Cours d’agriculture (Rozier)/GELÉE

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Hôtel Serpente (Tome cinquièmep. 257-261).


GELÉE, Physique. Grand froid qui pénètre les corps & convertit l’eau en glace.

On peut voir au mot Froid, tout ce qui regarde cette température ; nous ne ferons qu’ajouter ici quelques détails sur la gelée proprement dite.

Quand le thermomètre de Réaumur est descendu jusqu’à zéro, alors dans tous les pays il commence à geler ; tous les fluides aqueux tranquilles, & exposés au grand air, commencent à se convertir en glace ; si le froid devient plus fort, on dit que la gelée augmente, & les eaux qui ont un cours, un certain degré de mouvement, s’arrêtent & se gèlent : enfin, elle croît comme l’intensité du froid ; il gèle dans l’intérieur des maisons, dans les maisons les mieux fermées, & les rivières, même les plus rapides, finissent par se glacer en partie, & même quelquefois, toute leur superficie est prise jusqu’à une certaine profondeur. La gelée naturelle dépend donc de la température de l’air, & par conséquent plus l’air sera froid, plus il gèlera. Certaines vapeurs, l’évaporation, les vents, influant sur le degré du froid, influent aussi sur celui de la gelée. Un vent du nord, sec, accompagné d’un ciel serein, occasionne une telle gelée, & en général il gèle plus souvent & plus fort par ce vent que par un temps humide & couvert.

Un phénomène assez singulier qui accompagne les fortes & longues gelées, c’est la poussière légère dont les chemins sont alors couverts comme dans les jours les plus beaux & les plus secs. Si vous vous promenez dans les grandes gelées, vos souliers seront bientôt couverts d’une poussière fine que le moindre vent fait voltiger ; mais à peine êtes vous rentré dans un lieu où la température soit assez douce pour fondre la glace, ces petits grains de poussière se fondront, & il n’en restera presque plus. Le froid extrême sépare & isole chaque grain de terre attaché à un atome d’eau qui est gelé ; c’est, pour ainsi dire, un grain de glace recouvert par de la poussière : ce glaçon se détache facilement de la terre, &, comme il est très-petit, & par conséquent très-léger, il s’envole, & s’attache à tous les corps qu’il rencontre ; Ces petits grains se fondront aussitôt que l’on sera dans un air plus chaud, & les souliers seront alors couverts d’une véritable boue.

La gelée mérite l’attention du philosophe, qui réfléchit sur tous les phénomènes qui passent successivement sous ses yeux, par ses effets sur l’économie animale & végétale. Au mot Froid nous sommes entrés dans quelques détails à ce sujet, sur-tout pour l’économie animale ; nous allons ajouter quelques observations intéressantes, par rapport à l’économie végétale. Une infinité de plantes périt par la moindre gelée ; c’est en général toutes celles qui, nées dans des climats chauds, sont transportées dans un nouveau, où elles ne retrouvent pas la température qui leur est nécessaire. Les plantes de nos climats ne sont pas cependant à l’abri de la rigueur des frimats. Si la gelée est forte & long-temps continuée, elles en deviennent les victimes ; mais il faut observer, en général, qu’il n’y a guère que les plantes annuelles qui périssent aux premiers froids ; l’état de langueur où elles sont à l’approche de l’hiver, leur vieillesse ne conserve plus cette vigueur, cette chaleur vitale qui donne aux autres plantes la force de braver les gelées. Si l’humidité de la terre se gèle à une certaine profondeur, les racines en sont affectées ; le chevelu se trouve quelquefois coupé & brisé par les glaçons qui se trouvent dans la terre ; les sucs nourriciers devenus solides, ne peuvent plus pénétrer à travers les racines, & aller porter la vie dans la tige & les branches ; l’extrémité des branches, les bourgeons, plus aqueux & plus succulent que le reste, sont aussi les parties les plus susceptibles de geler. Les gros troncs d’arbre n’en sont pas à l’abri dans les grands hivers, & ils se fendent quelquefois, suivant la direction de leurs fibres, & même avec bruit.

On remarque ordinairement sur les arbres auxquels cet accident est arrivé, une arrête ou une espèce d’exostose formée par la cicatrice qui a recouvert ces fentes ; elles restent enfermées dans l’intérieur de l’arbre, sans se réunir : ces fentes intérieures portent souvent le nom de gélivure, de cadran. (Voyez ce qui a été dit au mot Dégel, Brûlure des arbres). Un effet assez commun de la gelée, suivant quelques auteurs, est la production du faux-aubier (Voyez à ce mot ce que nous en pensons).

