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Course en voiturin/I/02

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Victor Magen (Tome 1p. 21-44).

II

légendes génoises.


Après avoir fait dans les palais de Gênes la tournée obligée par où débutent les voyageurs, je me lançai tout seul et sonnai à plusieurs portes en demandant à voir la galleria dei quadri, sans savoir s’il y avait des tableaux dans la maison. Partout on m’accueillit poliment. La marquise Doria, qui ne se contente pas d’être une belle et élégante dame et qui peint avec talent, me montra un petit nombre de tableaux choisis du premier ordre, entre autres très un portrait par Léonard de Vinci qui vaut tout un musée. Malgré le mérite des autres ouvrages, celui-là écrasait tellement ses voisins, que la marquise a eu le bon goût de l’isoler dans un petit salon. Ce portrait est celui de la duchesse Sforza, femme de Ludovic le More, qui était une Grimaldi ; la dernière des Grimaldi, tante de la marquise Doria, laissa le portrait à sa nièce, car c’est une famille qui s’éteint. J’ai lu, je ne sais plus où, qu’en 1650 M. de Fontenay, ambassadeur de France à Rome, voyant passer des prélats vieux et voûtés du nom de Grimaldi, s’écria : « Regardez comme ils se courbent pour chercher les clefs de saint Pierre. » S’ils eussent moins désiré le chapeau et là tiare, leur nom ne mourrait pas aujourd’hui. Quant au portrait de la duchesse Sforza, il est plus frais et plus conservé que celui de la signora Joconde, dont les restaurateurs de notre musée ont osé refaire le haut du visage avec un vandalisme intrépide.

Chez le marquis Balbi on me montra un Mariage de Jacob qui est un des plus charmants ouvrages du Guerchin, plus un portrait curieux de Philippe II, dont la tête est de Ribeira, et le reste achevé plus tard par Van Dyck.

— Puisque vous êtes curieux, me disait un soir un jeune avocat, il vous faut tâcher de pénétrer dans le mystérieux palais D***. Je vous avertis que l’humeur farouche du propriétaire est héréditaire dans la famille, et que la légende raconte sur cette maison des histoires très-singulières. Si vous ne craignez pas d’essuyer un refus, je vous donnerai une lettre avec laquelle vous pourrez tenter l’aventure, et vous présenter chez le marquis D***. Je ne pense pas que, dans ce siècle-ci, l’entreprise soit périlleuse.

— Quand elle le serait, répondis-je, une aventure est chose trop rare aujourd’hui pour qu’on hésite à la tenter. Faites-moi d’abord le récit de la légende des D***, et vous me donnerez ensuite votre lettre d’introduction.

— Vous savez, reprit l’avocat, qu’André Doria, ce grand restaurateur de l’aristocratie génoise, avait beaucoup étendu les privilèges de la noblesse. Ils s’augmentèrent encore après lui et amenèrent des abus qui lui auraient inspiré de tristes réflexions, s’il eût pu voir les résultats de sa politique. Les passions ne connaissaient plus de bornes. On employait des assassins à gage pour se défaire d’un ennemi ou d’un rival. On se massacrait dans les rues, et comme tous es palais jouissaient du droit d’asile, on était à l’abri des poursuites judiciaires, en restant chez soi, lorsqu’on avait commis un crime. Les domestiques eux-mêmes se mêlaient de détrousser les passants, et se retiraient ensuite dans le logis de leur maître. De peur qu’ils ne fussent serrés de trop près par les gardes, on établissait encore des auvents sur les portes, et ils s’y réfugiaient sans prendre la peine de se cacher dans l’intérieur. Un grand seigneur, à qui ses spadassins disaient un jour qu’ils n’avaient pas exécuté leur coup parce l’homme qu’ils devaient tuer causait avec une autre personne, s’écria tout en colère : — il fallait les frapper tous deux.

