Crime et Châtiment/Tome 1

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 1-334).
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PREMIÈRE PARTIE


I

Au commencement de juillet, par une soirée excessivement chaude, un jeune homme sortit de la petite chambre meublée qu’il occupait sous le toit d’une grande maison de cinq étages, dans le péréoulok S…, et, lentement, d’un air irrésolu, il se dirigea vers le pont de K…

Dans l’escalier, il eut la chance de ne pas rencontrer sa logeuse. Elle habitait à l’étage au-dessous, et sa cuisine, dont la porte était presque constamment ouverte, donnait sur l’escalier. Quand il avait à sortir, le jeune homme était donc obligé de passer sous le feu de l’ennemi, et chaque fois il éprouvait une maladive sensation de crainte qui l’humiliait et lui faisait froncer le sourcil. Il devait pas mal d’argent à sa logeuse et avait peur de la rencontrer.

Ce n’était pas que le malheur l’eût intimidé ou brisé, loin de là ; mais depuis quelque temps il se trouvait dans un état d’agacement nerveux voisin de l’hypocondrie. S’isolant, se renfermant en lui-même, il en était venu à fuir non pas seulement la rencontre de sa logeuse, mais tout rapport avec ses semblables. La pauvreté l’écrasait ; toutefois il avait cessé, en dernier lieu, d’y être sensible. Il avait complétement renoncé à ses occupations journalières. Au fond, il se moquait de sa logeuse et des mesures qu’elle pouvait prendre contre lui. Mais être arrêté dans l’escalier, entendre toutes sortes de sottises dont il n’avait cure, subir des réclamations, des menaces, des plaintes, répondre par des défaites, des excuses, des mensonges, — non, mieux valait s’esquiver sans être vu de personne, se glisser comme un chat le long de l’escalier.

Cette fois, du reste, la crainte de rencontrer sa créancière l’étonna lui-même lorsqu’il fut dans la rue.

« Quand je projette un coup si hardi, faut-il que de pareilles niaiseries m’effrayent ! » pensa-t-il avec un sourire étrange. « Hum… oui… l’homme a tout entre les mains, et il laisse tout lui passer sous le nez, uniquement par poltronnerie… c’est un axiome… Je serais curieux de savoir de quoi les gens ont le plus peur ; je crois qu’ils craignent surtout ce qui les sort de leurs habitudes… Mais je bavarde beaucoup trop. C’est parce que je bavarde que je ne fais rien. Il est vrai que je pourrais dire de même : C’est parce que je ne fais rien que je bavarde. Voilà tout un mois que j’ai pris l’habitude de bavarder, couché durant des journées entières dans un coin, l’esprit occupé de fadaises. Allons, pourquoi fais-je maintenant cette course ? Est-ce que je suis capable de cela ? Est-ce que cela est sérieux ? Ce n’est pas sérieux du tout. Ce sont des billevesées qui amusent mon imagination, de pures chimères ! »

Dans la rue régnait une chaleur étouffante. La foule, la vue de la chaux, des briques, des échafaudages, et cette puanteur spéciale si connue du Pétersbourgeois qui n’a pas le moyen de louer une campagne pendant l’été, tout contribuait à irriter encore les nerfs déjà excités du jeune homme. L’insupportable odeur des cabarets, très-nombreux dans cette partie de la ville, et les ivrognes qu’on rencontrait à chaque pas, bien que ce fût un jour ouvrable, achevaient de donner au tableau un coloris repoussant. Les traits fins de notre héros trahirent, durant un instant, une impression d’amer dégoût. Disons, à ce propos, que les avantages physiques ne lui faisaient pas défaut : d’une taille au-dessus de la moyenne, mince et bien fait de sa personne, il avait des cheveux châtains et de beaux yeux de couleur foncée. Mais, peu après, il tomba dans une profonde rêverie ou plutôt dans une sorte de torpeur intellectuelle. Il marchait sans remarquer ce qui l’entourait et même sans vouloir le remarquer. De loin en loin seulement, il murmurait quelques mots à part soi ; car, comme lui-même le reconnaissait tout à l’heure, il avait l’habitude des monologues. En ce moment, il s’apercevait que ses idées s’embrouillaient parfois et qu’il était très-faible : depuis deux jours, il n’avait, pour ainsi dire, rien mangé.

Il était si misérablement vêtu qu’un autre se fût fait scrupule de sortir en plein jour avec de pareils haillons. À la vérité, le quartier autorisait n’importe quel costume. Dans les environs du Marché-au-Foin, dans ces rues du centre de Pétersbourg où habite une population d’ouvriers, la mise la plus hétéroclite n’a rien qui puisse éveiller l’étonnement. Mais tant de farouche dédain s’était amassé dans l’âme du jeune homme que, nonobstant une pudibonderie parfois fort naïve, il n’éprouvait nulle honte à exhiber ses guenilles dans la rue.

Ç’eût été autre chose s’il avait rencontré quelque connaissance, quelqu’un des anciens camarades dont, en général, il évitait l’approche… Néanmoins, il s’arrêta net en s’entendant désigner à l’attention des passants par ces mots prononcés d’une voix gouailleuse : « Hé, le chapelier allemand ! » Celui qui venait de proférer cette exclamation était un homme ivre qu’on emmenait dans une grande charrette, nous ne savons où ni pourquoi.

Par un geste convulsif, l’interpellé ôta son chapeau et se mit à l’examiner. C’était un chapeau à haute forme acheté chez Zimmermann, mais déjà fatigué par l’usage, tout roussi, tout troué, couvert de bosses et de taches, privé de ses bords, affreux en un mot. Cependant, loin de se sentir atteint dans son amour-propre, le possesseur de cette coiffure éprouva une impression qui était bien plutôt de l’inquiétude que de l’humiliation.

« Je m’en doutais ! murmura-t-il dans son trouble, — je l’avais pressenti ! Voilà le pire ! Une misère comme celle-là, une niaiserie insignifiante peut gâter toute l’affaire ! Oui, ce chapeau fait trop d’effet… Il fait de l’effet précisément parce qu’il est ridicule… Il faut absolument une casquette pour aller avec mes loques ; une vieille galette quelconque vaudra toujours mieux que cette horreur. Personne ne porte de pareils chapeaux ; on remarquera celui-ci à une verste à la ronde, on se le rappellera… plus tard, on y repensera, et ce sera un indice. Il s’agit maintenant d’attirer le moins possible l’attention… Les petites choses ont leur importance, c’est toujours par elles qu’on se perd… »

Il n’avait pas loin à aller ; il savait même la distance exacte qui séparait sa demeure de l’endroit où il se rendait : juste sept cent trente pas. Il les avait comptés quand son projet n’était encore qu’à l’état de rêve vague dans son esprit. À cette époque, lui-même ne croyait pas qu’il dût passer de l’idée à l’action ; il se bornait à caresser en imagination une chimère à la fois épouvantable et séduisante. Mais depuis ce temps-là un mois s’était écoulé, et déjà il commençait à considérer les choses autrement. Bien que, dans tous ses soliloques, il se reprochât son manque d’énergie, son irrésolution, néanmoins il s’était peu à peu, malgré lui en quelque sorte, habitué à regarder comme possible la réalisation de son rêve, tout en continuant à douter de lui-même. En ce moment, il venait faire la répétition de son entreprise, et, à chaque pas, son agitation allait croissant.

Le cœur défaillant, les membres secoués par un tremblement nerveux, il s’approcha d’une immense maison qui donnait d’un côté sur le canal, de l’autre sur la rue… Cet immeuble, divisé en une foule de petits logements, avait pour locataires des industriels de toutes sortes : tailleurs, serruriers, cuisinières, Allemands de diverses catégories, filles publiques, petits fonctionnaires, etc. Une fourmilière de gens entraient et sortaient par les deux portes. Trois ou quatre dvorniks étaient attachés au service de cette maison. À sa grande satisfaction, le jeune homme n’en rencontra aucun ; après avoir franchi le seuil sans être aperçu, il prit immédiatement l’escalier de droite.

Il connaissait déjà cet escalier sombre et étroit dont l’obscurité était loin de lui déplaire : il y faisait si noir qu’on n’avait pas à craindre les regards curieux. « Si j’ai déjà si peur maintenant, que sera-ce quand je viendrai ici pour de bon ? » ne put-il s’empêcher de penser en arrivant au quatrième étage. Là, le chemin lui fut barré : d’anciens soldats devenus hommes de peine déménageaient le mobilier d’un logement occupé — le jeune homme le savait — par un fonctionnaire allemand et sa famille. « Grâce au départ de cet Allemand, il n’y aura plus pendant quelque temps sur ce palier d’autre locataire que la vieille. Cela est bon à savoir… à tout hasard… » pensa-t-il, et il sonna chez la vieille. La sonnette retentit faiblement, comme si elle avait été en fer-blanc et non en cuivre. Dans ces maisons, telles sont généralement les sonnettes des petits appartements.

Il avait oublié ce détail ; le tintement particulier de la sonnette dut lui rappeler soudain quelque chose, car il eut un frisson ; ses nerfs étaient très-affaiblis. Au bout d’un moment, la porte s’entre-bâilla, et, par l’étroite ouverture, la maîtresse du logis examina l’arrivant avec une évidente défiance ; ses petits yeux apparaissaient seuls comme des points lumineux dans l’obscurité. Mais, apercevant du monde sur le carré, elle se rassura et ouvrit la porte toute grande. Le jeune homme entra dans une sombre antichambre coupée en deux par une cloison derrière laquelle se trouvait une petite cuisine. Debout devant lui, la vieille se taisait et l’interrogeait du regard. C’était une femme de soixante ans, petite et maigre, avec un petit nez pointu et des yeux pétillants de méchanceté.

Elle avait la tête nue, et ses cheveux qui commençaient à grisonner étaient reluisants d’huile. Un chiffon de flanelle s’enroulait autour de son cou long et mince comme une patte de poule ; malgré la chaleur, elle portait sur les épaules une fourrure dépilée et jaunâtre. La vieille toussait à chaque instant. Il est probable que le jeune homme la regarda d’un air singulier, car ses yeux reprirent brusquement leur expression de défiance.

— Raskolnikoff, étudiant. Je suis venu chez vous il y a un mois, se hâta de dire le visiteur en s’inclinant à demi : il avait réfléchi qu’il fallait être plus aimable.

— Je m’en souviens, batuchka, je m’en souviens très-bien, répondit la vieille, qui ne cessait pas de le considérer d’un œil soupçonneux.

— Eh bien, voici… je viens encore pour une petite affaire du même genre, continua Raskolnikoff, quelque peu troublé et surpris de la méfiance qu’on lui témoignait.

« Après tout, peut-être qu’elle est toujours comme cela, mais l’autre fois je ne m’en étais pas aperçu », pensait-il, désagréablement impressionné.

La vieille resta quelque temps silencieuse : elle paraissait réfléchir. Ensuite, elle montra la porte de la chambre à son visiteur et lui dit en s’effaçant pour le laisser passer devant elle :

— Entrez, batuchka.

La petite pièce dans laquelle le jeune homme fut introduit était tapissée de papier jaune ; il y avait des géraniums et des rideaux de mousseline aux fenêtres ; le soleil couchant jetait sur tout cela une lumière crue. « Alors, sans doute, le soleil éclairera de la même manière !… » se dit tout à coup Raskolnikoff, et il promena rapidement ses yeux autour de lui pour se rendre compte des objets environnants et les graver dans sa mémoire. Mais la chambre ne renfermait rien de particulier. Les meubles, en bois jaune, étaient tous très-vieux. Un divan avec un grand dossier renversé, une table de forme ovale vis-à-vis du divan, une toilette et une glace adossées au trumeau, des chaises le long des murs, deux ou trois gravures sans valeur qui représentaient des demoiselles allemandes avec des oiseaux dans les mains, — voilà à quoi se réduisait l’ameublement.

Dans un coin, devant une petite image, brûlait une lampe. Mobilier et parquet reluisaient de propreté. « C’est Élisabeth qui fait le ménage », pensa le jeune homme. On n’aurait pu découvrir un grain de poussière dans tout l’appartement. « Il faut aller chez ces méchantes vieilles veuves pour voir une propreté pareille », continua à part soi Raskolnikoff, et il regarda avec curiosité le rideau d’indienne qui masquait la porte donnant accès à une seconde petite pièce : dans cette dernière, où il n’avait jamais mis le pied, se trouvaient le lit et la commode de la vieille. Tout le logement se composait de ces deux chambres.

— Que voulez-vous ? demanda sèchement la maîtresse du logis, qui, après avoir suivi son visiteur, vint se planter vis-à-vis de lui pour l’examiner face à face.

— Je suis venu engager quelque chose, voilà !

Sur quoi, il tira de sa poche une montre en argent, vieille et plate. Un globe était gravé sur la cuvette. La chaîne était en acier.

— Mais vous ne m’avez pas remboursé la somme que je vous ai prêtée déjà ! Le terme est échu depuis avant-hier…

— Je vous payerai encore l’intérêt pour un mois : patientez un peu.

— Je suis libre, batuchka, de patienter ou de vendre votre objet dès maintenant, si cela me fait plaisir.

— Qu’est-ce que vous me donnerez sur cette montre, Aléna Ivanovna ?

— Mais c’est une misère que vous m’apportez là, batuchka, cela ne vaut, pour ainsi dire, rien. La fois passée, je vous ai prêté deux petits billets sur votre anneau, et pour un rouble et demi on peut en acheter un neuf chez un joaillier.

— Donnez-moi quatre roubles, je la dégagerai ; elle me vient de mon père. Je dois bientôt recevoir de l’argent.

— Un rouble et demi, et je prends l’intérêt d’avance.

— Un rouble et demi ! se récria le jeune homme.

— C’est à prendre ou à laisser.

Sur ce, la vieille lui tendit la montre. Le visiteur la reprit, et, dans son irritation, il allait se retirer, quand il réfléchit que la prêteuse sur gages était sa dernière ressource : d’ailleurs, il était venu pour autre chose encore.

— Allons, donnez ! dit-il d’un ton brutal.

La vieille chercha ses clefs dans sa poche et passa dans l’autre pièce. Resté seul au milieu de la chambre, le jeune homme prêta une oreille attentive, tout en se livrant à diverses inductions. Il entendit l’usurière ouvrir la commode. « Ce doit être le tiroir d’en haut », supposa-t-il. « Je sais maintenant qu’elle porte ses clefs dans la poche droite… Elles sont réunies toutes ensemble par un anneau d’acier… Il y en a une qui est trois fois plus grosse que les autres et dont le panneton est dentelé ; celle-là, sans doute, n’ouvre pas la commode… Par conséquent, il y a encore quelque caisse ou quelque coffre-fort… Voilà qui est curieux. Les clefs des coffres-forts ont généralement cette forme… Mais, du reste, comme tout cela est ignoble… »

La vieille reparut.

— Voici, batuchka : si je prends une grivna[1] par mois et par rouble, sur un rouble et demi j’ai à prélever quinze kopecks, l’intérêt étant payable d’avance. De plus, comme vous me demandez d’attendre encore un mois pour le remboursement des deux roubles que je vous ai déjà prêtés, vous me devez, de ce chef, vingt kopecks, ce qui porte la somme totale à trente-cinq. J’ai donc à vous remettre, sur votre montre, un rouble quinze kopecks. Voici, prenez.

— Comment ! Ainsi vous ne me donnez maintenant qu’un rouble quinze kopecks ?

— Vous n’avez rien de plus à recevoir.

Sans discuter, le jeune homme prit l’argent. Il regardait la vieille et ne se hâtait pas de s’en aller. Il semblait avoir envie de dire ou de faire encore quelque chose, mais lui-même ne paraissait pas savoir au juste quoi…

— Peut-être, Aléna Ivanovna, vous apporterai-je prochainement un autre objet… un porte-cigarettes… en argent… très joli… quand un ami à qui je l’ai prêté me l’aura rendu…

Il prononça ces mots d’un air fort embarrassé.

— Eh bien, alors, nous en recauserons, batuchka.

— Adieu… Et vous êtes toujours seule chez vous, votre sœur ne vous tient pas compagnie ? demanda-t-il du ton le plus indifférent qu’il put prendre, au moment où il entrait dans l’antichambre.

— Mais que vous importe ma sœur, batuchka ?

— C’est vrai. Je faisais cette question sans y attacher d’importance. Tout de suite vous… Adieu, Aléna Ivanovna !

Raskolnikoff sortit fort troublé. En descendant l’escalier, il s’arrêta plusieurs fois, comme vaincu par la violence de ses émotions. Enfin, arrivé dans la rue, il s’écria : « Ô mon Dieu ! que tout cela soulève le cœur ! Se peut-il, se peut-il que je… Non, c’est une sottise, une absurdité ! ajouta-t-il résolûment. Et une idée si épouvantable a pu me venir à l’esprit ? De quelle infamie faut-il que je sois capable ? Cela est odieux, ignoble, repoussant !… Et pendant tout un mois, je… »

Mais les paroles et les exclamations étaient impuissantes à exprimer l’agitation qu’il éprouvait. La sensation d’immense dégoût qui avait commencé à l’oppresser tandis qu’il se rendait chez la vieille, atteignait maintenant une intensité telle, qu’il ne savait que faire pour échapper à ce supplice. Il cheminait sur le trottoir comme un homme ivre, ne remarquant pas les passants et se heurtant contre eux. Dans la rue suivante, il reprit ses esprits. En regardant autour de lui, il s’aperçut qu’il était près d’un cabaret ; un escalier situé en contre-bas du trottoir donnait accès dans le sous-sol de cet établissement. Raskolnikoff en vit sortir au même instant deux ivrognes qui se soutenaient l’un l’autre, tout en se disant des injures.

Le jeune homme hésita à peine une minute, puis il descendit l’escalier. Jamais encore il n’était entré dans un cabaret, mais en ce moment la tête lui tournait, et il était en outre tourmenté par une soif ardente. Il avait envie de boire de la bière fraîche, d’autant plus qu’il attribuait sa faiblesse au vide de son estomac. Après s’être assis dans un coin sombre et malpropre, devant une petite table poisseuse, il se fit servir de la bière et en but un premier verre avec avidité.

Aussitôt un grand soulagement se manifesta en lui, ses idées s’éclaircirent : « Tout cela est absurde », se dit-il, réconforté, « et il n’y avait pas là de quoi se troubler ! C’est simplement un malaise physique ! Un verre de bière, un morceau de biscuit, et en un instant j’aurai recouvré la force de mon intelligence, la netteté de ma pensée, la vigueur de mes résolutions ! Oh ! que tout cela est insignifiant ! » Nonobstant cette conclusion dédaigneuse, il avait l’air gai comme s’il eût été soudain déchargé d’un poids terrible, et il promenait un regard amical sur les personnes présentes. Mais, en même temps, il soupçonnait confusément que ce retour d’énergie était lui-même factice.

Il ne restait alors que peu de monde dans le cabaret. À la suite des deux hommes ivres dont nous avons parlé, était sortie une bande de cinq musiciens. Après leur départ, l’établissement devint silencieux, car il ne s’y trouva plus que trois personnes. Un individu légèrement pris de boisson, et dont l’extérieur dénotait un petit bourgeois, était assis devant une bouteille de bière. Près de lui, sommeillait sur un banc, dans un état complet d’ivresse, un grand et gros homme vêtu d’une longue redingote et porteur d’une barbe blanche.

De loin en loin, ce dernier avait l’air de se réveiller brusquement ; il se mettait alors à faire claquer ses doigts en écartant ses bras et en imprimant des mouvements rapides à son buste, sans pour cela se lever du banc sur lequel il était couché. Cette gesticulation accompagnait quelque chanson inepte, dont il s’évertuait à retrouver les vers dans sa mémoire :

Pendant un an j’ai caressé ma femme,
Pen-dant un an j’ai ca-res-sé ma femme…


Ou bien :

Dans la Podiatcheskaïa
J’ai retrouvé mon ancienne…


Mais personne ne prenait part au bonheur du mélomane. Son camarade lui-même écoutait toutes ces roulades en silence et avec une mine mécontente. Le troisième consommateur paraissait être un ancien fonctionnaire. Assis à l’écart, il portait de temps à autre son verre à ses lèvres et regardait autour de lui. Il semblait, lui aussi, en proie à une certaine agitation.

II

Raskolnikoff n’était pas habitué à la foule, et, comme nous l’avons dit, depuis quelque temps surtout, il fuyait le commerce de ses semblables. Mais maintenant il se sentait attiré tout à coup vers les hommes. Une sorte de révolution semblait s’opérer en lui, l’instinct de sociabilité reprenait ses droits. Livré pendant tout un mois aux rêves malsains qu’engendre la solitude, notre héros était si fatigué de son isolement qu’il voulait se retrouver, ne fût-ce qu’une minute, dans un milieu humain. Aussi, quelque sale que fût ce cabaret, il s’y attabla avec un vrai plaisir.

Le maître de l’établissement se tenait dans une autre pièce, mais il faisait de fréquentes apparitions dans la salle. Dès le seuil, ses belles bottes à larges revers rouges attiraient tout d’abord le regard. Il portait une paddiovka, un gilet de satin noir horriblement taché de graisse, et pas de cravate. Tout son visage était comme frotté d’huile. Un garçon de quatorze ans était assis au comptoir, un autre plus jeune servait les clients. Les victuailles exposées en montre étaient des tranches de concombre, des biscuits noirs et du poisson coupé en petits morceaux. Le tout exhalait une odeur infecte. La chaleur était insupportable et l’atmosphère si chargée de vapeurs alcooliques qu’il semblait qu’on dût devenir ivre après cinq minutes passées dans cette salle.

Il nous arrive parfois de rencontrer des inconnus auxquels nous nous intéressons de but en blanc, à première vue, avant d’avoir même échangé un mot avec eux. Ce fut exactement cet effet que produisit sur Raskolnikoff l’individu qui avait l’air d’un ancien fonctionnaire. Plus tard, en se rappelant cette première impression, le jeune homme l’attribua à un pressentiment. Il ne quittait pas des yeux le fonctionnaire, sans doute aussi parce que ce dernier ne cessait pas non plus de le considérer et paraissait très-désireux de lier conversation avec lui. Les autres consommateurs et le patron lui-même, le fonctionnaire les regardait d’un air ennuyé et quelque peu hautain : c’étaient évidemment des gens trop au-dessous de lui par la condition sociale et l’éducation pour qu’il daignât leur adresser la parole.

Cet homme, qui avait déjà dépassé la cinquantaine, était de taille moyenne et de complexion robuste. Sa tête, en grande partie chauve, ne conservait plus que quelques cheveux gris. Le visage bouffi, jaune ou plutôt verdâtre, accusait des habitudes d’intempérance ; sous les paupières gonflées brillaient de petits yeux rougeâtres, mais pleins de vivacité. Ce qui frappait le plus dans cette physionomie, c’était le regard où la flamme de l’intelligence et de l’enthousiasme alternait avec une expression de folie. Ce personnage portait un vieux frac noir tout déchiré : ennemi du débraillé, il avait correctement passé dans la boutonnière le seul bouton qui restât à son habit. Le gilet de nankin laissait voir un plastron fripé et couvert de taches. L’absence de barbe décelait le fonctionnaire, mais il devait s’être rasé à une époque déjà ancienne, car un duvet assez épais commençait à bleuir ses joues. Quelque chose de la gravité bureaucratique se retrouvait aussi dans ses manières ; toutefois, en ce moment, il paraissait ému. Il ébouriffait ses cheveux, et, de temps à autre, s’accoudant sur la table poisseuse sans craindre de salir ses manches trouées, il mettait sa tête dans ses deux mains. Enfin, il commença d’une voix haute et ferme, en dirigeant son regard sur Raskolnikoff :

— Est-ce une indiscrétion de ma part, monsieur, que d’oser entrer en conversation avec vous ? C’est que, malgré la simplicité de votre mise, mon expérience distingue en vous un homme bien élevé et non un pilier de cabaret. Personnellement, j’ai toujours fait grand cas de l’éducation unie aux qualités du cœur. J’appartiens, du reste, au tchin ; permettez-moi de me présenter : Marméladoff, conseiller titulaire. Puis-je vous demander si vous servez ?

— Non, j’étudie… répondit le jeune homme un peu surpris de ce langage poli, et néanmoins blessé de voir un inconnu lui adresser ainsi la parole à brûle-pourpoint. Quoiqu’il se trouvât pour le quart d’heure en veine de sociabilité, sur le moment il sentit se réveiller la mauvaise humeur qu’il éprouvait d’ordinaire dès qu’un étranger tentait de se mettre en rapport avec lui.

— Alors, vous êtes étudiant ou vous l’avez été ! reprit vivement le fonctionnaire ; c’est bien ce que je pensais ! J’ai du flair, monsieur, un flair dû à une longue expérience !

Et il porta son doigt à son front, montrant par ce geste l’opinion qu’il avait de ses capacités cérébrales :

— Vous avez fait des études ! Mais permettez…

Il se leva, prit sa consommation et alla s’asseoir près du jeune homme. Quoiqu’il fût ivre, il parlait distinctement et sans trop d’incohérence. À le voir se jeter sur Raskolnikoff comme sur une proie, on aurait pu supposer que lui aussi, depuis un mois, n’avait pas ouvert la bouche.

— Monsieur, déclara-t-il avec une sorte de solennité, la pauvreté n’est pas un vice, cela est vrai. Je sais que l’ivrognerie n’est pas non plus une vertu, et c’est tant pis. Mais l’indigence, monsieur, l’indigence est un vice. Dans la pauvreté, vous conservez encore la fierté native de vos sentiments ; dans l’indigence, vous ne conservez rien. L’indigent, ce n’est pas même à coups de bâton qu’on le chasse de la société humaine, c’est à coups de balai, ce qui est encore plus humiliant. Et l’on a raison ; car l’indigent est tout le premier disposé à s’avilir lui-même. Et voilà ce qui explique le cabaret ! Monsieur, il y a un mois, M. Lébéziatnikoff a battu ma femme. Or, toucher à ma femme, n’est-ce pas m’atteindre à l’endroit le plus sensible ? Comprenez-vous ? Permettez-moi de vous faire encore une question, oh ! par simple curiosité : Avez-vous quelquefois passé la nuit sur la Néva, dans les bateaux de foin ?

— Non, cela ne m’est jamais arrivé, répondit Raskolnikoff. Pourquoi ?

— Eh bien, moi, voilà déjà la cinquième nuit que je couche là.

Il remplit son verre, le vida et devint songeur. En effet, des brins de foin se voyaient çà et là sur ses vêtements et même dans ses cheveux. Selon toute apparence, depuis cinq jours il ne s’était ni déshabillé ni lavé. Ses grosses mains rouges, aux ongles en deuil, étaient particulièrement sales.

La salle entière l’écoutait, assez négligemment du reste. Les garçons riaient derrière le comptoir. Le patron était descendu dans le sous-sol, exprès, sans doute, pour entendre ce « drôle de corps » ; assis à quelque distance, il bâillait d’un air important. Évidemment, Marméladoff était connu depuis longtemps dans la maison. Selon toute probabilité, il devait son bagout à l’habitude de causer au cabaret avec divers interlocuteurs de rencontre. Cette habitude devient un besoin chez certains ivrognes, ceux surtout qui au logis sont traités sévèrement par des épouses peu endurantes : la considération qui leur manque dans leur intérieur, ils cherchent à l’acquérir à la taverne parmi leurs compagnons d’orgie.

— Drôle de corps ! fit d’une voix forte le cabaretier. — Mais pourquoi ne travailles-tu pas, pourquoi ne sers-tu pas, puisque tu es fonctionnaire ?

— Pourquoi je ne sers pas, monsieur ? reprit Marméladoff, s’adressant exclusivement à Raskolnikoff, comme si la question lui avait été faite par ce dernier, — pourquoi je ne sers pas ? Mais est-ce que mon inutilité n’est pas un chagrin pour moi ? Quand, il y a un mois, M. Lébéziatnikoff a, de ses propres mains, battu ma femme et que j’assistais ivre-mort à cette scène, est-ce que je ne souffrais pas ? Permettez, jeune homme, vous est-il arrivé… hum… vous est-il arrivé de solliciter un prêt sans espoir ?

— Oui… c’est-à-dire, qu’entendez-vous par ces mots : sans espoir ?

— Je veux dire : sachant parfaitement d’avance que vous n’obtiendriez rien. Par exemple, vous avez la certitude que cet homme, ce citoyen utile et bien intentionné, ne vous prêtera pas d’argent, car pourquoi, je vous prie, vous en prêterait-il ? Il sait que vous ne le lui rendrez pas. Par pitié ? Mais M. Lébéziatnikoff, partisan des idées nouvelles, a expliqué l’autre jour que la pitié, à notre époque, est même défendue par la science, et que telle est la doctrine régnante en Angleterre où fleurit l’économie politique. Pourquoi donc, je le répète, cet homme vous prêterait-il de l’argent ? Vous êtes bien sûr qu’il ne le fera pas, néanmoins vous vous mettez en route, et…

— Pourquoi donc aller, en ce cas ? interrompit Raskolnikoff.

— Mais parce qu’il faut bien aller quelque part, parce qu’on est à bout de voie ! Un temps vient où l’homme se décide, bon gré, mal gré, à n’importe quelle démarche ! Quand ma fille unique est allée se faire inscrire à la police, j’ai dû alors aller aussi… (car ma fille a le billet jaune…) ajouta-t-il entre parenthèses, en regardant le jeune homme d’un air un peu inquiet. — Cela m’est égal, monsieur, cela m’est égal, se hâta-t-il de déclarer aussitôt après, avec un flegme apparent, tandis que les deux garçons, derrière le comptoir, cachaient mal leur envie de rire et que le patron lui-même souriait. — Peu m’importe ! je ne m’inquiète pas de leurs hochements de tête, car tout cela est connu de tout le monde, et tous les secrets se découvrent ; ce n’est pas avec dédain, mais avec résignation que j’envisage la chose. Soit ! soit ! Ecce homo ! Permettez, jeune homme : pouvez-vous ou plutôt osez-vous, en fixant maintenant les yeux sur moi, affirmer que je ne suis pas un cochon ?

Le jeune homme ne répondit pas un mot.

L’orateur attendit d’un air plein de dignité la fin des rires provoqués par ses dernières paroles, puis il reprit :

— Allons, soit, je suis un cochon, mais elle, c’est une dame ! J’ai sur moi le sceau de la bête, mais Catherine Ivanovna, mon épouse, est une personne bien élevée, fille d’un officier supérieur. J’admets que je sois un drôle, mais ma femme possède un grand cœur, des sentiments élevés, de l’éducation. Et pourtant… oh ! si elle avait pitié de moi ! Monsieur, monsieur, tout homme a besoin de trouver quelque part de la pitié ! Mais Catherine Ivanovna, nonobstant sa grandeur d’âme, est injuste… Et bien que je comprenne moi-même que quand elle me tire les cheveux, c’est au fond par intérêt pour moi (car, je ne crains pas de le répéter, elle me tire les cheveux, jeune homme, insista-t-il avec un redoublement de dignité en entendant de nouveaux éclats de rire), pourtant, mon Dieu ! si, ne fût-ce qu’une fois, elle… Mais non, non, laissons cela, il est inutile d’en parler !… pas une seule fois je n’ai obtenu ce que je désirais, pas une seule fois je n’ai été pris en pitié, mais… tel est mon caractère, je suis une vraie brute !

— Je crois bien ! observa en bâillant le cabaretier.

Marméladoff frappa du poing sur la table.

— Tel est mon caractère ! savez-vous, savez-vous, monsieur, que je lui ai bu même ses bas ? Je ne dis pas ses souliers, cela se comprendrait encore jusqu’à un certain point, mais ses bas, ses bas, je les lui ai bus ! J’ai bu aussi son petit fichu de poil de chèvre, un cadeau qu’on lui avait fait, un objet qu’elle possédait avant de m’épouser, qui était sa propriété et non la mienne ! Et nous habitons dans une pièce froide ; cet hiver elle a pris un catarrhe, elle tousse et crache le sang. Nous avons trois petits enfants, et Catherine Ivanovna travaille depuis le matin jusqu’au soir, elle fait la lessive, elle débarbouille les babies, car dès son jeune âge elle a été habituée à la propreté. Malheureusement elle a la poitrine faible, une prédisposition à la phtisie, et je sens cela. Est-ce que je ne le sens pas ? Et plus je bois, plus je le sens. C’est pour sentir et souffrir davantage que je me livre à la boisson… Je bois parce que je veux souffrir doublement ! — Et il pencha sa tête sur la table, avec une expression de désespoir.

— Jeune homme, reprit-il ensuite en se redressant, — je crois lire un certain chagrin sur votre visage. Dès que vous êtes entré, j’ai eu cette impression, et voilà pourquoi je vous ai tout de suite adressé la parole. Si je vous raconte l’histoire de ma vie, ce n’est pas pour m’offrir à la risée de ces oisifs qui, d’ailleurs, sont déjà instruits de tout : non, c’est parce que je cherche la sympathie d’un homme bien élevé. Sachez donc que ma femme a fait son éducation dans un pensionnat aristocratique de province, et qu’à sa sortie de cet établissement elle a dansé en châle devant le gouverneur et les autres personnages officiels, tant elle était contente d’avoir obtenu une médaille d’or et un diplôme.

La médaille… nous l’avons vendue… depuis longtemps déjà… hum… Quant au diplôme, mon épouse le conserve dans un coffre, et dernièrement encore elle le montrait à notre logeuse. Quoiqu’elle soit à couteaux tirés avec cette femme, elle était bien aise de pouvoir étaler aux yeux de quelqu’un ses succès passés. Je ne lui en fais pas un crime, car sa seule joie est maintenant de se rappeler les beaux jours d’autrefois, tout le reste s’est évanoui ! Oui, oui, elle a une âme ardente, fière, intraitable. Elle lave elle-même le parquet, mange du pain noir, mais ne souffre pas qu’on lui manque. Aussi n’a-t-elle pas toléré la grossièreté de M. Lébéziatnikoff, et quand, pour se venger d’avoir été remis à sa place, ce dernier l’a battue, elle a dû prendre le lit, ressentant plus vivement encore l’insulte faite à sa dignité que les coups qu’elle avait reçus.

Quand je l’ai épousée, elle était veuve avec trois petits enfants sur les bras. Elle avait été mariée en premières noces à un officier d’infanterie, avec qui elle s’était enfuie de chez ses parents. Elle aimait extrêmement son mari, mais il s’adonna au jeu, eut maille à partir avec la justice et mourut. Dans les derniers temps, il la battait. Je tiens de bonne source qu’elle n’était pas d’humeur facile avec lui, ce qui ne l’empêche pas de pleurer maintenant encore au souvenir du défunt et d’établir sans cesse entre lui et moi des comparaisons peu flatteuses pour mon amour-propre. Moi, j’en suis bien aise, cela me fait plaisir qu’elle se figure en imagination avoir été heureuse jadis.

Après la mort de son mari, elle se trouva seule avec trois jeunes enfants, dans un district lointain et sauvage. C’est là que je la rencontrai. Son dénûment était tel, que moi, qui en ai pourtant vu de toutes les sortes, je ne me sens pas la force de le décrire. Tous ses proches l’avaient abandonnée ; d’ailleurs, sa fierté ne lui eut pas permis de faire appel à leur pitié… Et alors, monsieur, alors, moi, qui étais veuf aussi et qui avais d’un premier mariage une fille de quatorze ans, j’offris ma main à cette pauvre femme, tant j’étais peiné de la voir souffrir.

Instruite, bien élevée, issue d’une famille honorable, elle consentit néanmoins à m’épouser : vous pouvez vous représenter par là dans quelle misère elle vivait. Elle n’accueillit ma demande qu’en pleurant, en sanglotant, en se tordant les mains, mais elle l’accueillit, car elle n’avait plus où aller. Comprenez-vous, comprenez-vous, monsieur, ce que, signifient ces mots : n’avoir plus où aller ? Non ? Vous ne comprenez pas encore cela !…

Pendant une année entière, j’accomplis mon devoir honnêtement, saintement, sans toucher à cela (il montra du doigt la demi-bouteille placée devant lui), car j’ai des sentiments. Mais je n’y gagnai rien ; sur ces entrefaites, je perdis ma place, sans qu’il y eût de ma faute : des changements administratifs entraînèrent la suppression de mon emploi, et c’est alors que je me mis à boire !…

Il va y avoir dix-huit mois qu’après bien des déboires et des pérégrinations nous nous sommes fixés dans cette capitale magnifique et peuplée d’innombrables monuments. Ici, j’avais réussi à me recaser, mais j’ai de nouveau perdu mon emploi. Cette fois, ç’a été de ma faute, c’est mon penchant pour la boisson qui m’a valu ma disgrâce… Nous occupons à présent une chambre chez Amalia Fédorovna Lippevechzel. Mais de quoi nous vivons et avec quoi nous payons, je l’ignore. Il y a là beaucoup de locataires, sans nous compter. C’est une vraie pétaudière que cette maison… hum… oui… Et pendant ce temps-là grandissait la fille que j’ai eue de ma première femme. Ce que sa belle-mère lui a fait souffrir, j’aime mieux le passer sous silence.

Quoique remplie de sentiments nobles, Catherine Ivanovna est une dame irascible et incapable de se contenir dans l’emportement de sa colère… Oui ! allons, il est inutile de parler de cela ! Ainsi que vous pouvez le supposer, Sonia n’a pas reçu beaucoup d’instruction. Il y a quatre ans, j’ai essayé de lui apprendre la géographie et l’histoire universelle ; mais comme moi-même je n’ai jamais été très-fort sur ces matières, et que, de plus, je n’avais aucun bon manuel à ma disposition, ses études n’ont pas été poussées bien loin. Nous nous sommes arrêtés à Cyrus, roi de Perse. Plus tard, parvenue à l’âge adulte, elle a lu quelques romans. M. Lébéziatnikoff lui a prêté, il n’y a pas encore longtemps, la Physiologie de Ludwig, vous connaissez cet ouvrage ? elle l’a trouvé très-intéressant et même nous en a lu plusieurs passages à haute voix : à cela se borne toute sa culture intellectuelle.

Maintenant, monsieur, je m’adresse à votre sincérité : croyez-vous, en conscience, qu’une jeune fille pauvre, mais honnête, puisse vivre de son travail ?… Si elle ne possède aucun talent particulier, elle gagnera quinze kopecks dans sa journée, monsieur, et encore, pour atteindre ce chiffre, elle ne devra pas perdre une seule minute ! Que dis-je ? Sonia a fait une demi-douzaine de chemises en toile de Hollande pour le conseiller d’État Ivan Ivanovitch Klopstock, vous avez entendu parler de lui ? eh bien, non-seulement elle attend toujours son salaire, mais il l’a mise à la porte avec force injures sous prétexte qu’elle n’avait pas bien pris la mesure du col.

Cependant les enfants meurent de faim, Catherine Ivanovna se promène dans la chambre en se tordant les mains, et des taches rouges se montrent sur ses joues, comme il arrive toujours dans cette maladie-là : « Paresseuse, dit-elle, n’as-tu pas honte de vivre chez nous à rien faire ? Tu bois, tu manges, tu es au chaud ! » Je vous demande un peu ce que la pauvre fille pouvait boire et manger, quand depuis trois jours les enfants eux-mêmes n’avaient pas vu une croûte de pain ! J’étais couché alors… allons, autant vaut le dire ! j’étais ivre. J’entends ma Sonia répondre timidement de sa voix douce (elle est blonde avec une petite mine toujours pâle et souffreteuse) : « Mais, Catherine Ivanovna, est-ce que je peux me conduire ainsi ? »

Il faut vous dire que trois fois déjà Daria Frantzovna, une mauvaise femme bien connue de la police, lui avait fait des ouvertures par l’entremise de la propriétaire, « Eh bien, quoi ! reprend ironiquement Catherine Ivanovna, voilà un bien beau trésor pour le garder avec tant de soin ! » Mais ne l’accusez pas, monsieur, ne l’accusez pas ! Elle n’avait pas conscience de la portée de ses paroles ; elle était agitée, malade, elle voyait pleurer ses enfants affamés, et ce qu’elle en disait, c’était plutôt pour vexer Sonia que pour l’exciter à la débauche… Catherine Ivanovna est comme cela : dès qu’elle entend ses enfants crier, elle se met aussitôt à les battre, alors même que c’est la faim qui leur arrache ces cris. Il était alors plus de cinq heures, je vois Sonetchka se lever, mettre son bournous et sortir de notre logement.

À huit heures passées, elle revient. En arrivant, elle va droit à Catherine Ivanovna et, silencieusement, sans proférer la moindre parole, dépose trente roubles d’argent sur la table, devant ma femme. Cela fait, elle prend notre grand mouchoir vert en drap de dame (c’est un mouchoir qui sert pour toute la famille), elle s’en enveloppe la tête et se couche sur son lit, le visage tourné du côté du mur ; mais ses épaules et son corps étaient agités d’un frisson continuel… Moi, j’étais toujours dans le même état… Et à ce moment, jeune homme, j’ai vu Catherine Ivanovna, silencieusement, elle aussi, venir s’agenouiller près du petit lit de Sonetchka : elle a passé toute la soirée à genoux, baisant les pieds de ma fille et refusant de se relever. Ensuite, toutes deux se sont endormies ensemble, dans les bras l’une de l’autre… toutes deux… toutes deux… oui… et moi, j’étais toujours là, terrassé par l’ivresse.

Marméladoff se tut, comme si la voix lui eût manqué. Puis il se versa brusquement à boire, vida son verre et reprit après un silence :

— Depuis ce temps-là, monsieur, par suite d’une circonstance malheureuse et sur une dénonciation émanant de personnes malveillantes — Daria Frantzovna a eu la principale part à cette affaire ; elle voulait se venger d’un prétendu manque de respect — depuis ce temps-là, ma fille Sophie Séménovna a été mise en carte, ce qui l’a obligée à nous quitter. Notre logeuse, Amalia Fédorovna, s’est montrée inflexible sur ce chapitre, oubliant qu’elle-même avait naguère favorisé les intrigues de Daria Frantzovna.

M. Lébéziatnikoff s’est joint à elle… Hum… c’est à propos de Sonia que Catherine Ivanovna a eu avec lui cette histoire dont je vous parlais tout à l’heure. Au commencement il était fort empressé auprès de Sonetchka, mais tout à coup son amour-propre s’est rebiffé :

« Est-ce qu’un homme éclairé comme moi, a-t-il dit, peut habiter dans la même maison qu’une pareille créature ? » Catherine Ivanovna a pris vivement fait et cause pour Sonia, et cela a fini par des coups… À présent, ma fille vient le plus souvent nous voir à la chute du jour, et elle aide de son mieux Catherine Ivanovna. Elle loge chez Kapernaoumoff, un tailleur qui est boiteux et bègue.

Il a une nombreuse famille, et tous ses enfants bégayent comme lui. Sa femme a aussi un défaut de langue… Ils demeurent tous dans la même pièce, mais Sonia a sa chambre à part qu’une cloison sépare de leur logement… Hum, oui… Des gens très-pauvres et affectés de bégayement… oui… Alors, un matin, je me suis levé, j’ai revêtu mes haillons, j’ai tendu mes mains vers le ciel, et je suis allé voir Son Excellence Ivan Afanasiévitch. Connaissez-vous Son Excellence Ivan Afanasiévitch ? Non. Eh bien, vous ne connaissez pas un homme de Dieu ! C’est une cire… une cire devant la face du Seigneur.

Mon récit, qu’il a daigné écouter jusqu’au bout, lui a fait venir les larmes aux yeux. « Allons, Marméladoff, m’a-t-il dit, une fois déjà tu as trompé mon attente… Je te prends encore une fois sous ma responsabilité personnelle », — c’est ainsi qu’il s’est exprimé, — « tâche de t’en souvenir ; tu peux te retirer ! » J’ai baisé la poussière de ses bottes, mentalement, bien entendu, car il n’aurait pas souffert que je le fisse en réalité : c’est un homme trop pénétré des idées modernes pour accepter de pareils hommages. Mais, Seigneur, quel accueil j’ai reçu chez moi quand j’ai annoncé que je rentrais au service et que j’allais toucher un traitement…

L’émotion obligea de nouveau Marméladoff à s’arrêter. En ce moment, le cabaret fut envahi par une bande d’individus déjà pris de boisson. Un orgue de Barbarie se faisait entendre à la porte de l’établissement, et la voix grêle d’un enfant de sept ans chantait la Petite Ferme. La salle devenait bruyante. Le patron et ses garçons s’empressaient autour des nouveaux venus. Sans faire attention à cet incident, Marméladoff poursuivit son récit. Les progrès de l’ivresse rendaient le fonctionnaire de plus en plus expansif. En se rappelant sa récente rentrée au service, il avait comme un rayon de joie sur le visage. Raskolnikoff ne perdait aucune de ses paroles.

— Il y a de cela cinq semaines, monsieur. Oui… Dès que Catherine Ivanovna et Sonetchka eurent appris la nouvelle, Seigneur, je me trouvai comme transporté dans le paradis. Autrefois, je n’entendais que des injures : « Couche-toi, brute ! » À présent, on marchait sur la pointe du pied, on faisait taire les enfants : « Chut ! Simon Zakharitch est revenu fatigué du service, il faut le laisser reposer ! » Avant que je sortisse pour aller à mon bureau, on me faisait boire du café à la crème ! On se procurait de la vraie crème, vous entendez ! Et où purent-elles trouver onze roubles cinquante kopecks pour remonter ma garde-robe ? Je n’y comprends rien ! Toujours est-il qu’elles me requinquèrent des pieds à la tête : j’eus des bottes, des plastrons en calicot superbe, un uniforme ; le tout, parfaitement conditionné, leur coûta onze roubles et demi.

Il y a six jours, quand j’ai rapporté intégralement à la maison mes premiers honoraires : vingt-trois roubles quarante kopecks, ma femme m’a pincé la joue en m’appelant : petit poisson. « Ah ! m’a-t-elle dit, quel petit poisson tu es ! » Cela, en tête-à-tête, naturellement. Eh bien ! était-ce assez gentil ?

Marméladoff s’interrompit, il essaya de sourire, mais un tremblement subit agita son menton. Du reste, il se rendit maître de son émotion. Raskolnikoff ne savait que penser à la vue de cet ivrogne en bordée depuis cinq jours, couchant dans les bateaux de foin et, malgré tout, nourrissant une affection maladive pour sa famille. Le jeune homme écoutait de toutes ses oreilles, mais avec une sensation de malaise. Il s’en voulait d’être entré dans ce cabaret.

— Monsieur, monsieur ! s’excusa Marméladoff, — oh ! monsieur, peut-être trouvez-vous comme les autres cela risible, peut-être ne fais-je que vous ennuyer en vous racontant tous ces sots et misérables détails de mon existence domestique, mais pour moi ce n’est pas drôle, car moi je puis sentir tout cela… Durant toute cette journée bénie, je fis des rêves enchanteurs : je songeais au moyen d’organiser notre vie, d’habiller les enfants, de procurer du repos à ma femme, de retirer du bourbier ma fille unique… Que de projets ne formais-je pas ! Eh bien, monsieur (Marméladoff tressaillit tout à coup, leva la tête et regarda en face son interlocuteur), le lendemain même — il y a juste cinq jours de cela — après avoir caressé tous ces rêves, j’ai dérobé, comme un voleur nocturne, la clef de Catherine Ivanovna et j’ai pris dans son coffre ce qui restait de l’argent rapporté par moi. Combien y avait-il encore ? je ne me le rappelle pas. Voilà, regardez-moi tous ! Depuis cinq jours j’ai quitté ma demeure, on ne sait chez moi ce que je suis devenu ; j’ai perdu mon emploi, j’ai laissé mon uniforme dans un cabaret près du pont Égipetsky, et l’on m’a donné cette défroque à la place… tout est fini ! Marméladoff se donna un coup de poing sur le front, serra les dents et, fermant les yeux, s’accouda sur la table… Mais, au bout d’une minute, son visage changea brusquement d’expression, il regarda Raskolnikoff avec un cynisme de commande et dit en riant :

— Aujourd’hui, j’ai été chez Sonia ; je suis allé lui demander de l’argent pour boire ! Hé ! hé ! hé !

— Elle t’en a donné ? cria avec un gros rire un des consommateurs qui faisait partie de la bande récemment entrée dans le cabaret.

— Cette demi-bouteille a été payée avec son argent, reprit Marméladoff en s’adressant exclusivement à Raskolnikoff. — Elle est allée chercher trente kopecks et me les a remis de ses propres mains ; c’était tout ce qu’elle avait, je l’ai vu moi-même… Elle n’a rien dit, elle s’est bornée à me regarder en silence… Un regard qui n’appartient pas à la terre, un regard comme en ont les anges qui pleurent sur les fautes humaines, mais ne les condamnent pas ! Cela est bien plus triste, quand on ne reçoit pas de reproches !… Trente kopecks, oui. Et maintenant elle en a besoin, sans doute ! Qu’en pensez-vous, mon cher monsieur ? À présent, il faut qu’elle se tienne bien. Cette propreté qui est indispensable dans son métier coûte de l’argent. Vous comprenez ? On doit avoir de la pommade, des jupons empesés, de jolies bottines qui fassent valoir le pied, s’il y a une flaque d’eau à enjamber. Comprenez-vous, comprenez-vous, monsieur, l’importance de cette propreté ? Eh bien, voilà, moi son père selon la nature, je suis allé lui prendre ces trente kopecks pour les boire ! Et je les bois ! Et ils sont déjà bus !… Allons, qui donc aura pitié d’un homme comme moi ? À présent, monsieur, pouvez-vous me plaindre ? Parlez, monsieur, avez-vous pitié de moi, oui ou non ? Hé, hé, hé, hé !

Il allait se verser à boire, quand il s’aperçut que la demi-bouteille était vidée.

— Mais pourquoi avoir pitié de toi ? cria le cabaretier.

Des rires éclatèrent, des injures même s’y joignirent. Ceux qui n’avaient pas entendu les paroles de l’ex-fonctionnaire faisaient chorus avec les autres, rien qu’à voir sa figure.

Il semblait que Marméladoff n’eût attendu que l’interpellation du cabaretier pour lâcher la bride à son éloquence ; il se leva soudain, et, le bras tendu en avant :

— Pourquoi avoir pitié de moi ! répliqua-t-il avec exaltation, — pourquoi avoir pitié de moi, dis-tu ? C’est vrai, il n’y a pas lieu ! Il faut me crucifier, me mettre en croix et non me plaindre ! Crucifie-moi, juge, mais en me crucifiant aie pitié de moi ! Et alors j’irai moi-même au-devant de mon supplice, car je n’ai pas soif de joie, mais de douleur et de larmes !… Penses-tu, marchand, que ta demi-bouteille m’ait procuré du plaisir ? J’ai cherché la tristesse, la tristesse et les larmes au fond de ce flacon, je les y ai trouvées et savourées ; mais Celui qui a eu pitié de tous les hommes, Celui qui a tout compris, Celui-là aura pitié de nous ; Il est le seul juge. Il viendra au dernier jour et Il demandera : « Où est la fille qui s’est sacrifiée pour une marâtre haineuse et phthisique, pour des enfants qui n’étaient pas ses frères ? Où est la fille qui a eu pitié de son père terrestre et ne s’est point détournée avec horreur de ce crapuleux ivrogne ? » Et Il dira : « Viens ! je t’ai déjà pardonné une fois… Je t’ai pardonné une fois… Maintenant encore tous tes péchés te sont remis parce que tu as beaucoup aimé… » Et Il pardonnera à ma Sonia, Il lui pardonnera, je le sais… Tantôt je l’ai senti dans mon cœur quand j’étais chez elle !… Tous seront jugés par Lui, et Il pardonnera à tous : aux bons et aux méchants, aux sages et aux doux… Et quand Il aura fini avec les autres, alors notre tour viendra : « Approchez, vous aussi, nous dira-t-Il ; approchez, les ivrognes ; approchez, les lâches ; approchez, les impudiques ! » Et nous approcherons tous sans crainte. Et Il nous dira : « Vous êtes des cochons ! Vous avez sur vous le signe de la bête ; mais venez tout de même ! » Et les sages, les intelligents diront : « Seigneur, pourquoi reçois-Tu ceux-là ? » Et Il répondra : « Je les reçois, sages, je les reçois, intelligents, parce qu’aucun d’eux ne s’est cru digne de cette faveur… » Et Il nous tendra ses bras, et nous nous y précipiterons… et nous fondrons en larmes… et nous comprendrons tout… Alors tout sera compris de tout le monde… Et Catherine Ivanovna comprendra, elle aussi… Seigneur, que ton règne arrive !

Épuisé, il se laissa tomber sur le banc sans regarder personne, comme s’il avait oublié ce qui l’entourait, et s’absorba dans une profonde rêverie. Ses paroles produisirent une certaine impression ; pendant un moment le bruit cessa, mais bientôt recommencèrent les rires mêlés aux invectives :

— Puissamment raisonné !

— Radoteur !

— Bureaucrate !

Etc., etc.

— Allons-nous-en, monsieur, dit brusquement Marméladoff en relevant la tête et en s’adressant à Raskolnikoff. — Ramenez-moi… maison Kozel, dans la cour. Il est temps de retourner… chez Catherine Ivanovna…

Depuis longtemps le jeune homme avait envie de s’en aller, l’idée lui était déjà venue d’offrir ses services à Marméladoff. Ce dernier avait les jambes beaucoup moins fermes que la voix ; aussi s’appuyait-il lourdement sur son compagnon. La distance à parcourir était de deux à trois cents pas. À mesure que l’ivrogne approchait de son domicile, il paraissait de plus en plus troublé et inquiet.

— Ce n’est pas de Catherine Ivanovna que j’ai peur maintenant, balbutiait-il dans son émoi, — je sais bien qu’elle commencera par me tirer les cheveux, mais qu’est-ce que les cheveux ?… Cela ne signifie rien ! Et même il vaut mieux qu’elle me les tire, ce n’est pas ce qui m’effraye… Je crains… ses yeux… oui… ses yeux… Je crains aussi les taches rouges de ses joues… J’ai peur encore de sa respiration… As-tu remarqué comme on respire dans cette maladie-là… quand on est en proie à une émotion violente ? Je crains aussi les pleurs des enfants… Parce que, si Sonia ne les a pas nourris, je ne sais pas ce qu’ils auront mangé… je ne le sais pas ! Mais les coups, je n’en ai pas peur… Sache, en effet, monsieur, que, loin de me faire souffrir, ces coups sont une jouissance pour moi… Je ne puis même pas m’en passer. Cela vaut mieux. Qu’elle me batte, qu’elle se soulage le cœur… cela vaudra mieux… Mais voici la maison. Maison Kozel. Le propriétaire est un serrurier allemand, un homme riche… Accompagne-moi !

Après avoir traversé la cour, ils se mirent en devoir d’atteindre le quatrième étage. Il était près de onze heures, et, quoiqu’il n’y eût pas alors, à proprement parler, de nuit à Pétersbourg, plus ils montaient, plus l’escalier devenait sombre, pour se perdre tout en haut dans une obscurité complète.

La petite porte enfumée qui donnait sur le palier était ouverte. Un bout de chandelle éclairait une chambre fort pauvre, longue de dix pas. Cette pièce que, du vestibule, l’œil embrassait tout entière, était dans le plus grand désordre ; des linges d’enfants traînaient de différents côtés. Un drap troué était tendu de façon à masquer l’un des coins les plus éloignés de la porte. Derrière ce paravent improvisé se trouvait probablement un lit. La chambre même ne contenait que deux chaises et un mauvais divan en toile cirée faisant face à une vieille table de cuisine en sapin, non vernie et privée de tapis. Sur la table était posé un chandelier de fer dans lequel un bout de chandelle achevait de brûler. Marméladoff avait son installation particulière, non dans un coin, mais dans un couloir. La porte donnant accès chez les autres locataires d’Amalia Lippevechzel était entr’ouverte. Il y avait là des gens bruyants. Sans doute ils étaient en train de jouer aux cartes et de boire du thé. On entendait leurs cris, leurs éclats de rire et leurs paroles parfois très-décolletées.

Raskolnikoff reconnut immédiatement Catherine Ivanovna. C’était une femme mince, assez grande et assez bien faite, mais à l’aspect extrêmement maladif. Elle avait encore de beaux cheveux châtains, et, comme l’avait dit Marméladoff, ses pommettes étaient colorées de rouge. Les lèvres sèches, les mains pressées contre sa poitrine, elle se promenait de long en large dans sa petite chambre. Sa respiration était courte et inégale. Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, mais leur regard était dur et immobile. Éclairé par la lumière mourante du bout de chandelle, ce visage phtisique et agité produisait une impression pénible. Raskolnikoff jugea que Catherine Ivanovna ne devait pas avoir plus de trente ans ; elle était, de fait, beaucoup plus jeune que son mari… Elle ne remarqua pas l’arrivée des deux hommes : il semblait qu’elle eût perdu la faculté de voir ou d’entendre.

Une chaleur étouffante régnait dans la chambre, et de l’escalier montaient des exhalaisons infectes ; cependant elle ne songeait ni à ouvrir la fenêtre, ni à fermer la porte du carré ; la porte intérieure, simplement entre-bâillée, livrait passage à une épaisse fumée de tabac qui la faisait tousser, mais dont elle ne cherchait pas à se garantir.

La plus jeune fille, enfant de six ans, dormait assise sur le plancher, la tête appuyée contre le divan ; le petit garçon, d’un an plus âgé qu’elle, tremblait dans un coin et pleurait : on venait, apparemment, de le battre. L’aînée de la famille, une fillette de neuf ans, mince et grandelette, portait une chemise toute trouée ; sur ses épaules nues était jeté un vieux bournous en drap de dame qui avait dû être fait pour elle deux ans auparavant, car à présent il ne lui descendait même plus jusqu’aux genoux.

Debout dans le coin, à côté de son petit frère, elle avait passé son long bras, maigre comme une allumette, autour du cou de l’enfant, et elle lui parlait tout bas, sans doute pour le faire taire. En même temps, elle suivait sa mère d’un regard craintif. Ses grands yeux sombres, élargis par la frayeur, paraissaient plus grands encore sur ce petit visage décharné. Marméladoff, au lieu d’entrer dans la chambre, s’agenouilla près de la porte, mais il invita du geste Raskolnikoff à s’avancer. La femme, à la vue d’un inconnu, s’arrêta distraitement devant lui, et, durant une seconde, elle essaya de s’expliquer sa présence. « Que vient faire ici cet homme ? » se demandait-elle. Mais bientôt elle crut comprendre qu’il se rendait chez quelque autre locataire, la chambre des Marméladoff étant un lieu de passage. Aussi, sans plus faire attention à l’étranger, se préparait-elle à aller ouvrir la porte de communication, quand un cri soudain lui échappa : elle venait d’apercevoir son mari à genoux sur le seuil.

— Ah ! tu es revenu ! fit-elle d’une voix vibrante de colère. Scélérat ! monstre ! Mais où est l’argent ? Qu’as-tu dans ta poche ? montre un peu ! Et ce n’est pas là ton vêtement ! Qu’as-tu fait de tes habits ? Qu’est devenu l’argent ? Parle !…

Elle se hâta de le fouiller. Loin d’opposer aucune résistance, Marméladoff écarta aussitôt les bras des deux côtés pour faciliter la visite de ses poches. Il n’avait plus sur lui un seul kopeck.

— Où est donc l’argent ? criait-elle. Oh ! Seigneur, se peut-il donc qu’il ait tout bu ! Il y avait encore douze roubles dans le coffre !…

Prise d’un soudain accès de rage, elle saisit son mari par les cheveux et le tira violemment dans la chambre. La patience de Marméladoff ne se démentit pas, il suivit docilement sa femme en se traînant à genoux derrière elle.

— Cela me fait plaisir ! Ce n’est pas une douleur pour moi, mais une jouissance, monsieur ! criait-il, tandis que Catherine Ivanovna lui secouait la tête avec force ; une fois même il heurta du front contre le parquet. L’enfant qui dormait par terre s’éveilla et se mit à pleurer. Le petit garçon, debout dans le coin, ne put supporter ce spectacle. Il commença à frissonner, à pousser des cris, et s’élança vers sa sœur. Il semblait pris de convulsions, tant il était effrayé. La fille aînée tremblait comme une feuille.

— Il a tout bu ! Il a tout bu, tout ! vociférait Catherine Ivanovna au désespoir, — et ce ne sont pas là ses vêtements ! Ils ont faim ! ils ont faim (et en se tordant les mains elle montrait les enfants) ! Ô vie trois fois maudite ! Et vous, comment n’êtes-vous pas honteux de venir ici au sortir du cabaret ? ajouta-t-elle en prenant soudain à partie Raskolnikoff. Tu as bu avec lui, n’est-ce pas ? Tu as bu avec lui ? Va-t’en !

Le jeune homme ne se fit pas répéter cet ordre et se retira sans dire un mot. La porte intérieure s’ouvrit toute grande, et sur le seuil apparurent plusieurs curieux au regard effronté et moqueur. Ils étaient coiffés de calottes et fumaient, qui la pipe, qui la cigarette. Les uns étaient en robe de chambre, les autres avaient un costume léger jusqu’à l’indécence ; quelques-uns tenaient des cartes à la main. Ce qui les amusait surtout, c’était d’entendre Marméladoff, traîné par les cheveux, crier que cela lui faisait plaisir.

Déjà les locataires commençaient à envahir la chambre. Tout à coup retentit une voix irritée : c’était Amalia Lippevechzel elle-même qui, se frayant un passage à travers la foule, venait rétablir l’ordre à sa manière. Pour la centième fois, la logeuse signifia à la pauvre femme qu’elle eût à vider les lieux le lendemain. Comme on le devine, ce congé fut donné en termes fort insultants. Raskolnikoff avait sur lui la monnaie du rouble qu’il avait changé au cabaret. Avant de sortir, il prit dans sa poche une poignée de cuivre et, sans être vu, la déposa sur la croisée. Puis, quand il fut dans l’escalier, il se repentit de sa générosité. Peu s’en fallut qu’il ne remontât chez les Marméladoff.

« Allons, quelle sottise j’ai faite ! pensait-il : eux, ils ont Sonia, et moi, je n’ai personne. » Mais il se dit qu’il ne pouvait pas reprendre son argent, et que lors même qu’il le pourrait, il ne le ferait pas. Sur cette réflexion, il se décida à continuer son chemin. « Il faut de la pommade à Sonia, poursuivit-il avec un sourire amer en marchant dans la rue : cette propreté-là coûte de l’argent… Hum ! il paraît que Sonia n’a pas casqué aujourd’hui. Au fait, la chasse à l’homme, c’est comme la chasse à la bête fauve : on risque souvent d’en revenir bredouille… Donc ils seraient demain dans de vilains draps s’ils n’avaient pas mon argent… Ah ! oui, Sonia ! Tout de même, ils ont trouvé là une bonne vache à lait ! Et ils en profitent ! Cela ne leur fait plus rien, ils y sont faits. Ils ont un peu pleurniché d’abord, et puis l’habitude est venue. L’homme est lâche, il s’accoutume à tout ! »

Raskolnikoff devint songeur.

