Cours d’agriculture (Rozier)/BETTERAVE CHAMPÊTRE

La bibliothèque libre.


BETTERAVE CHAMPÊTRE. Elle a été décrite, non à son véritable nom, parce qu’à l’époque où le deuxième volume du Cours complet parut, cette plante, quoique cultivée exclusivement en Allemagne pour la nourriture des bestiaux, n’étoit pas encore admise parmi nous en culture réglée. Commerel, témoin dans la Souabe, des avantages de la betterave champêtre, en fit venir une assez grande quantité de graines, multiplia les essais, débarrassa cette culture des gênes et des soins qui font toujours rejeter, à la campagne, les meilleurs procédés, et publia une instruction. C’est cette instruction qu’on trouve insérée au nom impropre de racine de disette.

Comme la betterave champêtre est la variété qui a servi aux expériences faites à Paris et à Berlin, dans la vue d’en extraire le sucre en grand, on nous permettra de rappeler ici quelques observations que nous avons faites à ce sujet, dans le nouveau Dictionnaire d’Histoire naturelle, et dans les Annales de. Chimie.

Sucre de Betterave. Pendant long-temps on a soupçonné, non sans fondement, que le sucre n’appartenoit point exclusivement à la canne, arundo saccharifiera. Les organes exercés en avoient déjà découvert la présence dans une foule de végétaux de tous les ordres, de tous les climats ; et la culture dont le pouvoir est d’adoucir les fruits les plus âpres, et d’affiner les racines les plus grossières, avoit également démontré qu’elle étoit en état de fabriquer du sucre, d’en varier à son gré les proportions là où il n’existoit précisément que les matériaux de ce sel essentiel, comme dans les plantes sauvages. Mais il falloit les expériences de Margraaff pour lever tous les doutes.

Cependant, soit par la petite quantité de sucre qu’il obtint, soit par le moyen qu’il mit en usage, qui est le moins praticable et le plus dispendieux de tous pour un travail en grand, ce savant se borna à considérer l’extraction du sucre des racines soumises à son examen, plutôt comme un produit à ajouter à la liste de ceux que fournit l’analyse végétale, que comme un ressource pour nos besoins. Il étoit bien éloigné alors d’imaginer qu’un de ses compatriotes, parcourant comme lui la carrière des sciences, reproduiroit un jour sa découverte, et lui imprimeroit un si grand degré d’importance qu’il offriroit à l’imagination de nos capitalistes la perspective de trouver, dans une de nos racines potagères, de quoi suppléer la canne, et subvenir aux besoins de la consommation d’une matière devenue aujourd’hui pour l’Europe une denrée de première nécessité.

Une autre vérité non moins intéressante, que la chimie a encore dévoilée, c’est que, de toutes les parties des plantes cultivées en Europe, ce sont les fruits succulens, qui renferment une plus grande quantité de sucre ; et, dans ce nombre, les raisins occupent le premier rang, comme parmi les graminées d’Europe, c’est le maïs. Sa tige possède si éminemment, à l’époque du premier développement de la plante, une saveur sucrée, que quelques auteurs n’ont point fait de difficultés de la comparer à la canne. Il ne s’agissoit même, suivant eux, que d’appliquer à son suc les opérations du raffinage pour le faire cristalliser ; mais il s’en faut que la comparaison puisse se soutenir, comme nous l’a démontré un travail publié il y a vingt-cinq ans. Après les fruits, on pourroit croire que ce sont les racines charnues qui devroient être les plus riches en sucre ; mais la racine, cet organe qui s’enfonce presque toujours dans la terre, étant destinée à servir la plante dans l’obscurité, ne peut recevoir les influences immédiates de la lumière, dont la privation est si souvent préjudiciable à la couleur et à la saveur exquise de nos fruits. Les principes qu’elle contient n’éprouvent pas une élaboration favorable à la saccharification ; la végétation intérieure paroît plus occupée à former la substance fibreuse ou parenchymateuse, qu’à convertir la matière muqueuse extractive en un véritable sucre.

Une spéculation qui pouvoit laisser entrevoir quelque espoir de réussir, c’étoit de tenter la naturalisation de la canne à sucre ; mais les expériences de culture entreprises à ce sujet, sur le point le plus méridional de la France, n’ont été couronnées d’aucun succès. La canne a bien acquis une hauteur et une grosseur analogues à celles qu’a la même plante en Amérique ; mais, lorsqu’il a été question d’en retirer du sucre, on n’a pu obtenir que du mucoso-sucré, c’est à-dire, un sirop non cristallisable. Ce n’est, comme l’a dit M. Cels, dans un Mémoire présenté à l’Institut, que lorsque la canne est complètement mûre, qu’on peut assurer qu’elle fournira de bon sucre ; mais, pour que sa maturité ait lieu, il ne suffit pas que le terrain soit bon, il faut un concours d’une chaleur long-temps continuée et de beaucoup d’humidité. Or, sur le sol le plus favorable de la France, on ne peut pas se flatter de réunir ces deux avantages ; l’hiver, plus ou moins prolongé, suspend pour un temps la végétation ; et, s’il est certain que dans nos climats les plus chauds on ne peut avoir les cannes mûres au plus tôt avant un an, il est aisé d’en conclure qu’il ne faut pas songer à cultiver la canne à sucre en France, pas plus que l’érable à sucre, (acer saccharinum Linn.) Dans cet état de choses, il ne restoit plus qu’une chance aux spéculateurs, c’étoit de reprendre en sous-œuvre les végétaux dans lesquels Margraaff avoit découvert du sucre. M. Achard, dont les vues d’utilité méritent les plus grands éloges, crut devoir se servir, pour objet de ses expériences, de la betterave champêtre, par la raison qu’elle est, de toutes les variétés de betteraves, celle que les Allemands cultivent en grand, et qu’elle présenté, soit dans l’épaisseur de son feuillage, soit dans le volume de ses racines, une nourriture abondante pour le bétail.

