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Course en voiturin/I/03

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Victor Magen (Tome 1p. 45-58).

III

la villetta. — pellegrino piola.


Si on avait un peu d’entrain et de goût du plaisir à Gênes, on y trouverait tous les éléments désirables pour en faire la ville la plus agréable du monde : des fortunes énormes, des appartements d’une grandeur et d’un luxe magiques, des femmes charmantes qui sans doute aimeraient mieux danser, se parer et se divertir, que de voir leurs maris bouder inutilement contre un ordre de choses auquel ils ne peuvent rien changer. Soit avarice ou mauvaise humeur, on paraît chercher tous les prétextes de s’enfermer, de rétrécir encore le cercle de ses connaissances et de renoncer aux moindres amusements. Lorsque j’arrivai à Gênes, dans le mois de janvier, il avait été question d’une comédie de société, de quelques bals particuliers et de réunions chez des personnes riches qui se risquaient à offrir le thé peu dispendieux. Un jeune homme de la famille Palavicini étant mort, on adopta aussitôt avec empressement l’idée de supprimer tous ces projets, comme si cet événement eût causé un deuil public. Les héritiers, les cousins éloignés, les amis les moins intimes, refermèrent à l’instant leur porte entr’ouverte, et les laquais se rendormirent sur les banquettes. Pendant l’hiver dernier, on ne dansa que dans trois maisons : chez le gouverneur de la ville, au casino Lercaro, et à la Villetta, chez le célèbre marquis di Negro.

La Villetta est un séjour délicieux ; on y jouit au milieu de la ville de tous les agréments de la campagne. Située au-dessus des remparts, entourée de jardins dans lesquels les plantes exotiques oublient leur pays, elle domine Gênes comme un nid d’aigle d’où on découvre le port, la mer, la promenade de l’Acqua-Sola, et même le théâtre en plein air, dont les représentations sont ainsi gratuites pour les habitants de cette maison. Le marquis di Negro, qui a l’un des plus beaux noms de l’ancienne république, conserve, malgré son grand âge, autant de feu et de goût pour le mouvement que les autres nobles ont de somnolence. La Villetta est renommée dans l’Italie entière par l’hospitalité digne du bon temps qui attend aussi bien les Génois que les étrangers. En toutes saisons et à toute heure, les portes des jardins sont ouvertes, et ceux qui sont assez heureux pour avoir un introducteur dans la maison y reçoivent un accueil dont ils ne perdent jamais le souvenir. Je possédais une lettre de recommandation pour le marquis, et, pendant le mois de janvier, je ne sortis presque plus de cette habitation vraiment patricienne. La Villetta est le temple des arts cL des lettres. Le marquis di Negro, improvisateur et poète fameux, manie également bien plusieurs langues. Tantôt la musique le délasse de l’étude, et tantôt elle excite sa fibre poétique, toujours prête à vibrer dans tous les tons. Quelques personnes favorisées savent encore que l’art de la danse n’est point étranger à ce génie universel, trop habitué à des succès plus sérieux pour vouloir ajouter un faible rameau à ses superbes lauriers. Le soir, une conversation esthétique anime le salon de la Villetta, et une fois par semaine les dames y viennent danser. N’allez jamais à Gênes sans voir au moins la belle collection de gravures du marquis, sans visiter les jardins d’orangers, où les rosiers sont en fleurs au cœur de l’hiver.

Un jour en passant dans la rue des Orfèvres, le marquis di Negro me fit arrêter devant une madone qui était sous verre, et meilleure que les autres images ainsi exposées sur la voie publique. Cette vierge est le dernier ouvrage du peintre Piola, qui habitait la maison où se voit le tableau. Le marquis voulut bien me raconter en peu de mots la légende tragique qui se rattache à cette peinture. Pellegrino Piola naquit à Gênes vers la fin du <span class="romain" title="Nombre xvi écrit en chiffres romains">xvie siècle. Il s’en alla étudier à l’académie de San-Luca de Rome, et en sortit bientôt, mécontent des prétendus maîtres qui corrompaient alors le goût public et prouvaient combien le sentiment du beau s’éteignait en Italie. La décadence s’opérait sans que rien pût l’arrêter. Ce n’était plus le temps où les artistes luttaient ensemble par de bons ouvrages ; la jalousie divisait le peu de gens de talent qui restaient encore, et au lieu de se surpasser entre eux, ils cherchaient à se défaire de leurs rivaux par le duel ou l’assassinat. Pellegrino laissa les novateurs se quereller sur les ruines de leur art, et il étudia les anciens maîtres, le vieux Pinturicchio , le Pérugin et son divin élève Raphaël, puis il revint à Gênes sans avoir voulu s’attacher à aucune école. Il exposa d’abord dans son atelier une Sainte Famille, que les connaisseurs reconnurent aussitôt pour un chef-d’œuvre ; toute la ville parla de ce jeune homme, qui rapportait de Rome la pureté de dessin et la suavité d’expression du siècle précédent. Les grands seigneurs accoururent chez lui ; les commandes se succédèrent, et Pellegrino se mit à travailler assidûment.