— Eh bien, si j’ai menti, s’écria-t-il ensuite, — si l’homme n’est pas nécessairement lâche, il doit fouler aux pieds toutes les craintes, tous les préjugés qui l’arrêtent !…

III

Il s’éveilla tard le lendemain, après un sommeil agité qui ne lui rendit pas de forces. À son réveil, il se sentit de très-méchante humeur et regarda sa chambre d’un air courroucé. Cette petite pièce, longue de six pas, offrait l’aspect le plus piteux, avec sa tapisserie jaunâtre, poudreuse et délabrée ; de plus, elle était si basse qu’un homme de haute taille s’y trouvait mal à l’aise et craignait sans cesse de se cogner au plafond. Le mobilier répondait au local : trois vieilles chaises plus ou moins boiteuses, dans un coin une table en bois peint, sur laquelle traînaient des livres et des cahiers couverts de poussière, preuve évidente qu’on n’y avait pas touché depuis longtemps ; enfin un grand vilain sofa dont l’étoffe s’en allait en lambeaux.

Ce sofa, qui occupait près de la moitié de la chambre, servait de lit à Raskolnikoff. Le jeune homme s’y couchait souvent tout habillé, sans draps ; il étendait sûr lui en guise de couverture son vieux paletot d’étudiant et se faisait un oreiller d’un petit coussin sous lequel il mettait, pour l’exhausser un peu, tout ce qu’il possédait de linge propre ou sale. Une petite table était placée devant le sofa.

La misanthropie de Raskolnikoff s’accommodait très-bien de la malpropreté qui régnait dans ce taudis. Il avait pris en aversion tout visage humain, à ce point que la vue même de la bonne chargée de faire les chambres lui causait une sorte d’exaspération. C’est ce qui arrive à certains monomanes préoccupés d’une idée fixe.

Depuis quinze jours, la logeuse avait coupé les vivres à son pensionnaire, et celui-ci n’avait pas encore songé à aller s’expliquer avec elle.

Quant à Nastasia, la cuisinière et l’unique servante de la maison, elle n’était pas trop fâchée de voir le locataire dans cet état d’esprit, car il en résultait pour elle une diminution d’ouvrage : elle avait complétement cessé de ranger et d’épousseter chez Raskolnikoff : tout au plus venait-elle, une fois par semaine, donner un coup de balai dans son logement. En ce moment elle le réveilla.

— Lève-toi ; qu’as-tu à dormir ainsi, lui cria-t-elle. Il est neuf heures. Je t’apporte du thé, en veux-tu une tasse ? Quelle mine de déterré tu as !

Le locataire ouvrit les yeux, se secoua et reconnut Nastasia.

— C’est la logeuse qui m’envoie ce thé ? demanda-t-il, tandis qu’il faisait un effort pénible pour se mettre sur son séant.

— Pas de danger que ce soit elle !

La servante plaça devant lui sa propre théière où il restait encore du thé, et déposa sur la table deux petits morceaux de sucre jaune.

— Nastasia, prends ceci, je te prie, dit Raskolnikoff en fouillant dans sa poche d’où il tira une poignée de menue monnaie (cette fois encore il s’était couché tout habillé) — et va me chercher un petit pain blanc. Tu passeras aussi chez le charcutier, et tu m’achèteras un peu de saucisson, à bon marché.

— Dans une minute je t’apporterai le petit pain blanc, mais au lieu du saucisson ne prendrais-tu pas bien du chtchi ? On en a fait hier, il est très-bon. Je t’en avais déjà gardé une portion hier au soir, mais tu es rentré si tard ! Il est très-bon.

Elle alla chercher le chtchi ; puis, lorsque Raskolnikoff se fut mis à manger, elle s’assit sur le sofa à côté de lui et commença à bavarder, en vraie fille de la campagne qu’elle était.

— Prascovie Pavlovna veut se plaindre de toi à la police, dit-elle.

Le visage du jeune homme s’assombrit.

— À la police ? Pourquoi ?

— Tu ne la payes pas, et tu ne veux pas t’en aller. Voilà pourquoi.

— Ah ! diable ! il ne manquait plus que cela ! grommela-t-il entre ses dents ; — voilà qui tombe fort mal à propos pour moi… Elle est sotte, ajouta-t-il à haute voix — Je passerai chez elle aujourd’hui, je lui parlerai.

— Pour sotte, elle l’est tout comme moi ; mais toi qui es intelligent, pourquoi restes-tu là couché comme un propre à rien ? Pourquoi ne voit-on jamais de ton argent ? Il paraît qu’autrefois tu allais donner des leçons, pourquoi maintenant ne fais-tu plus rien ?

— Je fais quelque chose… répondit sèchement, et comme malgré lui, Raskolnikoff.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Un travail…

— Quel travail ?

— Je pense, répondit-il sérieusement, après un silence.

Nastasia se tordit. Elle était d’un caractère gai ; mais quand elle riait, c’était d’un rire silencieux qui secouait toute sa personne et finissait par lui faire mal.

— Ça te rapporte beaucoup d’argent, de penser ? demanda-t-elle lorsqu’elle put parler.

— On ne peut pas aller donner des leçons, quand on n’a pas de bottes. D’ailleurs, je crache là-dessus.

— Prends garde que ton crachat ne te retombe sur la face.

— Pour ce qu’on gagne à donner des leçons ! Qu’est-ce qu’on peut faire avec quelques kopecks ? reprit-il d’un ton aigre en s’adressant plutôt à lui-même qu’à son interlocutrice.

— Tu voudrais acquérir tout d’un coup une fortune ?

Il la regarda d’un air étrange et resta un moment silencieux.

— Oui, une fortune, dit-il ensuite avec force.

— Doucement, tu me fais peur ; c’est que tu es terrible ! Faut-il t’aller chercher un petit pain blanc ?

— Comme tu voudras.

— Tiens, j’oubliais ! Il est venu une lettre pour toi en ton absence.

— Une lettre ! pour moi ? de qui ?

— De qui, je n’en sais rien. J’ai donné de ma poche trois kopecks au facteur. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?

— Apporte-la donc, pour l’amour de Dieu ! Apporte-la ! s’écria Raskolnikoff très-agité, — Seigneur !

Une minute après, la lettre était entre ses mains. Il ne s’était pas trompé : elle venait de sa mère et portait le timbre du gouvernement de R… Il ne put s’empêcher de pâlir en la recevant. Depuis longtemps déjà, il était sans nouvelles des siens ; toutefois, en ce moment, autre chose encore lui serra brusquement le cœur.

— Nastasia, va-t’en, de grâce ! voici tes trois kopecks, mais, pour l’amour de Dieu, va-t’en bien vite !

La lettre tremblait dans ses doigts ; il ne voulait pas la décacheter en présence de Nastasia, il attendait pour en commencer la lecture que la servante fût partie. Resté seul, il porta vivement le pli à ses lèvres et le baisa. Puis il se remit à considérer longuement l’adresse ; il reconnut les caractères tracés par une main chérie : c’était l’écriture fine et un peu penchée de sa mère, qui jadis lui avait appris à lire et à écrire. Il hésitait, semblait même éprouver une certaine crainte. À la fin, il rompit le cachet : la lettre était fort longue ; deux grandes feuilles de papier de poste avaient été remplies de chaque côté.

« Mon cher Rodia, écrivait la mère, voilà déjà plus de deux mois que je ne me suis entretenue par lettre avec toi, ce dont j’ai moi-même souffert au point d’en perdre souvent le sommeil. Mais sans doute tu me pardonnes mon silence involontaire. Tu sais comme je t’aime ; Dounia et moi nous n’avons que toi, tu es tout pour nous, tout notre espoir, tout notre bonheur dans l’avenir. Que suis-je devenue quand j’ai appris que tu avais dû depuis plusieurs mois quitter l’Université faute de moyens d’existence, et que tu n’avais plus ni leçons ni ressources d’aucune sorte !

« Comment pouvais-je te venir en aide avec mes cent vingt roubles de pension annuelle ? Les quinze roubles que je t’ai fait parvenir, il y a quatre mois, je les avais empruntés, comme tu le sais toi-même, à un marchand de notre ville, Afanase Ivanovitch Vakhrouchine. C’est un brave homme, et il était l’ami de ton père. Mais lui ayant donné procuration pour toucher ma pension à ma place, je ne pouvais rien t’envoyer avant qu’il fût remboursé, et il vient seulement de l’être.

« À présent, grâce à Dieu, je crois être en mesure de t’expédier encore de l’argent. Du reste, je m’empresse de te dire que nous avons lieu maintenant de nous louer de la fortune. D’abord, une chose dont tu ne te doutes probablement pas, cher Rodia, c’est que ta sœur habite avec moi depuis six semaines déjà, et qu’elle ne me quittera plus. Dieu soit loué ! ses tourments ont pris fin ; mais procédons par ordre, car je veux que tu saches comment tout s’est passé et ce que nous t’avions dissimulé jusqu’ici.

« Il y a deux mois, tu m’écrivais que tu avais entendu parler de la triste situation faite à Dounia dans la famille Svidrigaïloff, et tu me demandais des éclaircissements à ce sujet. Que pouvais-je te répondre alors ? Si je t’avais mis au courant des faits, tu aurais tout quitté pour venir nous retrouver, lors même qu’il t’eût fallu faire la route à pied ; car, avec le caractère et les sentiments que je te connais, tu n’aurais pas laissé insulter ta sœur. Moi-même j’étais au désespoir, mais qu’y avait-il à faire ? Moi non plus, je ne connaissais pas alors toute la vérité. Le pire était que Dounetchka, entrée l’année dernière comme institutrice dans cette maison, avait reçu d’avance cent roubles qu’elle devait rembourser à l’aide d’une retenue mensuelle sur ses honoraires : force lui était donc de rester en place jusqu’à l’extinction de sa dette.

« Cette somme (aujourd’hui, je puis tout t’expliquer, très-cher Rodia), elle se l’était fait avancer surtout pour t’envoyer les soixante roubles dont tu avais alors un si grand besoin et que tu as reçus de nous l’an passé. À cette époque, nous t’avons trompé en t’écrivant que cet argent provenait d’anciennes économies amassées par Dounetchka. C’était un mensonge ; à présent, je te découvre toute la vérité, parce que Dieu a permis que les choses prissent subitement une meilleure tournure, et aussi pour que tu saches combien Dounia t’aime et quel cœur d’or elle possède.

« Le fait est que M. Svidrigaïloff commença par se montrer très-grossier avec elle ; à table, il ne cessait de lui prodiguer les impolitesses et les sarcasmes… Mais à quoi bon m’étendre sur ces pénibles détails qui ne feraient que t’irriter inutilement, puisque tout cela est passé ? Bref, bien que traitée avec beaucoup d’égards et de bonté par Marfa Pétrovna, la femme de Svidrigaïloff, et par les autres personnes de la maison, Dounetchka avait grandement à souffrir, surtout quand M. Svidrigaïloff, qui a pris au régiment l’habitude de boire, se trouvait sous l’influence de Bacchus. Encore si tout s’était borné à cela ! Mais figure-toi que sous les dehors de la grossièreté et du mépris, cet insensé cachait une passion pour Dounia !

« À la fin, il leva le masque, c’est-à-dire qu’il fit à Dounetchka des propositions déshonorantes ; il essaya de la séduire par diverses promesses, se déclarant prêt à planter là son ménage et à aller vivre avec elle soit dans un autre village, soit à l’étranger. Tu peux te représenter toutes les souffrances de Dounia. Non-seulement la question pécuniaire, dont je t’ai parlé, ne lui permettait pas de résigner immédiatement ses fonctions ; mais, de plus, elle eut craint, en le faisant, d’éveiller les soupçons de Marfa Pétrovna et d’introduire la discorde dans la famille.

« Le dénoûment arriva à l’improviste. Marfa Pétrovna surprit inopinément son mari dans le jardin au moment où il obsédait Dounia de ses instances, et, comprenant mal la situation, elle attribua tous les torts à la pauvre fille. Une scène terrible eut lieu entre elles. Madame Svidrigaïloff ne voulut rien entendre ; elle cria pendant une heure contre sa prétendue rivale, s’oublia même jusqu’à la frapper, et finalement la fit ramener chez moi dans une simple charrette de paysan, sans même lui laisser le temps de faire sa malle.

« Toutes les affaires de Dounia : linge, vêtements, etc., furent jetées pêle-mêle dans la télègue. La pluie tombait à torrents, et, après avoir subi de tels affronts, Dounia dut faire dix-sept verstes en compagnie d’un moujik dans une charrette non couverte. Dis-moi, maintenant, que pouvais-je t’écrire en réponse à la lettre reçue de toi il y a deux mois ? J’étais au désespoir ; je n’osais t’apprendre la vérité, parce qu’elle t’aurait causé trop de chagrin et d’irritation ; d’ailleurs, Dounia me l’avait défendu. Quant à écrire pour ne remplir ma lettre que de riens, je m’en sentais incapable, ayant le cœur si gros. À la suite de cette histoire, nous fûmes durant un grand mois la fable de la ville, et les choses en vinrent au point que Dounia et moi ne pouvions plus aller à l’église sans entendre les gens chuchoter sur notre passage d’un air méprisant.

« Tout cela par la faute de Marfa Pétrovna, laquelle n’avait rien eu de plus pressé que d’aller partout diffamer Dounia. Elle connaît tout le monde chez nous, et, durant ce mois, elle vint ici presque chaque jour. Or, comme elle est un peu bavarde et qu’elle aime surtout à se plaindre à tout venant de son mari, elle eut bientôt fait de répandre l’histoire non-seulement dans la ville, mais dans le district tout entier. Ma santé n’y résista pas ; Dounetchka se montra plus forte que moi. Loin de faiblir devant la calomnie, c’était elle qui me consolait et s’efforçait de me rendre du courage. Si tu l’avais vue alors ! C’est un ange !

« Mais la miséricorde divine fit cesser nos infortunes. M. Svidrigaïloff rentra en lui-même, et, prenant sans doute en pitié le sort de la jeune fille qu’il avait compromise, il mit sous les yeux de Marfa Pétrovna les preuves les plus convaincantes de l’innocence de Dounia.

« Justement, il avait conservé une lettre que, dès avant la scène du jardin, elle s’était vue forcée de lui écrire pour décliner une demande de rendez-vous. Dans cette lettre précisément, elle lui reprochait l’indignité de sa conduite à l’égard de sa femme, lui rappelait ses devoirs de père et d’époux ; enfin, lui représentait ce qu’il y avait de vil à persécuter une jeune fille malheureuse et sans défense.

« Dès lors, il ne resta plus à Marfa Pétrovna aucun doute sur l’innocence de Dounetchka. Le lendemain, qui était un dimanche, elle se rendit chez nous, et, après nous avoir tout raconté, elle se jeta dans les bras de Dounia, à qui elle demanda pardon en pleurant. Puis elle alla dans toutes les maisons de la ville, et partout rendit le plus éclatant hommage à l’honnêteté de Dounetchka, ainsi qu’à la noblesse de ses sentiments et de sa conduite. Non contente de cela, elle montrait à tout le monde et lisait à haute voix la lettre autographe de Dounia à M. Svidrigaïloff ; elle en fit même tirer plusieurs copies (ce que, pour mon compte, je trouve excessif). Du moins, elle a pleinement réhabilité Dounetchka ; par contre, son mari sort de cette aventure couvert d’un déshonneur ineffaçable ; je ne puis même m’empêcher de plaindre ce pauvre fou si sévèrement puni.

« Dounia a aussitôt reçu des offres de leçons dans différentes maisons ; mais elle les a refusées. Tout le monde, en général, s’est mis soudain à lui témoigner une considération particulière, et le retour de l’estime publique a été la principale cause de l’événement inattendu qui, je puis le dire, va changer notre destinée.

« Apprends, cher Rodia, qu’un parti s’est présenté pour ta sœur, et qu’elle a donné déjà son consentement, ce dont j’ai hâte de t’informer. Tu nous pardonneras, à Dounia et à moi, d’avoir pris cette décision sans te consulter, quand tu sauras que l’affaire ne souffrait pas de remise et qu’il nous était impossible d’attendre, pour donner notre réponse, que nous eussions reçu la tienne. D’ailleurs, n’étant pas sur les lieux, tu n’aurais pu juger en connaissance de cause.

« Voici comment les choses se sont passées. Le futur, Pierre Pétrovitch Loujine, est un conseiller de cour, parent éloigné de Marfa Pétrovna, qui a agi puissamment dans cette circonstance. C’est elle qui l’a introduit chez nous. Il a été convenablement reçu, a pris du café et, le lendemain même, nous a adressé une lettre très-polie, dans laquelle il faisait sa demande, en sollicitant une réponse prompte et catégorique. Ce monsieur est un homme d’affaires fort occupé ; il est à la veille de se rendre à Pétersbourg, de sorte qu’il n’a pas une minute à perdre.

« Naturellement, nous sommes restées tout d’abord stupéfaites, tant nous nous attendions peu à une mise en demeure si brusque. Ta sœur et moi nous avons examiné la question ensemble durant toute la journée. Pierre Pétrovitch est dans une belle position ; il sert en deux endroits et possède déjà de la fortune. À la vérité, il a quarante-cinq ans, mais son extérieur est assez agréable, et il peut encore plaire aux femmes. C’est un homme très-posé et très-convenable, je le trouve seulement un peu froid et hautain ; toutefois, les apparences peuvent être trompeuses.

« Tu es prévenu, cher Rodia : lorsque tu le verras à Pétersbourg, ce qui ne tardera guère, ne le juge pas trop vite et ne le condamne pas sans appel, comme tu as l’habitude de le faire, si, à première vue, tu te sens peu de sympathie pour lui. Je te dis cela à tout hasard : au fond, je suis persuadée qu’il produira sur toi une impression favorable. Du reste, en général, pour connaître quelqu’un, il faut l’avoir pratiqué longuement et observé avec soin ; sinon, on commet des erreurs d’appréciation qu’il est ensuite très-difficile de rectifier.

« Mais en ce qui concerne Pierre Pétrovitch, tout donne à croire que c’est un homme très-respectable. Dès sa première visite, il nous a déclaré qu’il était un homme positif : « Toutefois, a-t-il ajouté en propres termes, je partage sur bien des points les idées de nos générations modernes, et je suis l’ennemi de tous les préjugés. » Il en a dit beaucoup plus long, car il est, semble-t-il, un tantinet vaniteux et phraseur, ce qui, somme toute, ne constitue pas un cas pendable.

« Moi, naturellement, je n’ai pas compris grand’chose à ses paroles, je me bornerai donc à te citer l’opinion de Dounia : « Quoique médiocrement instruit, m’a-t-elle dit, il est intelligent et paraît bon. » Tu connais le caractère de ta sœur, Rodia. C’est une jeune fille courageuse, sensée, patiente et magnanime, bien qu’elle possède un cœur ardent, ainsi que j’ai pu m’en convaincre. Assurément il ne s’agit ici, ni pour l’un, ni pour l’autre, d’un mariage d’amour ; mais Dounia n’est pas seulement une jeune fille intelligente, elle est en même temps une créature d’une noblesse angélique, et si son mari s’applique à la rendre heureuse, elle se fera un devoir de le payer de retour.

« En homme avisé qu’il est, Pierre Pétrovitch doit comprendre que le bonheur de sa femme sera la meilleure garantie du sien propre ; Par exemple, il m’a d’abord fait l’effet d’être un peu roide, mais cela tient probablement à ce qu’il est sans détours. Ainsi, dans sa seconde visite, lorsque sa demande était déjà agréée, il nous a dit en causant qu’avant même de connaître Dounia il était résolu à n’épouser qu’une jeune fille honnête, mais sans dot et ayant déjà éprouvé la pauvreté : selon lui, en effet, l’homme ne doit avoir aucune obligation à sa femme, et il vaut beaucoup mieux que celle-ci voie dans son époux un bienfaiteur.

« Ce ne sont pas tout à fait les termes dont il s’est servi, je dois reconnaitre qu’il s’est exprimé d’une façon plus délicate, mais je ne me rappelle que l’idée. D’ailleurs, il a dit cela sans préméditation ; évidemment la phrase lui est échappée dans le feu de la conversation ; il a même essayé ensuite d’en atténuer la portée. Néanmoins, j’ai trouvé cela quelque peu roide, et j’en ai fait plus tard l’observation à Dounia. Mais elle m’a répondu avec humeur que les paroles ne sont que des paroles, ce qui, après tout, est juste. Durant la nuit qui a précédé sa détermination, Dounetchka n’a pas fermé l’œil. Me croyant endormie, elle a quitté le lit pour se promener de long en large dans la chambre. Finalement, elle s’est mise à genoux, et, après une longue et fervente prière devant l’image, elle m’a déclaré le lendemain matin que sa résolution était prise.

« Je t’ai déjà dit que Pierre Pétrovitch allait se rendre incessamment à Pétersbourg. De graves intérêts l’y appellent, et il veut s’établir avocat dans cette ville. Depuis longtemps, il s’occupe de procédure ; il vient de gagner une cause importante, et son voyage à Pétersbourg est motivé par une affaire considérable qu’il doit suivre au Sénat. Dans ces conditions, cher Rodia, il est en mesure de te rendre les plus grands services, et nous avons déjà pensé, Dounia et moi, que tu pourrais dès maintenant commencer sous ses auspices ta future carrière. Ah ! si cela se réalisait ! L’avantage serait tel pour toi qu’il faudrait l’attribuer à une faveur marquée de la divine Providence.

« Dounia n’a pas autre chose en tête. Nous avons déjà touché un mot de la question à Pierre Pétrovitch. Il s’est exprimé avec réserve : « Sans doute, a-t-il dit, comme j’ai besoin d’un secrétaire, j’aime mieux confier cet emploi à un parent qu’à un étranger, pourvu qu’il soit capable de le remplir (il ne manquerait plus que cela que tu en fusses incapable !) ; il paraît craindre seulement qu’avec ta besogne universitaire tu n’aies pas le temps de t’occuper de son cabinet. Pour cette fois, la conversation en est restée là, mais Dounia n’a plus maintenant que cette idée dans l’esprit. Son imagination échauffée te voit déjà travaillant sous la direction de Pierre Pétrovitch et même associé à ses affaires, d’autant plus que tu es dans la faculté juridique. Quant à moi, Rodia, je pense tout à fait comme elle, et les projets qu’elle forme pour ton avenir me semblent très-réalisables.

« Malgré la réponse évasive de Pierre Pétrovitch, laquelle se comprend très-bien, puisqu’il ne te connaît pas encore, Dounia compte fermement sur sa légitime influence d’épouse pour arranger les choses au gré de nos communs désirs. Bien entendu, nous n’avons eu garde de laisser entendre à Pierre Pétrovitch que tu pourrais un jour devenir son associé. C’est un homme positif, et il aurait sans doute fait mauvais accueil à ce qui ne lui eût paru qu’un simple rêve.

« Sais-tu une chose, très-cher Rodia ? pour certaines raisons qui, du reste, n’ont nullement trait à Pierre Pétrovitch et ne sont peut-être que des lubies de vieille femme, je crois qu’après le mariage je ferai bien de continuer à habiter chez moi, au lieu d’aller demeurer avec eux. Il sera, j’en suis persuadée, assez reconnaissant et assez délicat pour m’engager à ne point me séparer de ma fille ; s’il n’en a encore rien dit jusqu’à présent, c’est, naturellement, que cela est sous-entendu. Mais j’ai l’intention de refuser.

« Si c’est possible, je me fixerai dans votre voisinage, car, Rodia, j’ai gardé le plus agréable pour la fin. Apprends donc, mon cher ami, que d’ici à très-peu de temps, nous nous reverrons tous trois, et qu’il nous sera donné de nous embrasser de nouveau après avoir été séparés pendant près de trois ans ! Il est d’ores et déjà décidé que Dounia et moi allons nous rendre à Pétersbourg. Quand ? Je ne le sais pas au juste ; mais, en tout cas, ce sera bientôt, peut-être dans huit jours. Tout est subordonné aux arrangements de Pierre Pétrovitch, qui nous enverra ses instructions dès qu’il se sera un peu organisé là-bas. Il tient, pour certaines raisons, à hâter le plus possible la cérémonie nuptiale : s’il y a moyen, il désire que le mariage soit célébré pendant ces jours gras ou, au plus tard, après le carême de l’Assomption. Oh ! avec quelle joie je te presserai sur mon cœur !

« Dounia est tout émue à l’idée de te revoir, et elle m’a dit une fois en plaisantant que, ne fût-ce que pour cela, elle épouserait volontiers Pierre Pétrovitch. C’est un ange ! Elle n’ajoute rien à ma lettre, parce qu’elle aurait, dit-elle, trop de choses à te communiquer, et qu’en pareil cas, ce n’est pas la peine d’écrire quelques lignes ; elle me charge de mille embrassements pour toi. Bien que nous soyons à la veille d’être tous réunis, je compte néanmoins t’envoyer incessamment le plus d’argent que je pourrai. Dès qu’on a su ici que Dounetchka allait épouser Pierre Pétrovitch, mon crédit s’est relevé tout d’un coup, et je sais de science certaine qu’Afanase Ivanovitch est tout prêt à m’avancer jusqu’à soixante-dix roubles, remboursables sur ma pension.

« Je vais donc t’expédier d’ici à quelques jours vingt-cinq ou trente roubles. Je t’enverrais même une plus grosse somme, si je ne craignais de me trouver à court d’argent pour le voyage. Il est vrai que Pierre Pétrovitch a la bonté de prendre à sa charge une partie de nos dépenses de route ; il doit notamment nous procurer à ses frais une grande caisse pour emballer nos effets ; mais il faut que nous payions nos coupons jusqu’à Pétersbourg, et nous ne pouvons pas non plus arriver sans le sou dans la capitale.

« Dounia et moi nous avons déjà tout calculé : le voyage ne nous reviendra pas cher. De chez nous au chemin de fer il n’y a que quatre-vingt-dix verstes, et nous avons traité avec un paysan de notre connaissance qui nous prendra dans sa carriole pour nous conduire à la gare ; ensuite, nous monterons avec une grande satisfaction dans un compartiment de troisième classe. Bref, tout compte fait, c’est trente roubles et non vingt-cinq que je vais avoir le plaisir de t’envoyer.

« Maintenant, mon très-cher Rodia, je t’embrasse en attendant notre prochaine réunion, et je t’envoie ma bénédiction maternelle. Aime Dounia, ta sœur, Rodia ; sache qu’elle t’aime infiniment plus qu’elle-même, et paye-la de retour. C’est un ange, et toi, Rodia, tu es tout pour nous, — tout notre espoir, tout notre futur bonheur. Pourvu que tu sois heureux, nous le serons aussi. Adieu ! ou plutôt au revoir ! Je t’embrasse mille fois.

« À toi jusqu’au tombeau.
« Pulchérie Raskolnikoff. »

Les larmes mouillèrent souvent les yeux du jeune homme pendant la lecture de cette lettre ; mais, lorsqu’il l’eut terminée, un sourire fielleux se montra sur son visage pâle et convulsé. Appuyant la tête sur son coussin nauséabond et malpropre, il resta longtemps pensif. Son cœur battait avec force, et le trouble régnait dans ses idées. À la fin, il se sentit à l’étroit, comme étouffé dans cette petite chambre jaune qui ressemblait à une armoire ou à une malle. Son être physique et moral avait besoin d’espace.

Il prit son chapeau et sortit, sans craindre cette fois de rencontrer qui que ce fût dans l’escalier. Il ne songeait plus à la logeuse. Il se dirigea vers Vasili Ostroff par la perspective V. Sa marche était rapide comme celle de quelqu’un qui se rend à une besogne pressée ; mais, selon son habitude, il ne remarquait rien sur la route, marmottait à part soi et même monologuait tout haut, ce qui étonnait fort les passants. Beaucoup le prenaient pour un homme ivre.

IV

La lettre de sa mère l’avait fort agité. Mais, quant au point principal, il n’avait pas eu une minute d’hésitation. Dès le premier moment, avant même qu’il eût achevé la lecture de la lettre, sa résolution était prise : « Tant que je serai vivant, ce mariage n’aura pas lieu ; que M. Loujine aille au diable ! »

« C’est que l’affaire est trop claire », murmurait-il à part soi en souriant d’un air vainqueur comme si déjà le succès lui eût été acquis. « Non, maman, non, Dounia, vous ne réussirez pas à me tromper !… Et elles s’excusent encore de ne m’avoir point consulté et d’avoir décidé la chose en dehors de moi ! Je crois bien ! Elles pensent qu’à présent il n’y a plus moyen de rompre l’union projetée : nous verrons un peu s’il n’y a plus moyen ! Quelle raison elles allèguent : « Pierre Pétrovitch est un homme si occupé, qu’il ne peut se marier qu’à la vapeur ! »

« Non, Dounetchka, je comprends tout, je sais ce que tu voulais me communiquer, je sais à quoi tu as pensé toute la nuit en te promenant dans la chambre, et ce que tu as demandé à Notre-Dame de Kazan dont l’image est dans la chambre à coucher de maman. Le Golgotha est dur à monter. Hum !… Ainsi, voilà qui est définitivement réglé : vous épousez, Avdotia Romanovna, un positif homme d’affaires qui possède déjà de la fortune (la remarque a son prix), qui sert en deux endroits et qui partage, à ce que dit maman, les idées de nos générations modernes. Dounetchka elle-même observe qu’il « paraît » bon. Ce paraît est grand comme le monde ! C’est sur la foi de cette apparence que Dounetchka va l’épouser !… Admirable !… Admirable !…

« …Mais je serais curieux de savoir pourquoi maman a parlé, dans sa lettre, des « générations modernes ». Est-ce simplement pour caractériser le personnage, ou a-t-elle eu une arrière-pensée, celle de concilier mes sympathies à M. Loujine ? Oh ! la belle rusée ! Il y a encore une circonstance que je serais bien aise d’éclaircir : jusqu’à quel point ont-elles été franches l’une avec l’autre durant ce jour et cette nuit qui ont précédé la résolution de Dounetchka ? Y a-t-il eu une explication formelle et verbale entre elles, ou se sont-elles mutuellement comprises sans presque avoir besoin d’échanger leurs idées ? À en juger d’après la lettre, je pencherais plutôt vers cette dernière supposition : maman l’a trouvé quelque peu roide, et, dans sa naïveté, elle a fait part de cette observation à Dounia. Mais celle-ci, naturellement, s’est fâchée et a répondu « avec humeur ».

« Je crois bien ! Du moment que la chose était décidée, qu’il n’y avait plus à y revenir, la remarque de maman était au moins inutile. Et pourquoi m’écrit-elle : « Aime Dounia, Rodia, elle t’aime plus qu’elle-même ! ». Sa conscience ne lui reprocherait-elle pas sourdement d’avoir sacrifié sa fille à son fils ? « Tu es notre bonheur dans l’avenir, tu es tout pour nous ! ». Oh ! maman !… »

L’irritation de Raskolnikoff grandissait d’instant en instant, et si alors il avait rencontré M. Loujine, il l’aurait probablement tué.

« Hum ! c’est vrai, continua-t-il en suivant au vol les pensées qui tourbillonnaient dans sa tête, c’est vrai que « pour connaître quelqu’un il faut l’avoir pratiqué longuement et observé avec soin » ; mais M. Loujine n’est pas difficile à déchiffrer. Avant tout, « c’est un homme d’affaires, et il paraît bon » ; ce qui suit a l’air d’une plaisanterie : « il veut bien nous procurer à ses frais une grande caisse » ; allons, comment après cela douter de sa bonté ? Sa future et sa belle-mère vont se mettre en route dans une charrette de paysan où elles ne seront abritées contre la pluie que par une mauvaise bâche (je suis payé pour la connaître, cette charrette !).

« Qu’importe ! Le trajet jusqu’à la gare n’est que de quatre-vingt-dix verstes ; « ensuite, nous monterons avec une grande satisfaction dans un compartiment de troisième classe », pour faire mille verstes. Elles ont raison : il faut tailler le manteau selon le drap ; mais vous, monsieur Loujine, à quoi pensez-vous ? Voyons, c’est de votre future qu’il s’agit… Et comment pouvez-vous ignorer que, pour faire ce voyage, la mère doit emprunter sur sa pension ? Sans doute, avec votre esprit mercantile, vous avez considéré cela comme une affaire entreprise de compte à demi, où, par conséquent, chaque associé doit fournir sa quote-part ; mais vous avez un peu trop tiré la couverture de votre côté : il n’y a aucune parité entre la dépense d’une grande malle et celle du voyage.

« Est-ce qu’elles ne voient pas cela, ou feignent-elles de ne pas le voir ? Le fait est qu’elles paraissent contentes ! Cependant, quels fruits peut-on attendre après de pareilles fleurs ? Ce qui me révolte dans un tel procédé, c’est moins encore la lésinerie que le mauvais ton : le soupirant donne la note de ce que sera le mari… Et maman, qui jette l’argent par les fenêtres, avec quoi arrivera-t-elle à Pétersbourg ? Avec trois roubles d’argent ou deux « petits billets », comme dit cette… vieille femme… hum ! Sur quelles ressources compte-t-elle donc pour vivre ici ? Certains indices lui ont donné à comprendre qu’après le mariage elle ne pourrait pas rester avec Dounia ; quelque mot échappé à cet aimable homme aura sans doute été un trait de lumière pour maman, bien qu’elle s’efforce de fermer ses yeux à l’évidence.

« J’ai l’intention de refuser », dit-elle. Eh bien, alors, sur quels moyens d’existence compte-t-elle ? Sur ses cent vingt roubles de pension dont il faudra défalquer la somme prêtée par Afanase Ivanovitch ? Là-bas, dans notre petite ville, elle fatigue ses pauvres yeux à tricoter des fichus de laine et à broder des manchettes, mais je sais que ce travail ne rapporte pas plus de vingt roubles par an. Donc, malgré tout, c’est dans les sentiments généreux de M. Loujine qu’elle met son espoir : « Il m’engagera lui-même à ne pas me séparer de ma fille. » Crois ça et bois de l’eau !

« Passe encore pour maman, elle est ainsi, c’est dans sa nature, mais Dounia ?

« Il est impossible qu’elle ne comprenne pas cet homme, et elle consent à l’épouser ! Sa liberté morale, son âme lui sont autrement chères que le bien-être ; plutôt que d’y renoncer, elle mangerait du pain noir et boirait de l’eau ; elle ne les donnerait pas pour tout le Sleswig-Holstein, à plus forte raison pour M. Loujine. Non, la Dounia que j’ai connue n’était point cela, et sans doute elle est restée la même… Que dire ? Il est pénible d’habiter chez des Svidrigaïloff ! Rouler de province en province, passer toute sa vie à donner des leçons moyennant deux cents roubles par an, certes cela est dur ; pourtant, je sais que ma sœur irait travailler chez un planteur d’Amérique ou chez un Allemand de Lithuanie plutôt que de s’avilir en enchaînant, par pur intérêt personnel, son existence à celle d’un homme qu’elle n’estime pas et avec qui elle n’a rien de commun ! M. Loujine serait en or pur ou en diamant, qu’elle ne consentirait pas encore à devenir la concubine légitime de M. Loujine ! Pourquoi donc s’y résoud-elle à présent ?

« Où est le mot de cette énigme ? Eh ! la chose est claire : pour elle-même, pour se procurer le bien-être ou même pour échapper à la mort, elle ne se vendrait pas ; mais pour un autre, pour un être aimé, adoré, elle se vend ! Voilà tout le mystère expliqué : c’est pour son frère, pour sa mère qu’elle se vend ! Elle vend tout ! Oh ! en pareil cas, nous faisons violence même à notre sentiment moral ; nous portons au marché notre liberté, notre repos, notre conscience elle-même, tout, tout ! Périsse notre vie, pourvu que les chères créatures soient heureuses ! Bien plus, nous empruntons aux jésuites leur casuistique subtile, nous transigeons avec nos scrupules, nous en arrivons à nous persuader qu’il faut agir ainsi, que l’excellence du but justifie notre conduite ! Voilà comme nous sommes, et tout cela est limpide. Il est clair qu’ici, au premier plan, se trouve Rodia Romanovitch Raskolnikoff. Ne faut-il pas assurer son bonheur, lui fournir le moyen d’achever ses études universitaires, de devenir l’associé de M. Loujine, de parvenir à la fortune, à la renommée, à la gloire, si c’est possible ? Et la mère ? Elle ne voit ici que son cher Rodia, son premier-né. Comment ne sacrifierait-elle pas même sa fille à ce fils, objet de ses prédilections ? Cœurs tendres et injustes !

« Mais quoi ! c’est le sort de Sonetchka que vous acceptez ! Sonetchka, Sonetchka Marméladoff, l’éternelle Sonetchka qui durera aussi longtemps que le monde ! Avez-vous bien mesuré toutes deux l’étendue de votre sacrifice ? Savez-vous, Dounetchka, que vivre avec M. Loujine, c’est vous ravaler au niveau de Sonetchka ? « Ici, il ne peut y avoir d’amour », écrit maman. Eh bien, s’il ne peut y avoir ni amour, ni estime, si, au contraire, il n’y a qu’éloignement, répulsion, dégoût, en quoi donc ce mariage diffère-t-il de la prostitution ? Encore Sonetchka est-elle plus excusable, elle qui s’est vendue non pour se procurer un supplément de bien-être, mais parce qu’elle voyait la faim, la vraie faim à son logis !…

« Et si plus tard le fardeau se trouve au-dessus de vos forces, si vous regrettez ce que vous avez fait, que de douleur, que de malédictions, que de larmes secrètement versées, car vous n’êtes pas une Marfa Pétrovna ! Et maman, que deviendra-t-elle alors ? Maintenant déjà elle est inquiète, tourmentée : que sera-ce quand elle verra les choses comme elles sont ? Et moi ?… Pourquoi donc, au fait, n’avez-vous pas pensé à moi ? Je ne veux pas de votre sacrifice, Dounetchka, je n’en veux pas, maman ! Aussi longtemps que je vivrai, ce mariage n’aura pas lieu ! »

Il rentra tout à coup en lui-même et s’arrêta.

« Il n’aura pas lieu ? Mais que feras-tu donc pour l’empêcher ? Tu opposeras ton veto ? De quel droit ? Que peux-tu leur promettre de ton côté pour prendre ce droit-là ? Tu t’engageras à leur consacrer toute ta vie, tout ton avenir, quand tu auras fini tes études et trouvé une place ? C’est le futur, cela, mais le présent ? Il s’agit de faire quelque chose dès maintenant, comprends-tu ? Or, pour le moment, qu’est-ce que tu fais ? Tu les gruges. Tu forces l’une à emprunter sur sa pension, l’autre à demander une avance d’honoraires aux Svidrigaïloff ! Sous prétexte que tu seras millionnaire plus tard, tu prétends aujourd’hui disposer souverainement de leur sort, mais peux-tu actuellement subvenir à leurs besoins ? Dans dix ans tu le pourras ! En attendant, ta mère se sera perdu les yeux à tricoter des fichus et peut-être à pleurer ; les privations auront ruiné sa santé ; et ta sœur ? Allons, songe un peu aux risques qui menacent ta sœur durant ce laps de dix ans ! Saisis-tu ? »

Il éprouvait un âcre plaisir à se poser ces poignantes questions qui, du reste, n’étaient pas nouvelles pour lui. Depuis longtemps elles le tourmentaient, le harcelaient sans relâche, exigeant impérieusement des réponses qu’il se sentait incapable de leur donner. À présent, la lettre de sa mère venait de le frapper comme d’un coup de foudre. Il comprenait que le temps des lamentations stériles était passé, qu’en ce moment il ne s’agissait plus, pour lui, de raisonner sur son impuissance, mais de faire quelque chose dans le plus bref délai. Coûte que coûte, il lui fallait prendre une résolution quelconque, ou…

« Ou renoncer à la vie ! s’écria-t-il brusquement, accepter une fois pour toutes la destinée comme elle est, refouler en moi-même toutes mes aspirations, abdiquer définitivement le droit d’agir, de vivre et d’aimer !… »

Raskolnikoff se rappela soudain les paroles dites la veille par Marméladoff : « Comprenez-vous, comprenez-vous, monsieur, ce que signifient ces mots : n’avoir plus où aller ?… »

Tout à coup il frissonna : une pensée qu’il avait eue aussi la veille venait de se présenter de nouveau à son esprit. Ce n’était pas le retour de cette pensée qui lui donnait le frisson. Il savait d’avance, il avait pressenti qu’elle reviendrait infailliblement, et il l’attendait. Mais cette idée n’était plus tout à fait celle de la veille, et voici en quoi consistait la différence : ce qui, il y a un mois et hier encore, n’était qu’un rêve, surgissait maintenant sous une forme nouvelle, effrayante, méconnaissable. Le jeune homme avait conscience de ce changement… Des bourdonnements se produisaient dans son cerveau, et un nuage couvrait ses yeux.

Il se hâta de regarder autour de lui, cherchant quelque chose. Il avait envie de s’asseoir, et ce qu’il cherchait, c’était un banc. Il se trouvait alors sur le boulevard de K… à cent pas de distance, un banc s’offrit à sa vue. Il se mit à marcher aussi vite que possible, mais en chemin lui arriva une petite aventure qui pendant quelques minutes l’occupa exclusivement.

Tandis qu’il regardait dans la direction du banc, il aperçut une femme marchant à vingt pas devant lui. D’abord il ne fit pas plus attention à elle qu’aux différents objets qu’il avait jusqu’alors rencontrés sur sa route. Bien des fois, par exemple, il lui était arrivé de rentrer chez lui sans se rappeler aucunement le chemin qu’il avait suivi ; il marchait habituellement sans rien voir. Mais la femme avait quelque chose de si bizarre à première vue que Raskolnikoff ne put s’empêcher de la remarquer. Peu à peu succéda à la surprise une curiosité contre laquelle il essaya d’abord de lutter, mais qui devint bientôt plus forte que sa volonté. Le désir lui vint tout à coup de savoir ce qu’il y avait de si particulièrement étrange dans cette femme. Selon toute apparence, la promeneuse devait être une toute jeune fille ; par cette chaleur, elle marchait tête nue, sans ombrelle et sans gants, en brandillant les bras d’une façon ridicule. Elle avait au cou un petit fichu noué de travers et portait une légère robe de soie, d’ailleurs fort singulièrement mise, à peine agrafée et déchirée par derrière à la naissance de la jupe ; un lambeau détaché oscillait à droite et à gauche. Pour comble, la jeune fille, fort peu ferme sur ses jambes, festonnait de côté et d’autre. Cette rencontre finit par éveiller toute l’attention de Raskolnikoff. Il rejoignit la promeneuse au moment où celle-ci arrivait au banc ; elle s’y coucha plutôt qu’elle ne s’y assit, renversa sa tête sur le dossier et ferma les yeux comme une personne brisée de fatigue. En l’examinant, il devina aussitôt qu’elle était complétement ivre. La chose paraissait si étrange qu’il se demanda même s’il ne se trompait pas. Il avait devant lui un petit visage presque enfantin, n’accusant guère que seize ans, peut-être seulement quinze. Cette figure, encadrée de cheveux blonds, était jolie, mais échauffée et comme un peu enflée. La jeune fille semblait avoir l’esprit absent ; elle avait croisé ses jambes l’une sur l’autre dans une attitude fort immodeste, et tous les indices donnaient à penser qu’elle se rendait à peine compte du lieu où elle se trouvait.

Raskolnikoff ne s’asseyait pas, ne voulait pas s’en aller et restait debout en face d’elle, sans savoir à quoi se résoudre. Il était alors plus d’une heure, et il faisait très-chaud ; aussi n’y avait-il presque personne sur ce boulevard où, en tout temps, il passe fort peu de monde. Toutefois, à quinze pas de distance, se tenait à l’écart, sur la bordure de la chaussée un monsieur qui, évidemment, aurait bien voulu s’approcher de la jeune fille avec certaines intentions. Lui aussi, sans doute, l’avait aperçue de loin et s’était mis à la suivre ; mais la présence de Raskolnikoff le gênait. Il jetait, à la dérobée, il est vrai, des regards irrités sur ce dernier et attendait avec impatience le moment où ce va-nu-pieds lui céderait la place. Rien n’était plus clair. Ce monsieur, fort élégamment vêtu, était un homme de trente ans, gros, solide, au teint vermeil, aux lèvres roses et surmontées de fines moustaches. Raskolnikoff entra dans une violente colère ; l’idée lui vint tout à coup d’insulter ce gros cocodès. Il quitta pour un instant la jeune fille et s’approcha du monsieur.

— Hé, Svidrigaïloff ! qu’est-ce que vous faites là ? cria-t-il en serrant les poings, tandis qu’un rire sardonique entr’ouvrait ses lèvres qui commençaient à se couvrir d’écume.

L’élégant fronça les sourcils, et sa physionomie prit un air d’étonnement hautain.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il d’un ton rogue.

— Cela signifie qu’il faut décamper, voilà !

— Comment oses-tu, canaille !…

Et il leva sa cravache. Raskolnikoff, les poings fermés, s’élança sur le gros monsieur sans même songer que ce dernier aurait eu facilement raison de deux adversaires comme lui. Mais en ce moment quelqu’un par derrière saisit avec force le jeune homme. C’était un sergent de ville qui venait mettre le holà.

— Cessez, messieurs, ne vous battez pas sur la voie publique. Qu’est-ce qu’il vous faut ? qui êtes-vous ? demanda-t-il sévèrement à Raskolnikoff dont il venait de remarquer la mise sordide.

Raskolnikoff regarda avec attention celui qui lui parlait. Le sergent de ville, avec ses moustaches et ses favoris blancs, avait une figure de brave soldat ; de plus, il paraissait intelligent.

— C’est justement de vous que j’ai besoin, cria le jeune homme, et il le prit par le bras.

— Je suis un ancien étudiant, je m’appelle Raskolnikoff… Vous pouvez aussi savoir cela, ajouta-t-il en s’adressant au monsieur ; — vous, venez avec moi, je vais vous montrer quelque chose…

Et, tenant toujours le sergent de ville par le bras, il l’entraîna vers le banc.

— Voilà, regardez, elle est en état complet d’ivresse, tout à l’heure elle se promenait sur le boulevard : il est difficile de deviner sa position sociale, mais elle n’a pas l’air d’une coureuse de profession. Le plus probable, c’est qu’on l’a fait boire quelque part et qu’on a abusé d’elle… elle en est à ses débuts… vous comprenez ? ensuite, ivre comme elle était, on l’a jetée sur la rue. Voyez comme sa robe est déchirée, voyez comme elle est mise : la jeune fille ne s’est pas habillée elle-même, on l’a habillée, et ce sont des mains inexpérimentées, des mains d’homme qui ont fait la besogne. À présent, regardez par ici : ce beau monsieur avec qui je voulais me colleter tout à l’heure, je ne le connais pas, je le vois pour la première fois ; mais il l’a remarquée, lui aussi, sur son chemin ; il a vu qu’elle était ivre, qu’elle n’avait plus conscience de rien, et il voudrait profiter de son état pour l’emmener dans quelque maison de passe… C’est certain, soyez sûr que je ne me trompe pas. J’ai vu moi-même comme il la reluquait, comme il la suivait ; seulement je l’ai dérangé dans ses projets, et maintenant il attend que je m’en aille. Voyez, il s’est retiré un peu à l’écart, et il roule une cigarette pour se donner une contenance… Comment lui arracher cette jeune fille ? Comment la faire rentrer chez elle ? pensez-y un peu !

Le sergent de ville comprit immédiatement la situation et se mit à réfléchir. Il ne pouvait exister aucun doute sur les desseins du gros monsieur, restait la fillette. Le soldat se pencha sur elle pour l’examiner de plus près, et une sincère compassion se montra sur son visage.

— Ah ! quel malheur ! dit-il en hochant la tête, — elle est encore tout à fait comme une enfant. On l’a attirée dans un piège, c’est sûr… Écoutez, mademoiselle, où demeurez-vous ?

La jeune fille souleva ses paupières appesanties, regarda les deux hommes d’un air hébété et fit un geste comme pour les repousser.

Raskolnikoff fouilla dans sa poche et en retira vingt kopecks.

— Tenez, dit-il au sergent de ville, prenez un fiacre et reconduisez-la chez elle. Seulement il faudrait savoir son adresse.

— Mademoiselle, eh ! mademoiselle ! fit de nouveau le soldat après avoir pris l’argent, — je vais appeler un cocher et je vous ramènerai moi-même à votre domicile. Où faut-il vous conduire ? Hein ? Où habitez-vous ?

— Ah ! mon Dieu !… ils s’accrochent à moi !… murmura la jeune fille avec le même mouvement que tout à l’heure.

— Ah ! que c’est ignoble ! Quelle infamie ! dit le soldat ému de pitié et d’indignation. — Voilà la difficulté ! acheva-t-il en s’adressant à Raskolnikoff qu’il considéra pour la seconde fois des pieds à la tête. Ce déguenillé si prompt à offrir de l’argent lui paraissait fort énigmatique.

— Vous l’avez rencontrée loin d’ici ? demanda-t-il.

— Je vous répète qu’elle marchait devant moi, en chancelant, là, sur le boulevard. À peine arrivée à cet endroit, elle s’est affaissée sur le banc.

— Ah ! quelles vilaines choses il se fait maintenant dans le monde, Seigneur ! Une jeunesse pareille qui est ivre ! On l’a trompée, pour sûr ! Sa petite robe est déchirée… Ah ! que de vice il y a aujourd’hui !… Ses parents sont peut-être des nobles ruinés… À présent, il y en a beaucoup… À la voir, on la prendrait pour une demoiselle de bonne famille. — Et il se pencha de nouveau vers elle.

Peut-être lui-même était-il père de jeunes filles bien élevées qu’on aurait prises aussi pour des demoiselles de bonne famille.

— L’essentiel, reprit Raskolnikoff, — c’est de ne pas la laisser tomber entre les mains de ce drôle ! Il a évidemment un projet très-arrêté, le coquin ! il est toujours là !

En prononçant ces mots, le jeune homme avait élevé la voix, et il indiquait du geste le monsieur. Celui-ci, entendant ce qu’on disait de lui, fit d’abord mine de se fâcher, mais il se ravisa et se borna à jeter sur son ennemi un regard méprisant. Puis, sans se presser, il s’éloigna encore de dix pas, après quoi il s’arrêta de nouveau.

— On ne la lui laissera pas prendre, répondit d’un air pensif le sous-officier. — Voilà, si elle disait où elle demeure, sans cela… Mademoiselle, eh ! mademoiselle ! ajouta-t-il en se courbant encore une fois vers la jeune fille.

Soudain elle ouvrit tout à fait les yeux, regarda attentivement, et une sorte de lumière parut se faire dans son esprit ; elle se leva et reprit en sens inverse le chemin par où elle était venue. — Fi, les impudents, ils s’accrochent à moi ! dit-elle en agitant de nouveau le bras comme pour écarter quelqu’un. Elle allait vite, mais d’un pas toujours mal assuré. L’élégant se mit en marche derrière elle ; quoiqu’il eût pris une autre allée, il ne la perdait pas de vue.

— Soyez tranquille, il ne l’aura pas, dit résolûment le sergent de ville, et il partit à leur suite.

— Ah ! que de vice il y a maintenant ! répéta-t-il avec un soupir.

En ce moment, un revirement aussi complet que soudain s’opéra dans les dispositions de Raskolnikoff.

— Écoutez, eh ! cria-t-il au sous-officier.

Celui-ci se retourna.

— Laissez cela ! De quoi vous mêlez-vous ? Qu’il s’amuse (il montrait l’élégant). Qu’est-ce que cela vous fait ?

Le soldat ne comprit rien à ce langage et regarda ébahi Raskolnikoff qui se mit à rire.

— Eh ! fit le sergent de ville en agitant le bras, puis il continua à suivre le beau monsieur et la jeune fille. Probablement il prenait Raskolnikoff pour un fou ou pour quelque chose de pire encore.

« Il a emporté mes vingt kopecks, se dit avec colère le jeune homme resté seul. — Eh bien, il se fera donner aussi de l’argent par l’autre, il lui laissera prendre la jeune fille, et ce sera fini ainsi… Quelle idée avais-je de me poser ici en bienfaiteur ? Est-ce à moi de venir en aide à quelqu’un ? En ai-je le droit ? Que les gens se dévorent tout vifs les uns les autres, qu’est-ce que cela me fait ? Et comment me suis-je permis de donner ces vingt kopecks ? Est-ce qu’ils étaient à moi ? »

Nonobstant ces étranges paroles, il avait le cœur très-gros. Il s’assit sur le banc délaissé. Ses pensées étaient incohérentes. Il lui était même pénible en ce moment de penser à quoi que ce fût. Il aurait voulu s’endormir profondément, tout oublier, puis se réveiller et commencer une vie nouvelle…

« Pauvrette ! dit-il en considérant le coin du banc où la jeune fille était assise tout à l’heure… Revenue à elle, elle pleurera, ensuite sa mère apprendra son aventure… d’abord elle la battra, puis elle lui donnera le fouet pour ajouter l’humiliation à la douleur, peut-être la mettra-t-elle à la porte… Et lors même qu’elle ne la chasserait pas, une Daria Frantzovna quelconque flairera ce gibier, et voilà dès lors ma fillette se mettant à rouler çà et là jusqu’à ce qu’elle entre à l’hôpital, ce qui ne tardera guère (il en est toujours ainsi pour les jeunes filles obligées de faire leurs farces en cachette parce qu’elles ont des mères très-honnêtes) ; guérie, elle recommencera à faire la noce, puis ce sera de nouveau l’hôpital… la boisson… les cabarets… et encore toujours l’hôpital… après deux ou trois années de cette vie-là, à dix-huit ou dix-neuf ans, elle sera impotente. Combien j’en ai vu finir ainsi qui ont commencé comme celle-ci commence ! Mais bah ! c’est nécessaire, dit-on ; c’est un tant pour cent annuel, une prime d’assurance qui doit être payée… au diable, sans doute… pour garantir le repos des autres. Un tant pour cent ! Ils ont vraiment de jolis petits mots, cela vous a une tournure scientifique qui fait bien. Quand on a dit : tant pour cent, c’est fini, il n’y a plus à s’inquiéter. Si la chose était appelée d’un autre nom, on s’en préoccuperait peut-être davantage… Et, qui sait ? Dounetchka ne peut-elle pas être comprise dans le tant pour cent de l’année prochaine, sinon dans celui de cette année ?…

« Mais où vais-je donc ? pensa-t-il soudain. C’est étrange. J’avais pourtant un but en sortant de chez moi. À peine la lettre lue, je suis parti… Ah ! oui, à présent, je me rappelle : c’était chez Razoumikhine, dans Vasili Ostroff, que je voulais me rendre. Mais pourquoi donc ? Comment ai-je pu avoir l’idée de faire visite à Razoumikhine ? Voilà qui est curieux ! »

Il ne se comprenait pas lui-même. Razoumikhine était un de ses anciens camarades d’Université. Chose à noter, lorsque Raskolnikoff suivait les cours de l’école de droit, il vivait fort isolé, n’allait chez aucun de ses condisciples et n’aimait pas à recevoir leur visite. Ceux-ci, du reste, ne tardèrent pas à lui rendre la pareille. Jamais il ne prenait part ni aux réunions ni aux plaisirs des étudiants. On l’estimait à cause de son ardeur au travail, mais personne ne l’aimait. Il était très-pauvre, très-fier et très-concentré en lui-même ; sa vie semblait cacher quelque secret. Ses camarades trouvaient qu’il avait l’air de les regarder avec dédain, comme s’ils eussent été des enfants, ou, du moins, des êtres fort inférieurs à lui sous le rapport du savoir, des idées et du développement intellectuel.

Cependant il s’était lié avec Razoumikhine, ou, pour mieux dire, il s’ouvrait plus volontiers à lui qu’à tout autre. Il est vrai que la nature franche et primesautière de Razoumikhine appelait irrésistiblement la confiance. Ce jeune homme était extrêmement gai, expansif et bon jusqu’à la naïveté. Cela, d’ailleurs, n’excluait pas chez lui des qualités sérieuses. Les plus intelligents de ses camarades reconnaissaient son mérite, et tous l’aimaient. Il était loin d’être bête, quoiqu’il fût parfois un peu simple. Ses cheveux noirs, son visage toujours mal rasé, sa haute taille et sa maigreur attiraient à première vue l’attention.

Mauvaise tête à ses heures, il passait pour un Hercule. Une nuit qu’il courait les rues de Pétersbourg en compagnie de quelques amis, il avait terrassé d’un seul coup de poing un sergent de ville dont la taille mesurait deux archines et douze verchoks[2]. Il pouvait se livrer aux plus grands excès de boisson, comme il savait observer, à l’occasion, la sobriété la plus stricte. S’il lui arrivait parfois de commettre d’inexcusables fredaines, en d’autres temps il se montrait d’une sagesse exemplaire. Ce qu’il y avait encore de remarquable chez Razoumikhine, c’est que le découragement n’avait point de prise sur lui, et que jamais il ne se laissait abattre par aucun revers. Il eût logé sur un toit, enduré les pires horreurs du froid et de la faim sans se départir un instant de sa bonne humeur accoutumée. Très-pauvre, réduit à se tirer d’affaire tout seul, il trouvait moyen de gagner sa vie tant bien que mal, car c’était un garçon débrouillard, et il connaissait une foule d’endroits où il lui était toujours possible de se procurer de l’argent, en travaillant, bien entendu.

On l’avait vu passer tout un hiver sans feu ; il assurait que cela lui était plus agréable, parce qu’on dort mieux quand on a froid. En ce moment, il avait dû, lui aussi, quitter l’Université faute de ressources, mais il comptait bien reprendre ses études le plus tôt possible ; aussi ne négligeait-il rien pour améliorer sa situation pécuniaire. Raskolnikoff n’avait pas été chez lui depuis quatre mois, et Razoumikhine ne connaissait même pas son adresse. Ils s’étaient rencontrés dans la rue deux mois auparavant, mais Raskolnikoff était passé aussitôt sur l’autre trottoir pour n’être pas aperçu de Razoumikhine. Celui-ci remarqua fort bien son ami, mais, ne voulant pas le gêner, il feignit de ne pas le voir.

V

« En effet, il n’y a pas encore longtemps je me proposais d’aller chez Razoumikhine, je voulais le prier de me procurer soit des leçons, soit un travail quelconque… se disait Raskolnikoff, — mais maintenant en quoi peut-il m’être utile ? Je suppose qu’il me procure des leçons, je suppose même que, se trouvant en possession de quelques kopecks, il se saigne à blanc pour me fournir de quoi acheter les bottes et les vêtements décents qui sont indispensables à un répétiteur… hum… Eh bien, après ? Que ferai-je avec quelques piataks[3] ? Est-ce de cela que j’ai besoin à présent ? Vraiment, je suis bien sot d’aller chez Razoumikhine… »

La question de savoir pourquoi il se rendait en ce moment chez Razoumikhine le tourmentait plus encore qu’il ne se l’avouait à lui-même ; il cherchait anxieusement quelque sens sinistre pour lui dans cette démarche en apparence la plus simple du monde.

« Est-il possible que, dans mes embarras, j’aie mis tout mon espoir en Razoumikhine ? Est-ce que, vraiment, je n’attendrais mon salut que de lui ? » se demandait-il avec surprise.

Il réfléchissait, se frottait le front, et, tout à coup, après qu’il se fut mis longtemps l’esprit à la torture, une idée très-étrange jaillit à l’improviste dans son cerveau.

« Hum… oui, j’irai chez Razoumikhine, dit-il soudain du ton le plus calme, comme s’il eut pris une résolution définitive, — j’irai chez Razoumikhine à coup sûr… mais pas maintenant… J’irai le voir… le lendemain, quand cela sera fini et que mes affaires auront changé de face… »

À peine avait-il prononcé ces mots qu’il fit un brusque retour sur lui-même. « Quand cela sera fini ! s’écria-t-il avec un sursaut qui l’arracha du banc sur lequel il était assis, — mais est-ce que cela aura lieu ? Est-ce que c’est possible ? »

Il quitta le banc et s’éloigna d’un pas rapide. Son premier mouvement était de retourner chez lui, mais quoi ! rentrer dans cette affreuse petite chambre où il venait de passer plus d’un mois à préméditer tout cela ! À cette pensée, le dégoût s’empara de lui, et il se mit à marcher à l’aventure.

Son tremblement nerveux avait pris un caractère fébrile ; il se sentait frissonner ; nonobstant l’élévation de la température, il avait froid. Presque à son insu, cédant à une sorte de nécessité intérieure, il s’efforçait de fixer son attention sur les divers objets qu’il rencontrait, pour échapper à l’obsession d’une idée troublante. Mais vainement il essayait de se distraire, à chaque instant il retombait dans sa rêverie. Quand il avait levé la tête pour promener ses regards autour de lui, il oubliait une minute après ce à quoi il venait de penser et le lieu même où il était. Ce fut ainsi que Raskolnikoff traversa tout Vasili Ostroff, déboucha sur la Petite-Néwa, passa le pont et arriva aux îles.

La verdure et la fraîcheur réjouirent d’abord ses yeux accoutumés à la poussière, à la chaux, aux lourds entassements de moellons. Ici plus d’étouffement, plus d’exhalaisons méphitiques, plus de cabarets. Mais bientôt ces sensations nouvelles perdirent elles-mêmes leur charme et firent place à un agacement maladif. Parfois le jeune homme s’arrêtait devant quelque villa coquettement enchâssée au milieu d’une végétation riante ; il regardait par la grille, voyait sur les terrasses et les balcons des femmes élégamment vêtues, ou des enfants qui couraient dans le jardin. Il remarquait surtout les fleurs : c’étaient elles qui attiraient le plus ses regards. De temps à autre passaient à côté de lui des cavaliers, des amazones, de superbes équipages ; il les suivait d’un œil curieux et les oubliait avant qu’il eût cessé de les apercevoir.

À un moment donné, il s’arrêta et compta son argent ; il se trouva posséder environ trente kopecks. « J’en ai donné vingt au sergent de ville, trois à Nastasia pour la lettre, se dit-il ; par conséquent, c’est quarante-sept ou cinquante kopecks que j’ai laissés hier chez les Marméladoff. » Il avait eu un motif pour vérifier l’état de ses finances ; mais, un instant après, il ne se rappelait plus pourquoi il avait tiré son argent de sa poche. Ce souvenir lui revint un peu plus tard, comme il passait devant une gargote. Son estomac criait famine.

Il entra dans la gargote, avala un petit verre d’eau-de-vie et mangea quelques bouchées d’un pâté qu’il emporta pour l’achever tout en se promenant. Depuis fort longtemps il n’avait pas pris de spiritueux. Le peu d’eau-de-vie qu’il venait de boire agit immédiatement sur lui. Ses jambes s’appesantirent, et il commença à éprouver une forte envie de dormir. Il voulut retourner chez lui, mais, arrivé à Pétrovsky Ostroff, il se sentit incapable d’aller plus loin.

Quittant donc la route, il pénétra dans les taillis, se coucha sur l’herbe et s’endormit à l’instant même.