La gelée ne fait jamais plus de ravage que lorsqu’elle est accompagnée d’humidité : cette humidité s’attachant à tout ce qu’elle rencontre, forme ensuite autant de petits glaçons qui affectent nécessairement la partie sur laquelle ils se posent. (Voyez le mot Brûlure, jardinage). C’est encore bien pire, lorsque cette humidité a pénétré la superficie des feuilles ou des jeunes tiges ; car alors ils déchirent l’épiderme en se formant, causent une violente détention, & rompent toutes les parties organiques qui les renferment. S’il est des cas où la gelée fasse encore plus de mal, c’est lorsqu’après un dégel il survient une gelée subite ; il est rare que les plantes alors échappent aux maux que cette alternative occasionne. La surabondance d’humidité produite par le dégel, & qui se convertit tout d’un coup en glace dans le moment où toutes les parties sont attendries par la douce chaleur du dégel, est le principe des ravages affreux qui détruisent presque tous les végétaux dans ces circonstances.

Les fruits ne sont point à l’abri des funestes atteintes de la gelée ; ils se gèlent & se durcissent pendant les hivers qui sont un peu rudes, lorsqu’on n’a pas eu soin de les en préserver. Dans cet état, ils perdent ordinairement tout leur goût ; & lorsque le dégel arrive, on les voit le plus souvent tomber en pourriture ; les parties aqueuses, qu’ils contiennent en grande quantité, étant changées en autant de petits glaçons dont le volume augmente, brisent & crèvent les petits vaisseaux qui les renferment ; ce qui détruit l’organisation.

Si l’excès du froid entraîne différens accidens par l’excès de la gelée, il est des circonstances où une gelée, par un temps sec, peut être favorable ; elle divise les mottes de terre mieux que le meilleur labour, & fait périr un grand nombre d’insectes qui ne s’étoient pas retirés assez profondément dans la terre pour se mettre à l’abri. Comme ordinairement une belle gelée s’établit par le vent du nord, l’air est plus pur & plus propre à l’économie animale. (Voyez les mots Air & Froid) M. M.

J’ajouterai quelques observations à ce que M. Mongez vient de dire sur la gelée. J’ai remarqué que, dans les années où les gelées blanches survenoient de très-bonne heure en automne, & qu’elles faisoient tomber les feuilles, & si la terre étoit humide, les arbres & les plantes souffroient beaucoup du froid de l’hiver suivant. La raison en est, je crois, que ces arbres sont restés chargés intérieurement d’une humidité surabondante, & qui n’a pas pu ensuite être transpirée par les feuilles, puisque la gelée les a fait tomber de trop bonne heure. Dès-lors l’aquosité de l’arbre, l’humidité concentrée dans tous les pores du bois, ont donné plus de prise à l’action du froid qui, en glaçant ces molécules aqueuses, leur a fait occuper un plus grand espace, & déchirer les espèces d’outres qui les renfermoient. Au contraire, lorsque les feuilles restent sur les arbres jusqu’à l’arrière-saison, ils perdent peu à peu leur humidité surabondante, & ne craignent plus le froid.

En 1756 ou 1758 (je ne me rappelle pas positivement laquelle de ces deux années) il survint de la neige & de la glace le 18 & le 20 Avril. J’avois plusieurs seigles qui commençoient à monter en épi, & l’épi étoit formé sur plusieurs : je fis étendre le cordeau du jardin, & le promener par deux hommes sur un de ces champs, afin d’abattre la neige & l’eau de celle qui commençoit à fondre. Après plusieurs allées & venues avec le cordeau sur chaque partie du champ, les épis, les tiges & les plus hautes feuilles ne se trouvèrent presque plus mouillées ; le soleil parut, fut chaud, & malgré cela le seigle fut conservé ; il fut au contraire, très-fortement endommagé dans les endroits où l’on n’avoit pas passé le cordeau. L’effet de la gelée devient donc plus ou moins funeste en raison de l’humidité qui recouvre la plante.

Lorsque la gelée survient pendant que les arbres sont en fleurs, & lorsqu’ils ne sont pas chargés d’humidité, ou couverts par la neige ou par l’eau des pluies, la gelée n’endommage aucunement les fleurs. Si ces fleurs sont humides, & que le temps reste brumeux & couvert ; enfin, lorsque la gelée se dissipe petit à petit, il y a peu ou presque point de dommage ; mais si le soleil paroît avant que la gelée soit dissipée, tout est perdu.