Vous verrez encore dans les escaliers, des embrasures de fenêtres profondes et garnies de bancs de pierre où se tenaient sans cesse des gens armés. Sur un signe du maître, on assommait galamment le visiteur que M. le marquis venait de reconduire avec politesse jusqu’en haut des degrés. Nos graves patriciens jouaient aux barres comme des écoliers avec toutes les lois divines et humaines. Il y avait de quoi tirer des larmes des yeux desséchés du vieux Doria, et lui faire regretter que cet ambitieux de Fiesque et ce brouillon de Verrina n’eussent point réussi dans leur conspiration contre lui-même, tant la postérité avait eu soin de justifier leur cause. Mais venons à votre palais D***. Du temps de la république, les chefs de cette famille étaient, de père en fils , des hommes terribles. Il ne faisait pas bon avoir des démêlés avec eux, être amoureux de leurs femmes, ou passer devant leur maison quand ils vous avaient regardé de travers. Un coup d’arquebuse était bientôt lâché à travers les grillages du rez-dechaussée. Cependant ils eurent un procès, et leur partie adverse se mit en quête d’un huissier hardi pour porter l’assignation.

Il s’en trouva un, vieux routier de chicane et courageux, qui, par bravade ou autrement, consentit à faire cette commission périlleuse. L’huissier se confessa, régla ses affaires, et fort de sa conscience et de son droit, il s’enfonça dans les rues détournées où est situé le palais D***. Le marquis déjeunait, entouré de ses serviteurs. On lui remet le papier qui porte les formules peu civiles de la loi, et dont il fait la lecture à haute voix sans témoigner ni surprise ni colère.

Le patron est sans doute en belle humeur aujourd’hui.

— Eh ! dit-il en souriant, où donc est le seigneur huissier ? Je ne veux pas qu’il reste dans l’antichambre. Faites-le entrer. Donnez-lui un siège. Asseyez-vous, mon cher, et déjeunez avec moi.

Le pauvre homme ne sait que penser de cet accueil ; une fois dans le guêpier, le mieux est de paraître tranquille et assuré. On lui donne un couvert ; il boit et mange. Le vin est bon, et comme le patron rit et plaisante, l’huissier finit par croire que les D*** sont les meilleures gens du monde, point fiers avec leurs inférieurs, et calomniés par le vil populaire. Il remarque bien que le marquis parle bas à un domestique ; mais apparemment c’est pour qu’on apporte du vin, et du meilleur. Au bout d’une heure, l’officier public songe à son étude et à ses devoirs ; il remercie son hôte, s’excuse comme il peut du rôle pénible que son état l’oblige à remplir auprès d’un seigneur aussi aimable, et il s’apprête à sortir.

— Attendez un moment, dit le marquis. Le four n’est pas chaud, et on n’ouvre pas ma porte tandis que le four chauffe.

Sans rien comprendre à ces paroles, l’huissier prend patience et boit encore. On vient annoncer enfin que le four est chaud.

— Eh bien, dit le marquis, saisissez-moi cet animal, et faites-le cuire.

Les domestiques prennent l’huissier par les pieds et la tête, et le jettent tout vif dans le four, où il est encore. Je ne sais si le procès se poursuivit, mais pour des huissiers et des assignations, on n’en revit plus au palais D***.

Un autre seigneur du même nom possédait deux tableaux de Caravage, achetés par son père. Ces tableaux ne lui plaisaient pas ; il imagina de les couvrir d’une couche de blanc d’Espagne, et de les laisser ainsi dans sa galerie. Au milieu d’une nuit, le marquis fut réveillé par une main glacée posée sur son bras. Il vit debout, après du lit, une figure pâle et d’un air féroce, qui l’appela par son nom.

— Je suis Michel-Ange de Caravage, lui dit le fantôme. Si mes tableaux n’ont pas le bonheur de te plaire, il faut les donner où les vendre. Je n’entends pas qu’ils demeurent ensevelis tout vivants.

— Va-t’en au diable, répondit le marquis.