Dans l’état maladif, les songes se distinguent souvent par un relief extraordinaire et une ressemblance frappante avec la réalité. Le tableau est quelquefois monstrueux, mais la mise en scène et toute la suite de la représentation sont néanmoins si vraisemblables, les détails sont si fins et offrent, dans leur imprévu, un agencement si ingénieux que le songeur, fût-il même un artiste comme Pouchkine ou Tourguéneff, serait, à l’état de veille, incapable d’inventer aussi bien. Ces songes maladifs laissent toujours un long souvenir et affectent profondément l’organisme, déjà détraqué, de l’individu.

Raskolnikoff fit un rêve affreux. Il se revit enfant dans la petite ville qu’il habitait alors avec sa famille. Il a sept ans, et, un jour de fête, vers le soir, il se promène extra muros, accompagné de son père. Le temps est gris, l’air est lourd, les lieux sont exactement tels que sa mémoire les lui rappelait, il retrouve même en songe plus d’un détail qui s’était effacé de son esprit. La petite ville apparaît absolument à découvert, aux environs pas même un saule blanc ; quelque part, bien loin, tout au bout de l’horizon, un petit bois forme une tache noire. À quelques pas du dernier jardin de la ville se trouve un cabaret, un grand cabaret près duquel l’enfant ne pouvait jamais passer, en se promenant avec son père, sans éprouver une impression très-désagréable et même un sentiment de frayeur. Il y avait toujours là une telle foule, des gens qui braillaient, riaient, s’injuriaient, se battaient, ou chantaient d’une voix enrouée de si vilaines choses ; aux environs erraient toujours des hommes ivres, et leurs figures étaient si affreuses… À leur approche, Rodion se serrait étroitement contre son père et tremblait de tout son corps. Le chemin de traverse qui longe le cabaret est toujours couvert d’une poussière noire. À trois cents pas de là, il fait un coude à droite et contourne le cimetière de la ville. Au milieu du cimetière, s’élève une église de pierre surmontée d’une coupole verte, où l’enfant allait deux fois par an entendre la messe avec son père et sa mère, lorsqu’on célébrait l’office pour le repos de l’âme de sa grand’mère, morte depuis longtemps déjà et qu’il n’avait jamais connue. Dans ces occasions, ils emportaient toujours un gâteau de riz sur lequel une croix était figurée avec des raisins secs. Il aimait cette église, ses vieilles images pour la plupart sans garnitures, et son vieux prêtre à la tête branlante. À côté de la pierre marquant la place où reposaient les restes de la vieille femme, il y avait une petite tombe, celle du frère cadet de Rodion, enfant mort à six mois. Il ne l’avait pas connu non plus, mais on lui avait dit qu’il avait eu un petit frère ; aussi, chaque fois qu’il visitait le cimetière, il faisait pieusement le signe de la croix au-dessus de la petite tombe, s’inclinait avec respect et la baisait. Voici maintenant son rêve : il suit avec son père le chemin qui conduit au cimetière ; tous deux passent devant le cabaret ; il tient son père par la main et jette des regards craintifs sur l’odieuse maison où semble régner une animation plus grande encore que de coutume. Il y a là force bourgeoises et paysannes endimanchées, leurs maris, et toute sorte de gens appartenant à la lie du peuple. Tous sont ivres, tous chantent des chansons. Devant le perron du cabaret stationne un de ces énormes chariots dont on se sert habituellement pour le transport des marchandises et des fûts de vin ; d’ordinaire on y attelle de vigoureux chevaux aux grosses jambes, à la longue crinière, et Raskolnikoff avait toujours plaisir à contempler ces robustes bêtes traînant derrière elles les plus pesants fardeaux sans en éprouver la moindre fatigue. Mais maintenant à ce lourd chariot était attelé un petit cheval rouan d’une maigreur lamentable, une de ces rosses auxquelles les moujiks font parfois tirer de grosses charrettes de bois ou de foin, et qu’ils accablent de coups, allant jusqu’à les fouetter sur les yeux et sur le museau, quand les pauvres bêtes s’épuisent en vains efforts pour dégager le véhicule embourbé. Ce spectacle dont Raskolnikoff avait été souvent témoin lui faisait toujours venir les larmes aux yeux, et sa maman ne manquait jamais, en pareil cas, de l’éloigner de la fenêtre. Soudain se produit un grand tapage : du cabaret sortent, en criant, en chantant, en jouant de la guitare, des moujiks complétement ivres ; ils ont des chemises rouges et bleues, leurs sarraus sont jetés négligemment sur leurs épaules. « Montez, montez tous ! crie un homme jeune encore, au gros cou, au visage charnu et d’un rouge carotte, — je vous emmène tous, montez ! » Ces paroles provoquent aussitôt des rires et des exclamations :

— Une rosse pareille faire la route !

— Il faut que tu aies perdu l’esprit, Mikolka, pour atteler cette petite jument à un pareil chariot !

— Pour sûr, mes amis, la jument rouanne marche sur ses vingt ans !

— Montez, j’emmène tout le monde ! crie de nouveau Mikolka qui saute le premier dans le chariot, saisit les guides et se dresse de toute sa taille sur le devant du véhicule. — Le cheval bai est parti tantôt avec Matviéi, et cette jument, mes amis, est un vrai crève-cœur pour moi ; je crois que je devrais la tuer, elle ne gagne pas sa nourriture. Montez, vous dis-je ! je la ferai galoper ! oh ! elle galopera !

Ce disant, il prend son fouet, déjà heureux à l’idée de fouetter la jument rouanne.

— Mais montez donc, voyons ! Puisqu’on vous dit qu’elle va galoper ! ricane-t-on dans la foule.

— Elle n’a sans doute pas galopé depuis dix ans.

— Elle ira bon train !

— Ne la ménagez pas, mes amis, prenez chacun un fouet, préparez-vous tous !

— C’est cela ! on la fouettera !

Tous grimpent dans le chariot de Mikolka en riant et en faisant des plaisanteries. Six hommes sont déjà montés, et il reste encore de la place. Ils prennent avec eux une grosse paysanne au visage rubicond. Cette commère, vêtue d’une saraphane de coton rouge, a sur la tête une sorte de bavolet orné de verroteries ; elle croque des noisettes et rit de temps à autre. Dans la foule qui entoure l’équipage on rit aussi, et, en vérité, comment ne pas rire à l’idée qu’une pareille rosse emportera au galop tout ce monde-là ? Deux des gars qui sont dans le chariot prennent aussitôt des fouets pour aider Mikolka. « Allez ! » crie ce dernier. Le cheval tire de toutes ses forces, mais, bien loin de galoper, c’est à peine s’il peut avancer d’un pas ; il piétine, gémit et plie le dos sous les coups que les trois fouets font pleuvoir sur lui, dru comme grêle. Les rires redoublent dans le chariot et dans la foule, mais Mikolka se fâche, et, dans sa colère, il tape de plus belle sur la jument, comme si vraiment il espérait la faire galoper.

— Laissez-moi aussi monter, mes amis, crie parmi les spectateurs un jeune homme qui brûle de se mêler à la bande joyeuse.

— Monte ! répond Mikolka, — montez tous, elle emmènera tout le monde, je vais la faire marcher !

Là-dessus, il fouette, fouette, et, dans sa fureur, ne sait déjà plus avec quoi frapper sa bête.

— Papa, papa, crie l’enfant à son père, — papa, qu’est-ce qu’ils font ? Papa, ils battent le pauvre petit cheval !

— Marchons, marchons ! dit le père, — ce sont des ivrognes qui s’amusent, des imbéciles ; viens, ne fais pas attention à eux ! — Et il veut l’emmener, mais Rodion se dégage des mains paternelles et, ne se connaissant plus, accourt auprès du cheval. Déjà le malheureux animal n’en peut plus. Il halète, après un instant d’arrêt recommence à tirer, et peu s’en faut qu’il ne s’abatte.

— Fouettez-la jusqu’à ce que mort s’ensuive ! hurle Mikolka, — il n’y a plus que cela à faire. Je vais m’y mettre !

— Pour sûr tu n’es pas chrétien, loup-garou ! crie un vieillard dans la foule.

— A-t-on jamais vu un petit cheval pareil traîner un lourd chariot comme cela ? ajoute un autre.

— Vaurien ! vocifère un troisième.

— Ce n’est pas à toi ! C’est mon bien ! Je fais ce que je veux. Montez encore, montez tous ! Il faut absolument qu’elle galope !…

Soudain, la voix de Mikolka est couverte par de bruyants éclats de rire : la jument accablée de coups a fini par perdre patience et, nonobstant sa faiblesse, s’est mise à ruer. L’hilarité générale gagne le vieillard lui-même. Il y a vraiment de quoi rire en effet : un cheval qui peut à peine se tenir sur ses jambes et qui rue !

Deux gars se détachent de la foule, s’arment de fouets et courent cingler l’animal, l’un à droite, l’autre à gauche.

— Fouettez-la sur le museau, sur les yeux, sur les yeux ! vocifère Mikolka.

— Une chanson, mes amis ! crie quelqu’un du chariot. Aussitôt toute la bande entonne une chanson grossière, un tambour de basque fait l’accompagnement. La paysanne croque des noisettes et rit.

…Rodion s’est approché du cheval, il le voit fouetté sur les yeux, oui, sur les yeux ! Il pleure. Son cœur se soulève, ses larmes coulent. Un des bourreaux lui effleure le visage avec son fouet ; il ne le sent pas. Il se tord les mains, pousse des cris. Il s’élance vers le vieillard à la barbe et aux cheveux blancs, qui hoche la tête et condamne tout cela. Une femme prend l’enfant par la main et veut l’emmener loin de cette scène, il se dégage et se hâte de revenir auprès de la jument. Celle-ci est à bout de forces, néanmoins elle essaye encore de ruer.

— Ah, loup-garou ! vocifère Mikolka exaspéré. Il abandonne son fouet, se baisse et ramasse dans le fond du chariot un long et lourd brancard ; le tenant par un bout dans ses deux mains, il le brandit avec effort au-dessus de la jument rouanne.

— Il va l’assommer ! crie-t-on autour de lui.

— Il la tuera !

— C’est mon bien ! crie Mikolka, et le brancard, manié par deux bras vigoureux, tombe avec fracas sur le dos de l’animal.

— Fouettez-la, fouettez ! pourquoi vous arrêtez-vous ? font entendre des voix dans la foule.

De nouveau le brancard s’élève dans l’air, de nouveau il s’abat sur l’échine de la malheureuse haridelle. Sous la violence du coup, elle faiblit, néanmoins elle prend son élan, et avec tout ce qui lui reste de force, elle tire, elle tire en divers sens, pour échapper à ce supplice, mais de tous côtés elle rencontre les six fouets de ses persécuteurs. Une troisième, une quatrième fois, Mikolka frappe sa victime avec le brancard. Il est furieux de ne pouvoir la tuer d’un seul coup.

— Elle a la vie dure ! crie-t-on dans son entourage.

— Elle n’en a certes plus pour longtemps, mes amis, sa dernière heure est arrivée ! observe dans la foule un amateur.

— Qu’on prenne une hache ! C’est le moyen d’en finir tout de suite avec elle, suggère un troisième.

— Place ! fait Mikolka ; ses mains lâchent le brancard, il fouille de nouveau dans le chariot et y prend un levier de fer. Gare ! crie-t-il ensuite, et il assène un violent coup de cette arme au pauvre cheval. La jument chancelle, s’affaisse, elle veut encore tirer, mais un second coup du levier l’étend sur le sol, comme si on lui avait tranché instantanément les quatre membres.

— Achevons-la ! hurle Mikolka, qui, hors de lui, saute en bas du chariot. Quelques gars rouges et avinés saisissent ce qui leur tombe sous la main — des fouets, des bâtons, le brancard, et courent au cheval expirant. Mikolka, debout à côté de la bête, la frappe sans relâche à coups de levier. La jument allonge la tête et rend le dernier soupir.

— Elle est morte ! crie-t-on dans la foule.

— Mais pourquoi ne voulait-elle pas galoper !

— C’est mon bien ! crie Mikolka, tenant toujours le levier dans ses mains. Ses yeux sont injectés de sang. Il semble regretter que la mort lui ait enlevé sa victime.

— Eh bien, vrai ! tu n’es pas chrétien ! répliquent avec indignation plusieurs des assistants.

Mais le pauvre petit garçon ne se connaît plus. Tout en criant, il se fraye un chemin à travers la foule qui entoure la jument rouanne ; il prend la tête ensanglantée du cadavre ; et la baise, la baise sur les yeux, sur les lèvres… Puis, dans un soudain transport de colère, il serre ses petits poings et se jette sur Mikolka. En ce moment, son père, qui depuis longtemps déjà était à sa recherche, le découvre enfin et l’emmène hors de la foule.

— Allons-nous-en, allons-nous-en ! lui dit-il, — rentrons à la maison !

— Papa ! pourquoi ont-ils… tué… le pauvre cheval ?… sanglote l’enfant ; mais la respiration lui manque, et de sa gorge serrée ne sortent que des sons rauques.

— Ce sont des polissonneries de gens ivres, cela ne nous regarde pas, partons ! dit le père. Rodion le presse dans ses bras, mais il a un tel fardeau sur la poitrine… Il veut respirer, crier, et s’éveille.

Raskolnikoff se réveilla haletant, le corps moite, les cheveux trempés de sueur. Il s’assit sous un arbre et respira longuement.

« Grâce à Dieu, ce n’est qu’un songe ! se dit-il. Mais quoi ?

Est-ce que je commencerais une fièvre ? Un si vilain rêve me le donnerait à penser ! »

Il avait les membres comme brisés ; son âme était pleine d’obscurité et de confusion. Appuyant ses coudes sur ses genoux, il laissa tomber sa tête dans ses mains.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, se peut-il, en effet, que je prenne une hache et que j’aille fracasser le crâne de cette femme !… Se peut-il que je marche dans le sang tiède et gluant, que j’aille forcer la serrure, voler, puis me cacher tremblant, ensanglanté… avec la hache… Seigneur, est-ce que c’est possible ?

En prononçant ces mots, il tremblait comme une feuille.

— Mais à quoi vais-je penser ! continua-t-il d’un ton de profonde surprise. — Voyons, je savais bien que je n’en serais pas capable ; pourquoi donc me suis-je ainsi tourmenté jusqu’à ce moment ? Hier déjà, hier, quand je suis allé faire cette… répétition, hier, j’ai parfaitement compris que cela était au-dessus de mes forces. D’où vient donc que j’ai l’air de me tâter encore à présent ? Hier, en descendant l’escalier, je disais moi-même que c’était ignoble, odieux, repoussant… La seule pensée d’une chose pareille me terrifiait…

— Non, je n’en aurai pas le courage, cela dépasse mes forces ! Lors même que tous mes raisonnements ne laisseraient place à aucun doute, lors même que toutes les conclusions auxquelles je suis arrivé durant ce mois seraient claires comme le jour, exactes comme l’arithmétique, n’importe, je ne saurais me décider à cela ! J’en suis incapable !… Pourquoi donc, pourquoi maintenant encore…

Il se leva, regarda d’un air étonné autour de lui, comme s’il eut été surpris de se trouver là, et prit le pont T… Il était pâle, ses yeux brillaient, l’affaiblissement se manifestait dans tout son être, mais il commençait à respirer plus à l’aise. Déjà il se sentait délivré de l’affreux poids qui l’avait si longtemps oppressé, et la paix rentrait dans son âme soulagée. « Seigneur ! pria-t-il, — montre-moi ma route, et je renoncerai à ce rêve maudit ! »

En traversant le pont, il regardait tranquillement la rivière et le flamboyant coucher du soleil. Malgré sa faiblesse, il ne sentait même pas la fatigue. On eût dit que l’abcès qui s’était formé dans son cœur depuis un mois venait de crever subitement. À présent, il était libre ! Le charme était rompu ! L’horrible maléfice avait cessé d’agir !

Plus tard, Raskolnikoff se rappela, minute par minute, l’emploi de son temps durant ces jours de crise : une circonstance, entre autres, lui revenait souvent à la pensée, et, bien qu’elle n’eût par elle-même rien de particulièrement extraordinaire, il n’y songeait jamais qu’avec une sorte d’effroi superstitieux, vu l’action décisive qu’elle avait exercée sur sa destinée.

Voici le fait qui restait toujours pour lui une énigme : comment, alors que fatigué, harassé, il aurait dû, ce semble, retourner chez lui par le chemin le plus court et le plus direct, comment l’idée lui était-elle venue de prendre par le Marché-au-Foin, où rien, absolument rien ne l’appelait ? Sans doute, ce détour n’allongeait pas beaucoup sa route, mais il était parfaitement inutile. À la vérité, il lui était arrivé des dizaines de fois de regagner sa demeure sans faire attention à l’itinéraire qu’il suivait. « Mais pourquoi donc, se demandait-il toujours, pourquoi la rencontre si importante, si décisive pour moi, et en même temps si fortuite, que j’ai faite sur le Marché-au-Foin (où je n’avais aucun motif pour me rendre), pourquoi cette rencontre a-t-elle eu lieu à l’heure même, au moment précis où, étant données les dispositions dans lesquelles je me trouvais, elle devait avoir les suites les plus graves et les plus irréparables ? » Il était tenté de voir dans cette fatale coïncidence l’effet d’une prédestination.

Il était près de neuf heures quand le jeune homme arriva sur le Marché-au-Foin. Les boutiquiers fermaient leurs boutiques, les étalagistes se préparaient à retourner chez eux, et les chalands faisaient de même. Des ouvriers et des loqueteux de toute sorte grouillaient aux abords des gargotes et des cabarets qui, sur le Marché-au-Foin, occupent le rez-de-chaussée de la plupart des maisons. Cette place et les péréouloks voisins étaient les lieux que Raskolnikoff fréquentait le plus volontiers, quand il sortait sans but de chez lui. Là, en effet, ses haillons n’offusquaient les regards de personne, et l’on pouvait se promener accoutré n’importe comment. Au coin du péréoulok de K…, un marchand et sa femme vendaient des articles de mercerie étalés sur deux tables.

Bien qu’ils se disposassent aussi à regagner leur demeure, ils s’étaient attardés à causer avec une de leurs connaissances qui venait de s’approcher d’eux. Cette personne était Élisabeth Ivanovna, sœur cadette d’Aléna Ivanovna, l’usurière chez qui Raskolnikoff était allé la veille mettre sa montre en gage et faire sa répétition… Depuis longtemps déjà il était renseigné sur le compte de cette Élisabeth ; elle-même le connaissait un peu. C’était une grande et gauche fille de trente-cinq ans, timide, douce et presque idiote. Elle tremblait devant sa sœur, qui la traitait littéralement en esclave, la faisait travailler jour et nuit pour elle et même la battait. En ce moment, sa physionomie exprimait l’indécision, tandis que, debout, un paquet à la main, elle écoutait attentivement les propos du marchand et de sa femme. Ceux-ci lui expliquaient quelque chose et mettaient dans leurs paroles une chaleur particulière. Quand Raskolnikoff aperçut tout à coup Élisabeth, il éprouva une sensation étrange qui ressemblait à une profonde surprise, bien que cette rencontre n’eût rien d’étonnant.

— Il faut que vous soyez là pour traiter l’affaire, Élisabeth Ivanovna, dit avec force le marchand. Venez donc demain entre six et sept heures. Ils viendront aussi de leur côté.

— Demain ? fit d’une voix traînante Élisabeth, qui semblait avoir peine à se décider.

— Vous avez peur d’Aléna Ivanovna ? dit vivement la marchande, qui était une gaillarde. J’aurai l’œil sur vous, car vous êtes vraiment comme un petit enfant. Est-il possible que vous vous laissiez dominer à ce point par une personne qui n’est, après tout, que votre demi-sœur ?

— Pour cette fois, ne dites rien à Aléna Ivanovna, interrompit le mari, — voilà ce que je vous conseille ; venez chez nous sans en demander la permission. Il s’agit d’une affaire avantageuse. Votre sœur pourra elle-même s’en convaincre ensuite.

— Est-ce que je viendrai ?

— Demain, entre six et sept heures ; on viendra aussi de chez eux ; il faut que vous soyez présente pour décider la chose.

— Et nous aurons une tasse de thé à vous offrir, ajouta la marchande.

— C’est bien, je viendrai, répondit Élisabeth toujours pensive ; et lentement elle se mit en devoir de prendre congé.

Raskolnikoff avait déjà dépassé le groupe formé par ces trois personnes, et il n’en entendit pas davantage. Il avait, sans en avoir l’air, ralenti son pas, s’efforçant de ne perdre aucun mot de cet entretien. À la surprise du premier moment avait insensiblement succédé chez lui une frayeur qui le faisait frissonner. Le hasard le plus imprévu venait de lui apprendre que demain, à sept heures précises du soir, Élisabeth, la sœur et l’unique compagne de la vieille, serait absente, et que, par conséquent, demain soir à sept heures précises, la vieille se trouverait seule chez elle.

Le jeune homme n’était plus qu’à quelques pas de son logement. Il rentra chez lui, comme s’il avait été condamné à mort. Il ne pensa à rien et, du reste, ne pouvait pas penser : il sentit subitement dans tout son être qu’il n’avait plus ni volonté, ni libre arbitre, et que tout était définitivement décidé.

Certes, il aurait pu attendre des années entières une occasion favorable, essayer même de la faire naître, sans en trouver une aussi propice que celle qui venait d’elle-même s’offrir à lui. En tout cas, il lui aurait été difficile de savoir la veille, de science certaine, et cela sans courir le moindre risque, sans se compromettre par des questions dangereuses, — que demain, à telle heure, telle vieille femme, qu’il voulait tuer, serait toute seule chez elle.

VI

Raskolnikoff apprit plus tard pourquoi le marchand et la marchande avaient invité Élisabeth à venir chez eux. L’affaire était fort simple. Une famille étrangère se trouvant dans la gêne voulait se défaire d’effets qui consistaient surtout en vêtements et linges à l’usage des femmes. Ces gens cherchaient donc à se mettre en rapport avec une revendeuse à la toilette ; or, Élisabeth exerçait ce métier. Elle avait une nombreuse clientèle parce qu’elle était fort honnête et disait toujours le dernier prix : avec elle, il n’y avait pas à marchander. En général, elle parlait peu ; comme nous l’avons déjà dit, elle était fort douce et fort craintive…

Mais, depuis quelque temps, Raskolnikoff était devenu superstitieux, et, par la suite, quand il réfléchissait à toute cette affaire, il inclinait toujours à y voir l’action de causes étranges et mystérieuses. L’hiver dernier, un étudiant de sa connaissance, Pokorieff, sur le point de se rendre à Kharkoff, lui avait donné, en causant, l’adresse de la vieille Aléna Ivanovna, pour le cas où il aurait besoin de faire un emprunt. Il fut longtemps sans aller chez elle, parce que le produit de ses leçons lui permettait de vivoter. Six semaines avant les événements que nous racontons, il se ressouvint de l’adresse ; il possédait deux objets sur lesquels on pouvait lui prêter quelque chose : une vieille montre en argent qui lui venait de son père, et un petit anneau d’or, orné de trois petites pierres rouges, que sa sœur lui avait donné comme souvenir au moment où ils s’étaient quittés.

Raskolnikoff se décida à porter la bague chez Aléna Ivanovna. À première vue, et avant qu’il sût rien de particulier sur son compte, cette vieille femme lui inspira une violente aversion. Après avoir reçu d’elle deux « petits billets », il entra dans un mauvais traktir qu’il rencontra sur son chemin. Là, il demanda du thé, s’assit et se mit à réfléchir. Une idée étrange, encore à l’état embryonnaire dans son esprit, l’occupait exclusivement.

À une table voisine de la sienne, un étudiant qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu était assis avec un officier. Les deux jeunes gens venaient de jouer au billard, et ils étaient maintenant en train de boire du thé. Tout à coup Raskolnikoff entendit l’étudiant donner à l’officier l’adresse d’Aléna Ivanovna, veuve d’un secrétaire de collège et prêteuse sur gages. Cela seul parut déjà quelque peu étrange à notre héros : on parlait d’une personne chez qui justement il s’était rendu peu d’instants auparavant. Sans doute ; c’était un pur hasard, mais en ce moment il luttait contre une impression dont il ne pouvait triompher, et voici que, comme à point nommé, quelqu’un venait fortifier en lui cette impression ; l’étudiant communiquait, en effet, à son ami divers détails sur Aléna Ivanovna.

— C’est une fameuse ressource, disait-il, il y a toujours moyen de se procurer de l’argent chez elle. Riche comme un Juif, elle peut prêter cinq mille roubles d’un coup, et, néanmoins, elle accepte en nantissement des objets d’un rouble. Elle est une providence pour beaucoup des nôtres. Mais quelle horrible mégère !

Et il se mit à raconter qu’elle était méchante, capricieuse, qu’elle n’accordait même pas vingt-quatre heures de répit, et que tout gage non retiré au jour fixé était irrévocablement perdu pour le débiteur ; elle prêtait sur un objet le quart de sa valeur et prenait cinq et même six pour cent d’intérêt par mois, etc. L’étudiant, en veine de bavardage, ajouta que cette affreuse vieille était toute petite, ce qui ne l’empêchait pas de battre à chaque instant et de tenir dans une dépendance complète sa sœur Élisabeth, qui, elle, avait au moins deux archines huit verchoks de taille.

— Voilà encore un phénomène ! s’écria-t-il, et il se mit à rire.

L’entretien roula ensuite sur Élisabeth. L’étudiant parlait d’elle avec un plaisir marqué et toujours en riant. L’officier écoutait son ami avec beaucoup d’intérêt, et le pria de lui envoyer cette Élisabeth pour raccommoder son linge. Raskolnikoff ne perdit pas un mot de cette conversation ; il apprit ainsi une foule de choses. Plus jeune qu’Aléna Ivanovna, dont elle n’était que la sœur consanguine, Élisabeth avait trente-cinq ans. Elle travaillait nuit et jour pour la vieille. Outre qu’elle cumulait dans la maison l’emploi de cuisinière et celui de blanchisseuse, elle faisait des travaux de couture qu’elle vendait, allait laver des parquets au dehors, et tout ce qu’elle gagnait, elle le donnait à sa sœur. Elle n’osait accepter aucune commande, aucun travail qu’après avoir obtenu l’autorisation d’Aléna Ivanovna. Celle-ci, — Élisabeth le savait, — avait déjà fait son testament, aux termes duquel sa sœur n’héritait que de son mobilier. Désireuse d’avoir à perpétuité des prières pour le repos de son âme, la vieille avait légué toute sa fortune à un monastère du gouvernement de N… Élisabeth appartenait à la classe bourgeoise, et non au tchin. C’était une fille démesurément grande et dégingandée, avec de longs pieds toujours chaussés de souliers avachis, d’ailleurs fort propre sur sa personne. Ce qui, surtout, étonnait et faisait rire l’étudiant, c’est qu’Élisabeth était continuellement enceinte…

— Mais tu prétends que c’est un monstre ? observa l’officier.

— Elle est fort brune de peau, à la vérité ; on dirait un soldat habillé en femme, mais, tu sais, ce n’est pas tout à fait un monstre. Il y a tant de bonté dans sa physionomie, et ses yeux ont une expression si sympathique… La preuve, c’est qu’elle plaît à beaucoup de gens. Elle est si tranquille, si douce, si patiente, elle a un caractère tellement facile… Et puis, son sourire même est fort beau.

— Est-ce que par hasard elle te plairait ? demanda en riant l’officier.

— Elle me plaît par son étrangeté. Mais quant à cette maudite vieille, je t’assure que je la tuerais et dépouillerais sans le moindre scrupule de conscience, ajouta avec vivacité l’étudiant.

L’officier se remit à rire, mais Raskolnikoff frissonna. Les paroles qu’il entendait faisaient si étrangement écho à ses propres pensées !

— Permets, je vais te poser une question sérieuse, reprit l’étudiant de plus en plus échauffé. — Tout à l’heure, sans doute, je plaisantais, mais regarde : d’un côté, une vieille femme maladive, bête, stupide, méchante, un être qui n’est utile à personne et qui, au contraire, nuit à tout le monde, qui ne sait pas lui-même pourquoi il vit, et qui mourra demain de sa mort naturelle. Comprends-tu ? comprends-tu ?

— Allons, je comprends, répondit l’officier, qui, en voyant son ami s’emballer de la sorte, le considérait attentivement.

— Je poursuis. De l’autre côté, des forces jeunes, fraîches, qui s’étiolent, se perdent faute de soutien, et cela par milliers, et cela partout ! Cent, mille œuvres utiles qu’on pourrait, les unes créer, les autres améliorer avec l’argent légué par cette vieille à un monastère ! Des centaines d’existences, des milliers peut-être mises dans le bon chemin, des dizaines de familles sauvées de la misère, de la dissolution, de la ruine, du vice, des hopitaux vénériens, — et tout cela avec l’argent de cette femme ! Qu’on la tue et qu’on fasse ensuite servir sa fortune au bien de l’humanité, crois-tu que le crime, si crime il y a, ne sera pas largement compensé par des milliers de bonnes actions ? Pour une seule vie — des milliers de vies arrachées à leur perte ; pour une personne supprimée, cent personnes rendues à l’existence, — mais, voyons, c’est une question d’arithmétique ! Et que pèse dans les balances sociales la vie d’une vieille femme cacochyme, bête et méchante ? Pas plus que la vie d’un pou ou d’une blatte ; je dirai même moins, car cette vieille est une créature malfaisante, un fléau pour ses semblables. Dernièrement, dans un transport de colère, elle a mordu le doigt d’Élisabeth, et il s’en est fallu de peu qu’elle ne l’ait coupé net avec ses dents !

— Sans doute, elle est indigne de vivre, remarqua l’officier, — mais que veux-tu ? la nature…

— Eh ! mon ami, la nature, on la corrige ; on la redresse, sans cela on resterait enseveli dans les préjugés. Sans cela il n’y aurait pas un seul grand homme. On parle du devoir, de la conscience, — je ne veux rien dire là contre, mais comment comprenons-nous ces mots-là ? Attends, je vais encore te faire une question. Écoute !

— Non, maintenant, c’est à mon tour de t’interroger. Laisse-moi te demander une chose.

— Eh bien ?

— Voici : tu es là à pérorer, à faire de l’éloquence ; mais dis-moi seulement ceci : Tueras-tu toi-même cette vieille, oui ou non ?

— Non, naturellement ! Je me place ici au point de vue de la justice… Il ne s’agit pas de moi…

— Eh bien, à mon avis, puisque toi-même tu ne te décides pas à la tuer, c’est que la chose ne serait pas juste ! Allons faire encore une partie !

Raskolnikoff était en proie à une agitation extraordinaire. Certes, cette conversation n’avait, en soi, rien qui dût l’étonner. Plus d’une fois lui-même avait entendu des jeunes gens échanger entre eux des idées analogues ; le thème seul différait. Mais comment l’étudiant se trouvait-il exprimer précisément les pensées qui, à cette minute même, venaient de s’éveiller dans le cerveau de Raskolnikoff ? Et par quel hasard celui-ci, juste au sortir de chez la vieille, entendait-il parler d’elle ? Une telle coïncidence lui parut toujours étrange. Il était écrit que cette insignifiante conversation de café aurait une influence prépondérante sur sa destinée…

 

Revenu du Marché-au-Foin, il se jeta sur son divan, où il resta assis sans bouger, durant une heure entière. L’obscurité régnait dans la chambre ; il n’avait pas de bougie, et d’ailleurs l’idée ne lui serait même pas venue d’en allumer une. Jamais il ne put se rappeler si pendant ce temps il avait pensé à quelque chose. À la fin, le frisson fiévreux de tantôt le reprit, et il songea avec satisfaction qu’il pouvait tout aussi bien se coucher sur le divan… Un sommeil de plomb ne tarda pas à s’abattre, pour ainsi dire, sur lui.

Il dormit beaucoup plus longtemps que de coutume et sans faire de rêves. Nastasia, qui entra chez lui le lendemain à dix heures, eut grand’peine à le réveiller. La servante lui apportait du pain et, comme la veille, le restant de son propre thé.

— Il n’est pas encore levé ! s’écria-t-elle avec indignation. Peut-on dormir ainsi !

Raskolnikoff se souleva avec effort. Il avait mal à la tête. Il se mit debout, fit un tour dans sa chambre, puis se laissa de nouveau tomber sur le divan.

— Encore ! cria Nastasia, mais tu es donc malade ?

Il ne répondit pas.

— Veux-tu du thé ?

— Plus tard, articula-t-il péniblement ; après quoi, il ferma les yeux et se tourna du côté du mur. Nastasia, debout au-dessus de lui, le contempla pendant quelque temps.

— Au fait, il est peut-être malade, dit-elle avant de se retirer.

À deux heures, elle revint avec de la soupe. Elle trouva Raskolnikoff toujours couché sur le divan. Il n’avait pas touché au thé. La servante se fâcha et se mit à secouer violemment le locataire.

— Qu’as-tu donc à dormir ainsi ? gronda-t-elle en le regardant d’un air de mépris.

Il se mit sur son séant, mais ne répondit pas un mot et resta les yeux fixés à terre.

— Es-tu malade ou ne l’es-tu pas ? demanda Nastasia.

Cette seconde question n’obtint pas plus de réponse que la première.

— Tu devrais sortir, dit-elle après un silence ; le grand air te ferait du bien. Tu vas manger, n’est-ce pas ?

— Plus tard, répondit-il d’une voix faible ; — va-t’en ! Et il la congédia du geste.

Elle resta encore un moment, le considéra avec une expression de pitié et finit par sortir.

Au bout de quelques minutes, il leva les yeux, examina longuement le thé et la soupe, et commença à manger.

Il avala trois ou quatre cuillerées sans appétit, presque machinalement. Son mal de tête s’était un peu calmé. Quand il eut terminé son léger repas, il s’étendit de nouveau sur le divan, mais il ne put se rendormir et resta immobile, couché à plat ventre, le visage enfoncé dans l’oreiller. Sa rêverie évoquait sans cesse des tableaux bizarres ; le plus souvent, il se figurait être en Afrique ; il faisait partie d’une caravane arrêtée dans une oasis ; des palmiers croissaient autour du campement, les chameaux se reposaient de leurs fatigues, les voyageurs étaient en train de dîner ; lui-même se désaltérait dans le courant d’une claire fontaine : l’eau bleuâtre et délicieusement fraîche laissait apercevoir au fond du ruisseau des cailloux de diverses couleurs et des sables aux reflets dorés.

Tout à coup, une sonnerie d’horloge arriva distinctement à son oreille. Ce bruit le fit tressaillir. Rendu au sentiment de la réalité, il leva la tête, regarda vers la fenêtre, et, après avoir calculé l’heure qu’il pouvait être, se leva précipitamment. Ensuite, marchant sur la pointe du pied, il s’approcha de la porte, l’ouvrit tout doucement et se mit à écouter sur le carré. Son cœur battait avec violence. Mais l’escalier était parfaitement silencieux. On aurait dit que tout le monde dormait dans la maison… « Comment ai-je pu ainsi me laisser acculer au dernier moment ? Depuis hier, comment n’ai-je encore rien fait, rien préparé ? » se demandait-il, ne comprenant rien à une pareille négligence… Et pourtant, c’étaient peut-être six heures qui venaient de sonner.

À l’inertie et à la torpeur succéda brusquement chez lui une activité fébrile extraordinaire. Du reste, les préparatifs n’exigeaient pas beaucoup de temps. Il s’efforçait de penser à tout, de ne rien oublier ; mais son cœur continuait à battre avec une telle force que sa respiration devenait difficile. D’abord, il devait faire un nœud coulant et l’adapter à son paletot ; c’était l’affaire d’une minute. Il chercha dans le linge qu’il avait fourré sous l’oreiller une vieille chemise sale, d’ailleurs trop usée pour être encore mettable. Puis, au moyen de lambeaux arrachés à cette chemise, il confectionna une chevilière large d’un verchok et longue de huit.

Après l’avoir pliée en double, il ôta son paletot d’été qui était fait d’une épaisse et solide étoffe de coton (c’était le seul vêtement de dessus qu’il possédât), et il se mit à coudre intérieurement, sous l’aisselle gauche, les deux bouts de la chevilière. Ses mains tremblaient pendant qu’il exécutait ce travail ; il l’accomplit néanmoins avec un tel succès que, quand il eut remis son paletot, aucune trace de couture n’apparut du côté extérieur. L’aiguille et le fil, il se les était procurés depuis longtemps déjà, et il n’eut qu’à les prendre dans le tiroir de sa petite table.

Quant au nœud coulant, destiné à assujettir la hache, c’était un truc fort ingénieux, dont l’idée lui était venue quinze jours auparavant. Se montrer dans la rue avec une hache à la main était impossible. D’autre part, cacher l’arme sous son paletot, c’était se condamner à avoir continuellement la main dessus, et cette attitude aurait attiré l’attention, tandis que, étant donné le nœud coulant, il lui suffisait d’y introduire le fer de la hache, et celle-ci restait suspendue sous son aisselle tout le temps de la route, sans danger de tomber. Il pouvait même l’empêcher de ballotter : pour cela il n’avait qu’à tenir l’extrémité du manche avec sa main fourrée dans la poche de côté de son paletot. Vu l’ampleur de ce vêtement, — un vrai sac, — la manœuvre de la main à l’intérieur ne pouvait être remarquée du dehors.

Cette besogne achevée, Raskolnikoff étendit le bras sous son divan « turc » et, introduisant ses doigts dans une fente du parquet, retira de cette cachette le gage dont il avait eu soin de se munir à l’avance. À vrai dire, ce gage n’en était pas un : c’était tout bonnement une petite éclisse de bois poli, ayant à peu près la longueur et la grosseur qu’aurait pu avoir un porte-cigarette en argent. Pendant une de ses promenades, le jeune homme avait trouvé par hasard ce morceau de bois dans une cour dépendant d’un atelier de menuiserie. Il y joignit une petite plaque de fer, mince et polie, mais de dimensions moindres, qu’il avait aussi ramassée dans la rue. Après avoir croisé l’une contre l’autre l’éclisse et la plaque de fer, il les attacha solidement ensemble à l’aide d’un fil, puis il enveloppa le tout dans un morceau de papier blanc.

Ce petit paquet, auquel il avait tâché de donner un aspect aussi élégant que possible, fut ensuite lié de telle sorte que le nœud fut assez difficile à défaire. C’était un moyen d’occuper momentanément l’attention de la vieille : pendant qu’elle s’escrimerait sur le nœud, le visiteur pourrait saisir l’instant propice. La plaque de fer avait été ajoutée pour donner plus de poids au prétendu gage, afin que, dans le premier moment du moins, l’usurière ne se doutât pas qu’on lui apportait un simple morceau de bois. Raskolnikoff venait à peine de mettre l’objet dans sa poche qu’il entendit soudain quelqu’un crier du dehors :

— Six heures sont sonnées depuis longtemps !

— Depuis longtemps ! mon Dieu !

Il s’élança vers la porte, prêta l’oreille et se mit à descendre ses trente marches, sans faire plus de bruit qu’un chat. Restait le plus important : aller prendre la hache qui se trouvait dans la cuisine. Depuis longtemps il avait décidé qu’il devait se servir d’une hache. Il avait bien chez lui une sorte de sécateur, mais cet instrument ne lui inspirait aucune confiance, et surtout il se défiait de ses forces ; ce fut donc sur la hache que son choix se porta définitivement. Notons, à ce propos, une particularité singulière : à mesure que ses résolutions prenaient un caractère déterminé, il en sentait de plus en plus l’absurdité et l’horreur. Malgré la lutte affreuse qui se livrait au dedans de lui, jamais il ne pouvait admettre un seul instant qu’il en viendrait à exécuter ses projets.

Bien plus, si toutes les questions avaient été tranchées, tous les doutes levés, toutes les difficultés aplanies, il aurait probablement renoncé sur l’heure à son dessein comme à une chose absurde, monstrueuse et impossible. Mais il restait encore une foule de points à vider, de problèmes à résoudre. Pour ce qui était de se procurer la hache, cette niaiserie n’inquiétait nullement Raskolnikoff, car rien n’était plus facile. Le fait est que Nastasia, le soir surtout, n’était presque jamais à la maison. Elle sortait sans cesse pour aller voisiner chez des amies ou chez des boutiquiers, et les querelles que lui faisait sa maîtresse n’avaient jamais d’autre cause.

Le moment venu, il suffirait donc d’entrer tout doucement dans la cuisine et de prendre la hache, quitte à aller la remettre au même endroit une heure après (quand tout serait fini). Mais cela n’irait peut-être pas tout seul : « Supposons, se disait le jeune homme, que, dans une heure, quand je viendrai rapporter la hache, Nastasia soit rentrée. Naturellement, en ce cas, je devrai attendre pour pénétrer dans la cuisine une nouvelle sortie de la servante. Mais si, pendant ce temps-là, elle remarque l’absence de la hache, elle se mettra à la chercher, elle bougonnera, qui sait ? elle jettera peut-être l’émoi dans la maison, — et voilà une circonstance qui sera relevée contre moi ou, du moins, qui pourra l’être ! »

Toutefois, ce n’étaient encore là que des détails, auxquels il ne voulait pas penser ; d’ailleurs, il n’en avait pas le temps. Il songeait au principal, décidé à ne s’occuper de l’accessoire que quand il aurait lui-même pris son parti sur le fond. Cette dernière condition, la plus essentielle de toutes, lui semblait décidément irréalisable. Ainsi, il ne pouvait s’imaginer qu’à un moment donné il cesserait de penser, se lèverait et — irait là carrément… Même dans sa récente répétition (c’est-à-dire dans la visite qu’il avait faite à la vieille pour tâter définitivement le terrain), il s’en était fallu de beaucoup qu’il eût répété sérieusement. Acteur sans conviction, il n’avait pu soutenir son rôle et s’était enfui indigné contre lui-même.

Pourtant, au point de vue moral, Raskolnikoff avait lieu de considérer la question comme résolue. Sa casuistique, aiguisée comme un rasoir, avait tranché toutes les objections, mais, n’en rencontrant plus dans son esprit, il s’efforçait d’en trouver au dehors. On eût dit qu’entraîné par une puissance aveugle, irrésistible, surhumaine, il cherchait désespérément un point fixe auquel il pût se raccrocher. Les incidents si imprévus de la veille agissaient sur lui d’une façon presque absolument automatique. Tel un homme qui a laissé prendre le pan de son habit dans une roue d’engrenage est bientôt saisi lui-même par la machine.

La première question qui l’occupait, et à laquelle, du reste, il avait songé bien des fois, était celle-ci : Pourquoi presque tous les crimes sont-ils si facilement découverts, et pourquoi retrouve-t-on si aisément les traces de presque tous les coupables ?

Il arriva peu à peu à diverses conclusions curieuses. Selon lui, la principale raison du fait était moins dans l’impossibilité matérielle de cacher le crime que dans la personnalité même du criminel : presque toujours ce dernier se trouvait éprouver, au moment du crime, une diminution de la volonté et de l’entendement ; c’est pourquoi il se conduisait avec une étourderie enfantine, une légèreté phénoménale, alors même que la circonspection et la prudence lui étaient le plus nécessaires.

Raskolnikoff assimilait cette éclipse du jugement et cette défaillance de la volonté à une affection morbide qui se développait par degrés, atteignait son maximum d’intensité peu avant la perpétration du crime, subsistait sous la même forme au moment du crime et encore quelque temps après (plus ou moins longtemps suivant les individus), pour cesser ensuite, comme cessent toutes les maladies. Un point à éclaircir était celui de savoir si la maladie détermine le crime ou si le crime lui-même, en vertu de sa nature propre, n’est pas toujours accompagné de quelque phénomène morbide ; mais le jeune homme ne se sentait pas encore capable de résoudre cette question.

En raisonnant de la sorte, il se persuada que lui, personnellement, il était à l’abri de semblables bouleversements moraux, qu’il conserverait la plénitude de son intelligence et de sa volonté pendant toute la durée de son entreprise, par cette seule raison que son entreprise « n’était pas un crime »… Nous ne rapporterons pas la série des arguments qui l’avaient conduit à cette dernière conclusion. Bornons-nous à dire que, dans ses préoccupations, le côté pratique, les difficultés purement matérielles d’exécution restaient tout à fait à l’arrière-plan. « Que je conserve seulement ma présence d’esprit, ma force de volonté, et, quand le moment d’agir sera venu, je triompherai de tous les obstacles… » Mais il ne se mettait pas à l’œuvre. Moins que jamais il croyait à la persistance finale de ses résolutions, et, quand l’heure sonna, il se réveilla comme d’un rêve.

Il n’était pas encore au bas de l’escalier qu’une circonstance fort insignifiante vint le dérouter. Arrivé sur le palier où habitait sa logeuse, il trouva grande ouverte, comme toujours, la porte de la cuisine et jeta discrètement un coup d’œil dans cette pièce : en l’absence de Nastasia, la logeuse elle-même n’était-elle pas là, et, si elle n’y était pas, avait-elle bien fermé la porte de sa chambre ? Ne pouvait-elle pas le voir de chez elle, lorsqu’il entrerait pour prendre la hache ? Voilà ce dont il voulait s’assurer. Mais quelle ne fut pas sa stupeur en constatant que cette fois Nastasia était dans sa cuisine ! Qui plus est, elle était occupée : elle tirait du linge d’un panier et l’étendait sur des cordes. À l’apparition du jeune homme, la servante, interrompant son travail, se tourna vers lui et le regarda jusqu’à ce qu’il se fût éloigné.

Il détourna les yeux et passa sans avoir l’air de rien remarquer. Mais c’était une affaire finie ; il n’avait point de hache ! Cette déconvenue lui porta un coup terrible.

« Et où avais-je pris, pensait-il en descendant les dernières marches de l’escalier, où avais-je pris que juste à ce moment-là Nastasia serait infailliblement sortie ? Comment, m’étais-je mis cela dans la tête ? »

Il était écrasé, comme anéanti. Dans son dépit, il éprouvait un besoin de se moquer de lui-même. Une colère sauvage bouillonnait dans tout son être.

Il s’arrêta indécis sous la porte cochère. Aller dans la rue, sortir sans but, pour la frime, il n’en avait pas la moindre envie, mais il lui était encore plus désagréable de remonter chez lui. « Dire que j’ai perdu pour toujours une si belle occasion ! » grommelait-il, debout en face de l’obscure loge du dvornik, laquelle était ouverte aussi.

Tout à coup, il tressaillit. Dans la loge, à deux pas de Raskolnikoff, quelque chose brillait sous un banc à gauche … Le jeune homme regarda autour de lui, — personne. Il s’approcha tout doucement de la loge, descendit deux petites marches et appela d’une voix faible le dvornik. « Allons, il n’est pas chez lui ! Du reste, il ne doit pas être allé loin, puisqu’il a laissé sa porte ouverte. » Prompt comme l’éclair, il s’élança vers la hache (c’en était une) et la tira de dessous le banc où elle reposait entre deux bûches. Ensuite, il passa l’arme dans le nœud coulant, fourra ses mains dans ses poches et sortit de la loge. Personne ne le remarqua ! « Ce n’est pas l’intelligence qui m’a aidé ici, c’est le diable ! » pensa-t-il avec un sourire étrange. L’heureuse chance qui venait de lui échoir contribua puissamment à l’encourager.

Une fois dans la rue, il marcha tranquillement, gravement, sans se hâter, de peur d’éveiller des soupçons. Il ne regardait guère les passants, il s’efforçait même de ne fixer les yeux sur personne et d’attirer le moins possible l’attention. Soudain il repensa à son chapeau. « Mon Dieu ! avant-hier j’avais de l’argent, j’aurais si bien pu acheter une casquette ! » Une imprécation jaillit du fond de son âme.

Un coup d’œil jeté par hasard dans une boutique où il y avait une horloge adossée au mur lui apprit qu’il était déjà sept heures dix. Le temps pressait, et pourtant il lui fallait faire un détour, car il ne voulait pas être vu arrivant de ce côté à la maison.

Naguère, lorsqu’il essayait de se représenter par avance la situation qui était maintenant la sienne, il se figurait parfois qu’il serait très-effrayé. À présent, contrairement à son attente, il n’avait pas peur du tout. Des pensées étrangères à son entreprise occupaient son esprit, mais ce n’était jamais pour longtemps. Tandis qu’il passait devant le jardin Ioussoupoff, il se disait qu’on ferait bien d’établir sur toutes les places publiques des fontaines monumentales pour rafraîchir l’atmosphère. Puis, par une série de transitions insensibles, il en vint à songer que si le Jardin d’Été prenait toute l’étendue du Champ de Mars et allait même se rejoindre au jardin du palais Michel, Pétersbourg y trouverait force profit et agrément…

« C’est ainsi sans doute que les gens conduits au supplice arrêtent leur pensée sur tous les objets qu’ils rencontrent en chemin. » Cette idée lui vint à l’esprit, mais il se hâta de la chasser… Cependant, il approche : voici la maison, voici la grand’porte. Soudain il entend une horloge sonner un seul coup. « Comment ! est-ce qu’il serait sept heures et demie ? C’est impossible ; elle avance certainement ! »

Cette fois encore, le hasard servit à souhait Raskolnikoff. Comme par un fait exprès, au moment même où il arrivait devant la maison, une énorme charrette de foin entrait par la porte cochère, dont elle occupait presque toute la largeur. Le jeune homme put donc franchir le seuil sans être vu, en se glissant dans l’étroit passage resté libre entre la charrette et le mur.

Quand il fut dans la cour, il prit vivement à droite. De l’autre côté de la charrette, des gens se disputaient : il les entendait crier. Mais nul ne le remarqua, et il ne rencontra personne. Plusieurs des fenêtres qui donnaient sur cette immense cour carrée étaient alors ouvertes ; cependant il ne leva pas la tête, — il n’en avait pas la force. Son premier mouvement fut de gagner l’escalier de la vieille, lequel se trouvait à droite.

Reprenant haleine et tenant la main appuyée sur son cœur pour en comprimer les battements, il se mit en devoir de gravir les marches, non sans s’être assuré que sa hache était bien assujettie par le nœud coulant. À chaque minute, il prêtait l’oreille. Mais l’escalier était complétement désert, toutes les portes étaient fermées ; il ne rencontra pas une âme. Au second étage, il est vrai, un logement inhabité, était ouvert, et des peintres y travaillaient. Ceux-ci, du reste, ne virent pas Raskolnikoff. Il s’arrêta un instant, réfléchit et continua son ascension. « Sans doute mieux vaudrait qu’ils ne fussent pas là, mais… au-dessus d’eux il y a encore deux étages. »

Voici le quatrième étage, voici la porte d’Aléna Ivanovna ; le logement d’en face est inoccupé. Au troisième, l’appartement situé juste au-dessous de celui de la vieille est vide aussi, selon toute apparence : la carte de visite qui était clouée sur la porte n’y est plus, les locataires sont partis !… Raskolnikoff étouffait. Il eut une seconde d’hésitation : « Ne ferais-je pas mieux de m’en aller ? » Mais, sans répondre à cette question, il se mit aux écoutes : aucun bruit ne venait de chez l’usurière. Dans l’escalier, même silence. Après avoir longuement prêté l’oreille, le jeune homme jeta un dernier regard autour de lui et tâta de nouveau sa hache. « Ne suis-je point trop pâle ? pensa-t-il, — n’ai-je pas l’air trop agité ? Elle est défiante… Si j’attendais encore un peu… pour laisser à mon émotion le temps de se calmer ?… »

Mais, loin de s’atténuer, les pulsations de son cœur devenaient de plus en plus violentes… Il n’y put tenir davantage, et, avançant lentement la main vers le cordon de la sonnette, il le tira à lui. Au bout d’une demi-minute, il sonna de nouveau, cette fois un peu plus fort.

Pas de réponse. Carillonner comme un sourd eut été inutile, maladroit même. À coup sûr, la vieille était chez elle ; mais, naturellement soupçonneuse, elle devait l’être d’autant plus en ce moment qu’elle se trouvait seule. Raskolnikoff connaissait en partie les habitudes d’Aléna Ivanovna. Et, derechef, il appliqua son oreille contre la porte. La circonstance avait-elle développé chez lui une acuité particulière de sensation (ce qui, en général, est difficile à admettre), ou bien, en effet, le bruit était-il aisément perceptible ?

Quoi qu’il en soit, son ouïe distingua soudain qu’une main se posait avec précaution sur le bouton de la serrure et qu’une robe frôlait la porte. Quelqu’un, à l’intérieur, se livrait exactement au même manège que lui sur le palier. Quelqu’un, debout près de la serrure, écoutait en s’efforçant de dissimuler sa présence, et probablement aussi avait l’oreille collée contre la porte.

Ne voulant pas avoir l’air de se cacher, le jeune homme fit exprès de remuer quelque peu bruyamment et de grommeler assez haut ; puis il sonna pour la troisième fois, mais doucement, posément, sans que son coup de sonnette trahit la moindre impatience. Cette minute laissa à Raskolnikoff un souvenir ineffaçable. Quand, plus tard, il y songeait, jamais il ne parvenait à comprendre comment il avait pu déployer tant de ruse, alors surtout que l’émotion le troublait au point de lui ôter par instants la possession de ses facultés intellectuelles et physiques… Au bout d’un moment, il entendit qu’on tirait le verrou.

VII

Comme lors de sa précédente visite, Raskolnikoff vit la porte s’entre-bâiller tout doucement et, par l’étroite ouverture, deux yeux brillants se fixer sur lui avec une expression de défiance. Alors le sang-froid l’abandonna, et il commit une faute qui aurait pu tout gâter.

Craignant qu’Aléna Ivanovna n’eût peur de se trouver seule avec un visiteur dont l’aspect devait être peu rassurant, il saisit la porte et la tira à lui, pour que la vieille ne s’avisât point de la refermer. L’usurière ne l’essaya pas, mais elle ne lâcha pas non plus le bouton de la serrure, si bien qu’elle faillit être projetée de l’antichambre sur le carré, lorsque Raskolnikoff tira la porte à lui. Comme elle restait debout sur le seuil et s’obstinait à ne point lui livrer passage, il marcha droit sur elle. Effrayée, elle fit un saut en arrière, voulut parler, mais ne put prononcer un mot, et regarda le jeune homme en ouvrant ses yeux tout grands.

— Bonjour, Aléna Ivanovna, commença-t-il du ton le plus dégagé qu’il put prendre, mais vainement il affectait l’insouciance, sa voix était entrecoupée et tremblante ; — je vous apporte… un objet… mais entrons… pour en juger, il faut le voir à la lumière… Et, sans attendre qu’on l’invitât à entrer, il pénétra dans la chambre. La vieille le rejoignit vivement, sa langue s’était dénouée.

— Seigneur ! Mais que voulez-vous ?… Qui êtes-vous ? Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— Voyons, Aléna Ivanovna, vous me connaissez bien… Raskolnikoff… Tenez, je vous apporte le gage dont je vous ai parlé l’autre jour… Et il lui tendit l’objet.

Aléna Ivanovna allait l’examiner, quand soudain elle se ravisa et, relevant les yeux, attacha un regard perçant, irrité et soupçonneux sur le visiteur qui s’était introduit chez elle avec si peu de cérémonie. Elle le considéra ainsi durant une minute. Raskolnikoff crut même apercevoir une sorte de moquerie dans les yeux de la vieille, comme si déjà elle eût tout deviné. Il sentait qu’il perdait contenance, qu’il avait presque peur, et que si cette inquisition muette se prolongeait encore pendant une demi-minute, il allait sans doute prendre la fuite.

— Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi, comme si vous ne me reconnaissiez pas ? dit-il tout à coup, se fâchant à son tour. Si vous voulez de cet objet, prenez-le ; si vous n’en voulez pas, c’est bien, je m’adresserai ailleurs ; il est inutile de me faire perdre mon temps.

Ces paroles lui échappèrent sans qu’il les eût aucunement préméditées.

Le langage résolu du visiteur fit une excellente impression sur la vieille.

— Mais pourquoi donc êtes-vous si pressé, batuchka ? Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en regardant le gage.

— Un porte-cigarette en argent : je vous l’ai dit la fois passée.

Elle tendit la main.

— Que vous êtes pâle ! Vos mains tremblent ! Vous êtes malade, batuchka ?

— J’ai la fièvre, répondit-il d’une voix saccadée. Comment pourrait-on ne pas être pâle… quand on n’a pas de quoi manger ? acheva-t-il non sans peine. Ses forces l’abandonnaient de nouveau. Mais la réponse paraissait vraisemblable ; la vieille prit le gage.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-elle pour la seconde fois ; et, tout en soupesant le gage, elle regarda encore fixement son interlocuteur.

— Un objet… un porte-cigarette… en argent… voyez.

— Tiens, mais on ne dirait pas que c’est en argent !… Oh ! comme cela est ficelé !

Tandis qu’Aléna Ivanovna s’efforçait de défaire le petit paquet, elle s’était approchée de la lumière (toutes ses fenêtres étaient fermées, malgré l’étouffante chaleur) ; dans cette position, elle tournait le dos à Raskolnikoff, et durant quelques secondes elle ne s’occupa plus du tout de lui. Le jeune homme déboutonna son paletot et dégagea la hache, du nœud coulant, mais sans la retirer encore tout à fait ; il se borna à la tenir de la main droite sous son vêtement. Une terrible faiblesse envahissait ses membres ; lui-même sentait, que d’instant en instant ils s’engourdissaient davantage. Il craignait que ses doigts ne laissassent échapper la hache… tout à coup la tête commença à lui tourner.

— Mais qu’est-ce qu’il a donc fourré là dedans ? s’écria avec colère Aléna Ivanovna, et elle fit un mouvement dans la direction de Raskolnikoff.

Il n’y avait plus un instant à perdre. Il retira la hache de dessous son paletot, l’éleva en l’air en la tenant des deux mains et, par un geste mou, presque machinalement, car il n’avait plus de forces, la laissa retomber sur la tête de la vieille. Toutefois, à peine eut-il frappé que l’énergie physique lui revint.

Aléna Ivanovna, selon son habitude, avait la tête nue. Ses cheveux grisonnants, clair-semés, et, comme toujours, gras d’huile, étaient rassemblés en une mince tresse, dite queue de rat, fixée sur la nuque par un morceau de peigne de corne. Le coup atteignit juste le sinciput, ce à quoi contribua la petite taille de la victime. Elle poussa à peine un faible cri et soudain s’affaissa sur le parquet ; toutefois elle eut encore la force de lever les deux bras vers sa tête. Dans l’une de ses mains elle tenait toujours le « gage ». Alors Raskolnikoff, dont le bras avait retrouvé toute sa vigueur, asséna deux nouveaux coups de hache sur le sinciput de l’usurière. Le sang jaillit à flots, et le corps s’abattit lourdement par terre. Au moment de la chute, le jeune homme s’était reculé ; sitôt qu’il eut vu la vieille gisant sur le plancher, il se pencha vers son visage ; elle était morte. Les yeux grands ouverts semblaient vouloir sortir de leurs orbites, les convulsions de l’agonie avaient donné à toute la figure une expression grimaçante.

Le meurtrier déposa la hache sur le parquet et, séance tenante, se mit en devoir de fouiller le cadavre, en prenant les précautions les plus méticuleuses pour éviter les taches de sang ; il se souvenait d’avoir vu, la dernière fois, Aléna Ivanovna chercher ses clefs dans la poche droite de sa robe. Il avait la pleine possession de son intelligence ; il n’éprouvait ni étourdissements, ni vertiges, mais ses mains continuaient à trembler. Plus tard, il se rappela qu’il avait été très-prudent, très-attentif, qu’il avait appliqué tous ses soins à ne pas se salir… Les clefs ne furent pas longues à trouver ; comme l’autre jour, elles étaient toutes réunies ensemble par un anneau d’acier.

Après s’en être emparé, Raskolnikoff passa aussitôt dans la chambre à coucher. Cette pièce était fort petite ; on y voyait d’un côté une grande vitrine remplie d’images pieuses, de l’autre un grand lit très-propre avec une courte-pointe en soie doublée d’ouate et faite de pièces rapportées. Au troisième panneau était adossée une commode. Chose étrange : à peine le jeune homme eut-il entrepris d’ouvrir ce meuble, à peine eut-il commencé à se servir des clefs, qu’une sorte de frisson parcourut tout son corps. L’idée lui revint tout à coup de renoncer à sa besogne et de s’en aller, mais cette velléité ne dura qu’un instant : il était trop tard pour s’en aller.

Il souriait même d’avoir pu songer à cela quand, soudain, il fut pris d’une inquiétude terrible : si, par hasard, la vieille n’était pas encore morte, si elle reprenait ses sens ? Laissant là les clefs et la commode, il courut vivement auprès du corps, saisit la hache et s’apprêta à en porter un nouveau coup à sa victime, mais l’arme déjà levée ne s’abattit point : il n’y avait pas à douter qu’Aléna Ivanovna fût morte. En se penchant de nouveau vers elle pour l’examiner de plus près ; Raskolnikoff constata que le crâne était fracassé. Une mare de sang s’était formée sur le parquet. Remarquant tout à coup un cordon au cou de la vieille, le jeune homme le tira violemment, mais le cordon ensanglanté était solide et ne se rompit point.

L’assassin essaya alors de l’enlever en le faisant glisser le long du corps. Il ne fut pas plus heureux dans cette seconde tentative, le cordon rencontra un obstacle et se refusa à glisser. Impatienté, Raskolnikoff brandit la hache, prêt à en frapper le cadavre pour trancher du même coup ce maudit lacet ; toutefois, il ne put se résoudre à procéder avec cette brutalité. Enfin, après deux minutes d’efforts, qui lui rougirent les mains, il parvint à couper le cordon avec le tranchant de la hache, sans entamer le corps de la morte. Ainsi qu’il l’avait supposé, c’était une bourse que la vieille portait au cou. Il y avait encore, suspendues au cordon, une petite médaille émaillée et deux croix, l’une en bois de cyprès, l’autre en cuivre. La bourse crasseuse, — un petit sac en peau de chamois, — était absolument bondée. Raskolnikoff la mit dans sa poche sans s’assurer du contenu ; il jeta les croix sur la poitrine de la vieille, et, prenant cette fois la hache avec lui, il rentra en toute hâte dans la chambre à coucher.

Son impatience était extrême, il saisit les clefs et se remit à la besogne. Mais ses tentatives pour ouvrir la commode restaient infructueuses, ce qu’il fallait attribuer moins encore au tremblement de ses mains qu’à ses méprises continuelles ; il voyait, par exemple, que telle clef n’allait pas à la serrure, et il s’obstinait cependant à l’y faire entrer. Tout à coup il se rappela une conjecture qu’il avait déjà faite lors de sa précédente visite : cette grosse clef à panneton dentelé, qui figurait avec les petites autour du cercle d’acier, devait être celle non de la commode, mais de quelque caisse où la vieille avait peut-être serré toutes ses valeurs. Sans plus s’occuper de la commode, il chercha aussitôt sous le lit, sachant que les vieilles femmes ont coutume de cacher leur trésor en cet endroit.