Les vignes entourées de grands arbres, ou placées près des forêts, ou plantées dans de bas-fonds, craignent plus les effets de la gelée que les autres, parce que les arbres ou le local concentrent, attirent & entretiennent l’humidité qui ne peut être dissipée que par un courant d’air.

Je ne discuterai pas si l’effet de la gelée dépend d’une plus grande quantité de sels répandus dans l’air, ainsi que M. de Lahire a voulu le prouver dans le Tome IX des anciens Mémoires de l’Académie des Sciences, ou d’une soustraction d’une grande partie du principe ignée de l’atmosphère, ou enfin de la seule évaporation de l’humidité. Cette question, purement physique, n’est pas du ressort de cet Ouvrage, & m’entraînerait trop loin ; mais il convient d’examiner par quel mécanisme la gelée détruit les fleurs & les jeunes bourgeons, lorsque le soleil paroît, parce que, de cet examen, il en résulte des règles pour la pratique.

J’ai déjà dit que la petite couche de glace qui couvre les fleurs, les bourgeons, se séparoit en gouttelettes, lorsque la chaleur des rayons du soleil commençoit à la faire fondre ; que ces gouttelettes pénétrées & traversées par les rayons du soleil, les concentroient en un foyer, de la même manière que la loupe ou les boules de verre remplies d’eau ; enfin, que comme ces gouttelettes étoient multipliées à l’infini, & infiniment petites, elles correspondoient, pour ainsi dire, à chaque pore de la fleur, du bourgeon & de la feuille, & que, par ces foyers rapprochés les uns des autres, la texture de la fleur étoit flétrie, desséchée & calcinée ; enfin, que deux ou, trois jours après elle tomboit en poussière. J’ai expliqué de la même manière les effets de ces coups, de soleil violens, lorsque l’atmosphère est vaporeuse, & lorsque, pour me servir d’une expression usitée, quoiqu’impropre, le soleil est entre deux nuages. Alors, & pour ainsi dire, en un clin d’œil, les feuilles des vignes, des arbres, &c., sont grillées & prêtes à tomber en poussière ; il est rare que la plante survive à leur chute.

Des auteurs très-estimables ont une façon de voir & de juger différente de la mienne. Je laisse au Lecteur le choix de se décider ou pour l’une ou pour l’autre. Ils pensent que, pendant la gelée, toutes les parties des fleurs, des feuilles, des bourgeons qui commencent à éclore, sont dans un état violent de contraction, & que toute circulation est suspendue dans les vaisseaux séveux ; que cette circulation recommence ; que la contraction cesse à mesure que le froid diminue ; mais si le soleil donne trop promptement sur les fleurs avant qu’elles aient repris leur élasticité naturelle, il ouvre trop promptement leurs pores resserrés, les dessèche & les détruit. C’est donc en occasionnant une véhémente évaporation de l’humidité, ou par le contact très-brusque des rayons chauds avec des corps très froids : mais ces rayons sont-ils assez chauds pour produire ces effets ? Je ne le crois pas, & cette opinion ne me paroît pas expliquer pourquoi les feuilles, les fleurs, &c. sont un ou deux jours après dans l’état le plus pulvérulent, lorsqu’on les froisse avec les doigts.

Le point le plus essentiel est de prévenir ces accidens, & de garantir, autant qu’on le peut, ses arbres, ses vignes, &c. (Voyez ce qui a été dit à ce sujet aux mots Écusson pour la vigne, Dégel pour les effets généraux, & Espalier pour les arbres.) M. Mallet, dont il a été question au mot Châssis Physiques, de son invention, propose un moyen bien simple de garantir les arbres en fleur, & couverts de la gelée, contre l’effet des rayons du soleil. Il est fondé sur l’analogie & la pratique ordinaire des cuisiniers qui trempent dans un seau d’eau, sortant de puits, la viande gelée, avant de la faire cuire ; on pratique la même chose pour les fruits. M. Masset dit qu’il arrose les fleurs de ses arbres, leurs feuilles, &c. avant que le soleil soit levé. Cette pluie artificielle fait fondre les glaçons, parce que l’eau sortant d’un puits ordinaire, a ordinairement dix degrés de chaleur, qui suffisent & au-delà pour la fonte de la glace. Ce procédé est très-ingénieux.


Gelée Blanche. (Voy. Givre).