Et le seigneur D*** se retourna sur l’autre oreille, et se rendormit. Le lendemain il sentit encore la main froide et vit la même figure. Cette fois les yeux du fantôme lançaient des feux comme deux émeraudes.

— Seigneur marquis, dit-il, le Turc qui enferme une esclave et la dérobe aux regards la vend quand il ne l’aime plus ; et toi qui ne sais pas le prix de mes tableaux, tu ne veux ni les regarder ni les laisser voir aux autres. Crois-tu que j’aie dépensé mon talent pour que mes ouvrages dorment sous cette fange ? Apprends que tes descendants seront morts depuis des siècles quand le dernier de mes tableaux sera tombé en poussière ; mais enfin, mes toiles n’ont qu’un temps à vivre. Celles-ci sont de mes meilleures. Si demain tu ne les as pas rendus à la lumière, je t’étranglerai sur la place.

Le seigneur D*** était opiniâtre, et il se mit dans la tête de ne point céder. La nuit venue, il veilla tout armé, tenant son épée d’une main et son poignard de l’autre. Ses gens entendirent des voix qui se querellaient, des blasphèmes et des bruits semblables à ceux d’une lutte, puis le silence se rétablit. À son réveil, le marquis dit à son valet de chambre qu’une espèce de vision l’avait importuné ; mais qu’il avait chassé le fantôme en lui passant son épée au travers du corps. Il paraît que ce Caravage, si fameux par ses duels et ses vengeances, avait trouvé à qui parler. Ses tableaux restèrent sous leur vêtement de blanc d’Espagne jusqu’à la mort du propriétaire.

L’avocat me raconta encore des histoires sur d’autres palais de Gênes, et le lendemain, je partis armé de ma lettre d’introduction, pour essayer d’entrer au palais D***.

Le marquis actuel, pensais-je, ne me fera pas cuire dans un four, puisque je ne lui apporte point d’assignation ; et comme je ne lui chercherai pas querelle, il n’y a pas d’apparence que nous nous battions à l’épée au milieu de sa chambre à coucher.

Arrivé dans un pâté de maisons où devait être cette habitation, je demandai plusieurs fois mon chemin sans qu’on voulût me l’indiquer. Enfin je m’adressai à une jeune fille qui mangeait une écuellée de pois, en compagnie d’un chat. Elle ne leva pas même la tête à mes questions et répondit : — Parlez à Nica, qui n’a rien à faire.

— Allons, Nica, dis-je à une petite fille de sept ans, conduis-moi au palais D***. La petite leva les yeux au ciel, fit claquer sa langue et remua l’index de la main droite, ce qui constitue le non italien le plus formel.

— Pourquoi ne veux-tu pas me conduire ? demandai-je.

La cagna, la cagna , répondit l’enfant.

— Eh bien, la cagna, repris-je, as-tu peur qu’elle te mange, cette chienne ? Voyons, je te donnerai deux pièces de huit sous.

A la strada si, al palazzo no.

— J’y consens ; mène-moi seulement jusqu’à la rue, j’irai tout seul au palais. Nica partit comme une flèche. Elle me guida par un dédale obscur, jusqu’à une rue large de cinq pieds, tendit la main, prit l’argent et disparut. Je m’avançai dans le coupe-gorge, et une vieille marchande d'oranges m’indiqua enfin le palais D***. À peine avais-je monté la première marche de l’escalier, qu’un chien de garde énorme me coupa la retraite et se mit à hurler après moi en montrant ses dents. Un domestique arriva fort à propos le prendre par le collier. Je demandai le marquis D***. On me fit entrer au premier étage. Là, j’expliquai le but de ma visite, et tandis qu’on portait ma lettre et qu’on demandait s’il plaisait au patron de me laisser regarder les tableaux, je restai seul dans une vaste antichambre poudreuse et noire, mais ornée de belles fresques. Trois bouledogues attachés au pied d’une grosse table se réveillèrent alors, et voyant un inconnu, se mirent en devoir de le manger.