Effectivement, là se trouvait un coffre long d’un peu plus d’une archine et couvert en maroquin rouge. La clef dentelée allait parfaitement à la serrure. Quand Raskolnikoff eut ouvert cette caisse, il aperçut, posée sur un drap blanc, une pelisse en peau de lièvre à garniture rouge ; sous la fourrure il y avait une robe de soie, puis un châle ; le fond ne semblait guère contenir que des chiffons. Le jeune homme commença par essuyer sur la garniture rouge ses mains ensanglantées. « Sur du rouge le sang se verra moins. » Puis il se ravisa tout à coup : « Seigneur, est-ce que je deviens fou ? » pensa-t-il avec effroi.

Mais à peine avait-il touché à ces hardes que de dessous la fourrure glissa une montre en or. Il se mit à retourner de fond en comble le contenu du coffre. Parmi les chiffons se trouvaient des objets en or, qui tous, probablement, avaient été déposés comme gages entre les mains de l’usurière, — des bracelets, des chaînes, des pendants d’oreilles, des épingles de cravate, etc. Les uns étaient renfermés dans des écrins, les autres noués avec une faveur dans un fragment de journal plié en deux.

Raskolnikoff n’hésita pas, il fit main basse sur ces bijoux dont il remplit les poches de son pantalon et de son paletot sans ouvrir les écrins ni défaire les paquets ; mais il fut bientôt interrompu dans sa besogne…

Des pas se faisaient entendre dans la chambre où gisait la vieille. Il s’arrêta, glacé de terreur. Cependant, le bruit ayant cessé de se produire, il croyait déjà avoir été dupe d’une hallucination de l’ouïe, quand soudain il perçut distinctement un léger cri ou plutôt un sorte de gémissement faible et entrecoupé. Au bout d’une ou deux minutes, tout retomba dans un silence de mort. Raskolnikoff s’était assis par terre près du coffre et attendait, respirant à peine. Tout à coup il bondit, saisit la hache et s’élança hors de la chambre à coucher.

Au milieu de la chambre, Élisabeth, un grand paquet dans les mains, contemplait d’un œil effaré le cadavre de sa sœur ; pâle comme un linge, elle semblait n’avoir pas la force de crier. À la brusque apparition du meurtrier, elle se mit à trembler de tous ses membres, et des frissons parcoururent son visage : elle essaya de lever le bras, d’ouvrir la bouche, mais elle ne proféra aucun cri, et, reculant lentement, le regard toujours attaché sur Raskolnikoff, elle alla se blottir dans un coin. La pauvre femme opéra cette retraite toujours sans crier, comme si le souffle eût manqué à sa poitrine. Le jeune homme s’élança sur elle, la hache haute : les lèvres de la malheureuse prirent l’expression plaintive qu’on remarque chez les tout petits enfants quand ils commencent à avoir peur de quelque chose, regardent fixement l’objet qui les effraye et sont sur le point de crier.

L’épouvante avait si complétement hébété cette infortunée Élisabeth que, menacée par la hache, elle ne songea même pas à garantir son visage en portant ses mains devant sa tête par ce geste machinal que suggère en pareil cas l’instinct de conservation. Elle souleva à peine son bras gauche et l’étendit lentement dans la direction de l’assassin comme pour écarter ce dernier. Le fer de la hache pénétra dans le crâne, fendit toute la partie supérieure du front et atteignit presque le sinciput. Élisabeth tomba roide morte. Ne sachant plus ce qu’il faisait, Raskolnikoff prit le paquet que la victime tenait à la main, puis il l’abandonna et courut à l’antichambre.

Il était de plus en plus terrifié, surtout depuis ce second meurtre qui n’avait été nullement prémédité par lui. Il avait hâte de s’esquiver ; si alors il avait été en état de se rendre mieux compte des choses, s’il avait seulement pu calculer toutes les difficultés de sa position, la voir aussi désespérée, aussi laide, aussi absurde qu’elle l’était, comprendre combien il lui restait encore d’obstacles à surmonter, peut-être même de crimes à commettre pour s’arracher de cette maison et rentrer chez lui, il aurait très-vraisemblablement renoncé à la lutte et fût allé sur-le-champ se dénoncer ; ce n’est même pas la pusillanimité qui l’y aurait poussé, mais l’horreur de ce qu’il avait fait. Cette impression allait se fortifiant de minute en minute. Pour rien au monde il n’aurait voulu à présent s’approcher de la caisse, ni même rentrer dans l’appartement.

Cependant peu à peu son esprit se laissa distraire par d’autres pensées, et il tomba dans une sorte de rêverie ; par moments l’assassin semblait s’oublier ou plutôt oublier le principal pour s’attacher à des niaiseries. Du reste, un regard jeté dans la cuisine lui ayant fait découvrir sur un banc un seau à demi rempli d’eau, il eut l’idée de laver ses mains et sa hache. Le sang rendait ses mains gluantes. Après avoir plongé dans l’eau le tranchant de la hache, il prit un petit morceau de savon qui se trouvait sur l’appui de la fenêtre et commença à faire ses ablutions. Quand il se fut lavé les mains, il se mit en devoir de nettoyer le fer de son arme ; ensuite, il passa trois minutes à savonner le bois qui avait aussi reçu des éclaboussures de sang.

Puis il essuya le tout avec un linge qui séchait sur une corde tendue à travers la cuisine. Cette besogne terminée, il s’approcha de la fenêtre pour se livrer à un examen attentif et prolongé de la hache. Les traces accusatrices avaient disparu, mais le bois était encore humide. Raskolnikoff cacha soigneusement l’arme sous son paletot en la remettant dans le nœud coulant ; après quoi, il fit une inspection minutieuse de ses vêtements, autant du moins que le lui permit la faible lumière qui éclairait la cuisine. À première vue, le pantalon et le pardessus n’offraient rien de suspect, mais il y avait des taches sur les bottes. Il les enleva à l’aide d’un chiffon trempé dans l’eau.

Cependant ces précautions ne le rassuraient qu’à demi, car il savait qu’il y voyait mal et qu’il pouvait fort bien n’avoir pas remarqué certaines souillures. Il restait irrésolu au milieu de la chambre, en proie à une pensée sombre, angoissante : la pensée qu’il devenait fou, qu’en ce moment il était hors d’état de prendre une détermination et de veiller à sa sûreté, que sa manière d’agir n’était peut-être pas celle qu’il eût fallu dans la circonstance présente… « Mon Dieu ! Je dois m’en aller, m’en aller au plus vite ! » murmura-t-il, et il s’élança dans l’antichambre où l’attendait la pire terreur qu’il eût encore éprouvée.

Il demeura immobile, n’osant en croire ses yeux : la porte du logement, la porte extérieure qui donnait accès sur le carré, celle-là même où il avait sonné tantôt et par laquelle il était entré, il la trouva ouverte : jusqu’à ce moment, elle était restée entre-bâillée ; par précaution, peut-être, la vieille ne l’avait pas refermée ; on n’avait ni donné un tour de clef, ni tiré le verrou ! Mais, mon Dieu ! il avait bien vu ensuite Élisabeth ! Comment donc ne s’était-il pas douté qu’elle s’était introduite par la porte ? Elle ne pouvait pas avoir pénétré dans le logement en traversant la muraille.

Il ferma la porte et la verrouilla.

— Mais non, ce n’est pas encore cela ! Il faut partir, partir… Il tira le verrou et, après avoir ouvert la porte, se mit aux écoutes sur l’escalier.

Il prêta longtemps l’oreille. En bas, probablement sous la porte cochère, deux voix bruyantes échangeaient des injures. « Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? » Il attendit patiemment. Enfin les vociférations cessèrent de se faire entendre : les deux braillards étaient partis chacun de son côté. Déjà le jeune homme allait sortir quand, à l’étage au dessous, une porte s’ouvrit avec fracas sur l’escalier et quelqu’un se mit à descendre en fredonnant un air. « Qu’est-ce qu’ils ont donc tous à faire tant de bruit ? » pensa-t-il, et, refermant de nouveau la porte sur lui, il attendit encore. Finalement le silence se rétablit ; mais au moment où Raskolnikoff s’apprêtait à descendre, son oreille perçut tout à coup un nouveau bruit.

C’étaient des pas encore fort éloignés qui résonnaient sur les premières marches de l’escalier ; toutefois, il n’eut pas plus tôt commencé à les entendre qu’il devina immédiatement la vérité : on se rendait sans aucun doute ici, au quatrième étage, chez la vieille. D’où lui venait ce pressentiment ? Qu’y avait-il de particulièrement significatif dans le bruit de ces pas ? Ils étaient lourds, réguliers et plutôt lents que pressés.

Voici qu’il est déjà arrivé au premier étage, il monte encore… On l’entend de mieux en mieux… Il souffle comme un asthmatique en gravissant les marches… Eh ! il est en train de gagner le troisième étage… Ici !

Et Raskolnikoff eut soudain la sensation d’une paralysie générale comme il arrive dans un cauchemar où vous vous croyez poursuivi par des ennemis : ils sont sur le point de vous atteindre, ils vont vous tuer, et vous restez cloué sur place, incapable de mouvoir un membre.

L’étranger commençait à monter l’escalier du quatrième étage. Raskolnikoff, que l’épouvante avait jusqu’alors tenu immobile sur le carré, put enfin secouer sa torpeur et rentra en toute hâte dans l’appartement, dont il ferma la porte sur lui. Ensuite il tira le verrou, en ayant soin de faire le moins de bruit possible. L’instinct plus que le raisonnement le guida en cette circonstance. Quand il eut tout fini, il se blottit contre la porte, où il resta aux écoutes, osant à peine respirer. Déjà le visiteur était sur le palier. Il n’y avait entre les deux hommes que l’épaisseur de la porte. L’inconnu se trouvait vis-à-vis de Raskolnikoff dans la situation où ce dernier s’était trouvé tantôt vis-à-vis de la vieille.

Le visiteur respira à plusieurs reprises avec effort. « Il doit être gros et grand », pensa le jeune homme en serrant dans sa main le manche de sa hache. Tout cela ressemblait à un songe. Le visiteur donna un fort coup de sonnette.

Aussitôt il crut s’apercevoir qu’un certain mouvement se produisait dans la chambre. Pendant quelques secondes il écouta attentivement, puis il sonna de nouveau, attendit encore un peu, et soudain, pris d’impatience, se mit à tirer de toutes ses forces le bouton de la porte. Raskolnikoff contemplait avec effroi le verrou qui tremblait dans le crampon, et il s’attendait à l’en voir sortir d’un instant à l’autre, tant étaient violentes les secousses imprimées à la porte. Il eut l’idée de retenir le verrou avec la main, mais l’homme aurait pu se douter de la chose. La tête commençait derechef à lui tourner. « Je vais me perdre ! » se dit-il ; toutefois il recouvra subitement sa présence d’esprit lorsque l’inconnu rompit le silence.

— Est-ce qu’elles dorment, ou quelqu’un les a-t-il étranglées ? Trois fois maudites créatures ! grondait d’une voix de basse le visiteur. — Eh ! Aléna Ivanovna, vieille sorcière ! Élisabeth Ivanovna, beauté indescriptible ! ouvrez ! Oh ! les maudites ! est-ce qu’elles dorment ?

Exaspéré, il sonna dix fois de suite et le plus fort qu’il put. Sans doute cet homme avait ses habitudes dans la maison et y faisait la loi.

Au même moment, des pas légers et rapides retentirent sur l’escalier. C’était encore quelqu’un qui montait au quatrième étage. Raskolnikoff ne s’aperçut pas d’abord de l’arrivée du nouveau venu.

— Est-il possible qu’il n’y ait personne ? Et celui-ci d’une voix sonore et gaie en s’adressant au premier visiteur qui continuait à tirer la sonnette. — Bonjour, Koch !

« À en juger par la voix, ce doit être un tout jeune homme », pensa subitement Raskolnikoff.

— Le diable le sait, peu s’en est fallu que je n’aie brisé la serrure, répondit Koch. — Mais vous, comment me connaissez-vous ?

— Cette question ! Avant-hier, à Gambrinus, je vous ai gagné trois parties de suite au billard.

— A-a-ah !…

— Ainsi, elles n’y sont pas ? C’est étrange. Je dirai même que c’est bête. Où la vieille serait-elle allée ? j’ai à lui parler.

— Et moi aussi, batuchka, j’ai à lui parler.

— Eh bien, que faire ? Alors, il n’y a plus qu’à s’en retourner. E-eh ! moi qui étais venu pour lui emprunter de l’argent ! s’écria le jeune homme.

— Sans doute, il ne reste plus qu’à s’en aller ; mais, en ce cas, pourquoi donner un rendez-vous ? Elle-même, la sorcière, m’avait indiqué cette heure-ci. C’est, qu’il y a une jolie trotte d’ici chez moi. Et où diable a-t-elle pu courir ainsi ? Je n’y comprends rien. Elle ne bouge pas de toute l’année, la sorcière ; elle moisit sur place, ses jambes sont malades, et voilà que tout d’un coup elle prend la clef des champs !

— Si nous questionnions le dvornik ?

— Pourquoi ?

— Pour savoir où elle est allée et quand elle reviendra.

— Hum… diable… questionner… Mais elle ne va jamais nulle part… Et il tira encore une fois à lui le bouton de la serrure. — Diable, il n’y a rien à faire, il faut s’en aller !

— Attendez ! cria tout à coup le jeune homme, — regardez : voyez-vous comme la porte résiste quand on tire ?

— Eh bien ?

— Cela prouve qu’elle est fermée non à la clef, mais au verrou ! Entendez-vous comme il résonne ?

— Eh bien ?

— Mais comment donc ne comprenez-vous pas ? C’est la preuve que l’une d’elles est à la maison. Si toutes deux étaient sorties, elles auraient fermé la porte en dehors, à la clef, et n’auraient pas tiré le verrou intérieurement. Tenez, entendez-vous le bruit qu’il fait ? Or, pour s’enfermer au verrou, il faut être chez soi, comprenez-vous ? Donc elles sont chez elles, seulement elles n’ouvrent pas !

— Bah ! mais oui, au fait ! s’écria Koch étonné. — Ainsi elles sont là !

Et il se mit à ébranler furieusement la porte.

— Attendez ! reprit le jeune homme, — ne tirez pas comme cela. Il y a ici quelque chose de louche… Vous avez sonné, vous avez tiré de toutes vos forces sur la porte, — elles n’ouvrent pas ; donc, ou toutes deux sont évanouies, ou…

— Quoi ?

— Voici ce qu’il y a à faire : faisons monter le dvornik pour qu’il les réveille lui-même.

— C’est une idée !

Tous deux se mirent en devoir de descendre.

— Attendez ! Restez ici ; moi, j’irai chercher le dvornik.

— Pourquoi rester ?

— Mais qui sait ce qui peut arriver ?

— Soit…

— Voyez-vous, je me prépare à être juge d’instruction ! Il y a ici quelque chose qui n’est pas clair, cela est évident, é-vi-dent ! fit avec chaleur le jeune homme, et il descendit quatre à quatre les marches de l’escalier.

Resté seul, Koch sonna encore une fois, mais doucement ; puis il se mit, d’un air songeur, à tourmenter le bouton de la serrure, faisant aller et venir le pêne, pour bien se convaincre que la porte n’était fermée qu’au verrou. Ensuite, soufflant comme un homme poussif, il se baissa pour regarder par le trou de la serrure, mais en dedans la clef y avait été mise, de sorte qu’on ne pouvait rien voir.

Debout, de l’autre côté de la porte, Raskolnikoff tenait la hache dans ses mains.

Il était comme en délire et s’apprêtait à livrer bataille aux deux hommes quand ils pénétreraient dans l’appartement. Plus d’une fois, en les entendant cogner et se concerter entre eux, il eut l’idée d’en finir tout de suite et de les interpeller à travers la porte. Par moments, il éprouvait une envie de les injurier, de les narguer, en attendant qu’ils fissent invasion dans le local. « Plus tôt ce sera fini, mieux cela vaudra ! » pensait-il de temps en temps.

— Quel diable pourtant !…

Le temps se passait, personne ne venait. Koch commença à perdre patience.

— Quel diable !… vociféra-t-il de nouveau, et, ennuyé d’attendre, il abandonna sa faction pour aller en bas retrouver le jeune homme. Peu à peu, le bruit de ses bottes qui résonnaient lourdement sur l’escalier cessa de se faire entendre.

— Seigneur ! Que faire ?

Raskolnikoff tira le verrou et entre-bâilla la porte. Rassuré par le silence qui régnait dans la maison, et, d’ailleurs, presque hors d’état de réfléchir en ce moment, il sortit, ferma derrière lui la porte du mieux qu’il put et enfila l’escalier.

Il avait déjà descendu plusieurs marches quand soudain un grand bruit se produisit au-dessous de lui ; où se fourrer ? Il n’y avait moyen de se cacher nulle part. Il remonta en toute hâte.

— Eh ! liéchi, diable ! arrête !

Celui qui poussait ces cris venait de faire irruption d’un logement situé à l’un des étages inférieurs, et il descendait l’escalier de toute la vitesse de ses jambes en vociférant à tue-tête :

— Mitka ! Mitka ! Mitka ! Mitka ! Mitka ! Que le diable enlève le fou !

L’éloignement ne permit pas d’en entendre davantage ; l’homme qui proférait ces exclamations était déjà loin de la maison. Le silence se rétablit ; mais à peine cette alarme avait-elle pris fin qu’une autre lui succéda : plusieurs individus qui s’entretenaient ensemble à haute voix montaient tumultueusement l’escalier. Ils étaient trois ou quatre. Raskolnikoff distingua la voix sonore du jeune homme. « Ce sont eux ! »

N’espérant plus leur échapper, il alla carrément à leur rencontre : « Advienne que pourra ! se dit-il ; s’ils m’arrêtent, c’est fini ; s’ils me laissent passer, c’est fini encore : ils se souviendront de m’avoir croisé dans l’escalier. » Ils allaient le joindre, un étage seulement le séparait d’eux — et tout d’un coup voilà le salut ! À quelques marches de lui, à droite, un appartement était vide et grand ouvert, ce même logement du second étage où travaillaient des peintres, mais, comme par un fait exprès, ils venaient de le quitter.

C’étaient sans doute eux qui tout à l’heure étaient partis en poussant ces cris. On voyait que la peinture des parquets était toute fraîche, au milieu de la chambre les ouvriers avaient laissé leurs ustensiles : un cuveau, un tesson avec de la couleur et une grosse brosse. En un clin d’œil, Raskolnikoff se glissa dans le logement inoccupé et se dissimula de son mieux contre le mur. Il était temps : déjà ses persécuteurs arrivaient sur le palier, mais ils ne s’y arrêtèrent pas et montèrent au quatrième étage en causant bruyamment. Après avoir attendu qu’ils se fussent un peu éloignés, il sortit sur la pointe du pied et descendit précipitamment.

Personne dans l’escalier ! Personne non plus sous la porte cochère ! Il franchit lestement le seuil et, une fois dans la rue, prit à gauche.

Il savait très-bien, il savait parfaitement que ceux qui le cherchaient étaient en ce moment dans le logis de la vieille et s’étonnaient de trouver ouverte la porte qui tantôt était fermée. « Ils sont en train de considérer le cadavre, pensait-il ; sans doute il ne leur faudra pas plus d’une minute pour deviner que le meurtrier a réussi à se dissimuler à leurs regards pendant qu’ils montaient l’escalier ; peut-être même soupçonneront-ils qu’il se tenait caché dans le logement vide du second étage, alors qu’eux se rendaient au quatrième. » Mais, tout en se faisant ces réflexions, il n’osait hâter sa marche, quoiqu’il eût encore cent pas à faire avant d’arriver au premier coin de rue. « Si je me glissais sous une porte cochère, dans quelque rue écartée, et que j’attendisse là pendant un moment ? Non, mauvais ! Si j’allais jeter ma hache quelque part ? Si je prenais une voiture ? Mauvais ! mauvais ! »

Enfin, un péréoulok s’offrit à lui ; il s’y engagea plus mort que vif. Là, il était à moitié sauvé, et il le comprenait : en cet endroit, les soupçons ne pouvaient guère se porter sur lui ; d’autre part, il lui était plus facile de se dérober à l’attention au milieu des passants. Mais toutes ces angoisses l’avaient tellement affaibli qu’il se tenait difficilement sur ses jambes. De grosses gouttes de sueur ruisselaient sur son visage ; il avait le cou tout moite : « Je crois que tu as ton compte ! » lui cria, comme il débouchait sur le canal, quelqu’un qui le prenait pour un homme ivre.

Il n’avait plus sa tête à lui ; plus il allait, plus ses idées s’obscurcissaient. Toutefois, quand il arriva sur le quai, il s’effraya d’y voir si peu de monde, et, craignant qu’on ne le remarquât dans un lieu si solitaire, il regagna le péréoulok. Bien qu’il eût à peine la force de marcher, il ne laissa pas de faire un long détour pour retourner chez lui.

Lorsqu’il franchit le seuil de sa demeure, il n’avait pas encore pleinement recouvré sa présence d’esprit ; du moins la pensée de la hache ne lui revint que quand il était déjà sur l’escalier. Cependant la question qu’il avait à résoudre était des plus sérieuses : il s’agissait de reporter la hache où il l’avait prise, et de faire cela sans attirer aucunement l’attention. Plus capable de raisonner sa situation, il aurait assurément compris qu’au lieu de remettre l’arme à son ancienne place il eût peut-être beaucoup mieux valu s’en débarrasser en la jetant dans la cour de quelque maison étrangère.

Néanmoins, tout réussit à souhait. La porte de la loge était fermée, mais non à la clef ; donc, selon toute apparence, le dvornik était chez lui. Mais Raskolnikoff avait si bien perdu toute faculté de combiner un plan quelconque, qu’il alla droit à la loge et l’ouvrit. Si le dvornik lui avait demandé : « Que voulez-vous ? » peut-être lui eut-il tout bonnement tendu la hache. Mais, comme la première fois, le dvornik était absent, ce qui donna toute facilité au jeune homme pour replacer la hache sous le banc, à l’endroit où il l’avait trouvée.

Ensuite il monta l’escalier et arriva jusqu’à sa chambre sans rencontrer personne ; la porte du logement de la propriétaire était fermée. Rentré chez lui, il se jeta tout habillé sur son divan. Il ne dormit pas, mais il resta dans une sorte d’inconscience. Si quelqu’un était alors entré dans son logis, il se fut brusquement levé en criant. Sa tête fourmillait d’idées à peine distinctes : il avait beau faire, il ne pouvait en suivre aucune…


DEUXIÈME PARTIE


I

Raskolnikoff resta ainsi couché pendant fort longtemps. Parfois il semblait sortir de ce demi-sommeil, et alors il remarquait que la nuit était déjà avancée ; mais l’idée de se lever ne lui venait pas à l’esprit. Enfin, il s’aperçut que le jour commençait à poindre. Étendu à la renverse sur le divan, il n’avait pas encore secoué l’espèce de léthargie qui s’était abattue sur lui. Des cris terribles, désespérés, montant de la rue, arrivèrent à ses oreilles ; c’étaient, du reste, ceux que chaque nuit, vers deux heures, il entendait sous sa fenêtre. Cette fois, le bruit le réveilla. — « Ah ! voilà déjà les ivrognes qui sortent des cabarets », pensa-t-il, — « il est deux heures », et il eut un brusque sursaut comme si quelqu’un l’avait arraché de dessus le divan. — « Comment ! il est déjà deux heures ! » Il s’assit sur le divan et soudain se rappela tout !

Dans le premier moment, il crut qu’il allait devenir fou. Il éprouvait une terrible sensation de froid, mais ce froid provenait aussi de la fièvre qui l’avait saisi pendant son sommeil. Maintenant il grelottait à un tel point que ses dents claquaient presque les unes contre les autres. Il ouvrit la porte et se mit à écouter : dans la maison tout dormait. Il promena un regard étonné sur sa personne et autour de sa chambre : comment, la veille, en rentrant chez lui, avait-il oublié de fermer sa porte au crochet ? Comment avait-il pu se jeter sur son divan, non-seulement sans se déshabiller, mais même sans ôter son chapeau ? Ce dernier avait roulé par terre et se trouvait sur le parquet à côté de l’oreiller. — « Si quelqu’un entrait ici, que penserait-il ? Que je suis ivre, mais… »

Il courut à la fenêtre. Il faisait assez clair, le jeune homme s’examina des pieds à la tête pour voir s’il n’y avait pas de taches sur ses vêtements. Mais il n’y avait pas lieu de se fier à une inspection ainsi faite : toujours frissonnant, il se déshabilla et visita de nouveau ses habits, en regardant partout avec le plus grand soin. Pour surcroît de précaution, il recommença cet examen trois fois de suite. Il ne découvrit rien, sauf quelques gouttes de sang coagulé sur le bas du pantalon, dont les bords étaient frangés de déchirures. Il prit un grand couteau pliant et coupa les franges. Tout à coup, il se rappela que la bourse et les objets qu’il avait pris dans le coffre de la vieille étaient toujours dans ses poches ! Il n’avait pas encore pensé à les en retirer et à les cacher quelque part ! Il n’y avait même pas songé tout à l’heure, tandis qu’il examinait ses vêtements ! Cela était-il possible ?

En un clin d’œil, il vida ses poches et en déposa le contenu sur la table. Puis, après avoir retourné ses poches pour bien s’assurer qu’il n’y restait plus rien, il porta le tout dans un coin de la chambre. En cet endroit, la tapisserie délabrée se détachait du mur ; ce fut là, sous le papier, qu’il fourra les bijoux et la bourse. « Ça y est ! ni vu, ni connu ! » pensa-t-il avec joie en se relevant à demi et en regardant d’un air hébété dans l’angle où la tapisserie déchirée bâillait plus fort que jamais. Soudain, la frayeur agita tous ses membres : — « Mon Dieu ! murmura-t-il avec désespoir, — qu’est-ce que j’ai ? Est-ce que cela est caché ? Est-ce ainsi qu’on cache quelque chose ? »

À la vérité, ce butin n’était pas celui qu’il avait espéré, il ne comptait s’approprier que l’argent de la vieille ; aussi la nécessité de cacher ces bijoux le prenait-elle au dépourvu.

« Mais maintenant, maintenant ai-je lieu de me réjouir ? pensait-il. Est-ce ainsi qu’on cache quelque chose ? Vraiment, la raison m’abandonne ! »

Épuisé, il s’assit sur le divan, et aussitôt un violent frisson secoua de nouveau tous ses membres. Machinalement il tira à lui un vieux paletot d’hiver, tout en loques, qui se trouvait sur une chaise, et il s’en couvrit. Un sommeil mêlé de délire le saisit incontinent. Il perdit conscience de lui-même.

Cinq minutes après, il s’éveillait encore en sursaut, et son premier mouvement était de se pencher avec angoisse sur ses vêtements. « Comment ai-je pu me rendormir alors que rien n’est fait ! Car je n’ai rien fait, le nœud coulant est toujours à la place où je l’ai cousu ! Je n’avais pas pensé à cela ! Une pareille pièce de conviction ! » Il arracha la chevilière et la réduisit aussitôt en petits morceaux qu’il fourra sous l’oreiller avec son linge. — « Ces chiffons de toile ne peuvent en aucun cas éveiller des soupçons, à ce qu’il me semble, du moins, à ce qu’il me semble », répétait-il debout au milieu de la chambre, et, avec une attention que l’effort rendait douloureuse, il regardait tout autour de lui, cherchant à s’assurer qu’il n’avait plus rien oublié.

Il souffrait cruellement de cette conviction que tout, même la mémoire, même la plus élémentaire prudence l’abandonnait.

« Quoi ! est-ce que déjà le châtiment commencerait ? Voilà ! voilà ! en effet ! »

Effectivement, les franges qu’il avait coupées au bas de son pantalon traînaient encore sur le plancher, au milieu de la chambre, exposées à la vue du premier venu. — « Mais où ai-je donc la tête ? » s’écria-t-il comme anéanti.

Alors une idée étrange lui vint à l’esprit : il pensa que ses vêtements étaient peut-être tout ensanglantés, et que l’affaiblissement de ses facultés l’avait seul empêché d’apercevoir les taches… Tout à coup il se rappela qu’il y avait aussi du sang sur la bourse. « Bah ! alors il doit y avoir également du sang dans ma poche, car la bourse était encore humide quand je l’y ai mise ! » Aussitôt il retourna sa poche, et, en effet, il trouva des taches sur la doublure. « La raison ne m’a donc pas encore quitté tout à fait ; je n’ai donc pas perdu la mémoire et la réflexion, puisque j’ai fait de moi-même cette remarque ! » pensa-t-il triomphant, tandis qu’un soupir de satisfaction sortait du fond de sa poitrine ; « j’ai simplement eu une minute de fièvre qui m’a enlevé l’usage de mon intelligence. »

Sur ce, il arracha toute la doublure de la poche gauche du pantalon. En ce moment, un rayon de soleil éclaira sa botte gauche : sur la pointe il lui sembla apercevoir des indices révélateurs. Il ôta sa botte : « En effet, ce sont des indices ! Tout le bout de ma botte est teint de sang. » Sans doute il avait alors posé imprudemment son pied dans cette mare… « Mais que faire maintenant de cela ? Comment me débarrasser de cette botte, de ces franges, de cette doublure ? »

Il restait debout au milieu de la chambre, tenant à la main toutes ces pièces de conviction si accablantes pour lui.

« Si je les jetais dans le poêle ? Mais c’est dans le poêle qu’on cherchera tout d’abord. Si je les brûlais ? Et avec quoi les brûler ? Je n’ai même pas d’allumettes. Non, il vaut mieux aller jeter tout cela quelque part. Le mieux est d’aller jeter tout cela ! » répétait-il en se rasseyant sur le divan, — « et tout de suite, à l’instant, sans une minute de retard !… » Mais, au lieu d’exécuter cette résolution, il laissa retomber sa tête sur l’oreiller ; le frisson le reprit, et, transi de froid, il s’enveloppa de nouveau dans son manteau. Pendant longtemps, pendant plusieurs heures, cette idée se présenta presque sans cesse à son esprit : « Il faut au plus tôt jeter cela quelque part ! » À diverses reprises il s’agita sur le divan, voulut se lever et n’y put réussir. À la fin, des coups violents frappés à sa porte le tirèrent de sa torpeur.

C’était Nastasia qui cognait ainsi.

— Ouvre donc, si tu n’es pas mort ! criait la servante ; — il dort tout le temps ! Il roupille comme un chien, durant des journées entières ! C’est, d’ailleurs, un vrai chien ! Ouvre, te dit-on. Il est dix heures passées.

— Mais il n’est peut-être pas chez lui ! fit une voix d’homme. « Bah ! c’est la voix du dvornik… Qu’est-ce qu’il veut ? » Il tressaillit et s’assit sur le divan. Son cœur battait à lui faire mal.

— Et qui donc aurait fermé la porte au crochet ? répliqua Nastasia. — Monsieur s’est enfermé ! Il se prend sans doute pour une pièce rare, et il a peur qu’on ne l’emporte ! Ouvre donc, éveille-toi !

« Qu’est-ce qu’ils veulent ? Pourquoi le dvornik est-il monté ? Tout est découvert. Faut-il résister ou bien ouvrir ? Peste soit d’eux… »

Il se leva à demi, se pencha en avant et défit le crochet. Sa chambre était si petite qu’il pouvait ouvrir la porte sans quitter le divan.

Il aperçut devant lui Nastasia et le dvornik.

La servante considéra Raskolnikoff d’un air étrange. Le jeune homme regarda avec une audace désespérée le dvornik qui, silencieusement, lui tendit un papier gris, plié en deux et cacheté de cire grossière.

— C’est une assignation, cela vient du commissariat, dit-il ensuite.

— De quel commissariat ?

— Du commissariat de police, naturellement. On sait bien duquel il s’agit.

— Je suis appelé devant la police !… Pourquoi ?…

— Comment puis-je le savoir ? On vous y appelle, allez-y.

Il examina attentivement le locataire, puis regarda autour de lui et se prépara à se retirer.

— Tu as l’air d’aller encore plus mal ? observa Nastasia, qui ne quittait pas des yeux Raskolnikoff. À ces mots, le dvornik retourna la tête. — Depuis hier, il a la fièvre, ajouta-t-elle.

Il ne répondait pas et tenait toujours le pli dans ses mains sans le décacheter.

— Mais reste couché, poursuivit la servante prise de pitié en voyant qu’il s’apprêtait à se lever. Tu es malade ; eh bien, n’y va pas. Il n’y a rien qui presse. Qu’est-ce que tu as dans les mains ?

Le jeune homme regarda : il tenait dans sa main droite les franges de son pantalon, sa bottine et la doublure de la poche qu’il avait arrachée. Il avait dormi avec cela. Plus tard, cherchant à s’expliquer le fait, il se rappela qu’il s’était à demi réveillé dans un transport fiévreux, et qu’après avoir étreint fortement tous ces objets dans sa main, il s’était rendormi sans desserrer les doigts.

— Il a ramassé des loques, et il dort avec comme si c’était un trésor… En achevant ces mots, Nastasia se tordit, prise du rire nerveux et maladif qui lui était habituel. Raskolnikoff cacha précipitamment sous son manteau tout ce qu’il avait dans les mains et attacha un regard pénétrant sur la servante. Quoiqu’il fût alors fort peu en état de réfléchir, il sentait qu’on ne s’adresse pas ainsi à un homme quand on vient pour l’arrêter ; — « mais… la police ? »

— Tu boiras bien du thé ? Veux-tu que je t’en apporte ? Il en reste…

— Non… je vais y aller, j’y vais tout de suite, balbutia-t-il.

— Mais sauras-tu seulement descendre l’escalier ?

— Je vais y aller…

— Comme tu voudras.

Elle sortit sur les pas du dvornik. Aussitôt il alla examiner au jour la pointe de la bottine et les franges : — « Il y a des taches, mais elles ne sont pas très-visibles : la boue et le frottement ont fait disparaître la couleur. Quelqu’un qui ne saurait pas déjà la chose n’y verrait rien. Par conséquent, Nastasia, de l’endroit où elle était, n’a rien pu remarquer, grâce à Dieu ! » Alors, d’une main tremblante, il décacheta le pli et en commença la lecture ; il lut longtemps et à la fin comprit. C’était une assignation rédigée dans la forme ordinaire : le commissaire de police du quartier invitait Raskolnikoff à se présenter à son bureau aujourd’hui à neuf heures et demie.

« Mais quand donc cela est-il arrivé ? Personnellement, je n’ai rien à démêler avec la police ! Et pourquoi justement aujourd’hui ? » se demandait-il, en proie à une douloureuse anxiété. « Seigneur, que cela finisse le plus tôt possible ! » Au moment où il allait s’agenouiller pour prier, il se mit à rire, — non de la prière, mais de lui-même. Il commença à s’habiller vivement. — « Je me perds, eh bien, tant pis, cela m’est égal ! Je vais mettre cette botte !… Après tout, grâce à la poussière de la route, les traces se verront de moins en moins. » Mais à peine l’eut-il à son pied que, pris de crainte et de dégoût, il la retira soudain.

Ensuite, réfléchissant qu’il n’avait pas d’autre botte, il la remit avec un nouveau rire. — « Tout cela est conditionnel, tout cela est relatif, il y a là, tout au plus, des présomptions et rien d’autre » ; cette idée, à laquelle il se raccrochait sans conviction, ne l’empêchait pas de trembler de tout son corps. — « Allons, voilà que je suis chaussé ; j’ai fini par y arriver ! » À l’instant même son hilarité fit place à l’abattement. — « Non, c’est au-dessus de mes forces… » pensa-t-il. Ses jambes fléchissaient. — « C’est de peur », songeait-il intérieurement.

La chaleur lui donnait la migraine. — « C’est un piège ! Ils ont eu recours à la ruse pour m’attirer là, et, quand j’y serai, ils démasqueront subitement leurs batteries », continuait-il à part soi, en approchant de l’escalier. — « Le pire, c’est que je suis comme en démence… je puis lâcher quelque sottise… »

Sur l’escalier, il songea que les objets dérobés chez la vieille se trouvaient bien mal cachés sous la tapisserie. — « Peut-être me mandent-ils exprès pour pouvoir faire une perquisition ici en mon absence », pensa-t-il. Mais il était si désespéré, il acceptait sa perte avec un tel cynisme, si l’on peut ainsi parler, que cette appréhension l’arrêta à peine une minute.

« Pourvu seulement que cela soit vite fini !… »

Arrivé au coin de la rue qu’il avait prise la veille, il jeta furtivement un regard inquiet dans la direction de la maison… Mais à l’instant même il détourna les yeux.

« S’ils m’interrogent, j’avouerai peut-être », se dit-il comme il approchait du bureau de police.

Le commissariat avait été transféré depuis peu au quatrième étage d’une maison située à un quart de verste de sa demeure. Avant que la police se fût installée dans ce nouveau local, le jeune homme avait eu une fois affaire à elle ; mais c’était pour une chose sans importance, et il y avait fort longtemps de cela. En pénétrant sous la porte cochère, il aperçut à droite un escalier que descendait un moujik, tenant un livre à la main : « Ce doit être un dvornik ; par conséquent, c’est là que se trouve le bureau. » Et il monta à tout hasard. Il ne voulait demander aucun renseignement à personne.

« J’entrerai, je me mettrai à genoux et je raconterai tout… », pensait-il, tandis qu’il montait au quatrième étage.

L’escalier était étroit, roide et tout ruisselant d’eaux sales. Aux quatre étages, les cuisines de tous les appartements donnaient sur cet escalier, et elles étaient ouvertes presque toute la journée. Aussi était-on suffoqué par la chaleur ; on voyait monter et descendre des dvorniks avec leurs livrets sous le bras, des agents de police et divers individus des deux sexes ayant affaire au commissariat. La porte du bureau était aussi toute grande ouverte.

Raskolnikoff entra et s’arrêta dans l’antichambre, où attendaient des moujiks. Là, comme dans l’escalier, il faisait une chaleur étouffante ; de plus, le local, fraîchement peint, exhalait une odeur d’huile qui donnait la nausée. Après avoir attendu un moment, le visiteur se décida à passer dans la pièce suivante. C’était une enfilade de chambres petites et basses. Le jeune homme était de plus en plus impatient de savoir à quoi s’en tenir. Personne ne faisait attention à lui. Dans la seconde chambre travaillaient des scribes à peine un peu mieux vêtus qu’il ne l’était. Tous ces gens avaient un air assez étrange. Il s’adressa à l’un d’eux.

— Qu’est-ce qu’il te faut ?

Il montra la citation envoyée par le commissariat.

— Vous êtes étudiant ? demanda le scribe, après avoir jeté les yeux sur le papier.

— Oui, ancien étudiant.

L’employé examina son interlocuteur, du reste sans aucune curiosité. C’était un homme aux cheveux ébouriffés qui paraissait dominé par une idée fixe.

« De celui-là il n’y a rien à apprendre, parce que tout lui est égal », se dit Raskolnikoff.

— Adressez-vous là, au chef de la chancellerie, reprit le scribe en indiquant du doigt la dernière pièce.

Raskolnikoff y entra. Cette chambre (la quatrième) était étroite et regorgeait de monde. Ici se trouvaient des gens vêtus un peu plus proprement que ceux qu’il venait de voir. Parmi les visiteurs, il y avait deux dames. L’une d’elles était en deuil. Sa mise dénotait la pauvreté. Assise en face du chef de la chancellerie, elle écrivait quelque chose sous la dictée de ce fonctionnaire.

L’autre dame avait des formes très-opulentes, un visage très-rouge et une toilette des plus luxueuses ; elle portait, notamment, sur la poitrine une broche de dimensions extraordinaires ; cette personne se tenait debout, un peu à l’écart, dans une attitude expectante. Raskolnikoff remit son papier au chef de la chancellerie. Celui-ci y jeta un rapide coup d’œil, dit : « Attendez un peu », et reprit le cours de sa dictée à la dame en deuil.

Le jeune homme respira plus librement. « Sans doute, ce n’est pas pour cela qu’on m’a appelé ! » Peu à peu, il reprenait courage, du moins il tâchait autant que possible de se remonter le moral.

« La moindre sottise, la plus petite imprudence suffit pour me trahir ! Hum… c’est dommage qu’il n’y ait pas d’air ici, ajouta-t-il, on étouffe… La tête me tourne plus que jamais… et l’esprit fait de même… »

Il sentait un malaise terrible dans tout son être et craignait de ne pouvoir rester maître de lui-même. Il cherchait à fixer sa pensée sur quelque objet tout à fait indifférent, mais il n’y réussissait guère. Son attention était captivée exclusivement par le chef de la chancellerie ; il s’ingéniait à déchiffrer le visage de cet employé. C’était un jeune homme de vingt-deux ans, dont la figure basanée et mobile paraissait plus vieille que cet âge. Vêtu avec l’élégance d’un petit maître, il avait les cheveux partagés sur l’occiput par une raie artistement faite ; quantité de bagues brillaient à ses doigts très-soignés, et des chaînes d’or serpentaient sur son gilet. À un étranger qui se trouvait là, il dit même deux mots en français, et il s’en tira d’une façon très-satisfaisante.

— Louise Ivanovna, asseyez-vous donc, dit-il à la dame en grande toilette qui restait toujours debout comme si elle n’eût pas osé s’asseoir, quoiqu’elle eût une chaise à côté d’elle.

Ich danke, répondit-elle, et elle s’assit en faisant ballonner avec un léger froufrou ses jupes imprégnées de parfums. Déployée autour de sa chaise, sa robe de soie bleu clair garnie de dentelles blanches occupait près de la moitié de la chambre. Mais la dame paraissait honteuse de sentir si bon et de tenir tant de place. Elle souriait d’un air à la fois craintif et effronté ; pourtant son inquiétude était visible.

La dame en deuil à la fin se leva, ayant terminé son affaire. Soudain entra avec bruit un officier aux allures très-crânes, qui marchait en remuant les épaules à chaque pas ; il jeta sur la table sa casquette ornée d’une cocarde et prit place sur un fauteuil.

En l’apercevant, la dame luxueusement vêtue se leva vivement et s’inclina avec un respect particulier, mais l’officier ne fit pas la moindre attention à elle, et elle n’osa plus se rasseoir en sa présence. Ce personnage était l’adjoint du commissaire de police ; il avait de longues moustaches roussâtres, disposées horizontalement, et des traits extrêmement fins, mais d’ailleurs peu expressifs et ne dénotant guère qu’une certaine impudence. Il regarda Raskolnikoff de travers et non sans quelque indignation : si modeste que fût la contenance de notre héros, son attitude contrastait avec la pauvreté de sa mise. Oubliant la prudence, le jeune homme soutint si hardiment le regard de l’officier que celui-ci en fut blessé.

— Qu’est-ce que tu veux ? cria-t-il, étonné sans doute qu’un tel va-nu-pieds ne baissât point les yeux devant son regard chargé d’éclairs.

— On m’a fait venir… j’ai été cité… balbutia Raskolnikoff.

— C’est l’étudiant à qui l’on réclame de l’argent, se hâta de dire le chef de la chancellerie en s’arrachant à ses paperasses. — Voici ! Et il tendit un cahier à Raskolnikoff en lui désignant un certain endroit : — Lisez !

« De l’argent ? quel argent ? » pensait le jeune homme, — « mais… ainsi ce n’est pas pour cela ! » Et il tressaillit de joie. Il éprouvait un soulagement immense, inexprimable.

— Mais à quelle heure vous avait-on écrit de venir, monsieur ? cria le lieutenant, dont la mauvaise humeur ne faisait que s’accroître. — On vous convoque pour neuf heures, et maintenant il est déjà plus de onze heures !

— On m’a apporté ce papier il y a un quart d’heure, répliqua vivement Raskolnikoff, pris, lui aussi, d’une colère subite à laquelle il s’abandonnait même avec un certain plaisir. — Malade, ayant la fièvre, c’est déjà bien gentil de ma part d’être venu !

— Ne criez pas !

— Je ne crie pas, je parle très-posément, c’est vous qui criez ; je suis étudiant, et je ne permets pas qu’on le prenne sur ce ton avec moi.

Cette réponse irrita à un tel point l’officier, que, dans le premier moment, il ne put proférer un mot ; des sons inarticulés s’échappèrent seuls de ses lèvres. Il bondit sur son siège.

— Taisez-vous ! Vous êtes à l’audience. Ne faites pas l’insolent, monsieur.

— Vous aussi, vous êtes à l’audience, reprit violemment Raskolnikoff, — et, non content de crier, vous fumez un cigarette ; par conséquent, vous nous manquez à tous.

Il prononça ces paroles avec une satisfaction indicible.

Le chef de la chancellerie regardait en souriant les deux interlocuteurs. Le fougueux lieutenant resta un instant bouche béante.

— Ce n’est pas votre affaire ! répondit-il enfin, en affectant de parler très-haut pour cacher son embarras. — Faites la déclaration qu’on vous demande, voilà ! Montrez-lui, Alexandre Grigorievitch. Il y a des plaintes contre vous ! Vous ne payez pas vos dettes ! Voilà un hardi faucon !

Mais Raskolnikoff ne l’écoutait plus ; il avait vivement saisi le papier, impatient de découvrir le mot de cette énigme. Il lut une fois, deux fois, et ne comprit pas.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il au chef de la chancellerie.

— C’est un billet dont on vous réclame le payement. Vous devez ou le solder avec tous les frais d’amende, etc., ou déclarer par écrit à quelle date vous pourrez payer. Il faut en même temps prendre l’engagement de ne point quitter la capitale, de ne point vendre ni dissimuler votre avoir jusqu’à ce que vous ayez payé. Quant au créancier, il est libre de vendre vos biens et de vous traiter selon la rigueur des lois.

— Mais je… je ne dois rien à personne !

— Ce n’est pas notre affaire. Il a été remis entre nos mains une lettre de change protestée : c’est un effet de cent quinze roubles que vous avez souscrit, il y a neuf mois, à la dame Zarnitzine, veuve d’un assesseur de collège, et que la veuve Zarnitzine a passé en payement au conseiller de cour Tchébaroff : nous vous avons donc appelé pour recevoir votre déclaration.

— Mais puisque c’est ma logeuse !

— Et qu’importe que ce soit votre logeuse ?

Le chef de la chancellerie considérait avec un sourire de pitié indulgente et en même temps de triomphe ce novice qui allait apprendre à ses dépens la procédure usitée à l’égard des débiteurs. Mais qu’importait maintenant à Raskolnikoff la lettre de change ? Que lui importait la réclamation de sa logeuse ? Cela valait-il la peine qu’il s’en inquiétât ou même qu’il y fît quelque attention ? Il était là lisant, écoutant, répondant, questionnant parfois, mais il faisait tout cela d’une façon machinale. Le bonheur de se sentir sauf, la satisfaction d’avoir échappé à un danger imminent, — voilà ce qui, en ce moment, remplissait tout son être.

Pour l’instant, toute préoccupation de l’avenir, tout souci était loin de lui. Ce fut une minute de joie pleine, immédiate, purement instinctive. Mais alors même une tempête éclata dans le bureau de police. Le lieutenant n’avait pas encore digéré l’affront fait à son prestige, et son amour-propre blessé cherchait évidemment une revanche. Aussi se mit-il tout à coup à malmener rudement la « belle dame » qui, depuis qu’il était entré, ne cessait de le regarder avec un sourire fort bête.

— Et toi, drôlesse, vociféra-t-il à tue-tête (la dame en deuil était déjà partie), que s’est-il passé chez toi la nuit dernière ? Hein ? Te voilà encore à causer du scandale dans toute la rue ! Toujours des rixes et des scènes d’ivresse ! Tu veux donc être envoyée dans un pénitencier ? Voyons, je t’ai dit, je t’ai prévenue dix fois qu’à la onzième je perdrais patience ! Mais tu es incorrigible !

Raskolnikoff lui-même laissa tomber le papier qu’il tenait à la main et regarda d’un air étonné la belle dame qu’on traitait avec si peu de cérémonie. Toutefois, il ne tarda pas à comprendre de quoi il s’agissait, et cette histoire commença à l’amuser. Il écoutait avec plaisir et éprouvait une violente envie de rire… Tous ses nerfs étaient fort agités.

— Ilia Pétrovitch ! fit le chef de la chancellerie, mais il reconnut aussitôt que son intervention en ce moment serait inopportune : il savait par expérience que, quand le fougueux officier était ainsi lancé, il n’y avait pas moyen de l’arrêter.

Quant à la belle dame, l’orage déchaîné sur sa tête l’avait d’abord fait trembler ; mais, chose étrange, à mesure qu’elle s’entendait invectiver davantage, son visage prenait une expression plus aimable, et elle mettait plus de séduction dans les sourires qu’elle ne cessait d’adresser au terrible lieutenant. À chaque instant elle faisait des révérences et attendait impatiemment qu’on lui permit de placer un mot.

— Il n’y a eu chez moi ni tapage, ni rixe, monsieur le capitaine, se hâta-t-elle de dire dès qu’elle eut enfin trouvé l’occasion de parler (elle s’exprimait en russe sans hésitation, bien qu’avec un accent allemand très-prononcé), il ne s’est produit aucun scandale. Cet homme est arrivé ivre, et il a demandé trois bouteilles ; ensuite il s’est mis à jouer du piano avec son pied, ce qui est assez déplacé dans une maison convenable, et il a cassé les cordes du piano. Je lui ai fait observer qu’on ne se conduisait pas ainsi ; là-dessus, il a saisi une bouteille et a commencé à en frapper tout le monde. Aussitôt j’appelle Karl, le dvornik : il frappe Karl sur les yeux ; il en fait autant à Henriette, et il m’applique cinq coups sur la joue. C’est ignoble de se comporter de la sorte dans une maison convenable, monsieur le capitaine.

J’appelle au secours ; il ouvre la fenêtre, qui donne sur le canal, et pousse des cris comme un petit cochon. N’est-ce pas honteux ? Comment peut-on aller se mettre à la croisée pour crier comme un petit cochon ? Foui-foui-foui ! Karl, en le tirant par derrière pour lui faire quitter la fenêtre, lui a, il est vrai, arraché une des basques de son habit. Alors il a réclamé quinze roubles en réparation du dommage causé à son vêtement. Et je lui ai payé de ma poche cinq roubles pour cette basque, monsieur le capitaine. C’est ce visiteur mal élevé, monsieur le capitaine, qui a fait tout le scandale !

— Allons, allons, assez ! Je t’ai déjà dit, je t’ai répété…

— Ilia Pétrovitch ! dit de nouveau d’un ton significatif le chef de la chancellerie. Le lieutenant jeta sur lui un rapide regard et le vit hocher légèrement la tête.

— … Eh bien, en ce qui te concerne, voici mon dernier mot, respectable Louise Ivanovna, continua le lieutenant : — Si à l’avenir il se produit encore un seul scandale dans ton honorable maison, je te fais coffrer, comme on dit dans le grand style. Entends-tu ? Maintenant tu peux t’en aller, mais j’aurai l’œil sur toi, fais-y attention !

Avec une amabilité empressée, Louise Ivanovna se mit à saluer de tous côtés ; mais, tandis qu’elle se dirigeait à reculons vers la porte tout en continuant à faire des révérences, elle heurta du dos un bel officier, au visage frais et ouvert, porteur de superbes favoris blonds et bien fournis. C’était le commissaire de police, Nikodim Fomitch en personne. Louise Ivanovna se hâta de s’incliner jusqu’à terre, et quitta le bureau d’un petit pas sautillant.

— Encore la foudre, encore le tonnerre, les éclairs, la trombe, l’ouragan ! dit d’un ton amical Nikodim Fomitch à son adjoint ; — on t’a encore échauffé la bile, et tu t’es emporté ! Je l’ai entendu de l’escalier.

— Mais comment donc ! fit négligemment Ilia Pétrovitch en se transportant avec ses papiers à une autre table ; — voici un monsieur, un étudiant, ou plutôt un ancien étudiant ; il ne paye pas ses dettes, fait des lettres de change, refuse d’évacuer son logement ; on se plaint continuellement de lui, et c’est ce monsieur qui se formalise parce que j’allume une cigarette en sa présence ! Avant de trouver qu’on lui manque de respect, ne devrait-il pas se respecter davantage lui-même ? Tenez, regardez-le ; ne voilà-t-il pas des dehors bien faits pour attirer la considération ?

— Pauvreté n’est pas vice, mon ami, mais quoi ! On sait bien, poudre, que tu prends facilement la mouche. Sans doute, quelque chose dans sa manière d’être vous aura froissé, et vous-même vous n’aurez pas su vous contenir, poursuivit Nikodim Fomitch en s’adressant d’un ton aimable à Raskolnikoff, mais vous avez eu tort : c’est un ex-cel-lent homme, je vous assure, seulement il est vif, emporté ! Il s’échauffe, s’enflamme, et quand il a jeté son feu, c’est fini, il ne reste plus qu’un cœur d’or ! Au régiment, on l’avait surnommé : « le lieutenant poudre »…

— Et encore quel régiment c’était ! s’écria Ilia Pétrovitch, très-sensible aux délicates flatteries de son supérieur, mais boudant toujours néanmoins.

Raskolnikoff voulut soudain leur dire à tous quelque chose d’extraordinairement agréable.

— Pardonnez-moi, capitaine, commença-t-il du ton le plus dégagé, en s’adressant à Nikodim Fomitch, — mettez-vous à ma place… Je suis prêt à lui faire mes excuses, si de mon côté je me suis donné des torts envers lui. Je suis un étudiant malade, pauvre, accablé par la misère. J’ai quitté l’Université parce que je suis à présent sans moyen d’existence ; mais je dois recevoir de l’argent… Ma mère et ma sœur habitent le gouvernement de… Elles vont m’envoyer des fonds, et je… je payerai. Ma logeuse est une brave femme ; mais comme je ne donne plus de leçons et que depuis quatre mois je ne la paye pas, elle s’est fâchée et refuse même de m’envoyer à dîner… Je ne comprends rien à cet effet ! Ainsi, elle exige que je solde maintenant cette lettre de change : est-ce que je le puis ? Jugez-en vous-même…

— Mais ce n’est pas notre affaire… observa de nouveau le chef de la chancellerie.

— Permettez, permettez, je suis tout à fait de votre avis ; mais souffrez que je vous explique…, reprit Raskolnikoff en s’adressant toujours à Nikodim Fomitch et non au chef de la chancellerie ; il cherchait aussi à attirer l’attention d’Ilia Pétrovitch, bien que ce dernier affectât dédaigneusement de ne pas l’écouter et parût exclusivement occupé de ses paperasses ; — laissez-moi vous dire que je vis chez elle depuis près de trois ans, depuis que je suis arrivé de province, et que dans le temps… après tout, pourquoi ne l’avouerais-je pas ?… tout au début je m’étais engagé à épouser sa fille, j’avais fait cette promesse verbalement… C’était une jeune fille… du reste, elle me plaisait… quoique je n’en fusse pas amoureux… en un mot, j’étais jeune, je veux dire que ma logeuse m’a ouvert alors un large crédit, et que j’ai mené une vie… j’ai été fort léger…

— On ne vous demande pas d’entrer dans ces détails intimes, monsieur, et nous n’avons pas le temps de les entendre, interrompit grossièrement Ilia Pétrovitch ; mais Raskolnikoff poursuivit avec chaleur, quoiqu’il lui fut soudain devenu extrêmement pénible de parler :

— Permettez-moi cependant de vous raconter à mon tour comment l’affaire s’est passée, quoique — je le reconnais avec vous — cela soit inutile. Il y a un an, cette demoiselle est morte du typhus ; je suis resté locataire de madame Zarnitzine, et quand ma logeuse est allée demeurer dans la maison où elle habite aujourd’hui, elle m’a dit… amicalement… qu’elle avait toute confiance en moi… mais que néanmoins elle serait bien aise que je lui fisse un billet de cent quinze roubles, chiffre auquel elle évaluait le montant de ma dette. Permettez : elle m’a positivement assuré qu’une fois en possession de ce papier, elle continuerait à me faire crédit autant que je le voudrais, et que jamais, jamais — telles ont été ses propres paroles — elle ne mettrait cet effet en circulation… Et maintenant que j’ai perdu mes leçons, maintenant que je n’ai pas de quoi manger, voilà qu’elle exige le payement de cette lettre de change… Que dire de cela ?

— Tous ces détails pathétiques, monsieur, ne nous concernent pas, répliqua insolemment Ilia Pétrovitch, — vous devez nous donner la déclaration et l’engagement qu’on vous a demandés ; quant à l’histoire de vos amours et à tous ces lieux communs tragiques, nous n’en avons que faire.

— Oh ! tu es dur… murmura Nikodim Fomitch qui avait pris place devant son bureau et s’était mis aussi à parapher des papiers. Il semblait éprouver une certaine honte.

— Écrivez donc, dit le chef de la chancellerie à Raskolnikoff.

— Quoi écrire ? demanda celui-ci d’un ton brutal.

— Je vais vous dicter.

Raskolnikoff crut s’apercevoir que, depuis sa confession, le chef de la chancellerie le prenait avec lui sur un ton plus dédaigneux ; mais, chose étrange, il était soudain devenu tout à fait indifférent à l’opinion qu’on pouvait avoir de lui, et ce changement s’était opéré en un clin d’œil, instantanément. S’il avait voulu réfléchir un peu, il se serait sans doute étonné d’avoir pu, une minute auparavant, causer de la sorte avec les fonctionnaires de la police et même les forcer à entendre ses confidences. Maintenant, au contraire, si, au lieu d’être pleine de policiers, la chambre se fût brusquement remplie de ses amis les plus chers, il n’aurait probablement pas trouvé une seule parole humaine à leur dire, tant son cœur s’était tout à coup vidé.

Il n’éprouvait plus que l’impression douloureuse d’un immense isolement. Ce n’était pas la confusion d’avoir rendu Ilia Pétrovitch témoin de ses épanchements, ce n’était pas la morgue insolente de l’officier qui avait subitement produit cette révolution dans son âme. Oh ! que lui importait maintenant sa propre bassesse ? Que lui importaient les airs hautains, les lieutenants, les lettres de change, les bureaux de police, etc., etc. ? Si en ce moment on l’avait condamné à être brûlé vif, il n’aurait pas bronché ; à peine eût-il écouté jusqu’au bout le prononcé du jugement.

Un phénomène tout nouveau, sans précédent jusqu’alors, s’accomplissait en lui. Il comprenait ou plutôt — chose cent fois pire — il sentait dans tout son être qu’il était désormais retranché de la communion humaine, que toute expansion sentimentale comme celle de tout à l’heure, bien plus, que toute conversation quelconque lui était interdite, non-seulement avec ces gens du commissariat, mais avec ses parents les plus proches. Jamais encore il n’avait éprouvé une sensation aussi cruelle.

Le chef de la chancellerie commença à lui dicter la formule de la déclaration usitée en pareil cas : « Je ne puis pas payer, je promets de m’acquitter à telle date, je ne sortirai pas de la ville, je ne ferai aucune vente ni cession de mon avoir, etc. »

— Mais vous ne pouvez pas écrire, la plume tremble dans votre main, — observa le chef de la chancellerie qui considérait avec curiosité Raskolnikoff. — Vous êtes malade ?

— Oui… la tête me tourne… continuez !

— Mais c’est tout ; signez.

Le chef de la chancellerie prit le papier et s’occupa des autres visiteurs.

Raskolnikoff rendit la plume, mais, au lieu de s’en aller, il s’accouda sur la table et serra sa tête dans ses mains. Il éprouvait le même supplice que si on lui eût enfoncé un clou dans le sinciput. Une idée étrange lui vint tout à coup : se lever à l’instant, s’approcher de Nikodim Fomitch et lui raconter toute l’affaire de la veille, tout jusqu’au dernier détail, ensuite se rendre avec lui à son logement et lui montrer les objets cachés dans le trou de la tapisserie. Ce projet s’empara si bien de son esprit que déjà il s’était levé pour le mettre à exécution. — « Ne ferais-je pas bien d’y réfléchir une minute ? » pensa-t-il un instant. — « Non, mieux vaut agir d’inspiration, secouer au plus tôt ce fardeau ! » Mais soudain il resta cloué à sa place : entre Nikodim Fomitch et Ilia Pétrovitch avait lieu une conversation animée qui arrivait aux oreilles de Raskolnilnoff.

— Ce n’est pas possible, on les relâchera tous deux. D’abord tout cela fourmille d’invraisemblances ; jugez : s’ils avaient fait le coup, pourquoi auraient-ils appelé le dvornik ? Pour se dénoncer eux-mêmes ? Ou bien par ruse ? Non, ce serait trop rusé ! Enfin l’étudiant Pestriakoff a été vu par les deux dvorniks et par une bourgeoise près de la porte cochère au moment même où il entrait dans la maison : il est arrivé avec trois amis qui l’ont quitté à la porte, et, avant de s’éloigner, ses amis l’ont entendu demander aux dvorniks où demeurait la vieille. Aurait-il fait cette question, s’il était venu avec un semblable dessein ? Pour ce qui est de Koch, celui-ci a passé une demi-heure chez l’orfèvre du rez-de-chaussée avant de se rendre chez la vieille ; il était juste huit heures moins un quart quand il l’a quitté pour monter au quatrième étage. Maintenant, examinez…

— Mais, permettez, il y a dans leurs dires quelque chose qui ne s’explique pas : ils affirment eux-mêmes qu’ils ont cogné et que la porte était fermée ; or, trois minutes après, quand ils sont revenus avec le dvornik, la porte était ouverte !

— C’est ici que gît le lièvre : il est hors de doute que l’assassin se trouvait dans le logement de la vieille et s’était enfermé au verrou : ils l’auraient infailliblement découvert, si Koch n’avait fait la sottise d’aller lui-même chercher le dvornik. C’est pendant ce temps-là que le meurtrier a réussi à se faufiler dans l’escalier et à leur glisser sous le nez. Koch fait de grands signes de croix : « Ah ! si j’étais resté là, dit-il, il serait sorti tout à coup et m’aurait tué avec sa hache. » Il veut faire chanter un Te Deum, — hé ! hé !…

— Et personne n’a même vu l’assassin ?

— Mais comment l’aurait-on vu ? Cette maison-là, c’est l’arche de Noé, observa le chef de la chancellerie, qui, de sa place, écoutait la conversation.

— L’affaire est claire, l’affaire est claire ! répéta avec vivacité Nikodim Fomitch.

— Non, l’affaire est très-obscure, soutint Ilia Pétrovitch.

Raskolnikoff prit son chapeau et se dirigea vers la sortie, mais il n’arriva pas jusqu’à la porte…

Quand il reprit ses sens, il se vit assis sur une chaise : quelqu’un, à droite, le soutenait ; à gauche, un autre tenait un verre jaune, rempli d’une eau jaune ; Nikodim Fomitch, debout en face de lui, le regardait fixement ; le jeune homme se leva.

— Eh bien ! vous êtes malade ? demanda d’un ton assez roide le commissaire de police.

— Tout à l’heure, quand il a écrit sa déclaration, il pouvait à peine tenir la plume, dit le chef de la chancellerie en se rasseyant devant son bureau, où il se remit à examiner ses paperasses.

— Et y a-t-il longtemps que vous êtes malade ? cria de sa place Ilia Pétrovitch, qui feuilletait aussi des papiers. Naturellement, il s’était, comme les autres, approché de Raskolnikoff au moment où ce dernier s’était évanoui ; mais en le voyant revenir à lui, il avait aussitôt regagné sa place.