Il y avait alors à Gênes deux peintres en vogue, appelés les frères Carlone, que leur talent aurait dû préserver d’une basse envie, mais dont l’orgueil surpassait encore le mérite. Ils prétendaient ressusciter la peinture dans leur pays, comme les Carraches à Bologne, et voulaient bien avoir des élèves, mais non pas des rivaux plus habiles qu’eux. L’arrivée de Piola et le succès de son premier tableau leur causèrent un chagrin profond, qu’ils dissimulèrent en accablant le débutant de caresses et d’éloges. Comme ils étaient riches et célèbres, le pauvre Pellegrino ne soupçonna pas qu’il pût avoir en eux des ennemis mortels ; il se lia d’amitié avec les frères Carlone, et il allait souvent les voir travailler à l’église de l’Annonciade, dont ils peignaient la coupole. Suivant la mode de ce temps, les deux frères étaient de grands raisonneurs, de grands inventeurs de doctrines, et aussi des batailleurs et des mauvais sujets. Piola, au contraire, évitait les discussions, les querelles, et vivait sagement, toujours amoureux, mais à son chevalet dès le point du jour, tandis que les Carlone, employant les nuits en débauches, ne se mettaient souvent à l’ouvrage qu’au milieu de la journée.

Pendant une nuit de carnaval, Pellegrino fut éveillé par une musique joyeuse qui passait dans la rue des Orfèvres. Il s’entendit appeler et ouvrit sa fenêtre. Une bande de masques se dirigeait vers la place Fontane-Amorose, et l’un d’eux s’était arrêté devant la maison du peintre. Piola reconnut Giovanni Carlone, déguisé en diable, la guitare sur le dos, tenant une torche dans sa main.

— Holà ! maître Pellegrino, cria le masque, veux-tu donc te faire moine, que tu jeûnes en carnaval ? Par Bacchus ! si tu ne descends, nous t’assiégerons tout à l’heure jusque dans ton lit. Viens souper gaiement avec nous. Il y a une demi-douzaine de belles filles et des fiasques de bon vin qui pétillent d’impatience. Habille-toi promptement, je t’attends ici.

Piola répondit qu’il allait descendre ; il s’habilla en effet à la hâte, et lorsqu’il fut dans la rue, ne voyant plus ni le masque ni la lumière, il appela Giovanni Carlone à haute voix. Deux hommes cachés sous une porte se jetèrent sur lui, le percèrent de plusieurs coups de poignard et s’enfuirent, le laissant mort sur la place. Des voisins, qui avaient entendu le bruit et les gémissements du mourant, descendirent et ramassèrent le corps ; puis ils parcoururent les rues en criant que Giovanni Carlone venait de tuer Piola. Une troupe de gens armés arriva au logis des deux frères, et trouva seulement leurs convives, qui ne savaient rien encore. Au point du jour, les assassins se réfugièrent à l’église de San-Siro, où ils demandèrent asile aux pères théatins. On les reçut provisoirement, en se réservant le droit de les renvoyer lorsqu’on aurait examiné leur affaire. L’indignation des bonnes gens, qui aimaient Pellegrino et ses ouvrages, menaça un moment d’arracher violemment les meurtriers de leur retraite ; mais cette morale honteuse qui faisait pardonner tant d’autres crimes fit aussi fermer les yeux sur celui-ci. On se servait beaucoup d’un grand argument par lequel les lois deviennent inutiles : « En punissant le coupable, disait-on, vous aurez deux victimes au lieu d’une. » Les amis des Carlone ajoutèrent encore cette autre considération : « Gênes se glorifiait de posséder trois peintres excellents ; si vous tuez les deux derniers, elle n’en aura plus du tout. » Il arriva pourtant qu’un grand seigneur, ayant commandé des tableaux à Piola, entra en fureur lorsqu’il apprit la mort tragique de son protégé. Il cria vengeance plutôt par dépit que par amour de la justice, et la chose n’en était que plus menaçante pour les Carlone. Une autre combinaison d’intérêts les sauva de la potence. L’église de San-Siro, jalouse des embellissements de l’Annonciade, voulait aussi orner de peintures ses murailles et sa coupole. Le père supérieur des Teatini aborda un jour les deux meurtriers avec un visage composé.