À force de tirer leurs chaînes en aboyant, ils faisaient avancer la table par secousses, et avec une vitesse qui commençait à m’inquiéter, lorsque le valet de pied rentra et m’ouvrit la porte de la galerie. Les trois quarts des tableaux étaient conformes au caractère des anciens D***. C’étaient des Caravage, des Salvator Rosa, des Espagnolet, abandonnés aux araignées et à la poussière. Tous représentaient des sujets sinistres. L’odieux épisode de Loth enivré par ses filles s’y trouvait deux fois, traité par Caravage et par Ghérard de la Nuit. Une énorme Judith me présentait la tête d’Holopherne avec un cynisme barbare ; et quant aux paysages, ils étaient enjolivés par des haltes de brigands, des scènes de guet-apens ou des incendies. Les artistes de la décadence ont beaucoup aimé à se délasser des sujets pieux par ceux de Loth, de Susanne au bain, de David amoureux. C’étaient les seuls tableaux de la galerie D*** qui eussent quelque prétention à la grâce. Je remarquai bien au milieu de ces noirceurs une charmante vierge de Pellegrino Piola ; mais par une singulière coïncidence d’idées, la mort du peintre Piola est une lugubre aventure des rues de Gênes. Quelle fut ma surprise en apercevant un tableau couvert de blanc d Espagne dont on ne voyait que le cadre !

— Qui donc a voilé ce tableau ? demandai-je.

E il signor Marchese, répondit le domestique.

— C’est sans doute afin de prouver qu’il ne craint pas les apparitions ?

Le valet de pied fit un sourire et un signe de croix en répondant :

Non lo vorrei aver nella mia camera.

— Ni moi, je ne voudrais pas non plus avoir ce tableau dans ma chambre. Et savez-vous de quel peintre il est ?

Credo che sia un Salvator Rosa.

— Bonté divine ! un Salvator Rosa. Le signor marquis a bien du courage d’oser braver un bandit comme celui-là.

Je regardai encore une très-belle collection de camées antiques. On me reconduisit ensuite jusqu’à la rue au milieu d’un concert d’aboiements, et je me retirai fort satisfait de m’échapper sain et sauf de cette infernale maison.

Dans notre siècle pâle, l’énergie du caractère n’est plus, Dieu merci, que de l’originalité ; mais tel que se montre encore ce palais étrange, avec la cagna de l’escalier, les bouledogues de l’antichambre, les toiles d’araignée qui vont du nez de Loth à celui de Judith, et le tableau couvert de blanc d’Espagne, il présente un ensemble imposant de bizarreries sur lequel je serais prêt à témoigner que les anciens D*** n’ont point dégénéré.

Le palais Lercaro est d’un aspect plus agréable ; son histoire contient une anecdote curieuse et une figure passionnée d’un genre qui mérite attention. Les Lercari étaient de père en fils des hommes terribles, des cœurs de fer, mais pleins de noblesse. L’un d’eux, encore enfant, se mit à étudier le jeu des échecs et y devint d’une force extraordinaire. Le pacha de Trébisonde , qui se trouvait alors à Gênes pour régler un différend entre la Porte ottomane et la république, jouait bien aux échecs. Un soir, chez le doge, on cherchait un adversaire digne de lui, et le petit Lercaro se présenta. Le pacha, s’imaginant qu’il aurait bon marché d’un enfant de douze ans, se permit des plaisanteries offensantes. Il perdit la première partie et plaisanta plus amèrement ; il perdit la seconde et se fâcha tout à fait. Enfin, lorsqu’il eut perdu la troisième partie, l’ambassadeur furieux donna un soufflet au vainqueur. L’enfant se leva gravement et dit au pacha :

— Puisque je suis d’âge à faire votre partie, vous aurez la bonté de faire aussi la mienne, et demain nous nous battrons.