— Depuis hier, balbutia le jeune homme.

— Mais hier vous êtes sorti de chez vous ?

— Oui.

— Malade ?

— Oui.

— À quelle heure ?

— Entre sept heures et huit heures du soir.

— Et où êtes-vous allé ? Permettez-moi de vous le demander.

— Dans la rue.

— Court et clair.

Pâle comme un linge, Raskolnikoff avait fait ces réponses d’un ton bref et saccadé ; ses yeux noirs et enflammés ne s’étaient pas baissés devant le regard du lieutenant.

— Il peut à peine se tenir sur ses jambes, et tu…, voulut faire observer Nikodim Fomitch.

— N’importe ! répondit énigmatiquement Ilia Pétrovitch.

Le commissaire de police voulait encore ajouter quelque chose ; mais en jetant les yeux sur le chef de la chancellerie, il rencontra le regard de ce fonctionnaire fixement attaché sur lui, et garda le silence. Tous se turent brusquement, ce qui ne laissa pas d’être étrange.

— Allons, c’est bien, finit par dire Ilia Pétrovitch ; — nous ne vous retenons pas.

Raskolnikoff se retira ; il n’était pas encore sorti de la salle que déjà la conversation avait repris, vive et animée, entre les policiers. Au-dessus de toutes les autres s’élevait la voix de Nikodim Fomitch en train de poser des questions… Dans la rue, le jeune homme recouvra tout à fait ses esprits.

« Ils vont faire une perquisition, une perquisition immédiate ! » répétait-il en se dirigeant à grands pas vers sa demeure ; — « les brigands ! ils ont des soupçons ! » Sa frayeur de tantôt le ressaisit des pieds à la tête.

II

« Et si la perquisition était déjà commencée ? Si, en arrivant, je les trouvais chez moi ? »

Voici sa chambre. Tout est en ordre ; personne n’est venu. Nastasia elle-même n’a touché à rien. Mais, Seigneur ! comment a-t-il pu tantôt laisser toutes ces affaires dans une pareille cachette ?

Il courut au coin, et, introduisant sa main sous la tapisserie, il retira les bijoux, qui se trouvèrent former un total de huit pièces. Il y avait deux petites boîtes contenant des boucles d’oreilles ou quelque chose de ce genre, — il ne remarqua pas bien quoi, — puis quatre petits écrins en maroquin. Une chaîne de montre était simplement enveloppée dans un lambeau de journal. Il en était de même d’un autre objet qui devait être une décoration…

Raskolnikoff mit le tout dans ses poches, en faisant son possible pour qu’elles ne parussent pas trop gonflées. Il prit aussi la bourse, puis il sortit de sa chambre, dont il laissa cette fois la porte grande ouverte.

Il marchait d’un pas rapide et ferme ; quoiqu’il se sentit tout brisé, la présence d’esprit ne lui faisait pas défaut. Il avait peur d’une poursuite, il craignait que dans une demi-heure, dans un quart d’heure peut-être, on ne commençât une instruction contre lui ; par conséquent, il fallait faire disparaître au plus tôt les pièces de conviction. Il devait s’acquitter de cette tâche pendant qu’il lui restait encore un peu de force et de sang-froid… Mais où aller ?

Cette question était déjà résolue depuis longtemps : « Je jetterai tout dans le canal, et du même coup l’affaire tombera à l’eau » ; voilà ce qu’il avait décidé déjà la nuit précédente, dans ces moments de délire où plusieurs fois il avait eu envie de se lever et d’aller « tout jeter bien vite ». Mais l’exécution de ce projet n’était pas chose si facile.

Pendant une demi-heure, peut-être davantage, il erra sur le quai du canal Catherine ; il examinait, au fur et à mesure qu’il les rencontrait, les divers escaliers conduisant au bord de l’eau. Malheureusement, toujours quelque obstacle s’opposait à la réalisation de son dessein. Ici c’était un bateau de blanchisseuses, là des canots amarrés à la rive. D’ailleurs, le quai était couvert de promeneurs qui n’auraient pas manqué de remarquer un fait aussi insolite ; un homme ne pouvait, sans éveiller des soupçons, descendre exprès au bord de l’eau, s’y arrêter et jeter quelque chose dans le canal. Et si, comme cela était à prévoir, les écrins surnageaient au lieu de disparaître sous l’eau ? Chacun s’en apercevrait. Déjà même Raskolnikoff se croyait l’objet de l’attention générale ; il se figurait que tout le monde s’occupait de lui.

Finalement, le jeune homme se dit qu’il ferait peut-être mieux d’aller jeter ces objets dans la Néwa : là, en effet, il y avait moins de foule sur le quai, il risquerait moins d’être remarqué, et, considération importante, il serait plus loin de son quartier. « Comment se fait-il, se demanda tout à coup avec étonnement Raskolnikoff, comment se fait-il que depuis une demi-heure je sois là à errer anxieusement dans des lieux qui ne sont pas sûrs pour moi ? Les objections qui se présentent maintenant à mon esprit, est-ce que je n’aurais pas pu me les faire plus tôt ? Si je viens de perdre une demi-heure à chercher l’accomplissement d’un projet insensé, c’est uniquement parce que ma résolution a été prise dans un moment de délire ! » Il devenait singulièrement distrait et oublieux, et il le savait. Décidément il fallait se hâter !

Il se dirigea vers la Néwa par la perspective de V… ; mais, chemin faisant, une autre idée lui vint tout à coup : « Pourquoi aller à la Néwa ? Pourquoi jeter ces objets à l’eau ? Ne vaudrait-il pas mieux aller quelque part, bien loin, dans une île, par exemple ? Là, je chercherais un endroit solitaire, un bois, et j’enterrerais tout cela au pied d’un arbre que j’aurais soin de remarquer attentivement pour pouvoir le reconnaître plus tard. » Quoiqu’il se sentit alors peu capable de prendre une détermination judicieuse, cette idée lui parut pratique, et il résolut de la mettre à exécution.

Mais le hasard en décida autrement. Comme Raskolnikoff débouchait de la perspective de V… sur la place, il remarqua soudain à gauche l’entrée d’une cour qui était de tous côtés entourée de grands murs, et dont le sol était couvert d’une poussière noire. Au fond se trouvait un hangar qui dépendait évidemment d’un atelier quelconque ; il devait y avoir là un établissement de menuiserie, de sellerie ou quelque chose de semblable.

Ne voyant personne dans la cour, Raskolnikoff franchit le seuil de la porte, et, après avoir promené ses regards autour de lui, se dit qu’aucun lieu ne lui offrirait plus de facilités pour l’accomplissement de son projet. Justement, contre le mur ou plutôt la clôture en bois qui bordait la rue à gauche de la porte était adossée une énorme pierre non équarrie, du poids de soixante livres environ.

De l’autre côté de la clôture c’était le trottoir, et le jeune homme entendait le bruit des passants toujours assez nombreux en cet endroit ; mais du dehors personne ne pouvait l’apercevoir ; il aurait fallu pour cela que quelqu’un pénétrât dans la cour, ce qui, du reste, n’avait rien d’impossible ; aussi devait-il se hâter.

Il se courba vers la pierre, la saisit des deux mains par le haut, et, en réunissant toutes ses forces, parvint à la renverser. Le sol, à l’endroit qu’elle occupait, s’était légèrement déprimé : il jeta aussitôt dans le creux tout ce qu’il avait en poche. La bourse fut mise par-dessus les bijoux, néanmoins le creux ne se trouva pas entièrement comblé. Ensuite il releva la pierre et réussit à la replacer juste où elle était auparavant ; tout au plus paraissait-elle un peu exhaussée. Mais il tassa avec son pied de la terre contre les bords. On ne pouvait rien remarquer.

Alors il sortit et se dirigea vers la place. Comme tantôt au bureau de police, une joie intense, presque impossible à supporter, s’empara encore de lui pour un instant. « Enterrées les pièces de conviction ! À qui l’idée viendra-t-elle d’aller chercher sous cette pierre ? Elle est peut-être là depuis qu’on a bâti la maison voisine, et Dieu sait combien de temps elle y restera encore ! Et quand même on découvrirait ce qui est caché là-dessous, qui peut soupçonner que c’est moi qui l’ai caché ? Tout est fini ! Il n’y a pas de preuves ! » Et il se mit à rire. Oui, il se rappela plus tard qu’il avait traversé la place en riant tout le temps, d’un petit rire nerveux, muet, prolongé. Mais quand il arriva au boulevard de K…, cette hilarité cessa subitement.

Toutes ses pensées tournaient maintenant autour d’un point principal dont lui-même s’avouait toute l’importance ; il sentait qu’à présent, pour la première fois depuis deux mois, il restait en tête-à-tête avec cette question.

« Mais que le diable emporte tout cela ! se dit-il dans un brusque accès de colère. Allons, le vin est tiré, il faut le boire ; peste soit de la nouvelle vie ! Que cela est bête, Seigneur !… Et que de mensonges j’ai débités, que de bassesses j’ai commises aujourd’hui ! Quelles honteuses platitude tantôt pour me concilier la bienveillance de l’exécrable Ilia Pétrovitch ! Mais, du reste, peu m’importe ! Je me moque d’eux tous et des lâchetés que j’ai pu commettre ! Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ! Pas du tout !… »

Il s’arrêta soudain, dérouté, abasourdi par une question nouvelle, tout à fait inattendue et excessivement simple :

« Si réellement tu as agi dans toute cette affaire en homme intelligent et non en imbécile, si tu avais un but nettement tracé et fermement poursuivi, comment se fait-il donc que jusqu’ici tu n’aies pas même regardé ce qu’il y a dans la bourse ? Comment en es-tu encore à ignorer ce que te rapporte l’acte dont tu n’as pas craint d’assumer le danger et l’infamie ? Ne voulais-tu pas tout à l’heure jeter à l’eau cette bourse et ces bijoux auxquels tu as à peine donné un coup d’œil ?… À quoi cela ressemble-t-il ? »

Arrivé sur le quai de la petite Néwa, dans Vasili Ostroff, il s’arrêta brusquement près du pont. « C’est ici, c’est dans cette maison qu’il demeure, pensa-t-il. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il paraît que mes jambes m’ont conduit d’elles-mêmes au logis de Razoumikhine ! Encore la même histoire que l’autre jour… Mais c’est très curieux : je marchais sans but, et le hasard m’a amené ici ! N’importe ; je disais… avant-hier… que j’irais le voir après cela, le lendemain ; eh bien, je vais le voir ! Est-ce que maintenant je ne pourrais plus faire une visite ?… »

Il monta au cinquième étage, où habitait son ami.

Ce dernier était dans sa chambrette, en train d’écrire, et il alla ouvrir lui-même. Les deux jeunes gens ne s’étaient pas vus depuis quatre mois. Vêtu d’une robe de chambre toute déchirée, les pieds nus dans des pantoufles, les cheveux ébouriffés, Razoumikhine n’était ni rasé, ni lavé. L’étonnement se peignit sur son visage.

— Tiens ! c’est toi ? s’écria-t-il en examinant des pieds à la tête le nouveau venu ; puis il se tut et commença à siffler.

— Est-il possible que les affaires aillent si mal ? Le fait est que tu surpasses encore en élégance ton serviteur, continua-t-il après avoir jeté les yeux sur les haillons de son camarade. Mais assieds-toi donc, je vois que tu es fatigué ! Et quand Raskolnikoff se fut laissé tomber sur un divan turc recouvert de toile cirée et encore plus piteux que le sien, Razoumikhine s’aperçut tout à coup que son visiteur était souffrant.

— Tu es sérieusement malade, sais-tu cela ? Il voulut lui tâter le pouls ; Raskolnikoff retira vivement sa main.

— C’est inutile, dit-il, je suis venu… voici pourquoi : je n’ai pas de leçons… je voulais… du reste, je n’ai pas du tout besoin de leçons…

— Sais-tu une chose ? Tu radotes ! observa Razoumikhine, qui considérait attentivement son ami.

— Non, je ne radote pas, répondit en se levant Raskolnikoff. Lorsqu’il était monté chez Razoumikhine, il n’avait pas pensé qu’il allait se trouver face à face avec son ami. Or, un tête-à-tête avec qui que ce fût était en ce moment la chose du monde qui lui répugnait le plus. Gonflé de fiel, il faillit étouffer de colère contre lui-même dès qu’il eut franchi le seuil de Razoumikhine.

— Adieu ! dit-il brusquement, et il se dirigea vers la porte.

— Mais reste donc, que tu es drôle !

— C’est inutile !… répéta-t-il en dégageant sa main que son ami avait saisie.

— Alors, pourquoi diable es-tu venu ? Est-ce que tu as perdu l’esprit ? Voyons, c’est presque une offense que tu me fais. Je ne te laisserai pas partir comme cela.

— Eh bien, écoute : je suis venu chez toi parce que je ne connais que toi qui puisses m’aider… à commencer… parce que tu es meilleur qu’eux tous, c’est-à-dire plus intelligent, et que tu peux apprécier… Mais maintenant, je vois qu’il ne me faut rien, tu entends, rien du tout… Je n’ai besoin ni des services ni des sympathies de personne… Je me suffis à moi-même ! Qu’on me laisse en repos !

— Mais attends une minute, ramoneur ! Tu es tout à fait fou ! Tu auras beau dire, c’est mon opinion. Vois-tu, je n’ai pas de leçons, non plus, mais je m’en moque, j’ai un libraire, Khérouvimoff, qui, dans son genre, est une leçon. Je ne le troquerais pas contre cinq leçons chez des marchands. Il publie de petits livres sur les sciences naturelles, et cela s’enlève comme du pain ! Le tout est de trouver des titres ! Tu prétendais toujours que j’étais bête : eh bien, mon ami, il y a plus bête que moi ! Mon éditeur, qui, personnellement, ne sait ni a ni b, s’est mis au ton du jour ; moi, bien entendu, je l’encourage.

Voilà, par exemple, ces deux feuilles et demie de texte allemand : c’est, selon moi, du charlatanisme le plus sot ; l’auteur examine la question de savoir si la femme est un homme ; naturellement il tient pour l’affirmative et la démontre d’une façon triomphante. Je traduis cette brochure pour Khérouvimoff, qui la juge d’actualité dans un moment où l’on s’occupe de la question des femmes. Nous ferons six feuilles avec les deux feuilles et demie de l’original allemand, nous ajouterons un titre ronflant qui prendra une demi-page, et nous vendrons cela cinquante kopecks. Ce sera un succès ! Ma traduction m’est payée à raison de six roubles par feuille, ce qui fait pour le tout quinze roubles, et j’en ai touché six d’avance.

Allons, veux-tu traduire la seconde feuille ? Si oui, emporte le texte, prends des plumes, du papier, — tout cela est aux frais de l’État, — et permets-moi de t’offrir trois roubles : comme j’ai moi-même reçu six roubles d’arrhes pour la première et la seconde feuille, c’est trois roubles qui te reviennent, et tu en auras encore autant à toucher quand ta traduction sera finie. Surtout ne va pas te figurer que tu m’as quelque obligation pour cela. Au contraire, dès que tu es entré, j’ai pensé tout de suite à t’utiliser. D’abord je ne suis pas fort sur l’orthographe, et, en second lieu, j’ai une connaissance pitoyable de l’allemand, en sorte que le plus souvent j’invente au lieu de traduire. Je me console par la pensée que j’ajoute ainsi des beautés au texte, mais, qui sait ? je me fais peut-être illusion. Eh bien, c’est dit, tu acceptes ?

Raskolnikoff prit en silence les feuillets de la brochure allemande ainsi que les trois roubles ; puis il sortit sans proférer une parole. Razoumikhine le suivit d’un regard étonné. Mais, arrivé au premier coin de rue, Raskolnikoff revint brusquement sur ses pas et remonta chez son ami. Il déposa sur la table les pages de la brochure et les trois roubles ; après quoi, il sortit de nouveau sans dire un mot.

— Mais c’est de l’aliénation mentale ! vociféra Razoumikhine à la fin pris de colère. — Quelle comédie joues-tu là ? Même moi, tu me fais sortir de mon calme… Pourquoi donc es-tu venu alors, diable ?

— Je n’ai pas besoin… de traductions… murmura Raskolnikoff, déjà en train de descendre l’escalier.

— Alors de quoi, diable ! as-tu besoin ? lui cria sur le palier Razoumikhine.

Le visiteur continuait à descendre en silence.

— Eh ! dis donc ! Où demeures-tu ?

Cette question n’obtint pas de réponse.

— Eh bien ! va-t’en au diable !

Mais Raskolnikoff était déjà dans la rue.

Le jeune homme arriva chez lui vers le soir, sans qu’il eût pu dire par où il était revenu. Tremblant de tout son corps comme un cheval harassé, il se déshabilla, s’étendit sur le divan et, après avoir placé son manteau sur lui, s’endormit tout de suite…

L’obscurité était déjà complète, lorsqu’il fut réveillé par un bruit terrible. Quelle scène affreuse se passait, mon Dieu ! C’étaient des cris, des gémissements, des grincements de dents, des larmes, des coups, des injures, comme il n’en avait jamais entendu ni vu. Épouvanté, il s’assit sur son lit ; sa frayeur croissait de minute en minute, car à chaque instant le retentissement des coups frappés, les plaintes, les invectives arrivaient plus nettement à ses oreilles. Et voilà que, à son extrême surprise, il reconnaissait tout à coup la voix de sa logeuse.

La pauvre femme geignait, suppliait d’un ton dolent. Impossible de comprendre ce qu’elle disait, mais sans doute elle demandait qu’on cessât de la battre, car on la battait impitoyablement dans l’escalier. Le brutal qui la maltraitait ainsi vociférait d’une voix sifflante, étranglée par la colère, de sorte que ses paroles étaient, elles aussi, inintelligibles. Soudain Raskolnikoff se mit à trembler comme une feuille : il venait de reconnaître cette voix ; c’était celle d’Ilia Pétrovitch. « Ilia Pétrovitch est ici, et il bat la logeuse ! Il lui donne des coups de pied, il lui cogne la tête contre les marches, — c’est clair, je ne me trompe pas, le bruit des coups, les cris de la victime indiquent bien de quelles voies de fait il s’agit ! Qu’est-ce que c’est que cela ? Le monde est-il sens dessus dessous ? »

De tous les étages on accourait sur l’escalier ; des voix, des exclamations se faisaient entendre ; des gens montaient, des portes étaient violemment heurtées ou fermées avec fracas. « Mais pourquoi donc ? Pourquoi donc ? Comment cela est-il possible ? » répétait-il, croyant sérieusement que la folie prenait possession de son cerveau. Mais non, il percevait trop distinctement ces bruits !… « Eh bien, alors, s’il en est ainsi, on va venir chez moi, car… tout cela, assurément, c’est pour la chose… d’hier… Seigneur ! » Il voulut s’enfermer au crochet, mais il n’eut pas la force de lever le bras… D’ailleurs, il sentait que cela ne servirait à rien ! La frayeur glaçait son âme…

Après avoir duré dix bonnes minutes, tout ce vacarme cessa peu à peu. La patronne gémissait. Ilia Pétrovitch continuait à vomir des injures et des menaces… À la fin, lui-même se tut, du moins on ne l’entendit plus. « Est-ce qu’il serait parti ? Seigneur ! » Oui, voilà que la patronne s’en va aussi, elle pleure et elle gémit encore… La porte de sa chambre se referme bruyamment… Les locataires quittent l’escalier pour regagner leurs appartements respectifs ; — ils poussent des « ah ! » ils discutent, ils s’appellent les uns les autres, tantôt criant, tantôt parlant à voix basse. Ils devaient être fort nombreux ; la maison tout entière, ou peu s’en faut, était accourue. « Mais, mon Dieu, est-ce que tout cela est possible ? Et pourquoi, pourquoi est-il venu ici ? »

Raskolnikoff tomba sans force sur le divan, mais il ne put plus fermer l’œil ; pendant une demi-heure, il resta en proie à une épouvante telle qu’il n’en avait jamais éprouvé de semblable. Tout à coup, une vive lumière éclaira sa chambre : c’était Nastasia qui entrait avec une bougie et une assiette de soupe. La servante le regarda attentivement, et, s’étant convaincue qu’il ne dormait pas, elle posa sa bougie sur la table, puis elle commença à se débarrasser de ce qu’elle avait apporté : du pain, du sel, une assiette, une cuiller.

— Je crois que tu n’as pas mangé depuis hier. Tu traînes sur le pavé toute la journée avec la fièvre dans le corps.

— Nastasia… pourquoi a-t-on battu la patronne ?

Elle le regarda fixement.

— Qui a battu la patronne ?

— Tout à l’heure… il y a une demi-heure, Ilia Pétrovitch, l’adjoint du commissaire de police, l’a battue sur l’escalier… Pourquoi l’a-t-il ainsi maltraitée ? Et pourquoi est-il venu ?…

Nastasia fronça le sourcil sans rien dire et examina longuement le locataire. Ce regard inquisiteur le troubla.

— Nastasia, pourquoi gardes-tu le silence ? demanda-t-il enfin d’une voix timide et faible.

— C’est le sang, murmura-t-elle comme se parlant à elle-même.

— Le sang !… Quel sang ?… balbutia-t-il, devenu pâle, et il se recula contre le mur.

Nastasia continuait à l’observer silencieusement.

— Personne n’a battu la patronne, reprit-elle ensuite d’un ton péremptoire.

Il la regarda, respirant à peine.

— Je l’ai entendu moi-même… je ne dormais pas… j’étais assis sur le divan, dit-il d’une voix plus craintive que jamais. — J’ai écouté longtemps… L’adjoint du commissaire de police est venu… De tous les logements, tout le monde est accouru sur l’escalier…

— Personne n’est venu. Mais c’est le sang qui crie en toi. Quand il n’a pas d’issue et qu’il commence à former des caillots, alors on a la berlue… Tu vas manger ?

Il ne répondait pas ; Nastasia ne quittait point la chambre, et le regardait toujours d’un œil curieux.

— Donne-moi à boire… Nastasiouchka.

Elle descendit et revint deux minutes après, rapportant de l’eau dans un petit pot d’argile ; mais à partir de ce moment s’arrêtaient les souvenirs de Raskolnikoff. Il se rappelait seulement qu’il avait lampé une gorgée d’eau froide. Ensuite il s’était évanoui.

III

Toutefois, tant que dura sa maladie, jamais il ne fut tout à fait privé de sentiment : c’était un état fiévreux avec délire et demi-inconscience. Plus tard, il se rappela beaucoup de choses. Tantôt il lui semblait que plusieurs individus étaient réunis autour de lui, voulaient le prendre et l’emporter quelque part, discutaient vivement et se querellaient à son sujet. Tantôt il se voyait tout à coup seul dans sa chambre, tout le monde était parti, on avait peur de lui, de temps à autre seulement on ouvrait la porte pour l’examiner à la dérobée ; les gens le menaçaient, tenaient conseil entre eux, riaient, le mettaient en colère. Il constatait souvent la présence de Nastasia à son chevet ; il remarquait aussi un homme qui devait lui être bien connu, mais qui était-ce ? Jamais il ne parvenait à mettre un nom sur cette figure, et cela le désolait au point de lui arracher des larmes.

Parfois il se figurait être alité depuis un mois déjà ; à d’autres moments, tous les incidents de sa maladie lui paraissaient se produire dans une seule et même journée. Mais cela, — cela, il l’avait absolument oublié ; à chaque instant, il est vrai, il se disait qu’il avait oublié une chose dont il aurait dû se souvenir, — il se tourmentait, faisait de pénibles efforts de mémoire, gémissait, devenait furieux, ou était pris d’une terreur indicible. Alors il se dressait sur son lit, voulait s’enfuir, mais toujours quelqu’un le retenait de force. Ces crises l’affaiblissaient et se terminaient par l’évanouissement. À la fin, il recouvra tout à fait l’usage de ses sens.

Il était alors dix heures du matin. Quand le temps était beau, le soleil entrait toujours dans la chambre à cette heure-là, plaquant une longue bande de lumière sur le mur de droite et éclairant le coin près de la porte. Nastasia se trouvait devant le lit du malade avec un individu qu’il ne connaissait pas du tout, et qui l’observait très-curieusement. C’était un jeune garçon à la barbe naissante, vêtu d’un cafetan et paraissant être un artelchtchik[4]. Par la porte entrebâillée, la logeuse regardait. Raskolnikoff se souleva un peu.

— Qui est-ce, Nastasia ? demanda-t-il en montrant le jeune homme.

— Tiens, il est revenu à lui ! dit la servante.

— Il est revenu à lui ! fit à son tour l’artelchtchik.

À ces mots, la logeuse ferma la porte et disparut. Sa timidité lui rendait toujours pénibles les entretiens et les explications. Cette femme, âgée de quarante ans, avait des yeux et des sourcils noirs, un embonpoint prononcé et, somme toute, un extérieur fort agréable. Bonne, comme le sont les personnes grasses et paresseuses, elle était avec cela excessivement pudibonde.

— Qui… êtes-vous ? continua à demander Raskolnikoff, en s’adressant cette fois à l’artelchtchik. Mais en ce moment la porte se rouvrit et livra passage à Razoumikhine, qui pénétra dans la chambre en se courbant un peu, à cause de sa haute taille.

— Quelle cabine de vaisseau ! s’écria-t-il en entrant, je me cogne toujours la tête contre le plafond ; et l’on appelle cela un logement ! Eh bien, mon ami, tu as recouvré tes esprits, à ce que m’a appris tout à l’heure Pachenka ?

— Il vient de reprendre ses sens, dit Nastasia.

— Il vient de reprendre ses sens, répéta comme un écho l’artelchtchik avec un petit sourire.

— Mais vous-même, qui êtes-vous ? lui demanda brusquement Razoumikhine. — Moi, voyez-vous, je m’appelle Razoumikhine, je suis étudiant, fils de gentilhomme, et monsieur est mon ami. Allons, vous, dites-moi qui vous êtes.

— Je suis employé chez le marchand Chélopaieff, et je viens ici pour affaire.

— Asseyez-vous sur cette chaise ; ce disant, Razoumikhine prit lui-même un siège et s’assit de l’autre côté de la table.

— Mon ami, tu as bien fait de revenir à toi, poursuivit-il en s’adressant à Raskolnikoff.

— Depuis quatre jours, tu n’as, pour ainsi dire, rien bu ni rien mangé. À peine prenais-tu un peu de thé qu’on te donnait à la cuiller. Je t’ai amené deux fois Zosimoff. Te souviens-tu de Zosimoff ? Il t’a examiné attentivement, et il a déclaré que tout cela n’était rien. Ta maladie, a-t-il dit, est un simple affaiblissement nerveux, résultat d’une mauvaise alimentation, mais elle n’a aucune gravité. Un fameux gaillard, Zosimoff ! Il traite déjà supérieurement. Mais je ne veux pas abuser de votre temps, ajouta Razoumikhine, en s’adressant de nouveau à l’artelchtchik. — Veuillez faire connaître le motif de votre visite. Remarque, Rodia, qu’on vient déjà pour la seconde fois de chez eux. Seulement, la première fois ce n’était pas celui-ci. Qui est-ce qui est venu ici avant vous ?

— Vous voulez sans doute parler de celui qui est venu avant-hier : c’est Alexis Séménovitch ; il est aussi employé chez nous.

— Il a la langue mieux pendue que vous. N’est-ce pas votre avis ?

— Oui ; c’est un homme plus capable.

— Modestie digne d’éloges ! Allons, continuez.

— Voici : à la demande de votre maman, Afanase Ivanovitch Vakhrouchine, dont vous avez sans doute entendu parler plus d’une fois, vous a envoyé de l’argent, que notre maison est chargée de vous remettre, commença l’artelchtchik, en s’adressant directement à Raskolnikoff. — Si vous avez votre connaissance, veuillez prendre livraison de ces trente-cinq roubles, que Sémen Séménovitch a reçus pour vous d’Afanase Ivanovitch, agissant à la demande de votre maman. On a dû vous donner avis de cet envoi ?

— Oui… je me rappelle… Vakhrouchine… dit Raskolnikoff d’un air pensif.

— Voulez-vous me donner un reçu ?

— Il va signer. Vous avez là votre livre ? dit Razoumikhine.

— Oui. Voici,

— Donnez ici. Allons, Rodia, un petit effort ; tâche de te mettre sur ton séant. Je te soutiendrai ; prends la plume et dépêche-toi d’écrire ton nom, car, mon ami, à notre époque, l’argent, c’est le miel de l’humanité.

— Je n’en ai pas besoin, dit Raskolnikoff en repoussant la plume.

— Comment, tu n’en as pas besoin ?

— Je ne signerai pas.

— Mais il faut bien que tu donnes un reçu ?

— Je n’ai pas besoin… d’argent…

— Tu n’as pas besoin d’argent ! Pour cela, mon ami, tu mens, j’en suis témoin ! Ne vous inquiétez pas, je vous prie, il ne sait ce qu’il dit… il est encore reparti pour le pays des rêves. Du reste, cela lui arrive même à l’état de veille… Vous êtes un homme de sens, nous allons guider sa main, et il signera. Allons, venez à mon aide…

— Mais, du reste, je puis repasser.

— Non, non ; pourquoi vous déranger ? Vous êtes un homme raisonnable… Allons, Rodia, ne retiens pas plus longtemps ce visiteur… tu vois qu’il attend, — et, sérieusement, Razoumikhine s’apprêtait à conduire la main de Raskolnikoff.

— Laisse, je ferai cela moi-même… dit ce dernier ; il prit la plume et écrivit son reçu sur le livre. L’artelchtchik remit l’argent et se retira.

— Bravo ! Et maintenant, mon ami, veux-tu manger ?

— Oui, répondit Raskolnikoff.

— Il y a de la soupe ?

— Il en reste d’hier, répondit Nastasia, qui n’avait pas quitté la chambre durant toute cette scène.

— De la soupe au riz et aux pommes de terre ?

— Oui.

— J’en étais sûr. Va chercher la soupe, et donne-nous du thé.

— Bien.

Raskolnikoff regardait tout avec une profonde surprise et une frayeur hébétée. Il résolut de se taire et d’attendre ce qui arriverait. « Il me semble que je n’ai plus le délire », pensait-il, — « tout cela m’a l’air d’être bien réel… »

Au bout de dix minutes, Nastasia revint avec le potage et annonça qu’on allait avoir le thé. Avec la soupe se montrèrent deux cuillers, deux assiettes et tout un service de table : sel, poivre, moutarde pour manger avec le bœuf, etc. ; le couvert n’avait pas été aussi bien mis depuis longtemps. La nappe même était propre.

— Nastasiouchka, dit Razoumikhine, Prascovie Pavlovna ne ferait pas mal de nous envoyer deux petites bouteilles de bière. Nous en viendrons bien à bout.

— Tu ne te laisses manquer de rien, toi ! marmotta la servante. Et elle alla faire la commission.

Le malade continuait à tout observer avec une attention inquiète. Pendant ce temps, Razoumikhine était venu s’asseoir à côté de lui sur le divan. Avec une grâce d’ours, il tenait appuyée contre son bras gauche la tête de Raskolnikoff, qui n’avait aucun besoin de ce secours, tandis que de la main droite il lui portait à la bouche une cuillerée de soupe, après avoir soufflé dessus plusieurs fois pour que son ami ne se brulât pas en l’avalant. Pourtant, le potage était presque froid. Raskolnikoff en absorba avidement trois cuillerées, mais ensuite Razoumikhine suspendit brusquement son office, déclarant que pour le surplus il fallait consulter Zosimoff.

Sur ces entrefaites, Nastasia apporta les deux bouteilles de bière.

— Veux-tu du thé ?

— Oui.

— Va vite chercher le thé, Nastasia, car, en ce qui concerne ce breuvage, m’est avis que la permission de la Faculté n’est pas nécessaire. Mais voilà la bière !

Il alla se rasseoir sur sa chaise, approcha de lui la soupière ainsi que le bœuf, et se mit à dévorer avec autant d’appétit que s’il n’avait pas mangé depuis trois jours.

— Maintenant, ami Rodia, je dîne ainsi chez vous tous les jours, murmurait-il la bouche pleine, — c’est Pachenka, ton aimable logeuse, qui me régale de la sorte : elle a beaucoup de considération pour moi. Naturellement, je me laisse faire. À quoi bon protester ? Mais voilà Nastasia qui arrive avec le thé. Elle est expéditive. Nastenka, veux-tu de la bière ?

— Est-ce que tu te moques de moi ?

— Mais du thé, tu en prendras bien ?

— Du thé, oui.

— Sers-toi. Ou plutôt, non, attends, je vais te servir moi-même, Mets-toi à table.

Entrant aussitôt dans son rôle d’amphitryon, il remplit successivement deux tasses ; puis il laissa là son déjeuner et alla se rasseoir sur le divan. Comme tout à l’heure quand il s’était agi de la soupe, ce fut encore avec les attentions les plus délicates que Razoumikhine fit boire le thé à Raskolnikoff. Ce dernier se laissait dorloter sans mot dire, bien qu’il se sentit parfaitement en état de rester assis sur le divan sans le secours de personne, de tenir en main la tasse ou la cuiller et peut-être même de marcher. Mais, avec un machiavélisme étrange et presque instinctif, il s’était soudain avisé de feindre momentanément la faiblesse, de simuler même au besoin une certaine inintelligence, tout en ayant l’œil et l’oreille au guet. Du reste, le dégoût fut plus fort que sa résolution : après avoir avalé dix cuillerées de thé, le malade dégagea sa tête par un mouvement brusque, repoussa capricieusement la cuiller et se laissa retomber sur son oreiller. Ce mot n’était plus une métaphore. Raskolnikoff avait maintenant à son chevet un bon oreiller de duvet, avec une taie propre ; ce détail, qu’il avait aussi remarqué, n’était pas sans l’intriguer,

— Il faut que Pachenka nous envoie aujourd’hui même de la gelée de framboise pour faire de la boisson à Rodia, dit Razoumikhine en se remettant à sa place et en reprenant son repas interrompu.

— Et où prendra-t-elle de la framboise ? demanda Nastasia, qui, tenant sa soucoupe sur ses cinq doigts écartés, faisait glisser le thé dans sa bouche “à travers le sucre”.

— Ma chère, elle prendra de la framboise dans une boutique. Vois-tu, Rodia, il s’est passé ici toute une histoire dont tu n’as pas connaissance. Lorsque tu t’es sauvé de chez moi comme un voleur sans me dire où tu demeurais, j’en ai été si fâché que j’ai résolu de te retrouver pour tirer de toi une vengeance exemplaire. Dès le jour même, je me suis mis en campagne. Ce que j’ai couru, ce que j’ai questionné ! J’avais oublié ton adresse actuelle, et cela pour une bonne raison : je ne l’avais jamais sue. Quant à ton ancien logement, je me rappelais seulement que tu habitais aux Cinq Coins, maison Kharlamoff. Je me lance sur cette piste, je découvre la maison Kharlamoff, qui, en fin de compte, n’est pas la maison Kharlamoff, mais la maison Boukh. Voilà comme on s’embrouille parfois dans les noms propres ! J’étais furieux ; je vais le lendemain au bureau des adresses, ne comptant guère sur le résultat de cette démarche. Eh bien ! figure-toi qu’en deux minutes on m’a donné l’indication de ton domicile. Tu es inscrit là.

— Je suis inscrit ?

— Je crois bien ; et ils n’ont pas pu donner l’adresse du général Kobéleff à quelqu’un qui la demandait. J’abrège. À peine suis-je arrivé ici que j’ai été initié à toutes tes affaires : oui, mon ami, à toutes. Je sais tout ; Nastasia te le dira. J’ai fait la connaissance de Nikodim Fomitch, on m’a montré Ilia Pétrovitch, je suis entré en rapport avec le dvornik, avec Alexandre Grigoriévitch Zamétoff, le chef de la chancellerie, et enfin avec Pachenka elle-même, ç’a été le bouquet ; tu peux demander à Nastasia…

— Tu l’as enjolée, murmura la servante avec un sourire finaud.

— Le malheur, mon cher, c’est que dès le début tu t’y es mal pris. Il ne fallait pas procéder ainsi avec elle. Son caractère est des plus bizarres ! Du reste, nous parlerons plus tard du caractère… Mais comment, par exemple, as-tu pu l’amener à te couper les vivres ? Et cette lettre de change ! Il fallait vraiment que tu fusses fou pour la souscrire ! Et ce projet de mariage, du vivant de sa fille Nathalie Egorovna !… Je suis au courant de tout ! Je vois d’ailleurs que je touche là une corde délicate et que je suis un âne ; pardonne-moi. Mais, à propos de sottise, ne trouves-tu pas que Prascovie Pavlovna est moins bête qu’on ne pourrait le supposer à première vue, hein ?

— Oui… balbutia, en regardant de côté, Raskolnikoff : il ne comprenait pas qu’il aurait mieux valu soutenir la conversation.

— N’est-ce pas ? s’écria Razoumikhine, mais elle n’est pas non plus une femme intelligente, hein ? C’est un type tout à fait particulier ! Je t’assure, mon ami, que je m’y perds… Elle va avoir quarante ans, elle n’en avoue que trente-six, et elle y est pleinement autorisée. Du reste, je te le jure, je ne puis guère la juger qu’au point de vue intellectuel, car nos relations sont ce qu’il y a de plus singulier au monde ! Je n’y comprends rien ! Pour revenir à nos moutons, elle a vu que tu avais quitté l’Université, que tu étais sans leçons et sans vêtements ; d’autre part, depuis la mort de sa fille, elle n’avait plus lieu de te considérer comme un des siens : dans ces conditions, l’inquiétude l’a prise ; toi, de ton côté, au lieu de conserver avec elle les rapports d’autrefois, tu vivais retiré dans ton coin, voilà pourquoi elle a voulu te faire partir. Elle y songeait depuis longtemps, mais tu lui avais donné une lettre de change, et, de plus, tu lui assurais que ta maman payerait…

— J’ai fait une bassesse en disant cela… Ma mère est elle-même presque réduite à la mendicité… Je mentais pour que l’on continuât à me loger et… à me nourrir, déclara Raskolnikoff d’une voix nette et vibrante.

— Oui, tu avais parfaitement raison de parler ainsi. Ce qui a tout gâté, c’est l’intervention de M. Tchébaroff, conseiller de cour et homme d’affaires. Sans lui, Pachenka n’aurait rien entrepris contre toi : elle est bien trop timide pour cela. Mais l’homme d’affaires, lui, n’est pas timide, et tout d’abord, naturellement, il a posé la question : Le signataire de la lettre de change est-il solvable ? Réponse : Oui, car sa maman, bien qu’elle ne possède qu’une pension de cent vingt-cinq roubles, se priverait de manger pour tirer Rodion d’embarras, et il a une sœur qui se vendrait comme esclave pour son frère. M. Tchébaroff s’est réglé là-dessus… Pourquoi t’agites-tu ? À présent, mon ami, j’ai compris ton arrière-pensée. Tu n’avais pas tort de t’épancher dans le sein de Pachenka, au temps où elle pouvait voir en toi un futur gendre ; mais voilà ! tandis que l’homme honnête et sensible se laisse aller aux confidences, l’homme d’affaires les recueille et en fait son profit. Bref, elle a passé son billet en payement à ce Tchébaroff, qui ne s’est pas gêné pour te mener rondement. Lorsque j’ai su tout cela, je voulais, pour l’acquit de ma conscience, traiter aussi l’homme d’affaires par l’électricité ; mais sur ces entrefaites l’harmonie s’est établie entre Pachenka et moi, et j’ai fait arrêter la procédure en répondant de ta dette. Tu entends, mon ami ? je me suis porté garant pour toi. On a fait venir Tchébaroff, on lui a mis dix roubles dans la bouche, et il a rendu le papier, que j’ai l’honneur de te présenter. — Maintenant tu n’es plus qu’un débiteur sur parole. Tiens, prends-le.

— C’est toi que je ne reconnaissais pas, pendant que j’avais le délire ? demanda Raskolnikoff après un moment de silence.

— Oui, et même ma présence t’a occasionné des crises, surtout la fois où j’ai amené Zamétoff.

— Zamétoff ?… Le chef de la chancellerie ?… Pourquoi l’as-tu amené ?…

En prononçant ces mots, Raskolnikoff avait vivement changé de position, et maintenant il tenait ses yeux fixés sur Razoumikhine.

— Mais qu’as-tu donc ?… Pourquoi te troubles-tu ? Il désirait faire ta connaissance ; c’est lui-même qui a voulu venir, parce que nous avions beaucoup causé de toi ensemble… Autrement, de qui donc aurais-je appris tant de choses sur ton compte ? C’est un excellent garçon, mon ami ; il est merveilleux… dans son genre, naturellement. À présent, nous sommes amis ; nous nous voyons presque chaque jour. Je viens, en effet, de transporter mes pénates dans ce quartier-ci. Tu ne le savais pas encore ? J’ai déménagé tout récemment. Je suis allé deux fois chez Louise avec lui. Tu te rappelles Louise… Louise Ivanovna ?

— J’ai battu la campagne pendant que j’avais la fièvre ?

— Je crois bien ! tu ne t’appartenais plus.

— Qu’est-ce que je disais ?

— Ce que tu disais ? On sait bien ce que peut dire un homme qui n’a plus sa tête… Allons, à présent, il ne s’agit plus de perdre son temps ; occupons-nous de nos affaires.

Il se leva et prit sa casquette.

— Qu’est-ce que je disais ?

— Tu tiens décidément à le savoir ? Tu as peur d’avoir laissé échapper quelque secret ? Rassure-toi : tu n’as pas soufflé mot de la comtesse. Mais tu as beaucoup parlé d’un bouledogue, de pendants d’oreilles, de chaînes de montre, de l’île Krestovsky, d’un dvornik ; Nikodim Fomitch et Ilia Pétrovitch, l’adjoint du commissaire de police, revenaient souvent aussi dans tes propos. De plus, tu étais très préoccupé d’une de tes bottes. « Donnez-la-moi ! » ne cessais-tu de dire en larmoyant. Zamétoff l’a cherchée lui-même dans tous les coins, et il t’a apporté cette ordure qu’il n’avait pas craint de prendre dans ses blanches mains parfumées et couvertes de bagues. Alors seulement tu t’es calmé, et pendant vingt-quatre heures tu as gardé cette saleté dans tes mains : on ne pouvait pas te l’arracher, elle doit être encore quelque part sous ta couverture.

Tu demandais aussi les franges d’un pantalon, et avec quelles larmes ! Nous aurions bien voulu savoir quel intérêt ces franges avaient pour toi, mais impossible de rien comprendre à tes paroles… Allons ! maintenant, à notre affaire ! Voici trente-cinq roubles, j’en prends dix, et dans deux heures je viendrai te rendre compte de l’emploi que j’en aurai fait. Entre temps, je passerai chez Zosimoff ; il devrait être ici depuis longtemps, car il est onze heures passées. En mon absence, Nastenka, veillez à ce que votre locataire ne manque de rien, et occupez-vous notamment de lui préparer à boire… Du reste, je vais donner moi-même mes instructions à Pachenka. Au revoir !

— Il l’appelle Pachenka ! Ah ! l’affreux scélérat ! fit la servante, au moment où il tournait les talons ; ensuite elle sortit et se mit à écouter derrière la porte ; mais au bout d’un instant elle n’y put tenir et descendit elle-même à la hâte, très curieuse de savoir de quoi Razoumikhine s’entretenait avec la logeuse : Nastasia, cela était hors de doute, éprouvait une véritable admiration pour l’étudiant.

À peine eut-elle refermé la porte en s’en allant, que le malade rejeta vivement sa couverture et sauta, comme affolé, à bas du lit. Il avait attendu avec une impatience fiévreuse le moment où il serait seul, pour se mettre incontinent à la besogne. Mais à quelle besogne ? Voilà ce dont maintenant il ne se souvenait plus. « Seigneur ! dis-moi seulement une chose : savent-ils tout ou l’ignorent-ils encore ? Peut-être qu’ils savent déjà, mais ils font semblant de rien parce que je suis malade en ce moment ; ils se réservent de jeter le masque des qu’ils me verront rétabli : alors ils me diront qu’ils étaient instruits de tout depuis longtemps… Que faire donc à présent ? C’est comme un fait exprès : je l’ai oublié et j’y pensais encore il y a une minute !… »

Il était debout au milieu de la chambre et regardait autour de lui, en proie à une douloureuse perplexité. Il s’approcha de la porte, l’ouvrit et prêta l’oreille ; mais ce n’était pas cela. Tout à coup la mémoire parut lui revenir : il courut au coin où la tapisserie était déchirée, introduisit sa main dans le trou et se mit à tâter ; mais ce n’était pas cela non plus. Il alla ouvrir le poêle et fouilla parmi les cendres : les franges du pantalon et la doublure de la poche se trouvaient toujours là comme quand il les y avait jetées : donc personne n’avait regardé dans le poêle !

Alors il se rappela la botte dont Razoumikhine venait de lui parler. À la vérité, elle était sur le divan, sous la couverture ; mais depuis le crime elle avait subi tant de frottements et ramassé tant de boue que, sans doute, Zamétoff n’avait rien pu remarquer.

« Bah ! Zamétoff !… le bureau de police ! Mais pourquoi m’appelle-t-on à ce bureau ? Où est la citation ? Bah ! je confondais : c’est l’autre jour qu’on m’a fait venir ! ce jour-là aussi j’ai examiné la botte, mais maintenant… maintenant j’ai été malade. Mais pourquoi Zamétoff est-il venu ici ? Pourquoi Razoumikhine l’a-t-il amené ?… » murmurait Raskolnikoff en se rasseyant, épuisé, sur le divan. — « Qu’est-ce donc qui se passe ? Ai-je toujours le délire, ou bien les choses sont-elles comme je les vois ? Il me semble que je ne rêve pas… Ah ! à présent, je me rappelle : il faut partir, partir au plus vite, il le faut absolument ! Oui…, mais où aller ? Et où sont mes vêtements ? Pas de bottes ! Ils les ont prises ! Ils les ont cachées ! Je comprends ! Ah ! voilà mon paletot — il a échappé à leur attention ! Voilà de l’argent sur la table, grâce à Dieu ! La lettre de change est là aussi… Je vais prendre l’argent et je m’en irai, je louerai un autre logement, ils ne me trouveront pas !… Oui, mais le bureau des adresses ? Ils me découvriront ! Razoumikhine saura bien me dénicher. Il vaut mieux quitter le pays, m’en aller au loin… en Amérique : là je me moquerai d’eux ! Il faut aussi emporter la lettre de change… elle me servira là-bas. Que prendrai-je encore ? Ils me croient malade ! Ils pensent que je ne suis pas en état de marcher, hé, hé, hé !… J’ai lu dans leurs yeux qu’ils savent tout ! Je n’ai que l’escalier à descendre ! Mais si la maison était gardée, si, en bas, j’allais trouver des agents de police ? Qu’est-ce que cela ? du thé ? Ah ! il est resté aussi de la bière, cela va me rafraîchir ! »

Il prit la bouteille qui contenait encore la valeur d’un grand verre et la vida d’un trait avec une véritable jouissance, car sa poitrine était en feu. Mais, moins d’une minute après, la bière lui occasionna des bourdonnements dans la tête et un frisson léger, agréable même, parcourut son dos. Il se coucha et tira la couverture sur lui. Ses idées, déjà auparavant maladives et incohérentes, commencèrent à s’embrouiller de plus en plus. Bientôt ses paupières devinrent lourdes. Il posa voluptueusement sa tête sur l’oreiller, s’enveloppa plus étroitement dans la molle couverture ouatée qui avait remplacé son méchant manteau et s’endormit d’un profond sommeil.

En entendant un bruit de pas, il se réveilla et aperçut Razoumikhine qui venait d’ouvrir la porte, mais hésitait à pénétrer dans la chambre et restait debout sur le seuil. Raskolnikoff se souleva vivement et regarda son ami de l’air d’un homme qui cherche à se rappeler quelque chose.

— Puisque tu ne dors plus, me voilà ! Nastasia, monte ici le paquet, cria Razoumikhine à la servante qui se trouvait en bas. — Je vais te rendre mes comptes…

— Quelle heure est-il ? demanda le malade en promenant autour de lui un regard effaré.

— Tu t’en es donné, mon ami ; le jour baisse, il va être six heures. Ton sommeil a duré plus de six heures.

— Seigneur ! Comment ai-je pu dormir si longtemps !

— De quoi te plains-tu ? Cela te fait du bien ! Quelle affaire pressante avais-tu donc ? Un rendez-vous peut-être ? À présent tout notre temps est à nous. J’attendais ton réveil depuis trois heures ; j’ai déjà passé deux fois chez toi, tu dormais. J’ai été aussi deux fois chez Zosimoff ; il était absent, mais n’importe, il viendra. En outre, j’ai eu à m’occuper pour mon propre compte, j’ai changé de domicile aujourd’hui, il m’a fallu tout déménager, y compris mon oncle. C’est que, vois-tu, j’ai à présent mon oncle chez moi… Allons, assez causé, maintenant à notre affaire !… Donne ici le paquet, Nastasia. Nous allons tout de suite… Mais comment te sens-tu, mon ami ?

— Je me porte bien ; je ne suis pas malade… Razoumikhine, il y a longtemps que tu es ici ?

— Je viens de te dire que j’attendais ton réveil depuis trois heures.

— Non, mais avant ?

— Comment, avant ?

— Depuis quand viens-tu ici ?

— Mais, voyons, je te l’ai dit tantôt : est-ce que tu ne t’en souviens plus ?

Raskolnikoff fit appel à ses souvenirs. Les incidents de la journée lui apparaissaient comme dans un songe. Ses efforts de mémoire restant infructueux, il interrogea du regard Razoumikhine.

— Hum ! fit celui-ci : tu l’as oublié. J’avais déjà remarqué tantôt que tu n’étais pas encore dans ton assiette… À présent, le sommeil t’a fait du bien… Vraiment, tu as beaucoup meilleure mine. Allons, qu’importe ? Cela va te revenir tout à l’heure. Regarde donc par ici, cher homme.

Il se mit à défaire le paquet qui, évidemment, était l’objet de toutes ses préoccupations.

— Cela, mon ami, me tenait particulièrement au cœur. C’est qu’il faut faire de toi un homme. Nous allons nous y mettre. Commençons par le haut. Vois-tu cette casquette ? dit-il en prenant dans le paquet une casquette assez jolie, quoique fort ordinaire et de peu de valeur. Veux-tu me permettre de te l’essayer ?

— Pas maintenant, plus tard, fit Raskolnikoff en repoussant son ami avec un geste d’impatience.

— Non, tout de suite, ami Rodia, laisse-toi faire, plus tard il serait trop tard ; d’ailleurs l’inquiétude me tiendrait éveillé toute la nuit, car j’ai acheté au jugé, n’ayant pas la mesure de ta tête. Elle va parfaitement ! s’écria-t-il triomphant, après avoir essayé la casquette à Raskolnikoff : — c’est tout à fait cela, on jurerait qu’elle a été faite sur commande ! Devine un peu ce que je l’ai payée, Nastasiouchka, dit-il à la servante en voyant que son ami gardait le silence.

— Deux grivnas, sans doute, répondit Nastasia.

— Deux grivnas, tu es folle ! cria Razoumikhine vexé : — à présent pour deux grivnas on ne pourrait même pas t’acheter, — huit grivnas ! Et encore c’est parce qu’elle a déjà été portée. Passons maintenant à la culotte, je te préviens que j’en suis fier !

Sur ce, il étala devant Raskolnikoff un pantalon gris, d’une légère étoffe d’été.

— Pas un trou, pas une tache, et très-mettable, quoiqu’il ait aussi été porté ; le gilet est de la même couleur que le pantalon, comme l’exige la mode. Du reste, si ces effets ne sont pas neufs, à dire vrai, ils n’en sont que meilleurs : ils ont acquis par l’usage plus de douceur, plus de moelleux… Vois-tu, Rodia, selon moi, pour faire son chemin dans le monde, il faut toujours se régler sur la saison. Les gens raisonnables ne mangent pas d’asperges au mois de janvier : j’ai suivi ce principe dans mes emplettes. Nous sommes en été, j’ai donc acheté des vêtements d’été. Vienne l’automne, il te faudra des vêtements plus chauds, et tu abandonneras ceux-ci… d’autant plus que, d’ici là, ils auront eu le temps de s’user. Eh bien, devine ce que cela a coûté ! Combien, selon toi ? — Deux roubles vingt-cinq kopecks ! À présent, parlons des bottes ; comment les trouves-tu ? On voit qu’elles ont déjà été portées, mais elles feront encore très-bien leur office pendant deux mois, parce qu’elles ont été confectionnées à l’étranger : un secrétaire de l’ambassade britannique s’en est défait la semaine dernière ; il ne les avait que depuis six jours, mais il était très à court d’argent. Prix : un rouble cinquante kopecks. C’est pour rien.

— Mais elles n’iront peut-être pas à son pied ! observa Nastasia.

— Elles n’iront pas à son pied ! Et cela, qu’est-ce que c’est ? « répliqua Razoumikhine en tirant de sa poche une vieille botte de Raskolnikoff, laquelle était toute trouée et toute sale : j’avais pris mes précautions ; ils ont relevé la mesure sur cette horreur. Tout cela a été fait très consciencieusement. Mais, pour le linge, il y a eu du tirage avec la marchande. Enfin, tu as là trois chemises de toile avec des devants à la mode… Maintenant, récapitulons : casquette, huit grivnas ; pantalon et gilet, deux roubles vingt-cinq kopecks ; bottes, un rouble cinquante kopecks ; linge, cinq roubles ; total : neuf roubles cinquante-cinq kopecks. J’ai donc à te remettre quarante-cinq kopecks ; tiens, prends-les ; et, de la sorte, te voilà tout requinqué ; car, à mon avis, ton paletot non-seulement peut encore servir, mais possède beaucoup de distinction : on voit qu’il a été fait chez Charmer ! Pour ce qui est des chaussettes, etc., je t’ai laissé le soin de les acheter toi-même. Il nous reste vingt-cinq roubles, et tu n’as pas à t’inquiéter de Pachenka, ni du payement de ton loyer. Je te l’ai dit : on te fait un crédit illimité. À présent, mon ami, permets qu’on te change de linge ; c’est nécessaire, car la maladie est dans ta chemise…

— Laisse-moi donc ! Je ne veux pas ! répondit en le repoussant Raskolnikoff dont le visage était resté morne tant qu’avait duré le récit enjoué de Razoumikhine.

— Il le faut, mon ami ; pourquoi donc ai-je éculé mes bottes ? insista ce dernier. — Nastasiouchka, ne faites pas la prude et venez à mon aide, là ! et, malgré la résistance de Raskolnikoff, il réussit à le changer de linge.

Le malade retomba sur son oreiller et ne dit pas un mot pendant deux minutes.

« Est-ce qu’ils ne vont pas à la fin me laisser en repos ? pensait-il. — Avec quel argent tout cela a-t-il été acheté ? demanda-t-il ensuite, en regardant le mur.

— Voilà une question ! Mais avec ton propre argent. Ta maman t’a fait envoyer par Vakhrouchine trente-cinq roubles qui t’ont été apportés tantôt, est-ce que tu l’as oublié ?

— À présent, je m’en souviens… dit Raskolnikoff après être resté pensif et sombre pendant assez longtemps. Razoumikhine, les sourcils froncés, le considérait avec inquiétude.

La porte s’ouvrit, et un homme de haute taille entra dans la chambre. Sa façon de se présenter indiquait un visiteur accoutumé de Raskolnikoff.

— Zosimoff ! Enfin ! s’écria joyeusement Razoumikhine.

IV

Le nouveau venu était un grand et gros homme de vingt-sept ans, au visage bouffi, blême et soigneusement rasé. Ses cheveux d’un blond presque blanc se tenaient droits sur sa tête. Il avait des lunettes, et à l’index de son épaisse main brillait un gros anneau d’or. On voyait qu’il aimait à être à l’aise dans ses vêtements, d’ailleurs d’une élégance cossue. Il portait un ample paletot en drap léger et un large pantalon d’été d’une couleur claire. Son linge était irréprochable, et une lourde chaîne de montre en or se jouait sur son gilet. Il y avait dans ses allures quelque chose de lent et de flegmatique, quelques efforts qu’il fit pour se donner un air dégagé. Du reste, en dépit de sa surveillance sur lui-même, la prétention perçait continuellement dans ses manières. Toutes ses connaissances le trouvaient insupportable, mais faisaient grand cas de lui en tant que médecin.

— J’ai passé deux fois chez toi, mon ami… Tu vois, il a repris ses sens ! cria Razoumikhine.

— Je le vois, je le vois ; eh bien, comment nous sentons-nous aujourd’hui, hein ? demanda Zosimoff à Raskolnikoff qu’il regarda avec attention.

En même temps, il s’installait au bout du divan, près des pieds du malade, s’efforçant de trouver là une place suffisante pour son énorme personne.

— Mais il est toujours hypocondriaque, poursuivit Razoumikhine ; tout à l’heure, quand nous l’avons changé de linge, il s’est presque mis à pleurer.

— La chose se comprend ; on pouvait faire cela plus tard, il n’était pas nécessaire de le contrarier… Le pouls est excellent. Nous avons toujours un peu mal à la tête, hein ?

— Je me porte bien, je me porte parfaitement ! dit Raskolnikoff avec irritation. En prononçant ces mots, il s’était tout à coup soulevé sur le divan, et ses yeux étincelaient ; mais, moins d’une seconde après, il retomba sur son oreiller et se tourna du côté du mur. Zosimoff le considérait attentivement.

— Très-bien… rien de particulier à noter… déclara-t-il négligemment. — A-t-il mangé quelque chose ?

On raconta le repas fait par le malade, et l’on demanda ce qu’on pouvait lui donner.

— Mais on peut lui donner n’importe quoi… de la soupe, du thé… Naturellement, les champignons et les concombres lui sont interdits ; il ne faut pas non plus qu’il mange de bœuf, ni… Mais c’est là du bavardage superflu… — Il échangea un regard avec Razoumikhine. — Plus de potions, plus de médicaments, et demain je viendrai voir… On aurait pu aujourd’hui… Allons, c’est bien…

— Demain soir, je lui ferai faire une promenade ! décida Razoumikhine. — Nous irons ensemble au jardin Ioussoupoff et ensuite au Palais de Cristal.

— Demain ce serait peut-être un peu tôt, mais une petite sortie… D’ailleurs, d’ici là, nous verrons.

— Ce qui me vexe, c’est qu’aujourd’hui justement je pends la crémaillère à deux pas d’ici ; je voudrais qu’il fût des nôtres, quand il devrait rester couché sur un divan ! Tu viendras, toi ? demanda brusquement Razoumikhine à Zosimoff ; — tu as promis, ne va pas me manquer de parole.

— Soit, mais je ne pourrai venir qu’assez tard. Tu donnes une fête ?

— Oh ! rien du tout ; il y aura simplement du thé, de l’eau-de-vie, des harengs et un pâté. C’est une petite réunion d’amis.

— Quels seront tes hôtes ?

— Des camarades, des jeunes gens, plus un vieil oncle à moi qui est venu pour affaires à Pétersbourg : il n’est ici que depuis hier ; nous nous voyons une fois tous les cinq ans.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il a végété toute sa vie dans un district où il était maître de poste… il touche une petite pension, il a soixante-cinq ans, ce n’est même pas la peine d’en parler… Je l’aime, du reste. Il y aura chez moi Porphyre Pétrovitch, le juge d’instruction du quartier… un juriste. Mais tu le connais, au fait…

— Il est aussi ton parent ?

— Très-éloigné. Mais pourquoi fronces-tu le sourcil ? Parce qu’un jour vous vous êtes chamaillés ensemble, tu es dans le cas de ne pas venir ?

— Oh ! je me moque pas mal de lui…

— C’est ce que tu peux faire de mieux. Bref, j’aurai des étudiants, un professeur, un employé, un musicien, un officier ; Zamétoff…

— Dis-moi, je te prie, ce que toi ou lui — Zosimoff montra d’un signe de tête Raskolnikoff — vous pouvez avoir de commun avec un Zamétoff.

— Eh bien ! oui, si tu veux que je te le dise, il y a quelque chose de commun entre Zamétoff et moi : nous avons entrepris une affaire ensemble.

— Je serais curieux de savoir quoi.

— Mais c’est toujours à propos du peintre en bâtiments… Nous travaillons à sa mise en liberté. À présent, du reste, cela ira tout seul. L’affaire est maintenant parfaitement claire ! Notre intervention aura seulement pour effet de presser le dénoûment.

— De quel peintre en bâtiments s’agit-il ?

— Comment, est-ce que je ne t’en ai pas déjà parlé ? Ah ! c’est vrai, je ne t’ai raconté que le commencement… voilà, c’est au sujet du meurtre de la vieille prêteuse sur gages… eh bien, on a arrêté le peintre comme auteur du crime…

— Oui, avant ton récit, j’avais déjà entendu parler de cet assassinat, et même l’affaire m’intéresse… jusqu’à un certain point… j’en ai lu quelque chose dans les journaux. Ah ! voilà…

— On a aussi tué Élisabeth ! fit tout à coup Nastasia en s’adressant à Raskolnikoff.

Elle n’avait pas quitté la chambre et, debout près de la porte, prêtait l’oreille à la conversation.

— Élisabeth ? balbutia le malade d’une voix presque inintelligible.

— Oui, Élisabeth, la revendeuse à la toilette, est-ce que tu ne la connaissais pas ? Elle venait ici en bas. Elle t’a même fait une chemise.

Raskolnikoff se tourna du côté du mur et se mit à fixer avec toute l’attention possible une des petites fleurs blanches semées sur le papier qui tapissait sa chambre. Il sentait ses membres s’engourdir, mais il n’essayait pas de se remuer, et son regard restait obstinément attaché sur la petite fleur.

— Eh bien, ce peintre qui est impliqué dans l’affaire, on a relevé des charges contre lui, sans doute ? dit Zosimoff, interrompant avec une impatience marquée le bavardage de Nastasia qui soupira et se tut.

— Oui, mais des charges qui n’en sont pas, et voilà précisément ce qu’il s’agit de démontrer ! La police fait fausse route ici, comme elle s’est déjà trompée au début quand elle a soupçonné Koch et Pestrïakoff ! Pour si désintéressé qu’on soit dans la question, on se sent révolté en voyant une enquête si bêtement, conduite ! Pestriakoff viendra peut-être chez moi ce soir… À propos, Rodia, tu connais cette histoire, elle est arrivée avant ta maladie, justement la veille du jour où tu as eu un évanouissement au bureau de police pendant qu’on en parlait…

Zosimoff regarda curieusement Raskolnikoff qui ne bougea pas.

— Il faudra que j’aie l’œil sur toi, Razoumikhine : tu t’emballes joliment pour une affaire qui ne te regarde pas, observa le docteur.