M. Achard ne tarda pas à annoncer qu’il avoit trouvé des procédés, au moyen desquels il pouvoit tirer une quantité de sucre assez considérable pour que, en calculant tous les frais, ce sucre ne revînt pas à plus de cinq ou six sous la livre, poids de marc. Tous les ouvrages périodiques retentirent de la découverte, et on alloit se livrer à des recherches plus ou moins dispendieuses, lorsque la classe des sciences physiques et mathématiques de l’Institut, pour faire disparoître toutes les incertitudes, déterminer et fixer l’opinion, chargea une commission d’apprécier, par des expériences positives, la proposition de faire en grand le sucre de betterave. Les membres qui la composoient n’ont oublié aucun des moyens les plus capables de dissiper tous les doutes et de mettre la vérité au grand jour. C’est M. Déyeux qui a rédigé le rapport ; il nous suffit de nommer ce chimiste pour annoncer qu’il a satisfait au vœu de la classe, et répondu à l’attente du public. Ce rapport a été publié à part des Mémoires de l’Institut.

Il n’est pas douteux que la betterave, cultivée au midi de la France, deviendroit susceptible de fournir une plus grande quantité de sucre, sur-tout si c’étoit dans un fond sablonneux, le plus propre à la génération de l’un de ces matériaux immédiats des végétaux ; et si, dans les autres variétés de cette plante, on choisissoit de préférence la jaune de Castelnaudari, qui, à plus juste titre que la betterave champêtre, mérite le nom de betterave à sucre, en supposant que, toutes choses égales d’ailleurs, elle produisît autant de racines, et ne coûtât pas plus de frais de culture.

Mais il faudroit, avant d’entreprendre un travail de cette importance, s’assurer par des essais préliminaires, du résultat effectif qu’on obtiendroit ; car on sait que le sucre, considéré comme un des matériaux immédiats des végétaux, existe où la saveur qu’on lui connoît se manifeste. Il n’est pas nécessaire, pour s’assurer de sa présence dans un corps quelconque, qu’on puisse l’en retirer sous forme sèche et cristallisé. L’état concret n’est le caractère distinctif que d’une partie de celui qui abonde dans le nectaire des fleurs, dans la sève des frênes et des mélèses de la Sicile, dans celle de l’érable de l’Amérique, dans les sucs des fruits, des tiges et des racines, souvent même dans le sucre de la canne non parvenue à une maturité convenable ; en sorte qu’outre les autres principes immédiats auxquels celui du sucre est plus ou moins fortement uni, il a reçu dans chacun des modifications différentes, tant de la puissance qui y réside et qui concourt à sa fermentation, que de tous les agens extérieurs qui influent sur son élaboration.

Sans parler des espèces ou variétés de canne qui peuvent fournir plus ou moins de sucre, dans un état plus ou moins libre, plus ou moins parfait, nous observerons que les circonstances de la saison et la qualité du sol doivent nécessairement avoir aussi de l’influence sur ce produit. M. Rigaud a remarqué que lorsque la plante est coupée verte, a peine en offre-t-elle quelques atomes ; que les cannes qui croissent d’une manière fougueuse dans les terres neuves à Saint-Domingue, ne donnent que du mucoso-sucré, de même que celles qui, dans certains cantons, n’atteignent pas le maximum de leur végétation.

L’Égypte nous offre encore un exemple frappant des différences essentielles que présentent les résultats de cet important graminée. Selon la remarque de M. Boudet, membre de l’Institut du Caire, on cultive la canne à sucre dans toute l’étendue de cette contrée ; elle donne de beau sucre dans le Saïd. Elle est déjà beaucoup moins savoureuse au Caire, où, au lieu de l’exprimer, on se contente de la manger ; enfin, du côté de Rosette, il y a bien quelques sucreries, mais on n’en retire que de la mélasse.

