dirai quelques mots, et terminerai par l’examen du projet que le gouvernement belge a formé de bouleverser son système monétaire, projet dont je vous ai précédemment entretenu.

Dans certains pays, comme en Angleterre et en Russie, le public ne paie pas les frais de fabrication des monnaies, qui retombent à la charge du Trésor. Ceux qui déposent leurs lingots ont seulement à supporter une perte d’intérêt pour tout le temps que dure ce dépôt.

En France, les frais de fabrication des monnaies sont payés par les propriétaires de lingots qui veulent les transformer en pièces ayant cours ; ils s’élèvent aux 0750 dix millièmes des sommes versées, c’est-à-dire qu’une pièce de 5 francs pesant 22,500 millig. ne vaut que 4 francs 9250 dix millièmes, que le cuivre pour alliage pesant 2,500 millig. est compté pour rien, et que les frais représentent les 0750 dix millièmes restant.

Les inconvénients et les embarras qui ont constamment accompagné les altérations ont, depuis un certain tems déjà, fait sentir les avantages de la loyauté dans cette partie des affaires comme dans toutes les autres. C’est à l’observation constante de cette règle, que certains états ont dû de voir leurs monnaies préférées par le commerce et recherchées sur toutes les places. Les ducats de Hollande, les sequins de Venise, et les piastres d’Espagne d’une certaine création, dûrent cet avantage à leur grande pureté. Tout le monde aujourd’hui devrait être convaincu qu’il n’y a pas de réputation et de sécurité commerciale hors de cette voie, aussi sommes-nous étonnés de voir un gouvernement aussi éclairé que celui de la Belgique, retomber au 19e siècle dans les erreurs et les fautes du moyen âge et de la renaissance.

Frappés de ce fait, que l’or au lieu de rester dans la circulation et d’y remplir concurremment avec l’argent les fonctions de monnaie, était demeuré, malgré l’empreinte dont il était frappé, une marchandise qui se trouvait seulement dans la boutique des changeurs, qui le vendaient, en raison de la faveur dont ils jouissaient auprès d’une certaine classe de consommateurs tels que les voyageurs, les militaires, etc, 10, 12 et même 15 francs de plus que sa valeur officielle ; les ministres belges ont pensé que cette prime, à laquelle le commerce a donné le nom d’agio, faisait partie de la valeur intrinsèque de l’or, et qu’il n’y avait aucun inconvénient à fabriquer de nouvelles pièces qui ne contiendraient réellement qu’une quantité d’or équivalente à ce que le public consentait à donner d’argent en échange, c’est-à-dire diminuées dans le fait de 10, 12 ou 15 francs par mille. Quelques chiffres feront mieux comprendre le projet en question.

En Belgique comme en France on taille dans un kilogramme d’or, 155 pièces de 20 francs pesant chacune 6 gr. 452 m.
en y ajoutant un quart pour former la pièce de 25 francs qu’on veut frapper en Belgique on aura 1 gr. 613 m.
soit, pour la pièce de 25 francs 8 gr. 065 m.
Mais aux termes de la nouvelle loi les pièces ne pèseraient que 7 gr. 960 m.
c’est-à-dire seraient réduites de 0 gr. 105 m.
qui = 0 fr. 325 m. par pièce, ou 1 fr. 30 par 100, ou 13 fr. par 1 000.

Dans l’état actuel l’or en lingot valant 3, 485 fr. 72 cent. le kilog., et le kilog. d’or monnayé étant mis dans la circulation belge au prix inférieur de 3,444 fr., 44 cent., il résulte une perte de 41 fr. 28 cent. par kilog. d’or. C’est pour couvrir cette perte que l’on propose la diminution de poids dont nous venons de parler, et qui, ainsi que nous l’avons vu est = à 1 fr. 30 cent. par 100, ou 44 fr. 777 m. pour un k. au prix légal de 3,444 f. 44 c. le kilog.

Sans insister sur l’inconvénient qui résulte de briser le système décimal français qui était adopté en Belgique[3] par la fabrication des pièces de 10, 25, 50 et 100 francs, dont les unes les dernières, seront soustraites de la circulation pour être enfouies par les thésauriseurs, et les autres ne pourront faire la moitié des paiements qui se présentent à chaque instant, tels que ceux de sommes de 20, 30, 40, 70, 80, 90 francs, etc. ; je ne puis que déplorer l’erreur du gouvernement belge qui va par son projet, mettre des entraves aux relations de commerce de ce pays avec tous les autres peuples. Qu’un négociant belge vienne en Bourgogne acheter une partie de vins, et après le prix convenu, le propriétaire français stipulera une augmentation de 43 p. cent en cas de paiement en or affaibli ; il en sera de même partout ailleurs ; la défiance, l’incertitude du mode de paiement rendront les transactions plus difficiles et feront élever les prix.

De toutes les manières, ce projet est mauvais, il nuit au commerce et ne peut, malgré ses auteurs, empêcher l’or d’être recherché avec une faveur, c’est-à-dire un agio variable, suivant certaines circonstances ; de telle sorte que le rapport rétabli aujourd’hui par une nouvelle fabrication de pièces d’or serait rompu demain et toujours ainsi. Cette seule considération devrait suffire pour faire rejeter cette malencontreuse proposition.

Ad. B (des V).


  1. Suivant M. Pelouze fils, essayeur à la monnaie de Paris, l’argent est susceptible d’être réduit en feuilles si minces, que 8000 de celles-ci, superposées les unes aux autres, ne composent pas ensemble plus d’une ligne d’épaisseur : les fils qu’on peut en étirer offrent une telle ténuité qu’il suffirait d’environ 16 kilog. de ce métal pour se procurer un fil continu, capable d’entourer le globe terrestre. Un fil d’argent d’un millimètre de diamètre peut supporter sans se rompre un poids de plus de 21 kilog. Notes du R. — Ad : B. (des V.)
  2. Histoire de l’Économie Politique I, p. 583.
  3. Voici quelques détails curieux sur l’unité monétaire française et ses rapports avec le système métrique dont il dérive.
    Désignation
    des pièces
    Poids. Titre. Diamètre.
    5 francs 25.000 Gr. 900 m 37 millim. ou 10.401 lig.
    2 — 10.000 900 27 — 11.980
    1 — 5.000 900 23 — 10.193
    1/2 — 2.500 900 18 — 7.979
    1/4 — 1.250 840 15 — 6.649
    10 centimes — 2.000 200 19 — 8.482


    Il faut 40 pièces de 5 francs pour faire un kilog.
    100 2
    200 1
    400 1/2
    800 1/4
    500 10 cent.


     Il suffit donc d’avoir une pièce de 5 francs pour pouvoir établir, non seulement le kilog., mais encore le litre et le mètre, puisque cette pièce pèse 25 grammes et que 40 font 1000 grammes ou 1 kilog., ce qui est juste le poids d’un litre d’eau distillée. Cette même pièce ayant 37 millim. de diamètre, il en faudrait 17 alignées limbe contre limbe, pour donner 999 millim. ou un mètre à un millimètre près.
    _________(Pelouze fils, dict. du commerce). Note du Réd.