— C’est possible, mais n’importe ! Nous tirerons ce malheureux des griffes de la justice ! s’écria Razoumikhine, en frappant du poing sur la table. — Ce ne sont pas les bévues de ces gens-là qui m’irritent le plus : il est permis de se tromper, l’erreur est chose excusable car par elle on arrive à la vérité. Non, ce qui me fâche, c’est que, tout en se trompant, ils continuent à se croire infaillibles. J’estime Porpyre, mais… Tiens, sais-tu, par exemple, ce qui les a déroutés tout d’abord ? La porte était fermée : or, quand Koch et Pestriakoff sont arrivés avec le dvornik, elle était ouverte : donc Koch et Pestriakoff sont les assassins ! Voilà leur logique !

— Ne t’échauffe pas : on les a arrêtés, on ne pouvait pas faire autrement… À propos : j’ai eu l’occasion de rencontrer ce Koch, il paraît qu’il était en relation d’affaires avec la vieille, il lui rachetait les objets non dégagés à l’échéance ?

— Oui, c’est un aigrefin, un personnage véreux ! Il rachète aussi les lettres de change. Sa mésaventure ne m’émeut en aucune façon. Je m’emporte contre les agissements idiots d’une procédure démodée… C’est le cas ici d’ouvrir une nouvelle voie et de renoncer à une routine qui a fait son temps Les seules données psychologiques peuvent mettre sur la vraie piste. « Nous avons des faits ! » disent-ils. Mais les faits ne sont pas tout ; la manière de les interpréter est pour moitié au moins dans le succès d’une instruction !

— Et toi, tu sais interpréter les faits ?

— Vois-tu, il est impossible de se taire quand on sent, quand on a l’intime conviction qu’on pourrait aider à la découverte de la vérité, si… Eh !… Tu connais les détails de l’affaire ?

— Tu m’avais parlé d’un peintre en bâtiments : j’attends toujours son histoire.

— Eh bien, écoute. Le surlendemain du meurtre, dans la matinée, tandis que la police instruisait encore contre Koch et Pestriakoff, malgré les explications parfaitement catégoriques fournies par eux, surgit tout à coup un incident des plus inattendus. Un certain Douchkine, paysan qui tient un cabaret en face de la maison du crime, apporta au commissariat un écrin renfermant des boucles d’oreilles en or, et il raconta toute une histoire : «  Avant-hier soir, un peu après huit heures », — remarque cette coïncidence ! — « Nikolai, un ouvrier peintre qui fréquente mon établissement, est venu me prier de lui prêter deux roubles sur les boucles d’oreilles, contenues dans cette petite boîte. À ma question : Où as-tu pris cela ? il a répondu qu’il l’avait ramassé sur le trottoir. Je ne lui en ai pas demandé davantage », — c’est Douchkine qui parle, — « et je lui ai donné un petit billet », — c’est-à-dire un rouble, — car, me suis-je dit, si je ne prends pas cet objet, un autre le prendra, et il vaut mieux qu’il soit entre mes mains : si l’on vient à le réclamer, si j’apprends qu’il a été volé, j’irai le porter à la police. »

Bien entendu, en parlant ainsi, il mentait effrontément : je connais ce Douchkine, c’est un recéleur, et quand il a subtilisé à Nikolaï un objet de trente roubles, il n’avait nullement l’intention de le remettre à la police ; il ne s’est décidé à cette démarche que sous l’influence de la peur. Mais laissons Douchkine poursuivre son récit : — « Ce paysan qui s’appelle Nikolaï Démentieff, je le connais depuis l’enfance : il est, comme moi, du gouvernement de Riazan et du district de Zaraïsk. Sans être un ivrogne, il boit quelquefois un peu trop.

« Nous savions qu’il faisait des travaux de peinture dans cette maison avec Mitréi, qui est de son pays. Après avoir reçu le petit billet, Nikolaï a bu coup sur coup deux verres, échangé son rouble pour payer et est parti en emportant la monnaie. Je n’ai pas vu Mitréi avec lui à cette heure-là. Le lendemain, nous avons entendu dire qu’on avait tué à coups de hache Aléna Ivanovna et sa sœur Élisabeth Ivanovna. Nous les connaissions, et alors un doute m’est venu au sujet des boucles d’oreilles, parce que nous savions que la vieille prêtait de l’argent sur des objets de ce genre. Pour éclaircir mes soupçons, je me suis rendu dans cette maison sans faire semblant de rien, et tout d’abord j’ai demandé si Nikolaï était là. Mitréi m’a répondu que son camarade faisait la noce : Nikolaï était rentré chez lui, ivre, à la première heure du jour, et au bout de dix minutes environ il était sorti de nouveau ; depuis ce temps, Mitréi ne l’avait plus vu, et il achevait seul le travail.

« L’escalier qui conduit chez les victimes dessert aussi le logement où travaillent les deux ouvriers, ce logement est situé au second étage. Ayant appris tout cela, je n’ai rien dit à personne », — c’est Douchkine qui parle, — « mais j’ai recueilli le plus de renseignements possible sur les circonstances de l’assassinat, et je suis revenu chez moi, toujours préoccupé du même doute. Or, ce matin, à huit heures », — c’est-à-dire le surlendemain du crime, tu comprends ? — « je vois Nikolaï entrer dans mon établissement ; il avait bu, mais il n’était pas trop ivre et pouvait comprendre ce qu’on lui disait. Il s’assied en silence sur un banc.

« Quand il est arrivé, il n’y avait dans mon cabaret qu’un seul client, un habitué qui dormait sur un autre banc ; je ne parle pas de mes deux jeunes garçons. — As-tu vu Mitréi ? demandé-je à Nikolaï. — Non, dit-il, je ne l’ai pas vu. — Et tu n’es pas venu travailler ici ? — Je ne suis pas venu depuis avant-hier, répond-il. — Mais, cette nuit, où as-tu couché ? — Aux Sables, chez les Kolomensky. — Et où as-tu pris les boucles d’oreilles que tu m’as apportées l’autre jour ? — Je les ai trouvées sur un trottoir, fait-il d’un air tout drôle en évitant de me regarder. — As-tu entendu dire que ce même soir, vers la même heure, il s’est passé telle et telle chose dans le corps de bâtiment où tu travaillais ? — Non, dit-il, je n’en savais rien.

« Je lui raconte les faits qu’il écoute en écarquillant les yeux. Tout à coup je le vois devenir blanc comme un morceau de craie ; il prend son bonnet et se lève. Je veux le retenir : — Attends un peu, Mikolaï, lui dis-je, est-ce que tu ne boiras pas un verre ? En même temps, je fais signe à mon garçon d’aller se placer devant la porte, et je quitte mon comptoir. Mais, devinant sans doute mes intentions, il s’élance hors de la maison, prend sa course et, un instant après, disparaît au tournant d’une rue. Dès lors, je n’ai plus douté qu’il ne fût coupable. »

— Je crois bien !… dit Zosimoff.

— Attends ! Écoute la fin ! Naturellement, la police s’est mise à chercher Nikolaï de tous côtés : on s’est assuré de Douchkine et de Mitréi ; on a fait des perquisitions chez eux : on a aussi tout retourné chez les Kolomensky ; mais c’est avant-hier seulement que Nikolaï lui-même a été arrêté dans une auberge de la barrière de ***, à la suite de circonstances curieuses. Arrivé dans cette auberge, il avait ôté sa croix, qui était en argent, l’avait remise au patron et s’était fait servir un chkalik[5] d’eau-de-vie. Quelques minutes après, une paysanne vient traire les vaches, et, en regardant par une fente dans une remise voisine de l’étable, elle aperçoit le pauvre diable en train de se pendre : il avait fait un nœud coulant à sa ceinture, avait attaché celle-ci à une solive du plafond et, monté sur un bloc de bois, essayait de passer son cou dans le nœud coulant…

« Aux cris poussés par la femme, les gens accourent : « Ainsi, voilà à quoi tu passes ton temps ? » — «  Conduisez-moi, dit-il, à tel bureau de police, j’avouerai tout. »

« On fait droit à sa demande et, avec tous les honneurs dus à son rang, on l’emmène au bureau de police indiqué, c’est-à-dire à celui de notre quartier. Là, commence l’interrogatoire d’usage :

« Qui es-tu ? Quel âge as-tu ? » — « Vingt-deux ans », etc. Demande : « — Pendant que tu travaillais avec Mitréi, vous n’avez vu personne dans l’escalier entre telle et telle heure ? » Réponse : « — Il est peut-être passé des gens, mais nous ne les avons pas remarqués. » — « Et vous n’avez entendu aucun bruit ? » — « Nous n’avons rien entendu de particulier. » — « Mais toi, Nikolaï, as-tu su ce jour-là qu’à telle heure on avait tué et dévalisé telle veuve et sa sœur ? » — « Je n’en savais absolument rien ; j’en ai eu la première nouvelle avant-hier, au cabaret, par Afanase Pavlitch. » — « Et où as-tu pris les boucles d’oreilles ? » — « Je les ai trouvées sur le trottoir. » — « Pourquoi le lendemain n’es-tu pas allé travailler avec Mitréi ? » — « Parce que j’ai fait la noce. » — « Où as-tu fait la noce ? » — « En différents endroits. » — « Pourquoi t’es-tu sauvé de chez Douchkine ? » — « Parce que j’avais peur. » — « De quoi avais-tu peur ? » — « Je craignais de passer en jugement. » — « Comment donc pouvais-tu craindre cela si tu ne te sens coupable de rien ?… »

Eh bien, tu le croiras ou tu ne le croiras pas, Zosimoff, cette question a été posée et littéralement en ces termes-là, je le sais positivement, on m’a fait le compte rendu textuel de l’interrogatoire ! Hein ! comment la trouves-tu ?

— Mais, enfin, les preuves sont là.

— Il ne s’agit pas des preuves en ce moment, il s’agit de la question faite à Nicolas, de la manière dont les gens de police comprennent la nature humaine ! Allons, c’est bien, laissons cela ! En résumé, ils ont tellement tourmenté ce malheureux qu’il a fini par avouer : — « Ce n’est pas sur le trottoir que j’ai trouvé ces boucles d’oreilles, mais dans l’appartement où je travaillais avec Mitréi. » — « Comment as-tu fait cette trouvaille ? » — « Mitréi et moi nous avions peint toute la journée ; il était huit heures, et nous allions partir, quand Mitréi prend un pinceau, me le passe sur la figure et se sauve après m’avoir ainsi barbouillé.

« Je m’élance à sa poursuite, je descends les escaliers quatre à quatre en criant comme un perdu ; mais au moment où j’arrivais en bas de toute la vitesse de mes jambes, je bouscule le dvornik et des messieurs qui se trouvaient là aussi, je ne me rappelle plus combien il y en avait. Là-dessus, le dvornik me dit des injures, un autre dvornik m’injurie également, la femme du premier sort de sa loge et fait chorus avec eux. Enfin un monsieur qui entrait dans la maison avec une dame nous invective à son tour, Mitka et moi, parce que nous étions étendus en travers de la porte et barrions le passage. J’avais saisi Mitka par les cheveux, je l’avais jeté à terre et je lui donnais des coups de poing. Il m’avait pris aussi par les cheveux et me cognait de son mieux tout en étant sous moi. Nous faisions cela sans méchanceté, histoire de rire. Ensuite Mitka se dégagea et fila dans la rue, je courus après lui, mais je ne pus le rattraper et je retournai seul à l’appartement, parce que j’avais mes affaires à mettre en ordre. Tandis que je les rangeais, j’attendais Mitka, je croyais qu’il allait revenir. Et voilà que dans le vestibule, au coin, près de la porte, je marche sur quelque chose, je regarde : c’était un objet enveloppé dans du papier. J’enlève le papier et je trouve une boîte renfermant des boucles d’oreilles… »

— Derrière la porte ? Elle était derrière la porte ? Derrière la porte ? s’écria tout à coup Raskolnikoff en regardant avec effroi Razoumikhine, tandis qu’il faisait effort pour se soulever sur le divan.

— Oui… eh bien, quoi ? Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi es-tu ainsi ? dit Razoumikhine, en se levant, lui aussi, de son siège.

— Ce n’est rien !… eut à peine la force de répondre Raskolnikoff, qui se laissa retomber sur l’oreiller et se tourna de nouveau du côté du mur.

Tous restèrent quelque temps silencieux.

— Il était à moitié endormi, sans doute, dit enfin Razoumikhine en interrogeant du regard Zosimoff ; celui-ci fit de la tête un petit signe négatif.

— Eh bien ! continue donc, dit le docteur, — après ?

— Tu sais le reste. Dès qu’il s’est vu en possession de ces boucles d’oreilles, il n’a plus pensé ni à sa besogne ni à Mitka : il a pris son bonnet et est allé immédiatement chez Douchkine. Comme je te l’ai dit, il s’est fait donner un rouble par ce cabaretier et lui a faussement raconté qu’il avait trouvé la boîte sur le trottoir. Ensuite, il est parti faire la noce. Mais, en ce qui concerne le meurtre, son langage ne varie pas : « Je ne sais rien, répète-t-il toujours, je n’ai appris la chose que le surlendemain seulement. » — « Mais pourquoi donc as-tu disparu tous ces temps-ci ? » — « Parce que je n’osais pas me montrer. » — « Et pourquoi voulais-tu te pendre ? » — « Parce que j’avais peur. » — « De quoi avais-tu peur ? » — « D’être mis en jugement. » Voilà toute l’histoire. Maintenant, quelle conclusion en ont-ils tirée, penses-tu ?

— Que veux-tu que je pense ? Il y a une présomption, discutable peut-être, mais qui n’en existe pas moins. Il y a un fait. Fallait-il qu’ils rendissent la liberté à ton peintre en bâtiments ?

— Mais c’est qu’ils l’ont carrément inculpé d’assassinat ! Il ne leur reste plus le moindre doute…

— Voyons, ne t’échauffe pas. Tu oublies les boucles d’oreilles. Le même jour, peu d’instants après le meurtre, des boucles d’oreilles qui se trouvaient dans le coffre de la victime ont été vues entre les mains de Nicolas : conviens-en toi-même, on doit nécessairement se demander comment il se les est procurées. C’est une question que le magistrat instructeur ne peut négliger d’éclaircir.

— Comment il se les est procurées ! s’écria Razoumikhine, — comment il se les est procurées ! Voyons, docteur, tu es tenu, avant tout, d’étudier l’homme ; tu as, plus que tout autre, l’occasion d’approfondir la nature humaine, — eh bien, se peut-il que tu ne voies point, d’après toutes ces données, quelle est la nature de ce Nicolas ? Comment ne sens-tu pas, à priori, que toutes les déclarations faites par lui au cours de ses interrogatoires sont la vérité la plus pure ? Il s’est procuré les boucles d’oreilles exactement comme il le dit. Il a marché sur la boîte, et il l’a ramassée.

— La vérité la plus pure ! Pourtant lui-même a reconnu qu’il avait menti la première fois.

— Écoute-moi, écoute attentivement : le dvornik, Koch, Pestriakoff, l’autre dvornik, la femme du premier, la marchande qui se trouvait alors avec elle dans la loge, le conseiller de cour Krukoff qui en ce moment même venait de descendre de voiture et entrait dans la maison avec une dame à son bras, tous, c’est-à-dire huit ou dix témoins, déposent d’une commune voix que Nicolas a jeté Dmitri par terre, et, le tenant sous lui, l’a bourré de coups de poing, tandis que Dmitri avait pris son camarade par les cheveux et lui rendait la pareille. Ils sont couchés en travers de la porte et interceptent le passage ; on les injurie de tous côtés, et eux, « comme de petits enfants » (c’est l’expression textuelle des témoins), crient, se gourment, poussent des éclats de rire et se poursuivent l’un l’autre dans la rue, ainsi que l’eussent fait des gamins. Tu entends ? À présent, remarque ceci : en haut, gisent deux cadavres non encore refroidis, note qu’ils étaient encore chauds quand on les a découverts.

Si le crime a été commis par les deux ouvriers ou par Nicolas tout seul, permets-moi de te poser une question : Comprend-on une telle insouciance, une telle liberté d’esprit chez des gens qui viennent de commettre un assassinat suivi de vol ? N’y a-t-il pas incompatibilité entre ces cris, ces rires, cette lutte enfantine et la disposition morale dans laquelle auraient dû se trouver les meurtriers ? Quoi ! cinq ou dix minutes après avoir tué — car, je le répète, on a trouvé les cadavres encore chauds — ils s’en vont sans même fermer la porte de l’appartement où gisent leurs victimes, et, sachant que des gens montent chez la vieille, ils folâtrent sous la porte cochère au lieu de fuir au plus vite, ils barrent le passage, ils rient, ils attirent sur eux l’attention générale, ainsi que dix témoins sont unanimes à le déclarer !

— Sans doute, c’est étrange, cela paraît impossible, mais…

— Il n’y a pas de « mais », mon ami. Je reconnais que les boucles d’oreilles, trouvées entre les mains de Nicolas peu d’instants après le crime, constituent à sa charge un fait matériel sérieux — fait d’ailleurs expliqué d’une façon plausible par les déclarations de l’accusé et, comme tel, sujet à discussion », — encore faut-il aussi prendre en considération les faits justificatifs, d’autant plus que ceux-ci sont « hors de discussion ». Malheureusement, étant donné l’esprit de notre jurisprudence, nos magistrats sont incapables d’admettre qu’un fait justificatif, fondé sur une pure impossibilité psychologique, puisse détruire des charges matérielles, quelles qu’elles soient. Non, ils n’admettront jamais cela, par la raison qu’ils ont trouvé la boîte et que l’homme a voulu se pendre, « ce à quoi il n’aurait pu songer s’il ne s’était pas senti coupable ! — Voilà la question capitale, voilà pourquoi je m’échauffe ! Comprends-tu ?

— Oui, je vois bien que tu t’échauffes. Attends un peu, il y a une chose que j’avais oublié de te demander : qu’est-ce qui prouve que l’écrin renfermant les boucles d’oreilles a été pris en effet chez la vieille ?

— Cela est prouvé, reprit en rechignant Razoumikhine ; — Koch a reconnu l’objet et a indiqué celui qui l’avait mis en gage. De son côté, ce dernier a prouvé péremptoirement que l’écrin lui appartenait.

— Tant pis. Encore une question : quelqu’un n’a-t-il pas vu Nicolas pendant que Koch et Pestriakoff montaient au quatrième étage, et son alibi ne peut-il pas être établi ?

— Le fait est que personne ne l’a vu, répondit d’un ton fâché Razoumikhine, — voilà ce qu’il y a de désolant ! Koch et Pestriakoff eux-mêmes n’ont pas aperçu les ouvriers en montant l’escalier ; d’ailleurs, à présent, leur témoignage ne signifierait pas grand’chose. « Nous avons vu, disent-ils que l’appartement était ouvert et qu’on y travaillait probablement, mais nous avons passé sans faire attention, et nous ne nous rappelons pas s’il s’y trouvait ou non des ouvriers en ce moment. »

— Hum ! Ainsi toute la justification de Nicolas repose sur les rires et les coups de poing qu’il échangeait avec son camarade. Soit, c’est une forte preuve à l’appui de son innocence, mais… Permets-moi maintenant de te demander comment tu te rends compte du fait : en tenant pour vraie la version de l’accusé, comment expliques-tu la trouvaille des boucles d’oreilles ?

— Comment je l’explique ? Mais qu’y a-t-il à expliquer ici ? L’affaire est claire. Du moins, la route est clairement indiquée à l’instruction, et indiquée précisément par l’écrin. Le vrai coupable a laissé tomber ces boucles d’oreilles. Il était en haut quand Koch et Pestriakoff ont cogné à la porte ; il s’était enfermé au verrou. Koch a fait la bêtise de descendre ; alors l’assassin s’est esquivé de l’appartement et est descendu, lui aussi, attendu qu’il n’avait pas d’autre moyen de s’échapper. Sur l’escalier, il s’est dérobé à la vue de Koch, de Pestriakoff et du dvornik, en se réfugiant dans le logement du second étage juste au moment où les ouvriers venaient d’en sortir.

Il s’est caché derrière la porte pendant que le dvornik et les autres montaient chez la vieille, il a attendu que le bruit de leurs pas cessât de se faire entendre, et il est arrivé fort tranquillement au bas de l’escalier, à l’instant même où Dmitri et Nicolas à sa suite s’élançaient dans la rue. Comme tout le monde s’était dispersé, il n’a rencontré personne sous la porte cochère. Il se peut même qu’on l’ait vu, mais on ne l’a pas remarqué : est-ce qu’on fait attention à toutes les personnes qui entrent dans une maison ou qui en sortent ? Quant à l’écrin, il l’a laissé tomber de sa poche pendant qu’il se tenait derrière la porte, et il ne s’en est pas aperçu, parce qu’il avait alors d’autres chats à fouetter. L’écrin démontre donc clairement que le meurtrier s’est caché dans le logement vide du second étage. Voilà tout le mystère expliqué !

— C’est ingénieux, mon ami ! Cela fait honneur à ton imagination. C’est surtout ingénieux.

— Mais pourquoi donc ? Pourquoi ?

— Parce que tous les détails sont trop bien agencés, toutes les circonstances se présentent avec trop d’à-propos… C’est exactement comme au théâtre.

Razoumikhine allait de nouveau protester, mais soudain la porte s’ouvrit, et les trois jeunes gens virent apparaître un visiteur qu’aucun d’eux ne connaissait.

V

C’était un monsieur déjà d’un certain âge, au maintien gourmé, à la physionomie réservée et sévère. Il s’arrêta d’abord sur le seuil, promenant ses yeux autour de lui avec une surprise qu’il ne cherchait pas à dissimuler et qui n’en était que plus désobligeante. « Où donc me suis-je fourré ? » avait-il l’air de se demander. C’était avec défiance et même avec une affectation de frayeur qu’il contemplait la pièce étroite et basse où il se trouvait. Son regard conserva la même expression d’étonnement lorsqu’il se porta ensuite sur Raskolnikoff. Le jeune homme, dans une tenue très-négligée, était couché sur son misérable divan. Il ne fit pas un mouvement et se mit à considérer à son tour le visiteur. Puis ce dernier, gardant toujours sa mine hautaine, examina la barbe inculte et les cheveux ébouriffés de Razoumikhine, qui, de son côté, sans bouger de sa place, le dévisagea avec une curiosité impertinente. Durant une minute régna un silence gênant pour tout le monde. À la fin, comprenant sans doute que ses grands airs n’en imposaient à personne, le monsieur s’humanisa un peu et, poliment quoique avec une certaine raideur, s’adressa à Zosimoff.

— Rodion Romanovitch Raskolnikoff, un monsieur qui est étudiant ou ancien étudiant ? demanda-t-il en pesant sur chaque syllabe.

Zosimoff se souleva lentement, et peut-être aurait-il répondu si Razoumikhine, à qui la question n’était point faite, ne se fut empressé de le prévenir :

— Le voilà, il est sur le divan ! Mais vous, qu’est-ce qu’il vous faut ?

Le sans gêne de ces derniers mots froissa le monsieur aux airs importants ; il ébaucha un mouvement dans la direction de Razoumikhine, mais il se retint à propos et se retourna vivement vers Zosimoff.

— Voilà Raskolnikoff ! dit négligemment le docteur en montrant le malade d’un signe de tête ; puis il bâilla à se décrocher la mâchoire, tira de son gousset une énorme montre en or, la regarda et la remit dans sa poche.

Quant à Raskolnikoff, toujours couché sur le dos, il ne disait mot et ne cessait de tenir ses yeux fixés sur le nouveau venu, mais toute pensée était absente de son regard. Depuis qu’il s’était arraché à la contemplation de la petite fleur, son visage, excessivement pâle, trahissait une souffrance extraordinaire. On eût dit que le jeune homme venait de subir une opération douloureuse ou d’être soumis au supplice de la question. Peu à peu, toutefois, la présence du visiteur éveilla en lui un intérêt croissant : ce fut d’abord de la surprise, puis de la curiosité, et, finalement, une sorte de crainte. Lorsque le docteur l’eut montré en disant : « Voilà Raskolnikoff », notre héros se souleva tout à coup, s’assit sur le divan, et, d’une voix faible et entrecoupée, mais où perçait comme un accent de défi :

— Oui ! déclara-t-il, je suis Raskolnikoff ! Que voulez-vous ?

Le monsieur le considéra avec attention et répondit d’un ton digne :

— Pierre Pétrovitch Loujine. J’ai lieu d’espérer que mon nom ne vous est plus tout à fait inconnu.

Mais Raskolnikoff, qui s’était attendu à toute autre chose, se contenta de regarder son interlocuteur silencieusement et d’un air hébété, comme si le nom de Pierre Pétrovitch eut pour la première fois frappé ses oreilles.

— Comment ? Se peut-il que vous n’ayez pas encore entendu parler de moi ? demanda Loujine un peu déconcerté.

Pour toute réponse, Raskolnikoff s’affaissa lentement sur l’oreiller, mit ses mains derrière sa tête et fixa les yeux au plafond. L’embarras était visible sur la figure de Pierre Pétrovitch. Zosimoff et Razoumikhine l’observaient avec une curiosité de plus en plus grande, ce qui acheva de le décontenancer.

— Je présumais, je comptais, balbutia-t-il, qu’une lettre mise à la poste il y a dix jours, peut-être même quinze…

— Écoutez, pourquoi toujours rester près de la porte ? interrompit brusquement Razoumikhine : si vous avez quelque chose à expliquer, eh bien, asseyez-vous ; mais Nastasia et vous, vous ne pouvez pas tenir tous les deux sur le seuil : il est trop étroit. Nastasiouchka, range-toi, laisse passer ! Avancez, voici une chaise ici ! Faufilez-vous !

Il écarta sa chaise de la table, laissa un petit espace libre entre celle-ci et ses genoux, puis attendit, dans une position assez gênante, que le visiteur « se faufilât » dans ce passage. Il n’y avait pas moyen de refuser. Pierre Pétrovitch se glissa, non sans peine, jusqu’à la chaise et, après s’être assis, regarda d’un air défiant Razoumikhine.

— Du reste, ne vous gênez pas, dit celui-ci d’une voix forte ; — Rodia est malade depuis cinq jours déjà, et il a eu le délire pendant trois jours, mais maintenant la connaissance lui est revenue, il a même mangé avec appétit. Voilà son médecin. Moi, je suis un camarade de Rodia, ancien étudiant comme lui, et en ce moment je lui sers de garde-malade : ainsi ne faites pas attention à nous et continuez votre entretien comme si nous n’étions pas là.

— Je vous remercie. Mais ma présence et ma conversation n’auront-elles pas pour effet de fatiguer le malade ? demanda Pierre Pétrovitch en s’adressant à Zosimoff.

— Non, au contraire, ce sera une distraction pour lui, répondit d’un ton indifférent le docteur, et il bâilla de nouveau.

— Oh ! il a recouvré l’usage de ses facultés depuis longtemps déjà, depuis ce matin ! ajouta Razoumikhine dont la familiarité respirait une bonhomie si franche que Pierre Pétrovitch commença à se sentir plus à l’aise. Et puis, après tout, cet homme incivile et mal vêtu se recommandait de la qualité d’étudiant.

— Votre maman…

— Hum ! fit bruyamment Razoumikhine.

Loujine le regarda d’un air surpris.

— Rien, c’est un tic ; continuez…

Loujine haussa les épaules.

— … Votre maman avait commencé une lettre pour vous déjà avant mon départ. Arrivé ici, j’ai exprès différé ma visite de quelques jours pour être bien sûr que vous seriez instruit de tout. Mais, maintenant, je vois avec étonnement…

— Je sais, je sais ! répliqua brusquement Raskolnikoff, dont le visage exprima une violente irritation. — C’est vous qui êtes le futur ? Eh bien, je le sais, en voilà assez !

Ce langage blessa décidément Pierre Pétrovitch, mais il garda le silence, se demandant ce que tout cela signifiait. La conversation fut momentanément interrompue. Cependant Raskolnikoff, qui, pour lui répondre, s’était légèrement tourné de son côté, se remit soudain à l’examiner avec une attention marquée, comme s’il n’avait pas eu le temps de le bien voir tantôt, ou que quelque chose de nouveau l’eût frappé dans la personne du visiteur. Il se souleva donc sur le divan pour le considérer plus à son aise. Le fait est que tout l’extérieur de Pierre Pétrovitch offrait un je ne sais quoi de particulier qui semblait justifier l’appellation de « futur » si cavalièrement appliquée tout à l’heure à ce personnage.

D’abord on voyait, et même on voyait trop, que Pierre Pétrovitch s’était empressé d’utiliser son séjour dans la capitale pour « se faire beau », en prévision de l’arrivée prochaine de sa fiancée. Cela, du reste, n’avait rien que de fort excusable. Peut-être laissait-il trop deviner la satisfaction qu’il éprouvait d’avoir réussi dans son dessein ; mais on pouvait encore pardonner à un prétendu cette petite faiblesse. Loujine était entièrement habillé de neuf, et son élégance ne donnait prise à la critique qu’en un point : elle était de trop fraîche date et accusait trop un certain but. De quels respectueux égards le visiteur n’entourait-il pas l’élégant chapeau rond qu’il venait d’acheter ? Quels soins n’avait-il pas de ses jolis gants Jouvin qu’il n’avait pas osé mettre et se contentait de tenir à la main pour la montre ? Dans son costume dominaient les tons clairs ; il portait un coquet veston havane léger, un pantalon d’été de nuance tendre et un gilet de la même couleur que le pantalon. Son linge, tout neuf, était d’une exquise finesse, et une mince cravate de batiste à raies roses ornait son cou ; Pierre Pétrovitch avait, ajoutons-le, fort bonne mine sous ces vêtements et paraissait beaucoup plus jeune que son âge.

Son visage, très-frais et non dépourvu de distinction, était agréablement encadré de favoris foncés taillés en côtelettes, qui faisaient ressortir l’éclatante blancheur d’un menton soigneusement rasé. Ses cheveux grisonnaient à peine, et son coiffeur avait réussi à le friser sans lui faire, comme il arrive presque toujours, la tête ridicule d’un marié allemand. Si dans cette physionomie sérieuse et assez belle il y avait quelque chose de déplaisant et d’antipathique, cela tenait à d’autres causes. Après avoir impoliment dévisagé M. Loujine, Raskolnikoff sourit d’un air moqueur, se renversa sur son oreiller et se remit à contempler le plafond.

Mais M. Loujine semblait résolu à ne se formaliser de rien, et il feignit de ne point remarquer ces façons étranges. Il fit même un effort pour renouer la conversation :

— Je regrette infiniment de vous trouver dans cet état. Si j’avais su que vous étiez souffrant, je serais venu plus tôt. Mais, vous savez, je suis si affairé !… J’ai de plus un procès très-important à suivre au Sénat. Je ne parle pas des démarches et des préoccupations que vous devinez vous-même. J’attends votre famille, c’est-à-dire votre maman et votre sœur, d’un moment à l’autre…

Raskolnikoff parut vouloir dire quelque chose ; son visage exprima une certaine agitation. Pierre Pétrovitch s’arrêta un instant, attendit ; mais, voyant que le jeune homme restait silencieux, il continua :

— … D’un moment à l’autre. En prévision de leur prochaine arrivée, je leur ai cherché un logement…

— Où ? demanda d’une voix faible Raskolnikoff.

— À très-peu de distance d’ici, maison Bakaléieff…

— C’est dans le péréoulok Voznésensky, interrompit Razoumikhine ; — il y a deux étages loués en garni par le marchand Iouchine ; j’y suis allé.

— Oui, on y loue des appartements meublés.

— C’est un taudis ignoblement sale et, de plus, mal famé ; il s’y est passé de vilaines histoires ; le diable sait qui habite là dedans !… Moi-même, j’ai été amené là par une aventure scandaleuse. Du reste, les logements n’y sont pas chers.

— Naturellement, je ne pouvais savoir tout cela, vu que j’arrive de province, répliqua d’un ton piqué Pierre Pétrovitch ; — quoi qu’il en soit, les deux chambres que j’ai retenues sont très-propres, et, comme c’est pour un temps très-court… J’ai déjà arrêté notre futur logement, poursuivit-il en s’adressant à Raskolnikoff, — on est en train de l’arranger ; pour le moment, je loge moi-même en garni. J’habite à deux pas d’ici, chez madame Lippevechzel, dans l’appartement d’un jeune ami à moi, André Séménitch Lébéziatnikoff ; c’est lui qui m’a indiqué la maison Bakaléieff.

— Lébéziatnikoff ? fit lentement Raskolnikoff, comme si ce nom lui eût rappelé quelque chose.

— Oui, André Séménitch Lébéziatnikoff qui est employé dans un ministère. Vous le connaissez ?

— Oui… non…, répondit Raskolnikoff.

— Excusez-moi, votre question m’avait fait supposer qu’il ne vous était pas inconnu. J’ai été autrefois son tuteur… C’est un jeune homme très-gentil… et qui professe des idées très-avancées. Je fréquente volontiers les jeunes gens : par eux on apprend ce qu’il y a de nouveau.

En achevant ces mots, Pierre Pétrovitch regarda ses auditeurs avec l’espoir de saisir sur leur physionomie quelque signe d’approbation.

— À quel point de vue ? demanda Razoumikhine.

— Au point de vue le plus sérieux, je veux dire au point de vue de l’activité sociale, — répondit Loujine, enchanté qu’on lui eût fait cette question. — Voyez-vous, je n’avais pas visité Pétersbourg depuis dix ans. Toutes ces nouveautés, toutes ces réformes, toutes ces idées ont bien pénétré jusque chez nous autres provinciaux ; mais pour voir plus clairement et pour tout voir, il faut étre à Pétersbourg. Or, selon moi, c’est en observant nos jeunes générations qu’on se renseigne le mieux. Et, je l’avoue, j’ai été charmé…

— De quoi donc ?

— Votre question est vaste. Je puis me tromper, mais je crois avoir remarqué des vues plus nettes, un esprit plus critique, une activité plus raisonnée…

— C’est la vérité, laissa tomber négligemment Zosimoff.

— N’est-ce pas ? reprit Pierre Pétrovitch, qui récompensa le docteur d’un regard aimable. Vous conviendrez vous-même, poursuivit-il en s’adressant à Razoumikhine ; qu’il y a progrès au moins dans l’ordre scientifique et économique…

— Lieu commun !

— Non, ce n’est pas un lieu commun ! Par exemple, si l’on me dit : « Aime tes semblables, » et que je mette ce conseil en pratique, qu’en résultera-t-il ? se hâta de répondre Loujine avec un empressement peut-être trop visible ; — je déchirerai mon manteau en deux, j’en donnerai la moitié à mon prochain, et nous resterons tous deux à demi nus. Comme dit le proverbe russe : « Chassez plusieurs lièvres à la fois, vous n’en attraperez pas un » La science, elle, m’ordonne de n’aimer que moi, attendu que tout dans le monde est fondé sur l’intérêt personnel. Si vous n’aimez que vous, vous ferez convenablement vos affaires, et votre manteau restera entier. L’économie politique ajoute que plus il s’élève de fortunes privées dans une société, en d’autres termes, plus il s’y trouve de manteaux entiers, plus aussi cette société est solidement assise et heureusement organisée. Donc, en travaillant uniquement pour moi, je travaille aussi, par le fait, pour tout le monde, et il en résulte que mon prochain reçoit un peu plus qu’une moitié de manteau, et cela, non grâce à des libéralités privées et individuelles, mais par suite du progrès général. L’idée est simple ; malheureusement elle a mis beaucoup de temps à faire son chemin, à triompher de la chimère et du rêve ; pourtant, il ne faut pas, semble-t-il, beaucoup d’esprit pour comprendre…

— Pardon, j’appartiens à la catégorie des imbéciles, interrompit Razoumikhine. Ainsi, brisons là. J’avais un but en commençant cet entretien ; mais, depuis trois ans, j’ai les oreilles tellement rebattues de tout ce bavardage, de toutes ces banalités, que je rougis d’en parler et même d’en entendre parler devant moi. Naturellement, vous vous êtes empressé de nous exhiber vos théories, c’est très-excusable, et je ne vous en blâme pas. Je voulais seulement savoir qui vous êtes, parce que, voyez-vous, dans ces derniers temps, une foule de faiseurs se sont rués sur les affaires publiques, et, ne cherchant jamais que leur intérêt propre, ils ont gâté tout ce à quoi ils ont touché. Allons, assez !

— Monsieur, reprit Loujine piqué au vif, est-ce une manière de me dire que, moi aussi, je…

— Oh ! jamais de la vie… Comment donc !… Allons, assez ! répondit Razoumikhine, et, sans plus faire attention à lui, il reprit avec Zosimoff la conversation qu’avait interrompue l’arrivée de Pierre Pétrovitch.

Ce dernier eut le bon esprit d’accepter telle quelle l’explication de l’étudiant. D’ailleurs, il était décidé à s’en aller au bout de deux minutes.

— Maintenant que nous avons fait connaissance, dit-il à Raskolnikoff, j’espère que nos relations continueront après votre retour à la santé et deviendront plus intimes, grâce aux circonstances que vous connaissez… Je vous souhaite un prompt rétablissement.

Raskolnikoff n’eut même pas l’air de l’avoir entendu. Pierre Pétrovitch se leva.

— C’est assurément un de ses débiteurs qui l’a tuée ! affirma Zosimoff.

— Assurément ! répéta Razoumikhine. Porphyre ne dit pas ce qu’il pense, mais il interroge ceux qui avaient déposé des objets en gage chez la vieille.

— Il les interroge ? demanda d’une voix forte Raskolnikoff.

— Oui, eh bien ?

— Rien.

— Comment peut-il les connaître ? voulut savoir Zosimoff.

— Koch en a désigné quelques-uns ; on a trouvé les noms de plusieurs autres sur le papier qui enveloppait les objets ; enfin il y en a qui se sont présentés d’eux-mêmes quand ils ont appris…

— Le coquin qui a fait le coup doit être un gaillard adroit et expérimenté ! Quelle décision ! Quelle audace !

— Eh bien, non, c’est ce qui te trompe et c’est ce qui vous trompe tous ! répliqua Razoumikhine. Je soutiens, moi, qu’il n’est ni adroit, ni expérimenté, et que ce crime est très-probablement son début. Dans l’hypothèse où le meurtrier serait un scélérat consommé, rien ne s’explique plus, tout fourmille d’invraisemblances. Si, au contraire, on le suppose novice, il faut admettre que le hasard seul lui a permis de s’échapper, mais que ne fait pas le hasard ? Qui sait ? l’assassin n’a peut-être même pas prévu les obstacles ! Et comment mène-t-il son affaire ? Il prend des objets de dix ou vingt roubles et en bourre ses poches, il fouille dans le coffre où la vieille mettait ses chiffons ; or, dans le tiroir supérieur de la commode, on a trouvé une cassette renfermant quinze cents roubles en espèces métalliques, sans parler des billets ! Il n’a même pas su voler, il n’a su que tuer ! Je le répète, c’est un début ; il a perdu la tête ! Et s’il n’a pas été pris, il doit en remercier le hasard plus que son adresse !

Pierre Pétrovitch s’apprêtait à prendre congé ; mais, avant de sortir, il voulut encore prononcer quelques paroles profondes ; il tenait à laisser de lui une impression avantageuse, et la vanité l’emporta sur le jugement.

— Il s’agit sans doute de l’assassinat récemment commis sur la personne d’une vieille femme, veuve d’un secrétaire de collège ? demanda-t-il en s’adressant à Zosimoff.

— Oui. Vous en avez entendu parler ?

— Comment donc ! dans la société…

— Vous connaissez les détails ?

— Pas précisément ; mais cette affaire m’intéresse surtout par la question générale qu’elle soulève. Je ne parle même pas de l’augmentation croissante des crimes dans la basse classe durant ces cinq dernières années ; je laisse de côté la succession ininterrompue des pillages et des incendies. Je suis surtout frappé de ce fait que, dans les hautes classes, la criminalité suit une progression en quelque sorte parallèle.

— Mais de quoi vous inquiétez-vous ? observa brusquement Raskolnikoff. Tout cela, c’est la mise en pratique de votre théorie.

— Comment, de ma théorie ?

— La conclusion logique du principe que vous posiez tout à l’heure, c’est qu’on peut égorger les gens…

— Allons donc ! se récria Loujine.

— Non, ce n’est pas cela, remarqua Zosimoff.

Raskolnikoff était pâle et respirait avec effort ; un frisson agitait sa lèvre supérieure.

— En tout, il y a une mesure, poursuivit d’un ton hautain Pierre Pétrovitch : l’idée économique n’est pas encore, que je sache, une provocation à l’assassinat, et de ce qu’on pose en principe…

— Est-il vrai, interrompit soudain Raskolnikoff d’une voix tremblante de colère, est-il vrai que vous ayez dit à votre future femme… à l’heure même où elle venait d’agréer votre demande, que ce qui vous plaisait le plus en elle… c’était sa pauvreté… parce qu’il est préférable d’épouser une femme pauvre, pour la dominer ensuite et lui reprocher les bienfaits dont on l’a comblée ?…

— Monsieur ! s’écria Loujine, bégayant de fureur, — monsieur… dénaturer ainsi ma pensée ! Pardonnez-moi ; mais je dois vous déclarer que les bruits arrivés jusqu’à vous ou, pour mieux dire, portés à votre connaissance, n’ont pas l’ombre de fondement, et je… soupçonne qui… en un mot… cette flèche… en un mot, votre maman… Déjà elle m’avait paru, nonobstant toutes ses excellentes qualités, avoir l’esprit légèrement exalté et romanesque ; cependant, j’étais à mille lieues de supposer qu’elle pût se méprendre à ce point sur le sens de mes paroles et les citer en les altérant de la sorte… Et enfin… enfin…

— Savez-vous une chose ? vociféra le jeune homme en se soulevant sur son oreiller, tandis que ses yeux lançaient des flammes, — savez-vous une chose ?

— Quoi ?

Sur ce mot, Loujine s’arrêta et attendit d’un air de défi. Il y eut quelques secondes de silence.

— Eh bien, si vous vous permettez encore… de dire un seul mot… au sujet de ma mère… je vous jette en bas de l’escalier !

— Qu’est-ce que tu as ? cria Razoumikhine.

— Ah ! c’est ainsi !

Loujine pâlit et se mordit la lèvre. Il étouffait de rage, bien qu’il fît tous ses efforts pour se contenir.

— Écoutez, monsieur, commença-t-il après une pause, — l’accueil que vous m’avez fait tantôt quand je suis entré ici ne m’avait guère laissé de doute sur votre inimitié ; cependant j’ai prolongé ma visite exprès pour être plus complètement édifié à cet égard. J’aurais pu pardonner beaucoup à un malade et à un parent, mais à présent… jamais… je ne…

— Je ne suis pas malade ! cria Raskolnikoff.

— Tant pis…

— Allez-vous-en au diable !

Mais Loujine n’avait pas attendu cette invitation pour s’en aller. Il s’était hâté de sortir sans regarder personne et sans même saluer Zosimoff, qui depuis longtemps lui faisait signe de laisser le malade en repos.

— Est-ce qu’on peut se conduire ainsi ? dit en hochant la tête Razoumikhine intrigué.

— Laissez-moi, laissez-moi tous ! s’écria Raskolnikoff dans un transport de colère. Mais allez-vous me laisser enfin, bourreaux ! Je n’ai pas peur de vous ! Je ne crains personne, personne, maintenant ! Retirez-vous ! Je veux être seul, seul, seul !

— Allons-nous-en ! dit Zosimoff en faisant un signe de tête à Razoumikhine.

— Mais, est-ce qu’on peut l’abandonner dans cet état ?

— Allons-nous-en ! répéta avec insistance le docteur, et il sortit.

Razoumikhine réfléchit un instant, puis se décida à le suivre.

— Notre résistance à ses désirs ne pourrait que lui nuire, dit Zosimoff déjà sur l’escalier. Il ne faut pas l’irriter.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Une secousse qui l’arracherait à ses préoccupations lui ferait le plus grand bien. Il a quelque souci, quelque idée fixe qui l’obsède… C’est ce qui m’inquiète beaucoup.

— Ce monsieur Pierre Pétrovitch est peut-être pour quelque chose là dedans. D’après la conversation qu’ils viennent d’avoir ensemble, il paraît que ce personnage va épouser la sœur de Rodia, et que notre ami a reçu une lettre à ce sujet très-peu de temps avant sa maladie.

— Oui, c’est le diable qui a amené ce monsieur dont la visite a peut-être gâté toute l’affaire. Mais as-tu remarqué qu’un seul sujet de conversation fait sortir le malade de son apathie et de son mutisme ? Dès qu’on parle de ce meurtre, cela le surexcite…

— Oui, oui, je m’en suis bien aperçu, répondit Razoumikhine ; il devient alors attentif, inquiet. C’est que, le jour même où sa maladie a commencé, on lui a fait peur au bureau de police, il a eu un évanouissement.

— Tu me raconteras cela plus en détail ce soir, et, à mon tour, je te dirai quelque chose. Il m’intéresse, beaucoup même ! Dans une demi-heure je reviendrai m’informer de son état… Du reste, l’inflammation n’est pas à craindre…

— Merci à toi ! Maintenant, je vais passer un moment chez Pachenka, et je le ferai surveiller par Nastasia… Raskolnikoff, laissé seul, regardait la servante avec impatience et ennui ; mais elle hésitait encore à s’en aller.

— Boiras-tu ton thé maintenant ? demanda-t-elle.

— Plus tard ! Je veux dormir ! Laisse-moi…

Il se tourna par un mouvement convulsif du côté du mur ; Nastasia se retira.

VI

Mais, dès qu’elle fut sortie, il se leva, ferma la porte au crochet et se mit à revêtir les effets que Razoumikhine lui avait apportés peu auparavant. Chose bizarre, un apaisement complet semblait avoir tout à coup succédé chez Raskolnikoff à la frénésie de tantôt et à la terreur panique de ces derniers jours. C’était la première minute d’une tranquillité étrange, soudaine. Nets et précis, les mouvements du jeune homme dénotaient une résolution énergique. « Aujourd’hui même, aujourd’hui même !… » murmurait-il à part soi. Il comprenait pourtant qu’il était encore faible, mais l’extrême tension morale à laquelle il devait son calme lui donnait des forces et de l’assurance ; d’ailleurs, il espérait ne pas tomber dans la rue. Après s’être complétement habillé de neuf, il regarda l’argent placé sur la table, réfléchit un instant et le mit dans sa poche.

La somme se montait à vingt-cinq roubles. Il prit aussi toute la monnaie de cuivre qui restait sur les dix roubles dépensés par Razoumikhine pour l’achat des vêtements. Ensuite, il ouvrit tout doucement la porte, sortit de sa chambre et descendit l’escalier. En passant devant la cuisine grande ouverte, il y jeta un coup d’œil : Nastasia lui tournait le dos, elle était en train de souffler sur le samovar de la logeuse, et elle n’entendit rien. D’ailleurs, qui aurait pu prévoir cette fugue ? Un instant après, il se trouvait dans la rue.

Il était huit heures, le soleil s’était couché. Quoique l’atmosphère fût étouffante comme la veille, Raskolnikoff respirait avec avidité l’air poussiéreux empoisonné par les exhalaisons méphitiques de la grande ville. La tête commençait à lui tourner légèrement ; ses yeux enflammés, son visage maigre et livide exprimaient une énergie sauvage. Il ne savait où aller et ne se le demandait même pas ; il savait seulement qu’il fallait en finir avec tout « cela » aujourd’hui même, tout d’un coup, tout de suite ; qu’autrement il ne rentrerait pas chez lui, « parce qu’il ne voulait pas vivre ainsi ». Comment en finir ? Il n’avait pas d’idée là-dessus, et il s’efforçait d’écarter cette question qui le tourmentait. Il sentait et savait seulement qu’il fallait que tout changeât d’une façon ou d’une autre, « coûte que coûte », répétait-il avec une résolution désespérée.

Par une vieille habitude, il se dirigea vers le Marché-au-Foin. Avant d’y arriver, il rencontra, stationnant sur la chaussée en face d’une petite boutique, un joueur d’orgue, jeune homme aux cheveux noirs, en train de moudre une mélodie très-sentimentale. Le musicien accompagnait sur son instrument une jeune fille de quinze ans debout en face de lui sur le trottoir ; celle-ci, vêtue comme une demoiselle, avait une crinoline, une mantille, des gants et un chapeau de paille orné d’une plume couleur de feu ; tout cela était vieux et fripé. D’une voix fêlée, mais assez forte et assez agréable, elle chantait une romance en attendant que, de la boutique, on lui jetât une pièce de deux kopecks. Deux ou trois personnes s’étaient arrêtées ; Raskolnikoff fit comme elles, et, après avoir écouté un moment, il tira de sa poche un piatak qu’il mit dans la main de la jeune fille. Elle s’interrompit net sur la note la plus haute et la plus émue. « Assez ! » cria la chanteuse à son compagnon, et tous deux s’acheminèrent vers la boutique suivante.

— Aimez-vous les chansons des rues ? demanda brusquement Raskolnikoff à un passant, déjà d’un certain âge, qui avait écouté à côté de lui les musiciens ambulants, et qui avait l’air d’un flâneur. L’interpellé regarda avec surprise celui qui lui faisait cette question. — Moi, poursuivit Raskolnikoff, mais à le voir on eût cru qu’il parlait de toute autre chose que de la musique des rues, — j’aime à entendre chanter au son de l’orgue par une froide, sombre, et humide soirée d’automne, surtout quand il fait humide, lorsque tous les passants ont des figures verdâtres et maladives ; ou, mieux encore, quand la neige tombe en ligne droite, sans être chassée par le vent, vous savez ? et que les réverbères brillent à travers la neige…

— Je ne sais pas… Excusez-moi… balbutia le monsieur, effrayé, et de la question, et de l’air étrange de Raskolnikoff ; puis il passa de l’autre côté de la rue.

Le jeune homme continua sa marche et arriva au coin du Marché-au-Foin, à l’endroit où l’autre jour un bourgeois et sa femme causaient avec Élisabeth ; mais ils n’étaient plus là. Reconnaissant le lieu, il s’arrêta, regarda autour de lui et s’adressa à un jeune gars en chemise rouge, qui bâillait à l’entrée d’un magasin de farine.

— Il y a un bourgeois qui vend dans ce coin-là avec sa femme, n’est-ce pas ?

— Tout le monde vend, répondit le gars en toisant avec dédain Raskolnikoff.

— Comment l’appelle-t-on ?

— On l’appelle par son nom.

— Mais toi, n’es-tu pas de Zaraïsk ? De quelle province es-tu ?

Le gars jeta de nouveau les yeux sur son interlocuteur.

— Altesse, nous ne sommes pas d’une province, mais d’un district ; mon frère est parti, et moi, je suis resté à la maison, en sorte que je ne sais rien… Que Votre Altesse me pardonne généreusement.

— C’est une gargote qu’il y a là-haut ?

— C’est un traktir, avec un billard ; on y trouve même des princesses… c’est très-bien fréquenté !

Raskolnikoff gagna un autre angle de la place ou stationnait une foule compacte, exclusivement composée de moujiks. Il se glissa au plus épais du rassemblement, jetant un coup d’œil sur chacun et désireux d’adresser la parole à tout le monde. Mais les paysans ne faisaient pas attention à lui, et, répartis en petits groupes, causaient bruyamment de leurs affaires. Après un moment de réflexion, il quitta le Marché-au-Foin et s’engagea dans le péréoulok…

Souvent déjà il avait suivi cette petite rue qui fait un coude et conduit de la place à la Sadovaïa. Depuis quelque temps il aimait à aller flâner dans tous ces endroits-là, quand il commençait à s’ennuyer, « afin de s’ennuyer encore plus ». Maintenant il s’y rendait sans aucun dessein. Là se trouve une grande maison dont tout le rez-de-chaussée est occupé par des débits de boisson et des gargotes ; de ces établissements sortaient à chaque minute des femmes en cheveux et très-négligemment vêtues. Elles se groupaient sur deux ou trois points du trottoir, surtout près des escaliers qui donnent accès à divers sous-sols mal famés. Dans l’un de ceux-ci régnait en ce moment un joyeux vacarme : on chantait, on jouait de la guitare, le bruit s’entendait d’un bout de la rue à l’autre. Le plus grand nombre des femmes était réuni à l’entrée de ce bouge ; les unes étaient assises sur les marches, les autres sur le trottoir, d’autres enfin étaient debout et causaient. Un soldat ivre, la cigarette à la bouche, battait le pavé en proférant des imprécations : on aurait dit qu’il avait envie d’entrer quelque part, mais qu’il ne se rappelait plus où. Deux individus déguenillés échangeaient des injures. Un homme ivre-mort était couché tout de son long en travers de la rue. Raskolnikoff s’arrêta près du principal groupe de femmes. Elles causaient avec des voix fortes ; toutes avaient des robes d’indienne, des chaussures en peau de bouc, et étaient nu-tête. Plusieurs avaient dépassé la quarantaine, mais d’autres n’accusaient pas plus de dix-sept ans ; presque toutes avaient les yeux pochés.

Le chant et tout le bruit qui montait du sous-sol captivèrent l’attention de Raskolnikoff. Au milieu des éclats de rire et des clameurs joyeuses, une aigre voix de fausset se mariait aux sons d’une guitare, tandis que quelqu’un dansait furieusement en battant la mesure avec ses talons. Le jeune homme penché à l’entrée de l’escalier écoutait sombre et rêveur.


Mon beau et robuste petit homme,
Ne me bats pas sans raison !


faisait entendre l’aigre fausset du chanteur. Raskolnikoff aurait bien voulu ne pas perdre un mot de cette chanson, comme si la chose eût été pour lui de la plus haute importance.

« Si j’entrais ? » pensait-il. « Ils rient, ils sont ivres. Eh bien, si je m’enivrais ? »

— Vous n’entrez pas, cher barine ? demanda une des femmes d’une voix assez bien timbrée et conservant encore quelque fraîcheur. La personne était jeune, et, seule de tout le groupe, elle n’était pas repoussante.

— Oh ! la jolie fille ! répondit-il en relevant la tête et en la regardant.

Elle sourit ; le compliment lui avait fait plaisir.

— Vous êtes très-joli aussi, dit-elle.

— Joli, un décati pareil ! observa d’une voix de basse une autre femme : — pour sûr, il sort de l’hôpital !

Brusquement s’approcha un moujik en goguettes, au sarrau déboutonné, au visage rayonnant d’une gaieté narquoise.

— Paraît que ce sont des filles de généraux, et cela ne les empêche pas d’avoir le nez camus ! fit-il. — Oh ! quel charme !

— Entre, puisque tu es venu !

— Je vais entrer, ma beauté !

Et il descendit dans le bouge.

Raskolnikoff fit mine de s’éloigner.

— Écoutez, barine ! lui cria la jeune fille, comme il tournait les talons.

— Quoi ?

— Cher barine, je serai toujours heureuse de passer une heure avec vous, mais maintenant je me sens comme gênée en votre présence. Donnez-moi six kopecks pour boire un coup, aimable cavalier !

Raskolnikoff fouilla au hasard dans sa poche et en retira trois piataks.

— Ah ! quel bon barine !

— Comment t’appelles-tu ?

— Vous demanderez Douklida.

— Eh bien, c’est du propre ! remarqua brusquement une des femmes qui se trouvaient dans le groupe, en montrant Douklida d’un signe de tête. — Je ne sais pas comment on peut demander ainsi ! Moi, je n’oserais jamais, je crois que je mourrais plutôt de honte…

Raskolnikoff eut la curiosité de regarder celle qui parlait de la sorte. C’était une fille de trente ans, grêlée, toute couverte d’ecchymoses, et dont la lèvre supérieure était un peu enflée. Elle avait formulé son blâme d’un ton calme et sérieux.

« Où ai-je donc lu, pensait Raskolnikoff en s’éloignant, ce propos qu’on prête à un condamné à mort une heure avant l’exécution ? S’il lui fallait vivre sur une cime escarpée, sur un rocher perdu au milieu de l’océan et où il n’aurait que juste la place pour poser ses pieds ; s’il devait passer ainsi toute son existence, mille ans, l’éternité, debout sur un espace d’un pied carré, dans la solitude, dans les ténèbres, exposé à toutes les intempéries de l’air, — il préférerait encore cette vie-là à la mort ! Vivre n’importe comment, mais vivre !… Que c’est vrai ! mon Dieu, que c’est vrai ! L’homme est lâche ! Et lâche aussi celui qui à cause de cela l’appelle lâche », ajouta-t-il au bout d’un instant.

Depuis longtemps déjà il marchait au hasard, quand son attention fut attirée par l’enseigne d’un café : « Tiens ! le Palais de Cristal ! Tantôt Razoumikhine en a parlé. Mais qu’est-ce que je voulais faire ? Ah ! oui, lire !… Zosimoff disait avoir lu dans les journaux… »

— Avez-vous des journaux ? demanda-t-il en entrant dans un établissement très-spacieux et même proprement tenu, où, d’ailleurs, il y avait peu de monde. Deux ou trois consommateurs prenaient du thé. Dans une salle éloignée, quatre individus attablés ensemble buvaient du champagne. Raskolnikoff crut reconnaître parmi eux Zamétoff, mais la distance ne lui permettait pas de bien voir.

— Après tout, qu’importe ? se dit-il.

— Voulez-vous de l’eau-de-vie ? demanda le garçon.

— Donne-moi du thé. Et apporte-moi les journaux, les anciens, ceux des cinq derniers jours ; tu auras un bon pourboire.

— Bien. Voici ceux d’aujourd’hui. Voulez-vous aussi de l’eau-de-vie ?

Quand on eut placé sur sa table le thé et les vieux journaux, Raskolnikoff se mit à chercher : « Izler — Izler — les Aztèques — les Aztèques — Izler — Bartola — Massimo — les Aztèques — Izler… Oh ! quelle scie ! Ah ! voilà les faits divers : une femme a fait une chute dans un escalier — un marchand échauffé par le vin — l’incendie des Sables — l’incendie de la Péterbourgskaïa — encore l’incendie de la Péterbourgskaïa — Izler — Izler — Izler — Izler — Massimo… Ah ! voilà… »

Ayant enfin découvert ce qu’il cherchait, il commença sa lecture ; les lignes dansaient devant ses yeux ; Il put néanmoins lire le « fait divers » jusqu’au bout et se mit à chercher avidement les « nouveaux détails » dans les numéros suivants. Une impatience fiévreuse faisait trembler ses mains, tandis qu’il feuilletait les journaux. Tout à coup quelqu’un s’assit à côté de lui, à sa table. Raskolnikoff regarda. — C’était Zamétoff, Zamétoff en personne et dans la même toilette qu’au bureau de police : il avait toujours ses bagues, ses chaînes, ses cheveux noirs frisés, pommadés et artistement séparés sur le milieu de la tête, son élégant gilet, sa redingote un peu usée et son linge défraîchi.

Le chef de la chancellerie était gai, du moins il souriait avec beaucoup de gaieté et de bonhomie. Une certaine rougeur, effet du champagne qu’il avait bu, se montrait sur son visage basané.

— Comment ! vous ici ? commença-t-il d’un air étonné et du ton qu’il aurait pris pour aborder un vieux camarade ; mais, hier encore, Razoumikhine m’a dit que vous étiez toujours sans connaissance. Voilà qui est étrange ! Dites donc, j’ai été chez vous…

Raskolnikoff se doutait bien que le chef de la chancellerie viendrait causer avec lui. Il mit les journaux de côté et se tourna vers Zamétoff avec un sourire dans lequel perçait un vif agacement.

— On m’a appris votre visite, répondit-il. — Vous avez cherché ma botte… Mais, vous savez, Razoumikhine est fou de vous. Vous êtes allé, paraît-il, avec lui chez Louise Ivanovna, celle dont vous essayiez de prendre la défense l’autre jour, vous vous rappelez ? Vous faisiez des signes au lieutenant Poudre, et il ne comprenait pas vos clignements d’yeux. Pourtant il ne fallait pas être bien malin pour les comprendre ; l’affaire était claire… hein ?

— Il est joliment tapageur !

— Poudre ?

— Non, votre ami, Razoumikhine…

— Mais vous vous la coulez douce, monsieur Zamétoff : vous avez vos entrées gratuites dans des lieux enchanteurs ! Qui est-ce qui tout à l’heure vous a régalé de champagne ?

— Pourquoi voulez-vous qu’on m’ait régalé ?

— À titre d’honoraires ! Vous tirez profit de tout ! ricana Raskolnikoff. — Ne vous fâchez pas, excellent garçon ! ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Zamétoff. — Ce que je vous en dis, c’est sans méchanceté, histoire de rire, comme disait, à propos des coups de poing donnés par lui à Mitka, l’ouvrier arrêté pour l’affaire de la vieille.

— Mais vous, comment savez-vous cela ?

— Eh ! j’en sais peut-être plus que vous.

— Que vous êtes étrange !… Vraiment, vous êtes encore fort malade. Vous avez eu tort de sortir…

— Vous me trouvez étrange ?

— Oui. Qu’est-ce que vous lisez là ?

— Des journaux.

— Il est beaucoup question d’incendies.

— Non, je ne m’occupe pas des incendies. Il regarda Zamétoff d’un air singulier, et un sourire moqueur fit de nouveau grimacer ses lèvres. Non, ce ne sont pas les incendies qui m’intéressent, continua-t-il avec un clignement d’yeux. Mais avouez, cher jeune homme, que vous avez une envie terrible de savoir ce que je lisais.

— Je n’y tiens pas du tout ; je vous demandais cela pour dire quelque chose. Est-ce que je ne pouvais pas vous le demander ? Pourquoi toujours…

— Écoutez, vous êtes un homme instruit, lettré, n’est-ce pas ?

— J’ai fait mes études au gymnase jusqu’à la sixième classe inclusivement, répondit avec un certain orgueil Zamétoff.

— Jusqu’à la sixième classe ! Ah ! le gaillard ! Et il a une belle raie, des bagues, — c’est un homme riche ! Oh ! Est-il assez joli ! Là-dessus, Raskolnikoff éclata de rire au nez de son interlocuteur. Celui-ci se recula, pas précisément blessé, mais très-surpris.

— Que vous êtes étrange ! répéta d’un ton très-sérieux Zaméfoff. — M’est avis que vous avez toujours le délire.

— J’ai le délire ? Tu plaisantes, mon gaillard !… Ainsi je suis étrange ? C’est-à-dire que je vous parais curieux, hein ? Curieux ?

— Oui.

— Alors, vous désirez savoir ce que je lisais, ce que je cherchais dans les journaux ? Voyez combien de numéros je me suis fait apporter ! Cela donne grandement à penser, n’est-ce pas ?

— Allons, dites.

— Vous croyez avoir trouvé la pie au nid ?

— Quelle pie au nid ?

— Plus tard je vous le dirai ; maintenant, mon très-cher, je vous déclare… ou plutôt, « j’avoue »… Non, ce n’est pas encore cela ; « je fais une déposition et vous la notez » — voilà ! Eh bien, je dépose que j’ai lu, que j’étais curieux de lire, que j’ai cherché et que j’ai trouvé… — Raskolnikoff cligna les yeux et attendit : — c’est même pour cela que je suis venu ici — les détails relatifs au meurtre de la vieille prêteuse sur gages.