Il faut donc convenir que le sucre sec et cristallisable est le produit de la matière complète de la canne ; et que, partout où cette plante ne produit que du mucoso-sucré, c’est que sa végétation n’a pas été achevée dans le cercle qu’elle doit parcourir, soit à défaut d’une chaleur suffisante et continue, soit à raison de quelques circonstances locales de saison ou de qualité de terrain ; car il est démontré que les végétaux, dans lesquels le sucre forme un de leurs matériaux immédiats, en fournissent d’autant plus, qu’ils se trouvent placés à une bonne exposition, et cultivés dans un sol sablonneux, le plus propre à la génération du sucre.

Dans l’intention de connoître l’influence du sol sur les plantes qui contiennent du sucre, et s’il ne seroit pas possible d’augmenter, par la culture, la quantité de ce qu’elles en fournissent naturellement, M. Déyeux a semé de la graine de betterave champêtre dans une portion de terre neuve de son jardin ; il en a formé deux carrés : l’un a été parfaitement fumé et arrosé ; l’autre, au contraire, n’a recu que les façons ordinaires. Les plantes venues dans le premier carré étoient ; extrêmement vigoureuses ; mais, lorsqu’il fut question d’en examiner les racines, il observa qu’elles avoient une saveur amère, que leur chair étoit humide et visqueuse, et qu’elles ne produisoient ni sucre, ni mucoso-sucré, tandis que celles du second carré, sans avoir été fumées, ni arrosées, se sont trouvées être plus compactes, et réunir, quoique moins grosses, toutes les conditions qui leur appartiennent essentiellement ; ce qui s’accorde assez bien avec l’opinion dans laquelle nous sommes, que, dans l’exploitation d’une ferme, c’est toujours le terrain le moins fort et le plus meuble qu’il faut consacrer de préférence à la culture des végétaux dont les racines sont sucrées ou amilacées.

Au reste, quel que soit le sort du travail de M. Achard, considéré relativement au sucre de betterave, ce savant aura toujours acquis des droits à notre reconnoissance : en appelant l’attention des agronomes sur cette plante, il contribuera à étendre sa culture en grand ; et l’économie rurale ne doit pas moins faire tous ses efforts pour augmenter dans les végétaux la matière sucrée, puisque c’est un moyen de les rendre plus nutritifs, plus salutaires, plus agréables aux hommes et aux animaux.

Nous ne présumons pas, il faut le répéter, que nos plantes d’Europe, particulièrement les racines potagères, puissent jamais valoir la peine et les frais de l’extraction du sucre en grand ; en supposant même que la betterave soit celle qui en contienne le plus, et que, par des procédés particuliers, on vienne à bout d’en doubler la quantité, il faudra toujours, pour le débarrasser de ses entraves muqueuses et extractives, déchirer les réseaux fibreux où il est renfermé, employer les expressions, les dépurations, les filtrations, les évaporations, opérations qui ne manqueront pas de détruire une portion notable du principe sucré, et réduiront toujours les tentatives de ce genre à un travail de pure curiosité. Mais, dira-t on, la présence du sucre dans les végétaux étant une condition sans laquelle on ne peut obtenir de fermentation vineuse, et par conséquent d’alcool, il seroit possible, s’il faut renoncer à l’extraction du sucre de betterave, de retirer de cette racine, à l’instar de la carotte, de l’eau-de-vie. Les expériences que vient de faire M. Richard d’Aubigny répondent encore à cette objection ; il a prouvé, sans réplique, qu’elle reviendroit constamment à des prix trop élevés, pour jamais entrer en concurrence, même dans les pays où le combustible, la main-d’œuvre et les transports sont au taux le plus modéré ; et cela n’est pas malheureux pour notre commerce des eaux-de-vie, qui continueront toujours à être recherchées par les étrangers, parce qu’elles ne peuvent être mélangées utilement pour les falsificateurs.

Une circonstance qui semble devoir justifier les tentatives de ce genre, c’est que, quand les matières qui en font l’objet manquent par une cause quelconque, il faut bien les chercher dans des supplémens, mais ne les considérer que comme des ressources du moment, former des vœux pour n’en avoir jamais besoin, et ne point abuser, par des plantations souvent superflues et assez longtemps infructueuses, de terrains mieux employés à fournir annuellement les alimens auxquels nos organes sont accoutumés.

Laissons aux abeilles le soin de courir la campagne pour puiser au fond du nectaire le sucre mou qu’elles ramassent, sans opérer de dérangement dans les organes délicats des plantes ; laissons à l’industrie de nos colons retirer de la canne le sucre sec tout formé, que la nature y a déposé avec une si grande abondance ; permettons-leur de convertir en rhum et en tafia celui qui est incristallisable ; appliquons-nous à perfectionner les appareils distillatrices, à ne faire de l’eau-de-vie qu’avec nos vins, et à enlever à celle qui provient des marcs de raisins le goût d’empyreume qui en est presque inséparable ; propageons, conservons aux bestiaux un des alimens dont ils sont si friands ; voilà l’emploi le plus utile et le plus raisonnable, nous osons le dire, qu’il soit possible de faire de la betterave champêtre et de tous ses produits. (Parmentier.)