— Mes amis, leur dit-il, votre cas est des plus mauvais. La ville se plaint de notre complaisance à vous protéger. Le peuple en murmure, et, ce qui est plus grave, un grand seigneur s’en mêle, et demande qu’on vous livre à la justice. Nous serons forcés de parler de cette affaire au sermon, dimanche prochain, et je ne vois pas trop ce que nous pouvons dire en votre faveur. Il n’y a qu’un moyen de vous tirer d’embarras. Établissez au plus vite des échafaudages dans notre église ; mettez-vous au travail, entreprenez des peintures, les plus belles que vous pourrez. Nous dirons alors aux fidèles que le Seigneur tourne souvent à sa gloire les œuvres des méchants, et que le crime d’un artiste devient moins affreux s’il a pour résultat l’embellissement de la maison de Dieu.

Les deux réfugiés acceptèrent la proposition, aimant mieux travailler que d’être pendus. À cette condition, les pères Teatini résistèrent à toutes les menaces et prières. L’église de San-Siro se trouva ornée de belles fresques, dont le conseil de fabrique n’eut presque rien à payer, et la mort de Piola resta sans vengeance. La Vierge exposée sur la maison où il demeurait passe pour son dernier ouvrage ; mais je croirais qu’elle est controuvée, en la comparant aux tableaux authentiques du même peintre. C’est un point sur lequel les estimateurs ne se tromperaient pas. Le chef-d’œuvre de Pellegrino Piola se voit dans la galerie du marquis de Brignole. Il existe à peine cinq ou six ouvrages de lui, tous marqués d’un cachet de science et d’élévation étonnant pour l’époque où il travaillait. Le pauvre garçon n’avait que vingt-deux ans. Son frère Dominique devint célèbre bientôt après. Il a laissé un petit nombre de tableaux très-recherchés des amateurs, quoique moins beaux que ceux de Pellegrino.

La chronique des rues de Gênes abonde en récits de ce genre. Si on y regardait bien, et si on avait tout recueilli, peut-être n’y aurait-il pas un carrefour de la ville qui ne fournît une scène de meurtre. Parmi tant de richesses en matière de guet-apens, la mort prématurée d’un grand artiste m’a semblé digne d’être choisie de préférence à toutes les autres. Ceux qui aiment les histoires embellies par un coup de stylet pourront s’en régaler à Gênes. Ces aventures nocturnes étaient jadis vulgaires ; aujourd’hui, grâce à une police active et surtout à une justice égale et sévère, elles sont devenues fort rares.

Tandis que le bon et respectable marquis me racontait cette anecdote, nous montions ensemble à pas lents le chemin de la Yilletta. Lorsque le récit approcha de sa fin, nous étions assis au fond du jardin, dans un endroit que je ne connaissais pas encore, sous un bosquet d’orangers, devant un plant de rosiers en fleurs et d’ananas. On voyait au loin la mer, et au-dessous d’une terrasse les dômes des églises tout embrasés par les feux du soleil couchant. Un zéphyr tiède venait des côtes d’Espagne. Les jardiniers versaient sur les plates-bandes les gerbes de pluie des arrosoirs. Les feuilles des arbres produisaient ce murmure charmant que le mois de janvier n’a jamais entendu en France. Tout à coup j’aperçus devant moi un palmier.

— Vous êtes distrait ? me dit le marquis.

— Je l’avoue, répondis-je ; j’oublie le pauvre Piola pour les trésors dont la nature a comblé votre jardin. Après les voyages, ce que j’aime le plus au monde, c’est la campagne. Souvent à Paris, pendant les rigueurs de nos terribles hivers, je rêvais en découvrant un peu de mousse verte sur la bûche que j’allais jeter au feu. Il m’en coûtait de la brûler, et je reconstruisais dans ma tête l’arbre dont elle sortait et la forêt entière. Jugez de ce que je dois éprouver ici. Je songe dans ce moment à passer mon bras autour de ce palmier, et je grille de cueillir des oranges sur l’arbre.

— Ne vous en faites pas faute ; prenez mon palmier par la taille et régalez-vous d’oranges.

Je profitai bien vite de la permission, et je crois en vérité qu’en embrassant l’arbre d’Afrique, ma main trembla comme si je l’eusse posée sur le cou d’une belle Égyptienne. Je sais qu’il y a des gens à qui la nature ne dit rien ; je les plains et leur donne carte blanche pour rire à mes dépens.