En prononçant ces derniers mots, il avait baissé la voix et rapproché extrêmement son visage de celui de Zamétoff. Ce dernier le regarda fixement sans bouger et sans écarter la tête. Ce qui ensuite parut le plus étrange au chef de la chancellerie, c’est que durant toute une minute ils s’étaient ainsi regardés l’un l’autre, sans proférer une parole.

— Eh bien ! que m’importe ce que vous avez lu ? s’écria soudain le policier impatienté par ces façons énigmatiques. Qu’est-ce que cela peut me faire ?

— Vous savez, continua, toujours à voix basse, Raskolnikoff, sans prendre garde à l’exclamation de Zamétoff, il s’agit de cette même vieille dont on parlait, l’autre jour, au bureau de police, quand je me suis évanoui. Comprenez-vous maintenant ?

— Quoi donc ? Que voulez-vous dire par ce « Comprenez-vous ? » fit Zamétoff presque effrayé.

Le visage immobile et sérieux de Raskolnikoff changea instantanément d’expression, et, tout à coup, il éclata de nouveau d’un rire nerveux, comme s’il eût été absolument hors d’état de se retenir. C’était une sensation identique avec celle qu’il avait éprouvée le jour du meurtre quand, assiégé dans l’appartement de la vieille par Koch et Pestriakoff, il s’était senti soudain l’envie de les interpeller, de leur dire des gros mots, de les narguer, de leur rire au nez.

— Ou bien vous êtes fou, ou… commença Zamétoff, et il s’arrêta comme frappé d’une idée subite.

— Ou, quoi ? Qu’allez-vous dire ? Achevez donc !

— Non, répliqua Zamétoff : tout cela est absurde !

Ils se turent. Après son soudain accès d’hilarité, Raskolnikoff était devenu tout à coup sombre et soucieux. Accoudé sur la table, la tête dans sa main, il semblait avoir complétement oublié la présence de Zamétoff. Le silence dura assez longtemps.

— Pourquoi ne prenez-vous pas votre thé ? Il va se refroidir, observa le policier.

— Hein ! Quoi ? Le thé ?… soit… Raskolnikoff porta son verre à ses lèvres, mangea une bouchée de pain et, en jetant les yeux sur Zamétoff, secoua brusquement ses préoccupations : sa physionomie reprit l’expression moqueuse qu’elle avait eue d’abord. Il continua à boire son thé.

— Ces gredineries sont fort nombreuses à présent, remarqua Zamétoff. Tenez, dernièrement encore, je lisais dans les Moskovskia viédomosti qu’on avait arrêté à Moscou une bande de faux-monnayeurs. Toute une société. Ils se livraient à la contrefaçon des billets de banque.

— Oh ! c’est du vieux ! Il y a déjà un mois que j’ai lu cela, répondit flegmatiquement Raskolnikoff. — Ainsi, selon vous, ce sont des escrocs ? ajouta-t-il en souriant.

— Comment n’en seraient-ils pas ?

— Eux ? Ce sont des enfants, des blancs-becs, et non des escrocs ! Ils se réunissent à cinquante pour cet objet ! Cela a-t-il le sens commun ? En pareil cas, trois, c’est déjà beaucoup, et encore faut-il que chaque membre de l’association soit plus sûr de ses coassociés que de lui-même. Autrement, que l’un d’entre eux, pris de boisson, vienne à dire un mot de trop, et tout est flambé. Des blancs-becs ! Ils envoient des gens dont ils ne peuvent répondre changer leurs billets dans les maisons de banque : est-ce qu’on charge le premier venu d’une commission semblable ? D’ailleurs, supposons que, malgré tout, les blancs-becs aient réussi, supposons que l’opération ait rapporté un million à chacun d’eux ; après ? Les voilà tous, leur vie durant, dans la dépendance les uns des autres ! Mieux vaut se pendre que de vivre ainsi ! Mais ils n’ont même pas su écouler leur papier : un de leurs agents se présente à cet effet dans un bureau, on lui donne la monnaie de cinq mille roubles, et ses mains tremblent. Il recompte les quatre premiers mille : quant au cinquième, il le prend de confiance, le fourre dans sa poche sans vérifier, tant il est pressé de s’enfuir. C’est ainsi qu’il a éveillé des soupçons, et toute l’affaire a raté par la faute d’un seul imbécile. Vraiment, est-ce concevable ?

— Que ses mains aient tremblé ? reprit Zamétoff, certainement cela se conçoit, et je trouve même la chose très-naturelle. Dans certains cas, on n’est pas maître de soi. Tenez, sans aller plus loin, en voici une preuve toute récente : l’assassin de cette vieille femme doit être un coquin très-résolu, pour n’avoir pas hésité à commettre son crime en plein jour et dans les conditions les plus hasardeuses ; c’est miracle qu’il n’ait pas été pris. Eh bien ! malgré cela, ses mains tremblaient : il n’a pas su voler, la présence d’esprit l’a abandonné ; les faits le démontrent clairement…

Ce langage froissa Raskolnikoff.

— Vous croyez ? Eh bien, mettez donc la main sur lui ! Découvrez-le donc maintenant ! vociféra-t-il en prenant un malin plaisir à taquiner le chef de la chancellerie.

— N’ayez pas peur, on le découvrira.

— Qui ? vous ? C’est vous qui le découvrirez ? Allons donc, vous y perdrez vos peines. Pour vous, toute la question est de savoir si un homme fait ou non de la dépense. Un tel qui ne possédait rien s’est mis tout à coup à jeter l’argent — par les fenêtres : donc il est coupable. En se réglant là-dessus, un enfant, s’il le voulait, se déroberait à vos recherches.

— Le fait est que tous se conduisent de la sorte, répondit Zamétoff : après avoir déployé souvent beaucoup d’adresse et de ruse dans la perpétration d’un assassinat, ils se font pincer au cabaret. Ce sont leurs dépenses qui les trahissent. Ils ne sont pas tous aussi malins que vous. Vous, naturellement, vous n’iriez pas au cabaret ?

Raskolnikoff fronça le sourcil et regarda fixement Zamétoff.

— Vous voulez aussi, paraît-il, savoir comment j’agirais en pareil cas ? demanda-t-il d’un ton de mauvaise humeur.

— Je le voudrais, reprit avec force le chef de la chancellerie.

— Vous y tenez beaucoup ?

— Oui.

— Bien. Voici ce que je ferais, commença Raskolnikoff en baissant soudain la voix et en rapprochant de nouveau son visage de celui de son interlocuteur, qu’il regarda dans les yeux. Cette fois, Zamétoff ne put s’empêcher de frissonner. Voici ce que je ferais : je prendrais l’argent et les bijoux, puis, au sortir de la maison, je me rendrais, sans une minute de retard, dans un endroit clos et solitaire, une cour ou un jardin potager, par exemple. Je me serais assuré, au préalable, que, dans un coin de cette cour, contre une clôture, se trouvait une pierre du poids de quarante ou soixante livres. Je soulèverais cette pierre sous laquelle le sol doit être déprimé, et dans ce creux je déposerais l’argent et les bijoux. Après quoi je remettrais la pierre à sa place, je tasserais de la terre contre les bords et je m’en irais. Pendant un an, pendant deux ans, pendant trois ans, je laisserais là les objets volés — eh bien, cherchez maintenant !

— Vous êtes fou, répondit Zamétoff. Sans que nous puissions dire pourquoi, il avait aussi prononcé ces mots à voix basse, et il s’écarta brusquement de Raskolnikoff. Les yeux de celui-ci étincelaient, son visage était affreusement pâle, un tremblement convulsif agitait sa lèvre supérieure. Il se pencha le plus possible vers le policier et se mit à remuer les lèvres sans proférer aucune parole. Ainsi se passa une demi-minute. Notre héros savait ce qu’il faisait, mais il ne pouvait se contenir. L’épouvantable aveu était sur le point de lui échapper !

— Et si j’étais l’assassin de la vieille et d’Élisabeth ? dit-il tout à coup, puis le sentiment du danger lui revint.

Zamétoff le regarda d’un air étrange et devint pâle comme la nappe. Son visage grimaça un sourire.

— Mais est-ce que c’est possible ? fit-il d’une voix qui put à peine être entendue.

Raskolnikoff fixa sur lui un regard méchant.

— Avouez que vous l’avez cru. — Oui ? n’est-ce pas que vous l’avez cru ?

— Pas du tout ! Je le crois maintenant moins que jamais ! se hâta de protester Zamétoff.

— Enfin, ça y est ! vous êtes pris, mon gaillard ! Ainsi vous l’avez cru auparavant, puisque maintenant « vous le croyez moins que jamais » ?

— Mais pas du tout ! s’écria le chef de la chancellerie visiblement confus. C’est vous qui m’avez effrayé pour m’amener à cette idée !

— Alors, vous ne le croyez pas ? Et de quoi vous êtes-vous mis à causer l’autre jour au moment où je suis sorti du bureau ? Et pourquoi le lieutenant Poudre m’a-t-il interrogé après mon évanouissement ? Eh ! combien dois-je ? cria-t-il au garçon en se levant et en prenant sa casquette.

— Trente kopecks, répondit celui-ci en accourant à l’appel du consommateur.

— Tiens, voilà, en outre, vingt kopecks de pourboire. Voyez un peu combien j’ai d’argent ! poursuivit-il en montrant à Zamétoff une poignée de papier-monnaie : des billets rouges, des billets bleus, vingt-cinq roubles. D’où cela me vient-il ? Et comment suis-je maintenant habillé de neuf ? Vous savez, en effet, que je n’avais pas un kopeck ! Je gage que vous avez déjà questionné ma logeuse… Allons, assez causé !… Au plaisir de vous revoir !…

Il sortit tout secoué par une sensation étrange à laquelle se mêlait un âcre plaisir ; d’ailleurs, il était sombre et terriblement las. Son visage convulsé semblait celui d’un homme qui vient d’avoir une attaque d’apoplexie. Bientôt la fatigue l’accabla de plus en plus. À présent, sous le coup d’une excitation vive, il retrouvait soudain des forces ; mais lorsque ce stimulant factice avait cessé d’agir, elles faisaient place à la faiblesse.

Resté seul, Zamétoff demeura longtemps encore assis à l’endroit où la conversation précédente avait eu lieu. Le chef de la chancellerie était pensif. Raskolnikoff avait inopinément bouleversé toutes ses idées sur un certain point, et il se sentait dérouté.

« Ilia Pétrovitch est une bête ! » décida-t-il enfin.

À peine Raskolnikoff avait-il ouvert la porte de la rue qu’il se rencontra nez à nez sur le perron avec Razoumikhine qui entrait. À un pas de distance, les deux jeunes gens ne s’étaient pas encore aperçus, et peu s’en fallut qu’ils ne se heurtassent l’un contre l’autre. Pendant quelque temps ils se mesurèrent du regard. Razoumikhine était plongé dans la plus complète stupéfaction, mais tout à coup la colère, une véritable colère, étincela dans ses yeux.

— Ainsi, voilà où tu es ! fit-il d’une voix tonnante. — Il s’est échappé de son lit ! Et moi qui l’ai cherché jusque sous le divan. On est même allé voir après lui au grenier. Il est cause que j’ai failli battre Nastasia… Et voilà où il était ! Rodka ! qu’est-ce que cela signifie ? Dis toute la vérité ! avoue ! Tu entends ?

— Cela signifie que vous m’ennuyez tous mortellement et que je veux être seul, répondit froidement Raskolnikoff.

— Seul ? Quand tu ne peux pas encore marcher, quand tu es pâle comme un linge, quand tu n’as pas le souffle ! Imbécile !… Qu’est-ce que tu as fait au Palais de Cristal ? Avoue tout de suite !

— Laisse-moi passer ! reprit Raskolnikoff, et il voulut s’éloigner.

Cela acheva de mettre Razoumikhine hors de lui ; il empoigna violemment son ami par l’épaule :

— Laisse-moi passer ! Tu oses dire : Laisse-moi passer ! Mais sais-tu ce que je vais faire à l’instant même ? Je vais te prendre sous mon bras et te rapporter comme un paquet dans ta chambre, où je t’enfermerai à clef !

— Écoute, Razoumikhine, commença Raskolnikoff sans élever la voix et du ton le plus calme en apparence ; comment ne vois-tu pas que je n’ai que faire de tes bienfaits ? Et quelle est cette manie d’obliger les gens malgré eux, au mépris de leur plus expresse volonté ? Pourquoi, dès le début de ma maladie, es-tu venu t’installer à mon chevet ? Sais-tu si je n’aurais pas été fort heureux de mourir ? Est-ce que je ne t’ai pas suffisamment déclaré aujourd’hui que tu me martyrisais, que tu m’étais insupportable ? Il y a donc un grand plaisir à tourmenter les gens ! Je t’assure même que tout cela nuit sérieusement à ma guérison, en m’entretenant dans une irritation continuelle. Tu as vu que tantôt Zosimoff est parti pour ne pas m’irriter, laisse-moi donc aussi, pour l’amour de Dieu !

Razoumikhine resta un moment pensif, puis il lâcha le bras de son ami.

— Eh bien, va-t’en au diable ! dit-il d’une voix qui avait perdu toute véhémence.

Mais, au premier pas que fit Raskolnikoff, il reprit avec un emportement soudain :

— Arrête ! Écoute-moi ! Tu sais que je pends ma crémaillère aujourd’hui ; mes invités sont peut-être déjà arrivés, mais j’ai laissé là mon oncle pour les recevoir en mon absence. Ainsi, voilà, si tu n’étais pas un imbécile, un plat imbécile, un fieffé imbécile… vois-tu, Rodia, je reconnais que tu ne manques pas d’intelligence, mais tu es un imbécile ! — Ainsi voilà, si tu n’étais pas imbécile, tu viendrais passer la soirée chez moi au lieu d’user tes bottes à vaguer sans but dans les rues. Puisque tu as tant fait que de sortir, autant vaut te rendre à mon invitation ! Je te ferai monter un fauteuil moelleux, mes logeurs en ont… Tu prendras une tasse de thé, tu te trouveras en compagnie… Si tu ne veux pas d’un fauteuil, tu pourras t’étendre sur une couchette, au moins tu seras avec nous… Et j’aurai Zosimoff. Tu viendras ?

— Non.

— C’est absurde de dire cela ! répliqua avec vivacité Razoumikhine : — qu’en sais-tu ? Tu ne peux pas répondre de toi… Moi aussi j’ai mille fois craché sur la société, et après l’avoir quittée, je n’ai rien eu de plus pressé que de revenir à elle… On a honte de sa misanthropie et l’on retourne parmi les hommes. Ainsi, n’oublie pas : maison Potchinkoff, troisième étage…

— Je n’irai pas, Razoumikhine ! — Sur ces mots, Raskolnikoff s’éloigna.

— Je parie que tu viendras ! lui cria son ami. Sinon, tu… sinon, je ne veux plus te connaître ! Attends un peu, eh ! Zamétoff est là ?

— Oui.

— Il t’a vu ?

— Oui.

— Et il t’a parlé ?

— Oui.

— De quoi ? Allons, c’est bien, ne le dis pas, si tu ne veux pas le dire ! Maison Potchinkoff, no 47, logement Babouchkine, rappelle-toi !

Raskolnikoff arriva à la Sadovaïa et tourna au coin. Après l’avoir suivi d’un regard soucieux, Razoumikhine se décida enfin à entrer dans la maison, mais, au milieu de l’escalier, il s’arrêta.

« Peste soit de lui ! » continua-t-il presque à voix haute ; « il parle avec lucidité et comme… Imbécile que je suis ! Est-ce que les fous déraisonnent toujours ? Zosimoff, à ce qu’il m’a semblé, craint aussi cela ! » Il appliqua le doigt sur son front. « Eh quoi, si… comment l’abandonner maintenant à lui-même ? Il est dans le cas d’aller se noyer… Allons, j’ai fait une sottise ! Il n’y pas à hésiter ! » Et il courut à la recherche de Raskolnikoff. Mais il ne put le retrouver, et force lui fut de revenir à grands pas au Palais de Cristal pour interroger au plus tôt Zamétoff.

Raskolnikoff alla droit au pont ***, s’arrêta au milieu et, s’étant accoudé sur le parapet, se mit à regarder au loin. Depuis qu’il avait quitté Razoumikhine, sa faiblesse s’était accrue à un tel point qu’il avait pu à grand’peine se traîner jusque-là. Il aurait voulu s’asseoir ou se coucher quelque part, dans la rue. Penché au-dessus de l’eau, il contemplait d’un œil distrait le dernier reflet du soleil couchant et la rangée des maisons qu’obscurcissait l’approche de la nuit.

« Allons, soit ! » décida-t-il, et, quittant le pont, il prit la direction du bureau de police. Son cœur était comme vide. Il ne voulait pas penser, il n’éprouvait même plus d’angoisse ; une apathie complète avait remplacé l’énergie qui s’était manifestée chez lui tantôt quand il était sorti de sa demeure « pour en finir avec tout cela ! »

« Après tout, c’est une issue ! » songeait-il tandis qu’il suivait lentement le quai du canal. — « Au moins, le dénoûment est-il le fait de ma volonté… Quelle fin, cependant ! Est-il possible que ce soit la fin ? Avouerai-je ou n’avouerai-je pas ? Eh… diable ! Mais je n’en puis plus : je voudrais bien me coucher ou m’asseoir quelque part ! Ce qui me rend le plus honteux, c’est la bêtise de la chose. Allons, il faut cracher là-dessus ! Oh ! quelles idées bêtes on a quelquefois !… »

Pour se rendre au commissariat, il devait aller tout droit et prendre la seconde rue à gauche : une fois là, il était à deux pas du bureau de police. Mais arrivé au premier tournant, il s’arrêta, se consulta un instant et entra dans le péréoulok. Puis il erra successivement dans deux autres rues, — peut-être sans aucun but, peut-être pour gagner une minute et se donner le loisir de la réflexion. Il marchait les yeux fixés à terre. Tout à coup il lui sembla que quelqu’un lui murmurait quelque chose à l’oreille. Il leva la tête et s’aperçut qu’il était devant la porte de cette maison. Il n’était pas venu en cet endroit depuis le soir du crime.

Cédant à une envie aussi irrésistible qu’inexplicable, Raskolnikoff entra dans la maison, prit l’escalier à droite et se mit en devoir de monter au quatrième étage. Il faisait très-sombre dans l’escalier roide et étroit. Le jeune homme s’arrêtait sur chaque palier et regardait curieusement autour de lui. Sur le carré du premier étage on avait remis une vitre à la fenêtre : « Ce carreau n’était pas là alors », pensa-t-il. Voilà le logement du second étage, celui où travaillaient Nikolachka et Mitka : « Il est fermé ; la porte est repeinte, sans doute l’appartement est loué. » Voici le troisième étage… et le quatrième… « C’est ici ! » Il eut un moment d’hésitation ; la porte du logement de la vieille était grande ouverte, il y avait là des gens, on les entendait parler ; Raskolnikoff n’avait pas prévu cela. Néanmoins, sa résolution fut bientôt prise : il monta les dernières marches et pénétra dans l’appartement.

On était aussi en train de remettre ce local à neuf ; des ouvriers s’y trouvaient, ce qui parut causer un étonnement extrême à Raskolnikoff. Il s’était attendu à retrouver le logement tel exactement qu’il l’avait quitté ; peut-être même se figurait-il que les cadavres gisaient encore sur le parquet. Maintenant, à sa grande surprise, les murs étaient nus, les chambres démeublées ! Il s’approcha de la croisée et s’assit sur l’appui de la fenêtre.

Il n’y avait que deux ouvriers, deux jeunes gens dont l’un était un peu plus âgé que l’autre. Ils remplaçaient l’ancienne tapisserie jaune tout usée par du papier blanc semé de petites fleurs violettes. Cette circonstance — nous ignorons pourquoi — déplut fort à Raskolnikoff. Il regardait avec colère le papier neuf, comme si tous ces changements l’eussent contrarié.

Les tapissiers se préparaient à retourner chez eux. Ils firent à peine attention à la présence du visiteur et continuèrent leur conversation.

Raskolnikoff se leva et passa dans l’autre chambre qui contenait auparavant le coffre, le lit et la commode ; cette pièce, vide de meubles, lui parut extrêmement petite. La tapisserie n’avait pas été changée ; on pouvait encore reconnaître dans le coin la place occupée naguère par l’armoire aux images pieuses. Après avoir satisfait sa curiosité, Raskolnikoff revint s’asseoir sur l’appui de la fenêtre. Le plus âgé des deux ouvriers le regarda de travers, et tout à coup s’adressant à lui :

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il.

Au lieu de répondre, Raskolnikoff se leva, passa dans le vestibule et se mit à tirer le cordon. C’était la même sonnette, le même son de fer-blanc ! Il sonna une seconde, une troisième fois, prêtant l’oreille et rappelant ses souvenirs. L’impression terrible qu’il avait ressentie l’autre jour à la porte de la vieille lui revenait avec une netteté, une vivacité croissantes ; il frissonnait à chaque coup et y prenait un plaisir de plus en plus grand.

— Mais qu’est-ce qu’il vous faut ? Qui êtes-vous ? cria l’ouvrier en se dirigeant vers lui.

Raskolnikoff rentra alors dans l’appartement.

— Je veux louer un logement, je suis venu visiter celui-ci, répondit-il.

— Ce n’est pas la nuit qu’on visite des logements, et, d’ailleurs, vous auriez dû être accompagné du dvornik.

— On a lavé le parquet ; on va le mettre en couleur ? poursuivit Raskolnikoff. Il n’y a pas de sang ?

— Comment, du sang ?

— Mais la vieille et sa sœur ont été assassinées. Il y avait là une grande mare de sang.

— Quelle espèce d’homme es-tu donc ? cria l’ouvrier pris d’inquiétude.

— Moi ?

— Oui.

— Tu veux le savoir ?… Allons ensemble au bureau de police, là je le dirai.

Les deux tapissiers le considérèrent avec stupéfaction.

— Il est temps de nous en aller. Partons, Alechka. Il faut fermer, dit le plus âgé à son camarade.

— Eh bien, partons ! reprit d’un ton indifférent Raskolnikoff. Il sortit le premier et, précédant les deux hommes, descendit lentement l’escalier. — Holà ! dvornik ! cria-t-il quand il fut arrivé à la grand’porte.

Plusieurs personnes se tenaient à l’entrée de la maison et regardaient les passants. Il y avait là les deux dvorniks, une paysanne, un bourgeois en robe de chambre et quelques autres individus. Raskolnikoff alla droit à eux.

— Qu’est-ce qu’il vous faut ? demanda un des dvorniks.

— Tu as été au bureau de police ?

— Je viens d’y aller. Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— Ils sont encore là ?

— Oui.

— L’adjoint du commissaire est là aussi ?

— Il y était tout à l’heure. Qu’est-ce qu’il vous faut ?

Raskolnikoff ne répondit pas et resta pensif.

— Il est venu visiter le logement, dit en s’approchant le plus âgé des deux ouvriers.

— Quel logement ?

— Celui où nous travaillons. « Pourquoi a-t-on lavé le sang ? a-t-il dit. Il s’est commis un meurtre ici, et je viens pour louer l’appartement. » Il s’est mis à sonner, et pour un peu il aurait cassé le cordon de la sonnette. « Allons au bureau de police, a-t-il ajouté, là je dirai tout. »

Le dvornik, intrigué, examina Raskolnikoff en fronçant le sourcil.

— Qui êtes-vous ? interrogea-t-il en élevant la voix avec un accent de menace.

— Je suis Rodion Romanovitch Raskolnikoff, ancien étudiant, et j’habite près d’ici, dans le péréoulok voisin, maison Chill, logement no 11. Questionne le dvornik… il me connaît.

Raskolnikoff donna tous ces renseignements de l’air le plus indifférent et le plus tranquille ; il regardait obstinément la rue et ne tourna pas une seule fois la tête vers son interlocuteur.

— Qu’êtes-vous venu faire dans ce logement ?

— Je suis venu le visiter.

— Qu’avez-vous à voir là ?

— Ne faudrait-il pas le prendre et l’emmener au bureau de police ? proposa soudain le bourgeois.

Raskolnikoff le regarda attentivement par-dessus son épaule.

— Partons ! dit-il avec insouciance.

— Oui, il faut l’emmener chez le commissaire ! reprit avec plus d’assurance le bourgeois. Pour qu’il soit allé là, il faut qu’il ait quelque chose sur la conscience…

— Dieu sait s’il est ivre ou non, murmura l’ouvrier.

— Mais qu’est-ce que tu veux ? cria de nouveau le dvornik, qui commençait à se fâcher sérieusement : pourquoi viens-tu là nous ennuyer ?

— Tu as peur d’aller chez le commissaire ? ricana Raskolnikoff.

— Pourquoi aurais-je peur ? Voyons, tu nous ennuies…

— C’est un filou ! cria la paysanne.

— À quoi bon discuter avec lui ? cria à son tour l’autre dvornik ; c’était un énorme moujik vêtu d’un sarrau déboutonné et qui portait un trousseau de clefs pendu à sa ceinture. Pour sûr, c’est un filou ! Allons, décampe, et plus vite que ça !

Et saisissant Raskolnikoff par l’épaule, il le lança dans la rue. Le jeune homme faillit être jeté par terre, cependant il ne tomba point. Quand il eut repris son équilibre, il regarda silencieusement tous les spectateurs, puis s’éloigna.

— C’est un drôle d’homme, observa l’ouvrier.

— Les gens sont devenus drôles à présent, dit la paysanne.

— N’importe, il aurait fallu le conduire au bureau de police, ajouta le bourgeois.

« Irai-je ou n’irai-je pas ? » pensait Raskolnikoff en s’arrêtant au milieu d’un carrefour et en promenant ses regards autour de lui, comme s’il eût attendu un conseil de quelqu’un. Mais sa question ne reçut aucune réponse ; tout était sourd et sans vie, comme les pierres qu’il foulait… Soudain, à deux cents pas de lui, au bout d’une rue, il distingua, à travers l’obscurité, un rassemblement d’où partaient des cris, des paroles animées… La foule entourait une voiture… Une faible lumière brillait au milieu du pavé. « Qu’est-ce qu’il y a là ? » Raskolnikoff tourna à droite et alla se mêler à la foule. Il semblait vouloir se raccrocher au moindre incident, et cette puérile disposition le faisait sourire, car son parti était pris, et il se disait que, dans un instant, « il en finirait avec tout cela ».

VII

Au milieu de la rue était arrêtée une élégante voiture de maître, attelée de deux fringants chevaux gris : il n’y avait personne dans l’intérieur, et le cocher lui-même était descendu de son siège ; on tenait les chevaux par le mors. Autour de l’équipage se pressaient une foule de gens contenus par des policiers. L’un de ceux-ci avait une petite lanterne à la main, et, baissé vers le sol, éclairait quelque chose qui se trouvait sur le pavé, tout près des roues. Tout le monde parlait, criait, paraissait consterné ; le cocher, embarrassé, ne savait que répéter de temps à autre :

— Quel malheur ! Seigneur, quel malheur !

Raskolnikoff se fraya tant bien que mal un passage à travers les curieux, et vit enfin ce qui avait occasionné ce rassemblement. Sur la chaussée gisait, ensanglanté et privé de sentiment, un homme qui venait d’être foulé aux pieds par les chevaux. Quoiqu’il fût fort mal vêtu, sa mise n’était pas celle d’un homme du peuple. Le crâne et le visage étaient couverts d’affreuses blessures par lesquelles s’échappaient des flots de sang. On voyait qu’il ne s’agissait pas ici d’un accident pour rire.

— Mon Dieu ! ne cessait de dire le cocher, comment aurais-je pu empêcher cela ? Si j’avais mis mes chevaux au galop ou si je ne l’avais pas averti, ce serait ma faute ; mais non, la voiture n’allait pas vite, tout le monde l’a bien vu. Malheureusement un homme ivre ne fait attention à rien, c’est connu !… Je le vois traverser la rue en festonnant, — une fois, deux fois, trois fois, je lui crie : Gare ! Je retiens même les chevaux ; mais il va droit à leur rencontre ! On aurait dit qu’il le faisait exprès. Les bêtes sont jeunes, ombrageuses ; elles se sont élancées, et il a crié, ce qui les a encore effarées davantage… Voilà comment le malheur est arrivé.

— Oui, c’est bien ainsi que les choses se sont passées, confirma quelqu’un qui avait été témoin de cette scène.

— En effet, à trois reprises, il lui a crié de se garer, dit un autre.

— Parfaitement, il a crié trois fois, tout le monde l’a entendu, ajouta un troisième.

Du reste, le cocher ne semblait pas trop inquiet des conséquences que cette aventure pouvait avoir pour lui. Évidemment, le propriétaire de l’équipage était un homme riche et important qui attendait quelque part l’arrivée de sa voiture ; cette dernière circonstance éveillait surtout la sollicitude empressée des agents de police. Pourtant il fallait transporter le blessé à l’hôpital. Personne ne savait son nom.

Sur ces entrefaites, Raskolnikoff, à force de jouer des coudes, avait réussi à s’approcher davantage. Soudain, un jet de lumière, éclairant le visage du malheureux, le lui fit reconnaître.

— Je le connais, je le connais ! s’écria-t-il, tandis que, bousculant ceux qui l’entouraient, il arrivait au premier rang de la foule ; c’est un ancien fonctionnaire, le conseiller titulaire Marméladoff ! Il demeure ici près, maison Kozel… Vite, un médecin ! Je payerai, voilà !

Il tira de l’argent de sa poche et le montra à un agent de police. Il était en proie à une agitation extraordinaire.

Les policiers furent bien aises de savoir qui avait été écrasé. Raskolnikoff se nomma à son tour, donna son adresse et insista de toutes ses forces pour qu’on transportât au plus vite le blessé à son domicile. Le jeune homme n’aurait pas montré plus de zèle s’il se fût agi de son propre père.

— C’est ici, à trois maisons de distance, qu’il habite, disait-il, chez Kozel, un Allemand riche… Sans doute il regagnait sa demeure, étant en état d’ivresse… Je le connais… C’est un ivrogne… Il vit là, en famille, il a une femme et des enfants. Avant de le mener à l’hopital, il faut le faire examiner par un médecin, il doit y en avoir un près d’ici. Je payerai, je payerai !… Son état exige des soins immédiats ; si on ne le secourt pas tout de suite, il mourra avant d’arriver à l’hôpital.

Il glissa même à la dérobée quelque argent dans la main d’un agent de police. D’ailleurs, ce qu’il demandait était parfaitement légitime et s’expliquait très-bien. On releva Marméladoff, et des hommes de bonne volonté s’offrirent pour le transporter chez lui. La maison Kozel était située à trente pas de l’endroit où l’accident avait eu lieu. Raskolnikoff marcha derrière, soutenant avec précaution la tête du blessé et montrant le chemin.

— Ici, ici ! Dans l’escalier, faites attention à ce qu’il n’ait pas la tête en bas : tournez… c’est cela ! Je payerai, je vous remercie, murmurait-il.

En ce moment même, Catherine Ivanovna, comme cela lui arrivait toujours dès qu’elle avait une minute de liberté, se promenait de long en large dans sa petite chambre ; elle allait de la fenêtre au poêle et vice versa, les bras croisés sur sa poitrine, se parlant à elle-même et toussant. Depuis quelque temps elle causait de plus en plus volontiers avec sa fille aînée, Polenka. Bien que cette enfant, âgée de dix ans, ne comprit pas encore grand’chose, cependant elle se rendait très-bien compte du besoin que sa mère avait d’elle ; aussi ses grands yeux intelligents étaient-ils sans cesse fixés sur Catherine Ivanovna, et dès que celle-ci lui adressait la parole, elle faisait tous ses efforts pour comprendre ou du moins pour en avoir l’air.

Maintenant Polenka déshabillait son jeune frère qui avait été souffrant toute la journée et qu’on allait coucher. En attendant qu’on lui ôtât sa chemise pour la laver pendant la nuit, le petit garçon, la mine sérieuse, était assis sur une chaise, silencieux et immobile. Il écoutait en faisant de grands yeux ce que sa maman disait à sa sœur. La petite Lidotchka, vêtue de véritables guenilles, attendait son tour, debout près du paravent. La porte donnant sur le carré était ouverte pour laisser sortir la fumée de tabac qui arrivait de l’appartement voisin et, à chaque instant, faisait cruellement tousser la pauvre poitrinaire. Catherine Ivanovna semblait aller plus mal encore depuis huit jours, et les sinistres taches de ses joues avaient pris un éclat plus vif que jamais.

— Tu ne peux t’imaginer, Polenka, disait-elle en se promenant dans la chambre, quelle existence gaie et brillante on menait chez papa, et combien nous sommes malheureux tous par le fait de cet ivrogne : Papa avait dans le service civil un emploi correspondant au grade de colonel ; il était presque gouverneur, il n’avait plus qu’un pas à faire pour arriver à ce poste ; aussi tout le monde lui disait : « Nous Vous considérons déjà, Ivan Mikhaïlitch, comme notre gouverneur… » Kkhe-kkhe-kkhe… Ô vie trois fois maudite !

Elle cracha et pressa ses mains contre sa poitrine.

— Est-ce que l’eau est prête ? Allons, donne la chemise ; et les bas ?… Lida, ajouta-t-elle en s’adressant à la petite fille, pour cette nuit tu coucheras sans chemise… Mets les bas à côté… On lavera le tout ensemble… Et cet ivrogne, est-ce qu’il ne va pas rentrer ?… Je voudrais pourtant laver sa chemise avec le reste, pour ne pas avoir à me fatiguer deux nuits de suite ! Seigneur ! kkhe-kkhe-kkhe ! Encore ! Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-elle en voyant le vestibule se remplir de monde et des gens pénétrer dans la chambre avec une sorte de fardeau. — Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’on apporte ? Seigneur !

— Où faut-il le mettre ? demanda un agent de police, en regardant autour de lui, tandis qu’on introduisait dans la chambre Marméladoff sanglant et inanimé.

— Sur le divan ! Étendez-le tout de son long sur le divan… la tête ici, indiqua Raskolnikoff.

— C’est un homme ivre qui a été écrasé dans la rue ! cria quelqu’un du vestibule.

Catherine Ivanovna, toute pâle, respirait péniblement. Les enfants étaient terrifiés. La petite Lidotchka courut en criant vers sa sœur aînée et, tremblante, la serra dans ses bras.

Après avoir aidé à coucher Marméladoff sur le divan, Raskolnikoff s’approcha de Catherine Ivanovna :

— Pour l’amour de Dieu, calmez-vous, ne vous effrayez pas ! dit-il vivement ; — il traversait la rue, une voiture l’a écrasé ; ne vous inquiétez pas, il va reprendre ses sens, je l’ai fait porter ici… Je suis déjà venu chez vous, peut-être ne vous en souvenez-vous pas… Il reviendra à lui, je payerai !

— Il n’en reviendra pas ! dit avec désespoir Catherine Ivanovna, et elle s’élança vers son mari.

Raskolnikoff s’aperçut bientôt que cette femme n’était pas de celles qui sont promptes à l’évanouissement. En un instant, un oreiller se trouva sous la tête du malheureux, — ce à quoi personne n’avait encore pensé. Catherine Ivanovna se mit à déshabiller Marméladoff, à visiter ses blessures, à lui prodiguer des soins intelligents. L’émotion ne lui enlevait pas la présence d’esprit ; s’oubliant elle-même, elle mordait ses lèvres tremblantes et refoulait dans sa poitrine les cris prêts à s’en échapper.

Pendant ce temps, Raskolnikoff décida quelqu’un à aller chercher un médecin. Il y en avait un qui habitait dans une maison voisine.

— J’ai envoyé chercher un médecin, dit-il à Catherine Ivanovna ; ne vous inquiétez pas, je payerai. N’avez-vous pas d’eau ?… Donnez-moi aussi une serviette, un essuie-mains, quelque chose bien vite ; on ne peut pas encore juger de la gravité des blessures… Il est blessé, mais il n’est pas tué, soyez-en convaincue… Attendons ce que dira le docteur…

Catherine Ivanovna courut à la fenêtre ; là, dans le coin, était placée sur une mauvaise chaise une grande cuvette pleine d’eau, qu’elle avait préparée pour laver pendant la nuit le linge de son mari et de ses enfants. Cette lessive nocturne, Catherine Ivanovna la faisait de ses propres mains au moins deux fois par semaine, quand ce n’était pas plus souvent, car les Marméladoff en étaient arrivés à un tel état de misère que le linge de rechange leur manquait presque absolument : chaque membre de la famille n’avait guère d’autre chemise que celle qu’il portait sur le corps ; or, Catherine Ivanovna ne pouvait souffrir la malpropreté, et, plutôt que de la voir régner chez elle, la pauvre phtisique préférait encore se fatiguer à blanchir nuitamment le linge des siens, pour qu’ils le trouvassent lavé et repassé le lendemain à leur réveil.

Sur la demande de Raskolnikoff, elle prit la cuvette et la lui apporta, mais peu s’en fallut qu’elle ne tombât avec son fardeau. Le jeune homme, ayant réussi à trouver un essuie-mains, le trempa dans l’eau et lava le visage ensanglanté de Marméladoff. Catherine Ivanovna, debout à côté de lui, respirait avec effort et tenait ses mains pressées contre sa poitrine. Des soins médicaux lui eussent été nécessaires à elle-même. « J’ai peut-être eu tort de faire transporter le blessé à son domicile », commençait à se dire Raskolnikoff.

Le sergent de ville ne savait non plus que décider.

— Polia ! cria Catherine Ivanovna, cours chez Sonia, vite. Dis-lui que son père a été écrasé par une voiture, qu’elle vienne ici immédiatement. Si tu ne la trouves pas chez elle, n’importe, tu diras aux Kapernaoumoff de lui faire la commission dès qu’elle sera rentrée. Dépêche-toi, Polia ! Tiens, mets ce mouchoir sur ta tête !

Sur ces entrefaites, la chambre s’était tellement remplie de monde qu’une pomme n’y serait pas tombée par terre. « Les agents de police se retirèrent ; un seul resta momentanément et tâcha de refouler le public sur le carré. Mais, tandis qu’il s’employait à cette besogne, par la porte de communication intérieure pénétrèrent dans l’appartement presque tous les locataires de madame Lippevechzel : d’abord massés sur le seuil, ils envahirent bientôt la chambre elle-même. Catherine Ivanovna entra dans une violente colère :

— Vous devriez au moins le laisser mourir en repos ! cria-t-elle à cette foule. Vous venez ici comme à un spectacle ! Vous fumez des cigarettes ! Kkhe-kkhe-kkhe !… Vous vous permettez d’entrer le chapeau sur la tête !… Allez-vous-en !… Ayez au moins le respect de la mort !

La toux qui l’étranglait l’empêcha d’en dire davantage, mais cette sévère admonestation produisit son effet. Évidemment on avait une certaine peur de Catherine Ivanovna : les locataires filèrent l’un après l’autre vers la porte, emportant dans leurs cœurs cet étrange sentiment de satisfaction que l’homme même le plus compatissant ne peut s’empêcher d’éprouver à la vue du malheur d’autrui.

Du reste, quand ils furent sortis, leurs voix se firent entendre de l’autre côté de la porte : ils disaient hautement qu’il fallait envoyer le blessé à l’hôpital, qu’il était inconvenant de troubler la tranquillité de la maison.

— Il est inconvenant de mourir ! vociféra Catherine Ivanovna, et déjà elle se préparait à les foudroyer de son indignation, mais, comme elle allait ouvrir la porte, elle se croisa avec madame Lippevechzel en personne. La logeuse venait d’apprendre le malheur, et elle accourait rétablir l’ordre. C’était une Allemande excessivement tracassière et mal élevée.

— Ah ! mon Dieu ! dit-elle en frappant ses mains l’une contre l’autre ; votre mari étant ivre s’est fait écraser par une voiture. Qu’il aille à l’hôpital ! Je suis la propriétaire !

— Amalia Ludvigovna ! Je vous prie de songer à ce que vous dites, commença d’un ton rogue Catherine Ivanovna. (C’était toujours de ce ton qu’elle parlait à la logeuse, pour la rappeler au « sentiment des convenances », et, même dans un semblable moment, elle ne put se refuser ce plaisir.) Amalia Ludvigovna…

— Je vous ai dit une fois pour toutes de ne jamais m’appeler Amalia Ludvigovna ; je suis Amalia Ivanovna !

— Vous n’êtes pas Amalia Ivanovna, mais Amalia Ludvigovna, et comme je n’appartiens pas au groupe de vos vils flatteurs tels que M. Lébéziatnikoff qui rit maintenant derrière la porte (« Les voilà qui s’empoignent ! kss ! kss ! » ricanait-on en effet dans la pièce voisine), je vous appellerai toujours Amalia Ludvigovna, bien que je ne puisse, décidément, comprendre pourquoi cette appellation vous déplaît. Vous voyez vous-même ce qui est arrivé à Sémen Zakharovitch : il va mourir. Je vous prie de fermer tout de suite cette porte et de ne laisser entrer personne ici.

Permettez-lui au moins de mourir en paix ! Sinon, je vous assure que dès demain le gouverneur général lui-même sera instruit de votre conduite. Le prince me connaît depuis ma jeunesse, et il se souvient fort bien de Sémen Zakharovitch, à qui il a plus d’une fois rendu service. Tout le monde sait que mon mari avait beaucoup d’amis et de protecteurs ; lui-même, ayant conscience de son malheureux défaut, a cessé de les voir, par un sentiment de noble délicatesse ; mais maintenant, ajouta-t-elle en montrant Raskolnikoff, nous avons trouvé un appui dans ce magnanime jeune homme qui possède de la fortune, des relations, et qui est lié depuis son enfance avec Sémen Zakharovitch. Soyez persuadée, Amalia Ludvigovna…

Tout ce discours fut débité avec une rapidité croissante, mais la toux interrompit brusquement l’éloquence de Catherine Ivanovna. En ce moment, Marméladoff, revenant à lui, poussa un gémissement. Elle courut auprès de son mari. Celui-ci avait ouvert les yeux, et, sans se rendre encore compte de rien, regardait Raskolnikoff debout à son chevet. Sa respiration était rare et pénible ; on apercevait du sang au bord de ses lèvres ; la sueur perlait sur son front. Ne reconnaissant pas Raskolnikoff, il le considérait d’un air inquiet. Catherine Ivanovna fixa sur le blessé un regard affligé, mais sévère, puis les larmes jaillirent des yeux de la pauvre femme.

— Mon Dieu ! il a la poitrine tout écrasée ! Que de sang, que de sang ! dit-elle, désolée. Il faut lui ôter tous ses vêtements de dessus ! Tourne-toi un peu, Sémen Zakharovitch, si cela t’est possible, lui cria-t-elle.

Marméladoff la reconnut.

— Un prêtre ! proféra-t-il d’une voix rauque.

Catherine Ivanovna s’approcha de la fenêtre, appuya son front contre le châssis et s’écria avec désespoir :

— Ô vie trois fois maudite !

— Un prêtre ! répéta le moribond après une minute de silence.

— Chut ! lui cria Catherine Ivanovna ; il obéit et se tut. Ses yeux cherchaient sa femme avec une expression timide et anxieuse. Elle revint se placer à son chevet. Il se calma un peu, mais ce ne fut pas pour longtemps. Bientôt il aperçut dans le coin la petite Lidotchka (sa favorite), qui tremblait comme si elle eût été prise de convulsions et le regardait avec ses grands yeux fixes d’enfant étonné.

— Ah !… ah !… fit-il avec agitation en montrant la fillette. On voyait qu’il voulait dire quelque chose.

— Quoi encore ? cria Catherine Ivanovna.

— Elle n’a pas de chaussures, pas de chaussures ! murmura-t-il, et son regard affolé ne quittait pas les petits pieds nus de l’enfant.

— Tais-toi ! répliqua d’un ton irrité Catherine Ivanovna : tu sais toi-même pourquoi elle n’a pas de chaussures.

— Dieu soit loué, voilà le docteur ! s’écria joyeusement Raskolnikoff.

Entra un petit vieillard allemand, aux allures méthodiques, qui regardait autour de lui d’un air défiant. Il s’approcha du blessé, lui tâta le pouls, examina attentivement la tête ; puis, avec le secours de Catherine Ivanovna, il défit la chemise toute trempée de sang et mit à nu la poitrine. Elle était affreusement broyé ; à droite, plusieurs côtes étaient brisées ; à gauche, à l’endroit du cœur, on voyait une grande tache d’un noir jaunâtre, due à un violent coup de pied de cheval. Le docteur fronça le sourcil. L’agent de police lui avait raconté que l’individu écrasé avait été pris dans une roue et traîné sur la chaussée l’espace de trente pas.

— Il est étonnant qu’il soit encore en vie, murmura le docteur à voix basse en s’adressant à Raskolnikoff.

— Que pensez-vous de lui ? demanda ce dernier.

— Il est perdu.

— N’y a-t-il plus aucun espoir ?

— Pas le moindre ! Il va rendre le dernier soupir… D’ailleurs, il a une blessure très-dangereuse à la tête… Hum ! soit, on peut faire une saignée… mais… ce sera inutile. Dans cinq ou six minutes, il mourra infailliblement.

— Essayez toujours la saignée.

— Soit… Du reste, je vous en avertis, cela ne servira absolument à rien.

Sur ces entrefaites, un nouveau bruit de pas se fit entendre, la foule qui encombrait le vestibule s’ouvrit, et un ecclésiastique à cheveux blancs apparut sur le seuil. Il apportait l’extrême-onction au mourant. Le docteur céda aussitôt la place au prêtre, avec qui il échangea un coup d’œil significatif. Raskolnikoff pria le médecin de rester encore un moment. Il y consentit en haussant les épaules.

Tous se retirèrent à l’écart. La confession dura fort peu de temps. Marméladoff n’était guère en état de comprendre quelque chose ; il ne pouvait proférer que des sons entrecoupés et inintelligibles. Catherine Ivanovna alla se mettre à genoux dans le coin près du poêle et fit agenouiller devant elle les deux enfants. Lidotchka ne faisait que trembler. Le petit garçon, à genoux en pans volants, imitait les grands signes de croix de sa mère et se prosternait contre le parquet qu’il frappait du front ; cela semblait lui procurer un plaisir particulier. Catherine Ivanovna se mordait les lèvres et retenait ses larmes. Elle priait tout en rajustant de temps à autre la chemise du baby ; sans interrompre sa prière et sans même se lever, elle réussit à prendre dans la commode un mouchoir de cou qu’elle jeta sur les épaules trop nues de la petite fille. Cependant la porte de communication avait été ouverte de nouveau par des curieux. Le flot des spectateurs grossissait aussi dans le vestibule ; tous les locataires des divers étages se trouvaient là ; mais ils ne franchissaient pas le seuil de la chambre. Toute cette scène n’était éclairée que par un bout de bougie.

En ce moment, Polenka, qui était allée chercher sa sœur, traversa vivement la foule massée dans le couloir. Elle entra, pouvant à peine respirer, tant elle avait couru. Après s’être débarrassée de son mouchoir, elle chercha des yeux sa mère, s’approcha d’elle et lui dit : « Elle vient ! je l’ai rencontrée dans la rue ! » Catherine Ivanovna la fit agenouiller à côté d’elle. Sonia se fraya timidement et sans bruit un passage au milieu de la foule. Dans ce logement qui offrait l’image de la misère, du désespoir et de la mort, son apparition soudaine produisit un effet étrange. Quoique fort pauvrement vêtue, elle était mise avec le chic tapageur qui distingue les raccrocheuses de trottoir. Arrivée à l’entrée de la chambre, la jeune fille ne dépassa pas le seuil et jeta dans l’appartement un regard effaré.

Elle n’avait plus conscience de rien, semblait-il ; elle avait oublié sa robe de soie, achetée d’occasion, dont la couleur criarde et la queue démesurément longue étaient fort déplacées ici, son immense crinoline qui occupait toute la largeur de la porte, ses bottines voyantes, l’ombrelle qu’elle tenait à la main, quoiqu’elle n’en eût pas besoin ; enfin, son ridicule chapeau de paille, orné d’une plume d’un rouge éclatant. Sous ce chapeau, crânement posé sur le côté, on apercevait un petit visage maladif, pâle et effrayé, avec une bouche ouverte et des yeux immobiles de terreur. Sonia avait dix-huit ans ; elle était blonde, de petite taille et un peu maigre, mais assez jolie ; ses yeux clairs étaient remarquables. Elle tenait ses regards fixés sur le lit, sur l’ecclésiastique ; comme Polenka, elle était essoufflée par une marche rapide. À la fin, quelques mots chuchotés dans la foule arrivèrent probablement à ses oreilles. Baissant la tête, elle franchit le seuil et pénétra dans la chambre, mais resta à proximité de la porte.

Quand le moribond eut reçu les sacrements, sa femme revint auprès de lui. Avant de se retirer, le prêtre crut devoir adresser quelques paroles de consolation à Catherine Ivanovna.

— Et qu’est-ce qu’ils vont devenir ? interrompit-elle avec aigreur en montrant ses enfants.

— Dieu est miséricordieux ; espérez dans le secours du Très-Haut, reprit l’ecclésiastique.

— E-eh ! Il est miséricordieux, mais pas pour nous !

— C’est un péché, madame, un péché, observa le pope en hochant la tête.

— Et cela, n’est-ce pas un péché ? répliqua vivement Catherine Ivanovna en montrant le moribond.

— Ceux qui vous ont involontairement privée de votre soutien vous offriront peut-être une indemnité, pour réparer au moins le préjudice matériel…

— Vous ne me comprenez pas ! cria d’un ton irrité Catherine Ivanovna. Pourquoi m’indemniserait-on ? C’est lui-même qui, étant ivre, est allé se jeter sous les pieds des chevaux ! Lui un soutien ! Il n’a jamais été pour moi qu’une cause de chagrin. Il buvait tout ! Il nous dépouillait pour aller dissiper au cabaret l’argent du ménage ! Dieu fait bien de nous débarrasser de lui ! C’est une vraie délivrance pour nous !

— Il faudrait pardonner à un mourant ; de tels sentiments sont un péché, madame, un grand péché !

Tout en causant avec l’ecclésiastique, Catherine Ivanovna ne cessait de s’occuper du blessé : elle lui donnait à boire, essuyait la sueur et le sang qui inondaient sa tête, arrangeait ses oreillers. Les dernières paroles du prêtre la mirent dans une sorte de fureur.

— Eh ! batuchka ! Ce sont là des mots, rien que des mots ! Pardonner ! Aujourd’hui, s’il n’avait pas été écrasé, il serait rentré ivre. Comme il n’a pas d’autre chemise que la sale loque qu’il porte sur le corps, il m’aurait fallu la laver pendant son sommeil, ainsi que le linge des enfants. Ensuite j’aurais fait sécher tout cela pour le raccommoder à l’aurore, voilà l’emploi de mes nuits !… Que venez-vous donc me parler de pardon ? D’ailleurs, je lui ai pardonné !

Un violent accès de toux l’empêcha d’en dire plus long. Elle cracha dans un mouchoir, qu’elle étala ensuite sous les yeux de l’ecclésiastique, tandis que, de sa main gauche, elle pressait douloureusement sa poitrine. Le mouchoir était tout ensanglanté.

Le pope baissa la tête et ne dit plus mot.

Marméladoff était à l’agonie ; ses yeux ne quittaient pas le visage de sa femme, qui s’était de nouveau penchée vers lui. Il avait toujours envie de lui dire quelque chose, essayait de parler, remuait la langue avec effort, mais ne parvenait à proférer que des sons inarticulés. Catherine Ivanovna, comprenant qu’il voulait lui demander pardon, lui cria d’un ton impérieux :

— Tais-toi ! c’est inutile !… Je sais ce que tu veux dire !…

Le blessé se tut, mais au même instant ses yeux s’égarèrent dans la direction de la porte, et il aperçut Sonia…

Jusqu’alors il ne l’avait pas remarquée dans le coin sombre où elle se trouvait.

— Qui est là ? qui est là ? fit-il tout à coup d’une voix rauque et étranglée ; en même temps il montrait des yeux, avec une expression d’effroi, la porte près de laquelle sa fille était debout, et il essayait de se mettre sur son séant.

— Reste couché ! Ne bouge pas ! cria Catherine Ivanovna.

Mais, par un effort surhumain, il réussit à s’arc-bouter sur le divan. Pendant quelque temps, il considéra sa fille d’un air étrange. Il semblait ne pas la reconnaître ; d’ailleurs, c’était la première fois qu’il la voyait dans ce costume.

Timide, humiliée et rougissante sous ses oripeaux de prostituée, la malheureuse attendait humblement qu’il lui fut permis de dire le dernier adieu à son père. Soudain il la reconnut, et une souffrance immense se peignit sur son visage.

— Sonia ! ma fille ! pardonne ! cria-t-il. Il voulut lui tendre la main et, perdant son point d’appui, roula lourdement sur le plancher. On s’empressa de le relever, on le remit sur le divan ; mais c’en était fait. Sonia, presque défaillante, poussa un faible cri, courut à son père et l’embrassa. Il expira entre les bras de la jeune fille.

— Il est mort ! cria Catherine Ivanovna à la vue du cadavre de son mari. Eh bien ! que faire, maintenant ? Avec quoi l’enterrerai-je ? avec quoi, demain, nourrirai-je mes enfants ?

Raskolnikoff s’approcha de la veuve.

— Catherine Ivanovna, lui dit-il, la semaine dernière votre défunt mari m’a raconté toute sa vie et toutes les circonstances… Soyez sûre qu’il parlait de vous avec une estime enthousiaste. Dès ce soir-là, en voyant combien il vous était dévoué à tous, combien surtout il vous honorait et vous aimait, Catherine Ivanovna, malgré sa malheureuse faiblesse, dès ce soir-là, je suis devenu son ami… Permettez-moi donc maintenant… de vous aider… à rendre les derniers devoirs à mon ami défunt. Voici… vingt roubles, et si ma présence peut vous être de quelque utilité… je… en un mot, je viendrai, je viendrai vous voir certainement… peut-être viendrai-je encore demain… Adieu !

Et il sortit vivement de la chambre ; mais, en traversant le vestibule, il rencontra tout à coup dans la foule Nikodim Fomitch qui avait appris l’accident et venait prendre les dispositions d’usage en pareil cas. Depuis la scène qui s’était passée au bureau de police, le commissaire n’avait pas revu Raskolnikoff ; néanmoins, il le reconnut tout de suite.

— Ah ! c’est vous ? lui demanda-t-il.

— Il est mort, répondit Raskolnikoff. Il a eu les secours d’un médecin, d’un prêtre ; rien ne lui a manqué. Ne troublez pas trop la pauvre femme ; elle était déjà phtisique : ce nouveau malheur l’achève. Réconfortez-la, si vous le pouvez… Vous êtes un bon homme, je le sais… ajouta-t-il avec un sourire, tandis qu’il regardait en face le commissaire.

— Mais vous avez du sang sur vous, observa Nikodim Fomitch, qui venait de remarquer quelques taches fraîches sur le gilet de Raskolnikoff.

— Oui, il en a coulé sur moi… je suis tout en sang ! dit le jeune homme d’un air un peu étrange ; puis il sourit, salua son interlocuteur d’un signe de tête et s’éloigna.

Il descendait l’escalier lentement, sans se presser. Une sorte de fièvre agitait tout son être. Il sentait affluer brusquement en lui une vie nouvelle et puissante. Cette sensation pouvait être comparée à celle d’un condamné à mort qui reçoit inopinément sa grâce. Au milieu de l’escalier, il se rangea pour laisser passer devant lui l’ecclésiastique qui regagnait sa demeure. Les deux hommes échangèrent un silencieux salut. Mais, comme Raskolnikoff descendait les dernières marches, il entendit soudain des pas rapides derrière lui. Quelqu’un cherchait à le rejoindre. C’était Polenka qui courait après lui en criant : « Écoutez ! écoutez ! »

Il se retourna vers elle. La petite fille descendit à la hâte le dernier escalier et s’arrêta en face du jeune homme, à une marche au-dessus de lui. Une faible lumière venait de la cour. Raskolnikoff examina le visage maigre, mais pourtant joli, de Polenka ; celle-ci lui souriait et le regardait avec une gaieté enfantine. Elle était chargée d’une commission qui, évidemment, lui plaisait beaucoup à elle-même.

— Écoutez, comment vous appelle-t-on ?… Ah ! encore : où demeurez-vous ? demanda-t-elle précipitamment.

Il lui mit ses deux mains sur les épaules et la considéra avec une sorte de bonheur. Pourquoi éprouvait-il un tel plaisir à la contempler ? Lui-même n’en savait rien.

— Qui est-ce qui vous a envoyée ?

— C’est ma sœur Sonia qui m’a envoyée, répondit la petite fille en souriant plus gaiement encore.

— Je me doutais bien que vous veniez de la part de votre sœur Sonia.

— Je viens aussi de la part de maman. C’est ma sœur Sonia qui m’a envoyée la première, mais ensuite maman m’a dit : « Cours vite, Polenka ! »

— Vous aimez votre sœur Sonia ?

— Je l’aime plus que n’importe qui ! déclara avec une énergie particulière Polenka, et son sourire prit soudain une expression plus sérieuse.

— Et moi, m’aimerez-vous ?

Au lieu de répondre, la petite fille approcha de lui son visage et tendit naïvement ses lèvres pour l’embrasser. Tout à coup ses petits bras, minces comme des allumettes, serrèrent Raskolnikoff avec force, et, inclinant sa tête sur l’épaule du jeune homme, elle se mit à pleurer sans bruit.

— Pauvre papa ! dit-elle au bout d’une minute, en relevant son visage humide de larmes qu’elle essuya avec sa main. — On ne voit plus que des malheurs comme cela à présent, ajouta-t-elle inopinément, avec cette gravité particulière que les enfants affectent quand l’envie leur vient de parler « comme les grandes personnes ».

— Votre papa vous aimait ?

— Il aimait surtout Lidotchka, répondit-elle du même ton sérieux (son sourire avait disparu), — il avait une prédilection pour elle, parce que c’est la plus jeune et aussi parce qu’elle est maladive ; il lui apportait toujours des cadeaux. Nous autres, nous prenions avec lui des leçons de lecture, et à moi il enseignait la grammaire et la loi divine, ajouta-t-elle avec dignité. Maman ne disait rien, mais nous savions que cela lui faisait plaisir, et papa le savait aussi. Maman veut m’apprendre le français, parce qu’il est déjà temps de commencer mon éducation.

— Mais vous savez prier ?

— Comment donc, si nous savons ! Depuis longtemps ! Moi, comme je suis la plus grande, je prie en mon particulier, Kolia et Lidotchka disent leurs prières tout haut avec maman. Ils récitent d’abord les litanies de la Sainte Vierge, ensuite une autre prière : « Dieu, accorde ton pardon et ta bénédiction à notre sœur Sonia », et puis ; « Dieu, accorde ton pardon et ta bénédiction à notre autre papa », car il faut vous dire que notre ancien papa est mort depuis longtemps ; celui-ci c’était un autre, mais nous prions aussi pour le premier.

— Poletchka, on m’appelle Rodion ; nommez-moi quelquefois dans vos prières : « Pardonne aussi à ton serviteur Rodion », — rien de plus.

— Toute ma vie, je prierai pour vous, répondit chaleureusement la petite fille, qui tout à coup se remit à rire, et de nouveau l’embrassa avec tendresse.

Raskolnikoff lui dit son nom, donna son adresse et promit de revenir le lendemain sans faute. L’enfant le quitta, enchantée de lui. Il était dix heures sonnées quand il sortit de la maison.

« Assez ! » se dit-il en s’éloignant, « arrière les spectres, les vaines frayeurs, les fantômes ! La vie ne m’a pas abandonné ! Est-ce que je ne vivais pas tout à l’heure ? Ma vie n’est pas morte avec la vieille femme ! Dieu fasse paix à votre âme, matouchka, mais il est temps aussi que vous laissiez la mienne en repos ! À présent que j’ai recouvré l’intelligence, la volonté, la force, nous allons bien voir ! À nous deux, maintenant ! » ajouta-t-il comme s’il eût adressé un défi à quelque puissance invisible.

« …Je suis très-faible en ce moment, mais… je crois que je ne suis plus du tout malade. Quand je suis sorti de chez moi tantôt, je savais bien que ma maladie se passerait. À propos : la maison Potchinkoff est à deux pas d’ici. Je vais aller chez Razoumikhine… Qu’il gagne son pari !… Qu’il s’amuse même à mes dépens ; n’importe !… La force est nécessaire, sans elle on ne fait rien ; mais c’est la force qui procure la force, voilà ce qu’ils ne savent pas », acheva-t-il avec assurance. Son audace, sa confiance en lui-même grandissaient de minute en minute. C’était une sorte de changement à vue qui s’opérait en lui.

Il trouva sans peine la demeure de Razoumikhine ; dans la maison Potchinkoff on connaissait déjà le nouveau locataire, et le dvornik indiqua tout de suite à Raskolnikoff le logement de son ami. Le bruit d’une réunion nombreuse et animée arrivait jusqu’au milieu de l’escalier. La porte donnant sur le carré était grande ouverte, on entendait des éclats de voix et des vociférations.

La chambre de Razoumikhine était assez vaste, la société se composait d’une quinzaine de personnes. Le visiteur s’arrêta dans l’antichambre. Là, derrière la cloison, il y avait deux grands samovars, des bouteilles, des assiettes, des plats chargés de pâtés et de hors-d’œuvre ; deux servantes de la logeuse se trémoussaient au milieu de tout cela. Raskolnikoff fit demander Razoumikhine. Celui-ci arriva tout joyeux. Au premier coup d’œil on voyait qu’il avait extraordinairement bu, et quoique, en général, il fût presque impossible à Razoumikhine de s’enivrer, cette fois son extérieur prouvait qu’il ne s’était pas ménagé.

— Écoute, commença aussitôt Raskolnikoff, je suis venu à seule fin de te dire que tu as gagné ton pari et que personne en effet ne sait ce qui peut lui arriver. Quant à entrer chez toi, non, je suis trop faible ; c’est à peine si je me tiens sur mes jambes. Ainsi, bonjour et adieu ! Mais, demain, passe chez moi…

— Sais-tu ce que je vais faire ? Je vais te reconduire ! Puisque, de ton propre aveu, tu es faible, eh bien…

— Et tes invités ? Quel est cet homme à tête frisée qui vient d’entr’ouvrir la porte ?

— Celui-là ? le diable le sait ! Ce doit être un ami de mon oncle ou peut-être un monsieur quelconque venu sans invitation… Je leur laisserai mon oncle ; c’est un homme inappréciable ; je regrette que tu ne puisses faire sa connaissance aujourd’hui. Du reste, que le diable les emporte tous ! Je n’ai que faire d’eux à présent ; j’ai besoin de prendre l’air, aussi es-tu arrivé fort à propos, mon ami : deux minutes plus tard, j’allais tomber sur eux à bras raccourcis ! Ils disent de telles stupidités… Tu ne saurais t’imaginer de quelles divagations un homme est capable ! Après tout, si, tu peux te l’imaginer ! Est-ce que nous-mêmes nous ne divaguons pas ? Allons, qu’ils débitent leurs sornettes, ils ne les débiteront pas toujours… Attends une petite minute, je vais t’amener Zosimoff.