L’assemblée se mit à rire ; mais le petit Lercaro insistait, et le doge fut obligé de lui imposer silence. Au bout de six ans, le jeune patricien, maître de ses actions et d’une immense fortune, arma quarante galères et vint établir une croisière dans la mer Noire en face de Trébisonde. Tous les navires qui passèrent furent arrêtés et coulés à fond ; le pacha recevait à la fin de chaque semaine un tonneau plein des oreilles coupées de ses sujets. Le commerce maritime de Trébisonde et de Constantinople jeta les hauts cris. On envoya contre ces corsaires génois une flotte, qui fut battue, et le grand-sultan lui-même reçut une cargaison de tonneaux remplis d’oreilles turques. Sa Hautesse, ayant appris le sujet de cette guerre, pria le jeune Lercaro de venir à sa cour en promettant de lui donner satisfaction. Le pacha de Trébisonde fut appelé à Constantinople, et vint humblement faire des excuses à son ennemi.

— N’oubliez jamais, lui dit Lercaro, qu’un patricien de Gênes, quand il serait au maillot, se souvient d’une offense, et que celui qui ose le frapper, se frappe lui-même.

Aujourd’hui les Lercari n’existent plus ; leur palais est devenu un casino, seul endroit de la ville où la riche noblesse de Gênes donne encore quelques bals par cotisation.

Un jour, dans l’un des trente-six palais Spinola, je regardais un vieux portrait de famille.

— Signor, me dit le domestique, celui-là date de loin. C’est du temps où mademoiselle Tomasina Spinola sauva la ville de Gênes de la colère du roi de France.

Ce peu de mots avait piqué ma curiosité ; mais comme je n’aime pas beaucoup les récits de domestiques, je cherchais un autre narrateur. Le hasard me servit admirablement, le soir même. M. de Blanriez, consul de France et l’un des hommes les plus spirituels que je connaisse, me raconta en ces termes l’histoire de la belle Tomasina :

— Vous savez que la politique jalouse de l’Italie attira le roi Louis XII dans ce pays en 1501. Pour sacrifier Ludovic Sforza, les autres états nous ouvrirent l’entrée du Milanais, et la conquête en fut achevée en vingt jours. Une fois en si bon chemin, les armes françaises poursuivirent le cours de leurs victoires, et au bout de quatre mois La Trémouille avait planté son drapeau sur le fort Saint-Elme à Naples. La France est aussi habituée à perdre l’Italie qu’à la conquérir. Gonzalve de Cordoue nous en expulsa.

D’après les traités nous devions toujours conserver une garnison à Gênes. Deux fois les Génois s’étaient révoltés, et en 1506 ils recommencèrent une troisième fois, ce qui mit le roi de France dans une grande colère. Louis XII, qui avait le cœur bon et magnanime, devenait cruel quand la mesure de sa clémence était dépassée. Dans son emportement il jura d’exterminer les Génois avant la fin de l’année et de livrer à ses soldats leurs immenses richesses. En effet, il passa les Alpes immédiatement, battit les troupes de la république et les poussa l’épée dans les reins jusqu’aux portes de la ville. Il aurait fallu voir à ce moment critique le doge et les sénateurs se regarder entre eux dans la salle du grand conseil, au-dessous de l’orgueilleux tableau de la destruction de Pise. Leur fierté était abattue, leurs mains tremblantes, leurs yeux voilés par les larmes, et comme ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes, la honte, la douleur et la consternation fermaient ces bouches si promptes à conseiller des révoltes et des manques de foi. On envoya tout de suite une députation des plus notables porter au vainqueur des paroles de soumission ; mais le roi ne voulut point les entendre. L’armée s’avançait la lance haute, et la journée se termina par le pillage du faubourg San-Pietro-d’Arena. Un réveil affreux se préparait pour le lendemain. Le soldat français rêvait aux trésors de tous ces patriciens, aux coffres-forts où dormaient tant de quadruples et de piastres, aux doux visages cachés sous les voiles des femmes, et il se promettait de seconder en conscience la colère du roi en épuisant toutes les jouissances du pillage et du massacre. Une seconde députation fut encore renvoyée sans avoir pu pénétrer jusqu’aux pieds de Louis XII On ne savait plus de quel expédient essayer, car on n’avait point la mère ni la sœur du roi, comme autrefois à Rome celles de Coriolan. Gênes était aux abois, et la population se recommandait à Dieu.

Au milieu du désordre et des gémissements, la fille du marquis Spinola conçut le projet sublime de sauver la république. Se liant à la puissance de sa beauté, à son éloquence, à l’esprit chevaleresque et à la générosité des Français, elle voulut aller au-devant du vainqueur, entourée d’une escorte de jeunes filles. Elle choisit les plus belles, leur apprit son dessein, et prit l’engagement de porter la parole. Toutes acceptèrent la proposition sans hésiter. On employa la nuit à se parer comme pour une fête, et au point du jour le cortège se rendit à la porte Lanterna, par où l’armée devait entrer dans la ville. Le premier officier français qui aperçut cet essaim de beautés le conduisit tout droit au roi, qui s’avançait à cheval au milieu de sa brillante cour. Louis XII, alors âgé de quarante-cinq ans, était encore jeune de caractère et l’un des plus agréables cavaliers de son temps. Outre la grandeur naturelle de son âme, il avait toujours eu de la faiblesse pour les femmes, et deux beaux yeux trouvaient aisément le chemin de son cœur. Son visage s’adoucit en voyant ce groupe tremblant de jeunes filles s’agenouiller devant lui. Tomasina lui dit qu’elle et ses compagnes, craignant la brutalité des soldats, venaient se mettre sous la protection de la chevalerie de France, qui passait pour la plus généreuse du monde. Elle assura que, s’il était impossible de fléchir la colère du roi, elle voulait partager le sort de sa famille et mourir avec ses compatriotes, pourvu que ce fût sans infamie. Le roi répondit que les Génois l’avaient trompé deux fois, et qu’il pouvait se montrer une fois inflexible sans craindre pour sa gloire.

— Ah ! sire, s’écria Tomasina, et nous autres pauvres filles, serons-nous les seules au monde qui ne pourrons pas admirer la clémence de votre majesté ?

Louis XII n’eut pas la force de passer outre. Il commanda aux jeunes filles de se relever et déclara qu’il venait de recevoir une leçon dont il profiterait. Deux heures après cela, dans la grand’salle du palais ducal, il pardonna solennellement à la république et donna le baiser de paix et de réconciliation sur les joues de Tomasina, après avoir tendu sa main au doge. La fille du marquis Spinola, dans la fleur de sa jeunesse et belle comme un ange, avait inspiré au roi un sentiment plus tendre que l’oubli des injures. De son côté, Tomasina, touchée du procédé magnanime de ce prince, éblouie par le prestige de la grandeur royale et troublée par le triomphe même de ses charmes, conçut de l’amour pour Louis XII, mais un amour pur et délicat. Un jour, le roi lui demande tout bas si elle ne veut pas se montrer à son tour généreuse et clémente envers lui, et elle lui répond :

— Hélas ! sire, votre générosité a doublé votre gloire, et ce que vous demandez ferait ma honte.

Cependant Tomasina avoue naïvement ce qu’elle éprouve, et assure qu’elle n’aura jamais pour personne autant de tendresse que pour le roi. En effet, après le départ des Français, ceux qui aspirent à sa main reçoivent cette réponse :

— Comment pourrais-je donner ce que j’ai refusé au roi de France que j’aimais et que j’aime encore ?

Une correspondance plutôt amicale que galante s’établit entre elle et Louis XII ; les victoires de ce prince sont célébrées par des réjouissances au palais Spinola jusqu’en 1513, époque où l’heureuse étoile de la France paraît éclipsée. Peu de temps après, le roi fait une maladie grave, et le bruit de sa mort se répand en Italie. Tomasina était malade elle-même quand cette fausse nouvelle arriva à Gênes. Le chagrin provoque une crise fatale, et elle meurt.