Ce fut avec un empressement extrême que le docteur se rendit auprès de Raskolnikoff. À la vue de son client, une curiosité particulière se manifesta sur son visage, qui, du reste, s’éclaircit bientôt.

— Il faut aller vous coucher tout de suite, dit-il au malade, et vous devriez prendre quelque chose pour vous procurer un sommeil paisible. Tenez, voici une poudre que j’ai préparée tantôt. Vous la prendrez ?

— Certainement, répondit Raskolnikoff.

— Tu fais très-bien de l’accompagner, observa Zosimoff en s’adressant à Razoumikhine ; nous verrons demain comment il sera, mais aujourd’hui il ne va pas mal : le changement est notable depuis tantôt. À mesure qu’on vit, on apprend…

— Sais-tu ce que me disait tout bas Zosimoff il y a un instant ? commença d’une voix pâteuse Razoumikhine, dès que les deux amis furent dans la rue. Il me recommandait de causer avec toi en chemin, de te faire causer et de lui rapporter ensuite tes paroles, parce qu’il a l’idée… que tu… es fou ou sur le point de le devenir. T’imagines-tu cela ? D’abord, tu es trois fois plus intelligent que lui ; secondement, puisque tu n’es pas fou, tu peux te moquer de sa sotte opinion, et en troisième lieu ce gros morceau de viande dont la spécialité est la chirurgie n’a plus en tête, depuis quelque temps, que les maladies mentales ; mais la conversation que tu as eue aujourd’hui avec Zamétoff a complétement modifié sa manière de voir sur ton compte.

— Zamétoff t’a tout raconté ?

— Tout, et il a très-bien fait. J’ai maintenant compris toute l’histoire, et Zamétoff l’a comprise aussi… Allons, oui, en un mot, Rodia… le fait est… À présent je suis un peu gris… Mais cela ne fait rien… le fait est que cette pensée… comprends-tu ? cette pensée avait, en effet, pris naissance dans leur esprit… comprends-tu ? C’est-à-dire qu’aucun d’eux n’osait la formuler tout haut, parce que c’était une absurdité trop criante, et, surtout depuis qu’ils ont arrêté ce peintre en bâtiment, tout cela s’est évanoui pour toujours. Mais pourquoi donc sont-ils des imbéciles ? J’ai alors quelque peu cogné Zamétoff, — ceci entre nous, mon ami ; je t’en prie, ne laisse pas entendre que tu le sais ; j’ai remarqué qu’il est susceptible ; c’est chez Louise que cela a eu lieu, — mais aujourd’hui tout est éclairci. C’était surtout cet Ilia Pétrovitch ! Il avait pris texte de ton évanouissement au bureau de police, mais lui-même a eu honte ensuite d’une pareille supposition ; je sais…

Raskolnikoff écoutait avec avidité. Sous l’influence de la boisson, Razoumikhine bavardait inconsidérément.

— Je me suis évanoui alors parce qu’il faisait très-chaud dans la salle et que cette odeur de peinture m’avait suffoqué, dit Raskolnikoff.

— Il cherche une explication ! Mais il n’y avait pas que la peinture : l’inflammation couvait depuis un grand mois ; Zosimoff est là pour le dire. Seulement, ce que ce blanc-bec de Zamétoff est confus à présent, tu ne peux pas te l’imaginer. « Je ne vaux pas, dit-il, le petit doigt de cet homme-là. » C’est de toi qu’il parle ainsi. Il a quelquefois de bons sentiments. Mais la leçon que tu lui as donnée aujourd’hui au Palais de Cristal, c’est le comble de la perfection. Tu as commencé par lui faire peur, par lui donner le frisson. Tu l’avais presque amené à admettre de nouveau cette monstrueuse sottise, quand, tout d’un coup, tu lui as montré que tu te moquais de lui : « Attrape ce pied de nez ! » Parfait ! À présent il est écrasé, anéanti. Tu es un maître, vraiment, et il en faut comme cela. Quel dommage que je n’aie pas été là ! Zamétoff est maintenant chez moi, où il aurait bien voulu te voir. Porphyre désire aussi faire ta connaissance…

— Ah !… celui-là aussi… Mais pourquoi me considérait-on comme un fou ?

— C’est-à-dire, pas comme un fou. Mon ami, je crois que j’ai un peu trop jasé avec toi. Vois-tu, ce qui l’a frappé tantôt, c’est que ce seul point t’intéresse ; maintenant il comprend pourquoi cela t’intéresse : instruit de toutes les circonstances… sachant quel énervement cela t’a causé alors et comment cette affaire est liée à ta maladie… Je suis un peu ivre, mon ami ; tout ce que je puis te dire, c’est qu’il a son idée… Je te le répète : il ne rêve plus que maladies mentales. Tu n’as pas à t’inquiéter de cela…

Pendant une demi-minute tous deux restèrent silencieux.

— Écoute, Razoumikhine, fit ensuite Raskolnikoff, — je veux te parler franchement : je viens de chez un mort, le défunt était un fonctionnaire… j’ai donné là tout mon argent… et, en dehors de cela, tout à l’heure j’ai été embrassé par une créature qui, lors même que j’aurais tué quelqu’un… bref, j’ai encore vu là une autre créature… avec une plume couleur de feu… mais je divague ; je suis très-faible, soutiens-moi… voilà l’escalier…

— Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? demanda Razoumikhine inquiet.

— J’ai la tête qui tourne un peu, mais cela, ce n’est rien ; le malheur, c’est que je suis si triste, si triste ! comme une femme… vraiment ! Regarde : qu’est-ce que cela ? Regarde ! regarde !

— Quoi donc ?

— Est-ce que tu ne vois pas ? Il y a de la lumière dans ma chambre, vois-tu ? Dans la fente…

Ils étaient sur l’avant-dernier palier, près de la porte de la logeuse, et de là on pouvait remarquer qu’en effet la chambre de Raskolnikoff était éclairée.

— C’est étrange ! Nastasia y est peut-être, observa Razoumikhine.

— Jamais elle ne vient chez moi à cette heure-ci, d’ailleurs elle est couchée depuis longtemps, mais… cela m’est égal ! Adieu !

— Que dis-tu ? Je t’accompagne, nous allons monter ensemble !

— Je sais que nous monterons ensemble, mais je veux te serrer la main ici et te dire adieu ici. Allons, donne-moi la main, adieu !

— Qu’est-ce que tu as, Rodia ?

— Rien ; montons, tu seras témoin…

Pendant qu’ils montaient l’escalier, l’idée vint à Razoumikhine que Zosimoff avait peut-être raison.

« Eh ! je lui aurai troublé l’esprit avec mon bavardage ! » se dit-il à part soi.

Soudain, comme ils approchaient de la porte, ils entendirent des voix dans la chambre.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ici ? s’écria Razoumikhine.

Raskolnikoff, le premier, saisit la porte et l’ouvrit toute grande ; puis il demeura sur le seuil, comme pétrifié.

Sa mère et sa sœur, assises sur son divan, l’attendaient depuis une demi-heure.

Comment leur visite le prenait-elle à l’improviste ? Comment n’y avait-il pas songé du tout, quand, dans la journée même, on lui avait cependant annoncé leur arrivée prochaine, imminente, à Pétersbourg ? Depuis une demi-heure, les deux femmes ne cessaient de questionner Nastasia qui se trouvait encore là devant elles. Déjà, la servante leur avait raconté tous les détails possibles sur Raskolnikoff. En apprenant qu’il était sorti aujourd’hui de la maison, malade et assurément dans un transport de fièvre, à en croire Nastasia, Pulchérie Alexandrovna et Avdotia Romanovna épouvantées l’avaient cru perdu : que de larmes n’avaient-elles point versées ! par quelles angoisses n’avaient-elles point passé durant cette demi-heure d’attente !

Des cris de joie saluèrent l’apparition de Raskolnikoff. Sa mère et sa sœur s’élancèrent vers lui. Mais il restait immobile et comme privé de vie ; une pensée subite et insupportable avait glacé tout son être. Il ne put même leur tendre les bras. Les deux femmes le pressèrent contre leurs poitrines, le couvrirent de baisers, riant et pleurant à la fois… Il fit un pas, chancela et tomba évanoui sur le parquet.

Alarme, cris de frayeur, gémissements. Razoumikhine, resté jusqu’alors sur le seuil, s’élança dans la chambre, saisit le malade dans ses bras vigoureux et, en un clin d’œil, le coucha sur le divan.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! dit-il vivement à la mère et à la sœur : — c’est un évanouissement, cela n’a pas d’importance ! Le médecin disait tout à l’heure encore qu’il allait beaucoup mieux, qu’il était tout à fait rétabli ! De l’eau ! Allons, voilà déjà qu’il reprend ses sens, tenez, voyez-vous comme il revient à lui ?…

Ce disant, il étreignit avec une rudesse inconsciente le bras de Dounetchka et la força à se baisser vers le divan pour constater qu’en effet son frère « revenait à lui ». Aux yeux de la mère et de la sœur, qui le regardaient avec une reconnaissance attendrie, Razoumikhine apparaissait comme une véritable providence. Nastasia leur avait déjà appris de quel dévouement avait fait preuve, pendant la maladie de leur Rodia, « ce jeune homme déluré », ainsi que l’appelait ce même soir, dans une conversation intime avec Dounia, Pulchérie Alexandrovna elle-même.


TROISIÈME PARTIE


I

Raskolnikoff se leva à demi et s’assit sur le divan.

Il invita par un léger signe Razoumikhine à suspendre le cours de son éloquence consolatrice, puis, prenant par la main sa mère et sa sœur, il les contempla alternativement durant deux minutes, sans proférer un mot. Son regard, empreint d’une sensibilité douloureuse, avait en même temps quelque chose de fixe et d’insensé. Pulchérie Alexandrovna s’en effraya et se mit à pleurer.

Avdotia Romanovna était pâle ; sa main tremblait dans celle de son frère.

— Retournez chez vous… avec lui, dit-il d’une voix entrecoupée, en montrant Razoumikhine, — à demain ; demain tout… Depuis quand êtes-vous arrivées ?

— Nous sommes arrivées ce soir, Rodia, répondit Pulchérie Alexandrovna. Le train était fort en retard ; mais, Rodia, pour rien au monde je ne consentirais à me séparer de toi maintenant ! Je passerai la nuit ici, auprès de…

— Ne me tourmentez pas ! répliqua-t-il avec un geste d’irritation.

— Je resterai avec lui ! dit vivement Razoumikhine ; je ne le quitterai pas une minute, et que mes invités aillent au diable ! Qu’ils se fâchent si bon leur semble ! D’ailleurs, mon oncle est là pour faire fonction d’amphitryon.

— Comment, comment vous remercier ! commença Pulchérie Alexandrovna en pressant de nouveau les mains de Razoumikhine ; mais son fils lui coupa la parole.

— Je ne puis pas, je ne puis pas… répétait-il d’un ton agacé, — ne me tourmentez pas ! Assez, allez-vous-en… Je ne puis pas !…

— Retirons-nous, maman, fit à voix basse Dounia inquiète, — sortons de la chambre au moins pour un instant, il est évident que notre présence le tue.

— Et il ne me sera pas donné de passer un moment avec lui après une séparation de trois ans ! gémit Pulchérie Alexandrovna.

— Attendez un peu ! leur dit Raskolnikoff, — vous m’interrompez toujours, et je perds le fil de mes idées… Avez-vous vu Loujine ?

— Non, Rodia, mais il est déjà instruit de notre arrivée. Nous avons appris, Rodia, que Pierre Pétrovitch avait eu la bonté de venir te voir aujourd’hui, ajouta avec une certaine timidité Pulchérie Alexandrovna.

— Oui… il a eu cette bonté… Dounia, j’ai dit tantôt à Loujine que j’allais le jeter en bas de l’escalier, et je l’ai envoyé au diable…

— Rodia, que dis-tu ? Vraiment, tu… ce n’est pas possible ! commença la mère saisie d’effroi, mais un regard jeté sur Dounia la décida à n’en pas dire davantage.

Avdotia Romanovna, les yeux fixés sur son frère, attendait qu’il s’expliquât plus longuement. Déjà informées de la querelle par Nastasia qui la leur avait racontée à sa façon et comme elle avait pu la comprendre, les deux dames étaient en proie à une cruelle perplexité.

— Dounia, poursuivit avec effort Raskolnikoff, — je ne veux pas de ce mariage : par conséquent, donne congé dès demain à Loujine, et qu’il ne soit plus question de lui.

— Mon Dieu ! s’écria Pulchérie Alexandrovna.

— Mon frère, pense un peu à ce que tu dis ! observa avec véhémence Avdotia Romanovna, mais elle se contint aussitôt. Tu n’es peut-être pas, en ce moment, dans ton état normal : tu es fatigué, acheva-t-elle doucement.

— J’ai le délire ? Non… Tu épouses Loujine à cause de moi. Mais je n’accepte pas ce sacrifice. Donc, demain, écris-lui une lettre… pour te dégager vis-à-vis de lui… Tu me la feras lire dans la matinée, et ce sera fini !

— Je ne puis faire cela ! s’écria la jeune fille blessée. De quel droit…

— Dounetchka, toi aussi tu t’emportes ! Cesse, demain… Est-ce que tu ne vois pas… balbutia la mère avec effroi, en s’élançant vers sa fille. Ah ! allons-nous-en, cela vaudra mieux !

— Il bat la campagne ! se mit à crier Razoumikhine d’une voix qui trahissait l’ivresse : autrement, est-ce qu’il se serait permis… Demain il sera raisonnable… Mais aujourd’hui, en effet, il l’a mis à la porte ; le monsieur s’est fâché… Il pérorait ici, il étalait ses théories, tout de même il est parti la queue basse…

— Ainsi, c’est vrai ? s’écria Pulchérie Alexandrovna.

— À demain, frère, dit d’un ton de compassion Dounia, — partons, maman… Adieu, Rodia !

Il fit un dernier effort pour lui adresser encore quelques paroles.

— Tu entends, ma sœur, je n’ai pas le délire ; ce mariage serait une infamie. Que je sois infâme, toi, du moins, tu ne dois pas l’être… c’est assez d’un… Mais, quelque misérable que je sois, je te renierais pour ma sœur, si tu contractais une pareille union. Ou moi, ou Loujine ! Allez-vous-en…

— Mais tu as perdu l’esprit ! Tu es un despote ! vociféra Razoumikhine.

Raskolnikoff ne répondit pas ; peut-être n’était-il plus en état de répondre. À bout de forces, il s’étendit sur le divan et se tourna du côté du mur. Avdotia Romanovna regarda curieusement Razoumikhine, ses yeux noirs étincelèrent ; l’étudiant tressaillit même sous ce regard. Pulchérie Alexandrovna paraissait consternée.

— Jamais je ne pourrai me résoudre à m’en aller ! murmura-t-elle, avec une sorte de désespoir, à l’oreille de Razoumikhine, je resterai ici quelque part… Reconduisez Dounia.

— Et vous gâterez toute l’affaire ! répondit sur le même ton bas le jeune homme hors de lui : — sortons du moins de la chambre. Nastasia, éclaire-nous ! Je vous jure, continua-t-il à demi-voix, lorsqu’ils furent dans l’escalier, que tantôt il a été sur le point de nous battre, le docteur et moi ! Comprenez-vous cela ? le docteur lui-même ! D’ailleurs, il est impossible que vous laissiez Avdotia Romanovna loger seule dans ce garni ! Songez un peu dans quelle maison vous êtes descendues ! Ce coquin de Pierre Pétrovitch n’aurait-il pas pu vous trouver un logement plus convenable ?… Du reste, vous savez, j’ai un peu bu, et voilà pourquoi… mes expressions sont un peu vives ; ne faites pas attention…

— Eh bien ! reprit Pulchérie Alexandrovna, — je vais aller trouver la logeuse de Rodia, et je la prierai de nous donner à Dounia et à moi un coin pour cette nuit. Je ne puis l’abandonner en cet état, je ne le puis pas !

Cette conversation avait lieu sur le palier, devant la porte même de la logeuse. Nastasia se tenait sur la dernière marche, avec la lumière. Razoumikhine était extraordinairement animé. Une demi-heure auparavant, quand il avait reconduit Raskolnikoff chez lui, il bavardait outre mesure, comme lui-même le reconnaissait ; mais il avait la tête fort libre, nonobstant l’énorme consommation de vin qu’il avait faite dans la soirée. Maintenant il était plongé dans une sorte d’extase, et l’influence capiteuse de la boisson agissait doublement sur lui. Il avait pris les deux dames chacune par une main, les haranguait dans un langage d’une désinvolture étonnante, et, sans doute pour les mieux convaincre, appuyait presque chaque mot d’une formidable pression sur les phalanges de ses interlocutrices. En même temps, avec le plus grand sans gêne, il dévorait des yeux Avdotia Romanovna.

Parfois, vaincues par la douleur, les pauvres femmes essayaient de dégager leurs doigts emprisonnés dans cette grosse main osseuse, mais il n’en avait cure et continuait de plus belle à leur serrer les mains sans songer qu’il leur faisait mal. Si elles lui avaient demandé, comme un service à leur rendre, de se jeter la tête la première en bas de l’escalier, il n’eût pas balancé une seconde à satisfaire leur désir. Pulchérie Alexandrovna sentait bien que Razoumikhine était fort excentrique et surtout qu’il avait une poigne terrible ; mais, toute à la pensée de son Rodia, elle fermait les yeux sur les façons bizarres du jeune homme qui était maintenant une providence pour elle.

Quant à Avdotia Romanovna, bien qu’elle partageât les préoccupations de sa mère et qu’elle ne fût pas naturellement craintive, cependant c’était avec surprise et même avec une sorte d’inquiétude qu’elle voyait se fixer sur elle les regards enflammés de l’ami de son frère. N’était la confiance sans bornes que les récits de Nastasia lui avaient inspirée à l’égard de cet homme singulier, elle n’aurait pas résisté à la tentation de s’enfuir en entraînant sa mère avec elle. D’ailleurs, elle comprenait aussi qu’en ce moment elles ne pouvaient se passer de lui. La jeune fille fut, du reste, grandement rassurée au bout de dix minutes : dans quelque disposition d’esprit que se trouvât Razoumikhine, un des propres de son caractère était de se révéler tout entier à première vue, de sorte qu’on savait bien vite à qui l’on avait affaire.

— Vous ne pouvez pas demander cela à la logeuse, c’est le comble de l’absurdité répliqua-t-il vivement à Pulchérie Alexandrovna ; vous avez beau être la mère de Rodia, si vous restez, vous allez l’exaspérer, et alors Dieu sait ce qui arrivera. Écoutez, voici ce que je propose : Nastasia va le veiller pour le moment, et moi, je vous ramènerai toutes deux chez vous, car ici, à Pétersbourg, il est imprudent à deux femmes seules de s’aventurer la nuit dans les rues. Après vous avoir reconduites, je reviendrai en deux temps ici, et, dans un quart d’heure, je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que je viendrai vous faire mon rapport, vous dire comment il va, s’il dort, etc. Ensuite, écoutez ! Ensuite, je courrai jusqu’à mon logement ; — il y a du monde chez moi, mes invités sont tous ivres, — je prendrai Zosimoff, — c’est le médecin qui soigne Rodia, il est chez moi en ce moment, mais il n’est pas ivre, lui, il ne boit jamais. Je l’amènerai auprès du malade et de là chez vous. Dans l’espace d’une heure, vous recevrez donc deux fois des nouvelles de votre fils : par moi d’abord, et puis par le docteur lui-même, ce qui est autrement sérieux ! S’il va mal, je vous jure que je vous ramènerai ici ; s’il va bien, vous vous coucherez. Moi, je passerai toute la nuit ici, dans le vestibule, il ne le saura pas, et je ferai coucher Zosimoff chez la logeuse pour l’avoir sous la main en cas de besoin. En ce moment, je crois, la présence du docteur peut être plus utile à Rodia que la vôtre. Ainsi, retournez chez vous ! Quant à loger chez la propriétaire, c’est impossible ; moi, je le puis, mais pas vous : elle ne consentirait pas à vous donner asile, parce que… parce qu’elle est sotte. Si vous voulez le savoir, elle m’aime ; elle serait jalouse d’Avdotia Romanovna, et de vous aussi… mais à coup sûr d’Avdotia Romanovna. C’est un caractère tout à fait étrange, tout à fait ! Du reste, je suis moi-même un imbécile… Allons, tenez ! Vous avez confiance en moi, n’est-ce pas ? Avez-vous confiance en moi, oui ou non ?

— Partons, maman, dit Avdotia Romanovna, — ce qu’il promet, il le fera certainement. C’est à ses soins que mon frère doit la vie, et si le docteur consent, en effet, à passer la nuit ici, que pouvons-nous désirer de mieux ?

— Voilà, vous… vous me comprenez, parce que vous êtes un ange : s’écria Razoumikhine avec exaltation. — Partons ! Nastasia, monte tout de suite en haut et reste là auprès de lui avec de la lumière ; je reviens dans un quart d’heure…

Bien qu’elle ne fût pas encore pleinement convaincue, Pulchérie Alexandrovna ne fit plus d’objection. Razoumikhine prit les deux dames chacune par un bras, et, moitié de gré, moitié de force, leur fit descendre l’escalier. La mère n’était pas sans inquiétude : « Assurément il sait se remuer, et il est bien disposé pour nous ; mais peut-on compter sur ses promesses dans l’état où il se trouve ?… »

Le jeune homme devina cette pensée.

— Ah ! je comprends, vous me croyez sous l’influence de la boisson ! dit-il, tandis qu’il arpentait le trottoir à grands pas sans remarquer que les deux dames pouvaient à peine le suivre. — Cela ne signifie rien ! c’est-à-dire… j’ai bu comme une brute, mais il ne s’agit pas de cela ; ce n’est pas le vin qui m’enivre. Dès que je vous ai aperçues, j’ai reçu comme un coup sur la tête… Ne faites pas attention : je dis des sottises ; je suis indigne de vous… je suis au plus haut degré indigne de vous !… Dès que je vous aurai remises à domicile, j’irai au canal, ici près, je me verserai deux seaux d’eau sur la tête, et il n’y paraîtra plus… Si vous saviez seulement comme je vous aime toutes deux !… Ne riez pas et ne vous mettez pas en colère !… Fâchez-vous contre tout le monde, mais pas contre moi ! Je suis son ami et, par conséquent, le vôtre. Je le veux… Je pressentais cela… l’an dernier, il y a eu un moment… Mais non, je ne pressentais rien du tout, attendu que vous êtes, pour ainsi dire, tombées du ciel. Mais je ne dormirai pas de toute la nuit… Ce Zosimoff craignait tantôt qu’il ne devînt fou… Voilà pourquoi il ne faut pas l’irriter !…

— Que dites-vous ? s’écria la mère.

— Est-il possible que le docteur lui-même ait dit cela ? demanda Avdotia Romanovna effrayée.

— Il l’a dit, mais il se trompe ; il se trompe complètement. Il avait aussi donné un médicament à Rodia, une poudre, je l’ai vue ; mais, sur ces entrefaites, vous êtes arrivées… Eh !… vous auriez mieux fait de n’arriver que demain ! Nous avons eu raison de nous retirer. Dans une heure, Zosimoff lui-même viendra vous donner des nouvelles de sa santé. Il n’est pas ivre, lui, et moi j’aurai cessé de l’être. Mais pourquoi me suis-je ainsi échauffé ? Parce qu’ils m’ont fait discuter, les maudits ! Je m’étais juré de ne plus prendre part à ces discussions !… Ils disent de telles balivernes ! Un peu plus, j’allais me colleter avec eux ! J’ai laissé mon oncle chez moi pour présider la réunion… Eh bien, le croiriez-vous ? ils sont partisans de l’impersonnalité complète ; pour eux, le suprême progrès, c’est de ressembler le moins possible à soi-même. Il nous a plu, à nous autres Russes, de vivre des idées d’autrui, et nous en sommes saturés ! Est-ce vrai ? Est-ce vrai, ce que je dis ? cria Razoumikhine, en serrant les mains des deux dames.

— Oh ! mon Dieu, je ne sais pas, dit la pauvre Pulchérie Alexandrovna.

— Oui, oui… quoique je ne sois pas d’accord avec vous sur tous les points, ajouta d’un ton sérieux Avdotia Romanovna.

À peine venait-elle de prononcer ces mots qu’il lui échappa un cri de douleur provoqué par un énergique shake hand de Razoumikhine.

— Oui ? Vous dites : Oui ? Eh bien, après cela, vous… vous êtes… vociféra le jeune homme transporté de joie, — vous êtes une source de bonté, de pureté, de raison et… de perfection ! Donnez-moi votre main, donnez… vous aussi donnez-moi la vôtre, je veux vous baiser les mains ici, tout de suite, à genoux !

Et il s’agenouilla au milieu du trottoir, qui, par bonheur, était désert en ce moment.

— Assez, je vous prie, que faites-vous ? s’écria Pulchérie Alexandrovna, alarmée au dernier point.

— Levez-vous, levez-vous ! dit Dounia, qui riait, mais ne laissait pas d’être inquiète, elle aussi.

— Jamais de la vie, pas avant que vous m’ayez donné vos mains ! Là, maintenant c’est assez, me voilà relevé, marchons ! Je suis un malheureux imbécile, indigne de vous, et, en ce moment, pris de boisson, je rougis… Je suis indigne de vous aimer, mais s’incliner, se prosterner devant vous est le devoir de quiconque n’est pas une brute complète ! Aussi me suis-je prosterné… Voici votre demeure, et déjà, rien que pour cela, Rodion a bien fait tantôt de mettre à la porte votre Pierre Pétrovitch ! Comment a-t-il osé vous loger dans ce garni ? C’est scandaleux ! Savez-vous quelle espèce de gens habite là ? Et vous êtes sa fiancée ! Oui ? Eh bien ! je vous déclare qu’après cela votre futur époux est un drôle !

— Écoutez, monsieur Razoumikhine, vous oubliez… commença Pulchérie Alexandrovna.

— Oui, oui, vous avez raison, je me suis oublié, j’en ai honte, s’excusa l’étudiant, — mais… mais… vous ne pouvez pas m’en vouloir de mes paroles. J’ai parlé ainsi parce que je suis franc et non parce que… Hum ! ce serait ignoble ; en un mot, ce n’est pas parce que je vous… Hum ! je n’ose achever !… Mais, tantôt, lors de sa visite, nous avons tous compris que cet homme n’était pas de notre monde. Allons, assez, tout est pardonné. N’est-ce pas, vous m’avez pardonné ? Eh bien, marchons ! Je connais ce corridor, j’y suis déjà venu ; tenez, ici, au numéro trois, il s’est passé un scandale… Où logez-vous ici ? Quel numéro ? Huit ? Alors vous ferez bien de vous enfermer pour la nuit, ne laissez entrer personne. Dans un quart d’heure je vous apporterai des nouvelles, et, une demi-heure plus tard, vous me verrez revenir avez Zosimoff. Adieu, je me sauve !

— Mon Dieu, Dounetchka, que va-t-il advenir ? dit anxieusement Pulchérie Alexandrovna à sa fille.

— Tranquillisez-vous, maman, répondit Dounia en se débarrassant de son chapeau et de sa mantille, Dieu lui-même nous a envoyé ce monsieur : quoiqu’il vienne de prendre part à une orgie, on peut compter sur lui, je vous l’assure. Et tout ce qu’il a déjà fait pour mon frère…

— Ah ! Dounetchka, Dieu sait s’il reviendra ! Et comment ai-je pu me résoudre à quitter Rodia !… Combien peu je m’attendais à le trouver ainsi ! Quel accueil il nous a fait ! On dirait que notre arrivée le contrarie…

Des larmes brillaient dans ses yeux.

— Non, ce n’est pas cela, maman. Vous ne l’avez pas bien vu, vous pleuriez toujours. Il a été très-éprouvé par une grave maladie, voilà la cause de tout.

— Ah ! cette maladie ! Qu’arrivera-t-il de tout cela ? Et comme il t’a parlé, Dounia ! reprit la mère ; elle cherchait timidement à lire dans les yeux de sa fille. Mais déjà elle était à demi consolée parce que Dounia prenait la défense de son frère, et, par conséquent, lui avait pardonné. — Je sais bien que demain il sera d’un autre avis, ajouta-t-elle, voulant pousser son enquête jusqu’au bout.

— Et moi, je sais bien que demain il dira encore la même chose… à ce sujet, répliqua Avdotia Romanovna.

La question était si délicate à traiter que Pulchérie Alexandrovna n’osa pas poursuivre l’entretien. Dounia alla embrasser sa mère. Celle-ci, sans rien dire, la serra avec force dans ses bras. Ensuite elle s’assit et attendit, dans des transes cruelles, l’arrivée de Razoumikhine. Elle suivait d’un œil timide sa fille qui, pensive et les bras croisés, se promenait de long en large dans la chambre. C’était chez Avdotia Romanovna une habitude d’aller ainsi d’un coin à l’autre, quand quelque chose la préoccupait, et, en pareil cas, sa mère se gardait bien de la troubler dans ses réflexions. Razoumikhine, pris de boisson et s’amourachant à brûle-pourpoint d’Avdotia Romanovna, prêtait assurément au ridicule. Toutefois, en contemplant la jeune fille, maintenant surtout que, rêveuse et attristée, elle se promenait, les bras croisés, dans la chambre, beaucoup, peut-être, auraient excusé l’étudiant, sans même qu’il fût besoin d’invoquer à son profit la circonstance atténuante de l’ivresse. L’extérieur d’Avdotia Romanovna méritait d’attirer l’attention : grande, forte, remarquablement bien faite, elle trahissait dans chacun de ses gestes une confiance en elle-même qui, d’ailleurs, n’ôtait rien ni à la grâce ni à la délicatesse de ses mouvements. Son visage ressemblait à celui de son frère, mais on pouvait dire d’elle que c’était une beauté. Ses cheveux châtains étaient un peu plus clairs que ceux de Rodion. La fierté se lisait dans le regard brillant de ses yeux presque noirs qui témoignaient aussi, par moments, d’une bonté extraordinaire. Elle était pâle, mais sa pâleur n’avait rien de maladif ; son visage rayonnait de fraîcheur et de santé. Elle avait la bouche assez petite ; sa lèvre inférieure, d’un rouge vif, se projetait un peu en avant, de même que le menton ; cette irrégularité, la seule qu’on remarquât dans ce beau visage, lui donnait une expression particulière de fermeté et presque de hauteur. Sa physionomie était, d’ordinaire, plutôt grave et pensive qu’enjouée ; en revanche, quel charme n’avait pas cette figure habituellement sérieuse quand un rire gai et juvénile venait l’animer ! Razoumikhine n’avait jamais rien vu de pareil ; il était ardent, sincère, honnête, quelque peu naïf, avec cela fort comme un ancien preux et très-échauffé par le vin : dans ces conditions, le coup de foudre s’explique parfaitement. De plus, le hasard voulut qu’il aperçut pour la première fois Dounia dans un moment où la tendresse, la joie de revoir Rodia avait en quelque sorte transfiguré les traits de la jeune fille. Ensuite il la vit superbe d’indignation devant les ordres insolents de son frère, — et il ne put y tenir.

Du reste, il avait dit vrai quand, dans ses propos d’homme ivre, il avait tantôt laissé entendre que l’excentrique logeuse de Raskolnikoff, Prascovie Pavlovna, serait jalouse non seulement d’Avdotia Romanovna, mais peut-être de Pulchérie Alexandrovna elle-même. Bien que cette dernière eût quarante-trois ans, elle conservait encore des traces d’ancienne beauté ; en outre, elle paraissait beaucoup plus jeune que son âge, particularité souvent observée chez les femmes qui ont gardé jusqu’aux approches de la vieillesse la lucidité de l’esprit, la fraîcheur des impressions, la pure et honnête chaleur du cœur. Ses cheveux commençaient déjà à blanchir et à devenir rares ; de petites rides se montraient depuis longtemps autour de ses yeux ; les soucis et les chagrins avaient creusé ses joues ; malgré tout, son visage était beau. C’était le portrait de Dounetchka, avec vingt ans de plus et sans la saillie de la lèvre inférieure qui caractérisait la physionomie de la jeune fille. Pulchérie Alexandrovna avait l’âme tendre, mais elle ne poussait pas la sensibilité jusqu’à la sensiblerie ; naturellement timide et disposée à céder, elle savait pourtant s’arrêter dans la voie des concessions, dès que son honnêteté, ses principes et ses plus chères convictions lui en faisaient un devoir.

Juste vingt minutes après le départ de Razoumikhine, deux coups légers furent frappés à la porte : le jeune homme était de retour.

— Je n’entrerai pas, je n’ai pas le temps ! se hâta-t-il de dire quand on lui eut ouvert. — Il dort comme un bienheureux, son sommeil est le plus tranquille du monde, et Dieu veuille qu’il dorme ainsi dix heures ! Nastasia est auprès de lui ; elle a ordre de rester là jusqu’à ce que je revienne. Maintenant, je vais chercher Zosimoff ; il viendra vous faire son rapport, et ensuite vous vous coucherez, car je vois que vous tombez de fatigue.

À peine avait-il prononcé ces mots, qu’il prenait sa course à travers le corridor.

— Quel jeune homme déluré et… dévoué ! s’écria Pulchérie Alexandrovna toute joyeuse.

— Il paraît avoir une excellente nature ! répondit avec une certaine chaleur Avdotia Romanovna, et elle recommença à se promener de long en large dans la chambre.

Environ une heure plus tard, des pas retentirent dans le corridor, et l’on frappa de nouveau à la porte. Cette fois les deux femmes attendaient avec une entière confiance l’exécution de la promesse faite par Razoumilnhine : il revint, en effet, accompagné de Zosimoff. Ce dernier n’avait pas hésité à quitter immédiatement le banquet pour aller visiter Raskolnikoff ; mais ce ne fut pas sans peine qu’il se décida à se rendre chez les dames, car il n’ajoutait guère foi aux paroles de son ami, qui lui paraissait avoir laissé une partie de sa raison au fond des verres. Du reste, l’amour-propre du docteur ne tarda pas à être rassuré et même flatté : Zosimoff comprit qu’il était effectivement attendu comme un oracle.

Pendant les dix minutes que dura sa visite, il réussit à tranquilliser pleinement Pulchérie Alexandrovna. Il témoigna le plus grand intérêt pour le malade, tout en s’exprimant avec un sérieux et une réserve extrêmes, comme il sied à un médecin de vingt-sept ans appelé dans une circonstance grave. Il ne se permit pas la plus petite digression hors de son sujet et ne manifesta pas le moindre désir d’entrer en relations suivies avec ses interlocutrices. Ayant remarqué dès son entrée la beauté d’Avdotia Romanovna, il s’efforçait de ne faire aucune attention à la jeune fille et s’adressait toujours exclusivement à Pulchérie Alexandrovna.

Tout cela lui procurait un indicible contentement intérieur. En ce qui concernait Raskolnikoff, il déclara l’avoir trouvé dans un état très-satisfaisant. Selon lui, la maladie de son client était due en partie aux mauvaises conditions matérielles dans lesquelles celui-ci avait vécu depuis plusieurs mois, mais elle avait aussi d’autres causes d’un caractère moral : « c’était, pour ainsi dire, le produit complexe d’influences multiples, soit physiques, soit psychologiques, telles que : préoccupations, soucis, craintes, inquiétudes, rêveries, etc. » S’étant aperçu, sans en avoir l’air, qu’Avdotia Romanovna l’écoutait avec une attention marquée, Zosimoff s’étendit complaisamment sur ce thème.

Comme Pulchérie Alexandrovna lui demandait d’une voix timide et inquiète s’il n’avait pas remarqué quelques symptômes de folie chez son fils, il répondit avec un calme et franc sourire qu’on avait fort exagéré la portée de ses paroles, que sans doute on pouvait constater chez le malade une idée fixe, quelque chose comme une monomanie, — d’autant plus que lui, Zosimoff, étudiait maintenant d’une façon spéciale cette branche si intéressante de la médecine. — « Mais, ajouta-t-il, il faut considérer que jusqu’à ce jour le malade a eu presque continuellement le délire, et assurément l’arrivée de sa famille sera une distraction pour lui, contribuera à lui rendre des forces et exercera une action salutaire… si toutefois on peut lui éviter de nouvelles secousse », acheva-t-il d’un ton significatif. Puis il se leva, et, après avoir salué d’une façon à la fois cérémonieuse et cordiale, il sortit au milieu des actions de grâces, des bénédictions, des effusions de reconnaissance. Avdotia Romanovna lui tendit même sa petite main qu’il n’avait nullement cherché à serrer. Bref, le docteur se retira enchanté de sa visite et encore plus de lui-même.

— Demain nous causerons, maintenant couchez-vous tout de suite, il est temps que vous preniez du repos ! ordonna Razoumikhine qui sortit avec Zosimoff. Demain, à la première heure, je viendrai vous donner des nouvelles.

— Quelle ravissante jeune fille, tout de même, que cette Avdotia Romanovna ! observa avec l’accent le plus sincère Zosimoff, quand tous deux furent dans la rue.

— Ravissante ? Tu as dit ravissante ! hurla Razoumikhine, et, s’élançant sur le docteur, il le prit à la gorge. — Si tu oses jamais… Comprends-tu ? comprends-tu ? cria-t-il, tandis qu’il le tenait par le collet et le poussait contre le mur. — Tu as entendu ?

— Mais laisse-moi donc, diable d’ivrogne ! fit Zosimoff en essayant de se dégager ; puis, quand Razoumikhine l’eut lâché, il le regarda fixement et partit soudain d’un éclat de rire. L’étudiant restait debout devant lui, les bras ballants, sa figure s’était rembrunie.

— Naturellement, je suis un âne, dit-il d’un air sombre, — mais… toi aussi, tu en es un.

— Non, mon ami, je n’en suis pas un. Je ne rêve pas à des bêtises.

Ils continuèrent leur route sans se rien dire, et ce fut seulement quand ils arrivèrent près de la demeure de Raskolnikoff que Razoumikhine, très-préoccupé, rompit le silence.

— Écoute, dit-il à Zosimoff, tu es un excellent garçon, mais tu possèdes une jolie collection de vices : tu es, notamment, un voluptueux, un ignoble sybarite. Tu aimes tes aises, tu engraisses, tu ne sais rien te refuser. — Or je dis que cela est ignoble parce que cela mène droit à des saletés. Efféminé comme tu l’es, je ne comprends même pas comment tu peux être néanmoins un bon médecin et même un médecin dévoué. Il couche sur la plume (un docteur !) et il se relève la nuit pour aller voir un malade ! Dans trois ans, on aura beau sonner à ta porte, tu ne quitteras plus ton lit… Mais il ne s’agit pas de cela, voici ce que je voulais te dire : je vais coucher dans la cuisine, et toi, tu passeras la nuit dans l’appartement de la logeuse (j’ai réussi non sans peine à obtenir son consentement !) : ce sera une occasion pour toi de faire plus intimement connaissance avec elle ! Ce n’est pas ce que tu penses ! Ici, mon ami, il n’y a pas ombre de cela…

— Mais je ne pense rien du tout.

— C’est, mon ami, une créature pudique, silencieuse, timide, d’une chasteté à toute épreuve, et avec cela si sensible, si tendre ! Débarrasse-moi d’elle, je t’en supplie par tous les diables ! Elle est très-avenante !… Mais à présent, j’en ai assez. Je demande un remplaçant !

Zosimoff se mit à rire de plus belle.

— On voit bien que tu ne t’es pas ménagé : tu ne sais plus ce que tu dis ! Mais pourquoi lui ferais-je la cour ?

— Je t’assure que tu n’auras pas de peine à gagner ses bonnes grâces ; tu n’as qu’à bavarder n’importe sur quoi ; il suffit que tu t’asseyes près d’elle et que tu lui parles. De plus, tu es médecin, commence par la guérir de quelque chose. Je te jure que tu n’auras pas à t’en repentir. Elle a un clavecin ; moi, tu sais, je chante un peu ; je lui ai chanté une petite chanson russe : « Je pleurs à chaudes larmes ! »… Elle aime les mélodies sentimentales ! eh bien ! cela a été le point de départ ; mais toi, tu es un maître sur le piano, un virtuose de la force de Rubinstein… Je t’assure que tu ne le regretteras pas !

— Mais à quoi cela me mènera-t-il ?

— Il paraît que je ne sais pas me faire comprendre ! Vois-tu, vous vous convenez à merveille l’un à l’autre ! Ce n’est pas d’aujourd’hui seulement que j’ai pensé à toi… Puisque tu finiras par là, qu’importe pour toi que ce soit plus tôt ou plus tard ? Ici, mon ami, tu auras le lit de plume et mieux encore ! Tu trouveras le port, le refuge, la fin des agitations, de bons blines[6], de savoureux pâtés de poisson, le samovar du soir, la bassinoire pour la nuit ; tu seras comme un mort, et cependant tu vivras : double avantage ! Mais trêve de bavardage, il est temps de se coucher ! Écoute : il m’arrive parfois de m’éveiller la nuit ; en ce cas, j’irai voir comment va Rodion ; si tu m’entends monter, ne t’inquiète pas. Si le cœur t’en dit, tu peux aussi l’aller voir une petite fois ; dans le cas où tu remarquerais chez lui quelque chose d’insolite, il faudrait aussitôt m’éveiller. Du reste, je crois bien que ce ne sera pas nécessaire…

II

Le lendemain, à sept heures passées, Razoumikhine se réveilla en proie à des soucis qui, jusqu’alors, n’avaient jamais troublé son existence. Il se rappela tous les incidents de la soirée et comprit qu’il avait subi une impression bien différente de toutes celles qu’il avait pu éprouver précédemment. Il sentait en même temps que le rêve qui avait traversé sa tête était irréalisable au plus haut point. Cette chimère lui parut même tellement absurde qu’il eut honte d’y songer. Aussi se hâta-t-il de passer aux autres questions, plus pratiques celles-ci, que lui avait en quelque sorte léguées la maudite journée de la veille.

Ce qui le désolait le plus, c’était de s’être montré hier sous les dehors d’un « goujat ». Non-seulement on l’avait vu ivre, mais de plus, abusant de l’avantage que sa position de bienfaiteur lui donnait sur une jeune fille obligée d’avoir recours à lui, il avait vilipendé par un sentiment de sotte et subite jalousie le prétendu de cette jeune fille, sans savoir quelles relations existaient entre elle et lui, ni même ce qu’était au juste ce monsieur. Quel droit avait-il de juger si témérairement Pierre Pétrovitch ? Et qui lui demandait son avis ? D’ailleurs, est-ce qu’une créature telle qu’Avdotia Romanovna pouvait épouser par intérêt un homme indigne d’elle ? Donc Pierre Pétrovitch devait avoir du mérite. Il y avait bien la question du logement, mais comment pouvait-il savoir ce qu’était cette maison ? Du reste, ces dames ne se trouvaient là que provisoirement, on leur préparait une autre demeure… Oh ! que tout cela était misérable ! Et pouvait-il se justifier en alléguant son ivresse ? Cette sotte excuse ne faisait que l’avilir davantage ! La vérité est dans le vin, et voilà que, sous l’influence du vin, il avait révélé toute la vérité, c’est-à-dire la bassesse d’un cœur grossièrement jaloux ! Est-ce qu’un tel rêve lui était le moins du monde permis, à lui, Razoumikhine ? Qu’était-il, comparé à cette jeune fille, lui l’ivrogne hâbleur et brutal d’hier ? Quoi de plus odieux et de plus ridicule à la fois que l’idée d’un rapprochement entre deux êtres si dissemblables ?

Le jeune homme, déjà tout honteux d’une pensée si folle, se rappela soudain avoir dit la veille sur l’escalier que la logeuse l’aimait et qu’elle serait jalouse d’Avdotia Romanovna… Ce souvenir arriva juste à point pour mettre le comble à sa confusion. C’en était trop : il déchargea un grand coup de poing sur le poêle de la cuisine, se fit mal à la main et cassa une brique.

« Sans doute, murmura-t-il au bout d’une minute, avec un sentiment de profonde humiliation, — sans doute, à présent c’en est fait, il n’y a pas moyen d’effacer toutes ces turpitudes… Inutile donc de penser à cela ; je me présenterai sans rien dire, je m’acquitterai silencieusement de ma tâche et… je ne ferai pas d’excuses, je ne dirai rien… Maintenant il est trop tard, le mal est fait ! »

Toutefois il apporta un soin particulier à sa mise. Il n’avait qu’un seul costume, et, lors même qu’il en eût possédé plusieurs, peut-être eût-il néanmoins conservé celui de la veille « pour n’avoir pas l’air de faire toilette exprès… » Cependant une malpropreté cynique aurait été du plus mauvais goût ; il n’avait pas le droit de blesser les sentiments d’autrui, alors surtout que, dans l’espèce, il s’agissait de gens qui avaient besoin de lui et l’avaient eux-mêmes prié de venir les voir. En conséquence, il brossa soigneusement ses habits. Quant au linge, Razoumikhine n’en pouvait souffrir que du propre sur sa personne.

Ayant trouvé du savon chez Nastasia, il procéda consciencieusement à ses ablutions, se lava les cheveux, le cou et particulièrement les mains. Quand le moment fut venu de décider s’il se ferait la barbe (Prascovie Pavlovna possédait d’excellents rasoirs, héritage de son défunt mari, M. Zarnitzine), il résolut la question négativement et même avec une sorte de brusquerie irritée : « Non, se dit-il, je resterai comme je suis là ! Elles se figureraient peut-être que je me suis rasé pour… Jamais de la vie ! » Ces monologues furent interrompus par l’arrivée de Zosimoff. Après avoir passé la nuit dans l’appartement de Prascovie Pavlovna, le docteur était rentré pour un instant chez lui, et maintenant il revenait visiter le malade. Razoumikhine lui apprit que Raskolnikoff dormait comme une marmotte. Zosimoff défendit qu’on l’éveillât et promit de revenir entre dix et onze heures.

— Pourvu toutefois qu’il soit chez lui, ajouta-t-il. — Avec un client si sujet aux fugues, on ne peut compter sur rien ! Sais-tu s’il doit aller chez elles, ou si elles viendront ici ?

— Je présume qu’elles viendront, répondit Razoumikhine, comprenant pourquoi cette question lui était adressée : — ils auront, sans doute, à s’entretenir de leurs affaires de famille. Je m’en irai. Toi, en ta qualité de médecin, tu as, naturellement, plus de droits que moi.

— Je ne suis pas un confesseur ; d’ailleurs j’ai autre chose à faire que d’écouter leurs secrets ; je m’en irai aussi.

— Une chose m’inquiète, reprit Razoumikhine en fronçant le sourcil : — hier, j’étais ivre, et, tandis que je reconduisais Rodion ici, je n’ai pas su retenir ma langue : entre autres sottises, je lui ai dit que tu craignais chez lui une prédisposition à la folie…

— Tu as dit la même chose hier aux dames.

— Je sais que j’ai fait une bêtise ! Bats-moi, si tu veux ! Mais, entre nous, sincèrement, quelle est ton opinion sur son compte ?

— Que veux-tu que je te dise ? Toi-même, tu me l’as représenté comme un monomane quand tu m’as amené auprès de lui… Et hier, nous lui avons encore plus troublé l’esprit ; je dis nous, mais c’est toi qui as fait cela avec tes récits à propos du peintre en bâtiments ; voilà une belle conversation à tenir devant un homme dont le dérangement intellectuel vient peut-être de cette affaire ! Si j’avais connu alors dans tous ses détails la scène qui s’est passée au bureau de police, si j’avais su qu’il s’était vu là en butte aux soupçons d’une canaille, je t’aurais arrêté hier au premier mot. Ces monomanes font un océan d’une goutte d’eau, les billevesées de leur imagination leur apparaissent comme des réalités… La moitié de la chose m’est expliquée maintenant par ce que Zamétoff nous a raconté à ta soirée. À propos, ce Zamétoff est un charmant garçon, seulement, hum… il a eu tort hier de dire tout cela. C’est un terrible bavard !

— Mais à qui donc a-t-il fait ce récit ? À toi et à moi.

— Et à Porphyre.

— Eh bien ! qu’importe qu’il ait raconté cela à Porphyre !

— Pendant que j’y pense : tu as quelque influence sur la mère et la sœur ? Elles feront bien d’être circonspectes avec lui aujourd’hui…

— Je le leur dirai ! répondit d’un air contrarié Razoumikhine.

— Au revoir ; remercie de ma part Prascovie Pavlovna pour son hospitalité. Elle s’est enfermée dans sa chambre, je lui ai crié : Bonjour ! à travers la porte, et elle n’a pas répondu. Cependant elle est levée depuis sept heures ; j’ai vu dans le corridor qu’on lui portait son samovar de la cuisine… Elle n’a pas daigné m’admettre en sa présence…

À neuf heures précises, Razoumikhine arrivait à la maison Bakaléieff. Les deux dames l’attendaient depuis longtemps avec une impatience fiévreuse. Elles s’étaient levées avant sept heures. Il entra sombre comme la nuit, salua sans grâce et aussitôt après s’en voulut amèrement de s’être présenté de la sorte. Il avait compté sans son hôte : Pulchérie Alexandrovna courut immédiatement à sa rencontre, lui prit les deux mains, et pour un peu les aurait baisées. Le jeune homme regarda timidement Avdotia Romanovna, mais au lieu des airs moqueurs, du dédain involontaire et mal dissimulé qu’il s’attendait à rencontrer sur ce fier visage, il y vit une telle expression de reconnaissance et d’affectueuse sympathie que sa confusion ne connut plus de bornes. Il aurait été moins gêné à coup sûr, si on l’avait accueilli avec des reproches. Par bonheur, il avait un sujet de conversation tout indiqué, et il l’aborda au plus vite.

En apprenant que son fils n’était pas encore éveillé, mais que son état ne laissait rien à désirer, Pulchérie Alexandrovna déclara que c’était pour le mieux, parce qu’elle avait grand besoin de conférer au préalable avec Razoumikhine. La mère et la fille demandèrent ensuite au visiteur s’il avait déjà pris son thé, et, sur sa réponse négative, l’invitèrent à le prendre avec elles, car elles avaient attendu son arrivée pour se mettre à table.

Avdotia Romanovna agita la sonnette ; à cet appel se montra un domestique déguenillé ; on lui ordonna d’apporter le thé qui fut enfin servi, mais d’une façon si peu convenable et si malpropre que les deux dames se sentirent toutes honteuses. Razoumikhine pesta énergiquement contre une pareille « boîte », puis, pensant à Loujine, il se tut, perdit contenance et fut fort heureux d’échapper à sa situation embarrassante, grâce aux questions que Pulchérie Alexandrovna fit pleuvoir sur lui dru comme grêle.

Interrogé à chaque instant, il parla pendant trois quarts d’heure et raconta tout ce qu’il savait concernant les principaux faits qui avaient rempli la vie de Rodion Romanovitch depuis une année. Il termina par le récit circonstancié de la maladie de son ami. Comme de juste, d’ailleurs, il passa sous silence ce qu’il fallait taire ; par exemple, la scène du commissariat et ses conséquences. Les deux femmes l’écoutaient avidement, et lorsqu’il crut leur avoir donné tous les détails susceptibles de les intéresser, leur curiosité ne se tint pas encore pour satisfaite.

— Dites-moi, dites-moi, comment pensez-vous… ah ! pardon ! je ne sais pas encore votre nom ? fit vivement Pulchérie Alexandrovna.

— Dmitri Prokofitch.

— Eh bien ! Dmitri Prokotitch, j’aurais grande envie de savoir… comment, en général… il envisage maintenant les choses, ou, pour mieux m’exprimer, ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Est-il toujours si irritable ? Quels sont ses désirs, ses rêves, si vous voulez ? Sous quelle influence particulière se trouve-t-il en ce moment ?

— Que vous dirai-je ? Je connais Rodion depuis dix-huit mois : il est morose, sombre, fier et hautain. Dans ces derniers temps (mais peut-être cette disposition existait-elle chez lui d’ancienne date), il est devenu soupçonneux et hypocondriaque. Il est bon et généreux. Il n’aime pas à révéler ses sentiments, et il lui en coûte moins de blesser les gens que de se montrer expansif. Parfois, du reste, il n’est pas du tout hypocondriaque, mais seulement froid et insensible jusqu’à l’inhumanité. On dirait vraiment qu’il y a en lui deux caractères opposés qui se manifestent tour à tour. À de certains moments, il est d’une taciturnité extrême. Tout lui est à charge, tout le monde le dérange, et il reste couché sans rien faire ! Il n’est pas moqueur, non que son esprit manque de causticité, mais plutôt parce qu’il dédaigne le persiflage comme un passe-temps trop frivole. Il n’écoute pas jusqu’au bout tout ce qu’on lui dit. Jamais il ne s’intéresse aux choses qui, à un moment donné, intéressent tout le monde. Il a une très-haute opinion de lui-même, et je crois qu’en cela il n’a pas tout à fait tort. Qu’ajouterai-je ? Il me semble que votre arrivée exercera une action des plus salutaires sur lui.

— Ah ! Dieu le veuille ! s’écria Pulchérie Alexandrovna, fort inquiétée par ces révélations sur le caractère de son Rodia.

À la fin, Razoumikhine osa regarder un peu plus hardiment Avdotia Komanovna. Pendant qu’il parlait, il l’avait souvent examinée, mais à la dérobée, en détournant aussitôt les yeux. Tantôt la jeune fille s’asseyait près de la table et écoutait attentivement, tantôt elle se levait, et, selon sa coutume, se promenait de long en large dans la chambre, les bras croisés, les lèvres serrées, faisant de temps à autre une question sans interrompre sa marche. Elle avait aussi l’habitude de ne pas écouter jusqu’au bout ce qu’on disait. Elle portait une robe légère d’une étoffe foncée et avait un petit fichu blanc autour du cou. À divers indices, Razoumikhine reconnut vite que les deux femmes étaient très-pauvres. Si Avdotia Romanovna avait été mise comme une reine, il est probable qu’elle ne l’aurait nullement intimidé ; maintenant, peut-être par cela même qu’elle était fort pauvrement vêtue, il éprouvait une grande crainte vis-à-vis d’elle et surveillait avec un soin extrême chacune de ses expressions, chacun de ses gestes, ce qui, naturellement, ajoutait encore à la gêne d’un homme déjà peu sûr de lui.

— Vous avez donné beaucoup de détails curieux sur le caractère de mon frère, et… vous les avez donnés impartialement. C’est bien ; je pensais que vous étiez en admiration devant lui, observa Avdotia Romanovna avec un sourire. — Je crois qu’il doit y avoir une femme dans son existence, ajouta-t-elle, rêveuse.

— Je n’ai pas dit cela, mais il se peut que vous ayez raison, seulement…

— Quoi ?

— Il n’aime personne ; peut-être même n’aimera-t-il jamais, reprit Razoumikhine.

— C’est-à-dire qu’il est incapable d’aimer ?

— Mais savez-vous, Avdotia Romanovna, que vous-même vous ressemblez terriblement à votre frère, je dirai même sous tous les rapports ! lâcha étourdiment le jeune homme. Puis il se rappela soudain le jugement qu’il venait de porter sur Raskolnikoff, se troubla et devint rouge comme une écrevisse. Avdotia Romanovna ne put s’empêcher de sourire en le regardant.

— Vous pourriez bien vous tromper tous deux sur le compte de Rodia, remarqua Pulchérie Alexandrovna un peu piquée. — Je ne parle pas du présent, Dounetchka. Ce que Pierre Pétrovitch écrit dans cette lettre… et ce que nous avons supposé, toi et moi, peut n’être pas vrai, mais vous ne sauriez vous imaginer, Dmitri Prokofitch, combien il est fantasque et capricieux. Même quand il n’avait que quinze ans, son caractère était pour moi une surprise continuelle. Maintenant encore, je le crois capable de faire tel coup de tête qui ne viendrait à l’esprit d’aucun autre homme… Sans aller plus loin, savez-vous qu’il y a dix-huit mois il a failli causer ma mort, quand il s’est avisé de vouloir épouser cette… la fille de cette dame Zarnitzine, sa logeuse ?

— Connaissez-vous les détails de cette histoire ? demanda Avdotia Romanovna.

— Vous croyez, poursuivit la mère avec animation, — qu’il aurait eu égard à mes supplications, à mes larmes, que ma maladie, la crainte de me voir mourir, notre misère l’auraient touché ? Non, il eut le plus tranquillement du monde donné suite à son projet, sans se laisser arrêter par aucune considération. Et pourtant, se peut-il qu’il ne nous aime pas ?

— Lui-même ne m’a jamais rien dit à ce propos, répondit avec réserve Razoumikhine, — mais j’ai eu quelque connaissance de cela par madame Zarnitzine, qui n’est pas non plus très-causeuse, et ce que j’ai appris ne laisse pas d’être assez étrange.

— Eh bien, qu’avez-vous appris ? demandèrent d’une commune voix les deux femmes.

— Oh ! rien de particulièrement intéressant, à vrai dire ! Tout ce que je sais, c’est que ce mariage, qui était déjà une affaire convenue et qui allait avoir lieu quand la future est morte, déplaisait extrêmement à madame Zarnitzine elle-même… D’autre part, on prétend que la jeune fille n’était pas belle, ou, pour mieux dire, qu’elle était laide ; de plus, elle était, dit-on, fort maladive et… bizarre. Cependant il paraît qu’elle avait certaines qualités. Elle devait, à coup sûr, en avoir : autrement ce serait à n’y rien comprendre…

— Je suis convaincue que cette jeune fille avait du mérite, observa laconiquement Avdotia Romanovna.

— Que Dieu me le pardonne, mais je me suis réjouie de sa mort, et pourtant je ne sais auquel des deux ce mariage aurait été le plus funeste, conclut la mère ; puis, timidement, après force hésitations et en jetant sans cesse les yeux sur Dounia, à ce qui ce manège paraissait déplaire beaucoup, elle se mit à interroger de nouveau Razoumikhine sur la scène de la veille entre Rodia et Loujine. Cet incident semblait l’inquiéter par-dessus tout et lui causer une véritable épouvante. Le jeune homme refit le récit détaillé de l’altercation dont il avait été témoin, mais en y ajoutant cette fois sa conclusion : il accusa ouvertement Raskolnikoff d’avoir insulté de propos délibéré Pierre Pétrovitch, et n’invoqua plus guère la maladie pour excuser la conduite de son ami.

— Avant qu’il fût malade, il avait déjà prémédité cela, acheva-t-il.

— Je le pense aussi, dit Pulchérie Alexandrovna, la consternation peinte sur le visage. Mais elle fut très-surprise de voir que cette fois Razoumikhine avait parlé de Pierre Pétrovitch dans les termes les plus convenables et même avec une sorte d’estime. Cela frappa également Avdotia Romanovna.

— Ainsi, telle est votre opinion sur Pierre Pétrovitch ? ne put s’empêcher de demander Pulchérie Alexandrovna.

— Je ne puis en avoir une autre sur le futur mari de votre fille, répondit d’un ton ferme et chaleureux Razoumikhine, et ce n’est point une politesse banale qui me fait parler ainsi ; je dis cela parce que… parce que… eh bien ! il suffit que cet homme soit celui qu’Avdotia Romanovna elle-même a librement honoré de son choix. Si, hier, je me suis exprimé en termes injurieux sur son compte, c’est que, hier, j’étais abominablement ivre, et, de plus… insensé ; oui, insensé, j’avais perdu la tête, j’étais complètement fou… et aujourd’hui j’en suis honteux !…

Il rougit et se tut. Les joues d’Avdotia Romanovna se colorèrent, mais elle resta silencieuse. Depuis qu’il était question de Loujine, elle n’avait pas dit un mot.

Cependant, privée du secours de sa fille, Pulchérie Alexandrovna se trouvait dans un embarras visible. À la fin, elle prit la parole d’une voix hésitante, et, levant à chaque instant les yeux vers Dounia, elle dit qu’une circonstance, en ce moment, la préoccupait au plus haut point.

— Voyez-vous, Dmitri Prokofitch, commença-t-elle. Je serai tout à fait franche avec Dmitri Prokotitch, Dounetchka ?

— Sans doute, maman, répondit d’un ton d’autorité Avdotia Romanovna.

— Voici de quoi il s’agit, se hâta de dire la mère, comme si l’on eût ôté une montagne de dessus sa poitrine, en lui permettant de communiquer son chagrin. — Ce matin, à la première heure, nous avons reçu une lettre de Pierre Pétrovitch en réponse à celle que nous lui avions écrite hier pour lui faire part de notre arrivée. Voyez-vous, il devait venir hier nous chercher à la gare, comme il l’avait promis. À sa place, nous avons trouvé, au chemin de fer, un domestique qui nous a conduites ici et nous a annoncé pour ce matin la visite de son maître. Or, voici qu’au lieu de venir, Pierre Pétrovitch nous a adressé ce billet… Le mieux est que vous le lisiez vous-même ; il y a là un point qui m’inquiète fort… Vous verrez tout de suite vous-même quel est ce point… et vous me direz franchement votre avis, Dmitri Prokotitch ! Vous connaissez mieux que personne le caractère de Rodia, et mieux que personne vous pourrez nous conseiller. Je vous préviens que Dounetchka a, du premier coup, décidé la question ; mais moi, je ne sais encore quel parti prendre, et… je vous attendais toujours.

Razoumikhine déplia la lettre, datée de la veille, et lut ce qui suit :

« Madame Pulchérie Alexandrovna, j’ai l’honneur de vous informer que des empêchements imprévus ne m’ont pas permis d’aller à votre rencontre au chemin de fer ; c’est pourquoi je me suis fait remplacer par un homme sûr. Les affaires que je suis au Sénat me priveront également de l’honneur de vous voir demain matin : d’ailleurs, je ne veux pas gêner votre entrevue maternelle avec votre fils, ni celle d’Avdotia Romanovna avec son frère. C’est donc seulement à huit heures précises du soir que j’aurai l’honneur d’aller vous saluer demain dans votre logement. Je vous prie instamment de vouloir bien m’épargner durant cette entrevue la présence de Rodion Romanovitch, car il m’a insulté de la façon la plus grossière lors de la visite que je lui ai faite hier pendant qu’il était malade. Indépendamment de cela, je tiens à avoir avec vous une explication personnelle au sujet d’un point que nous n’interprétons peut-être pas de la même manière l’un et l’autre. J’ai l’honneur de vous prévenir d’avance que si, malgré mon désir formellement exprimé, je rencontre chez vous Rodion Romanovitch, je serai forcé de me retirer sur-le-champ, et alors vous n’aurez à vous en prendre qu’à vous-même.

« Je vous écris ceci, ayant lieu de croire que Rodion Romanovitch, qui paraissait si malade lors de ma visite, a soudain recouvré la santé deux heures après et peut, par conséquent, aller chez vous. Hier, en effet, je l’ai vu de mes propres yeux dans le logement d’un ivrogne qui venait d’être écrasé par une voiture ; sous prétexte de payer les funérailles, il a donné vingt-cinq roubles à la fille du défunt, jeune personne d’une inconduite notoire. Cela m’a fort étonné, car je sais au prix de quelles peines vous vous étiez procuré cette somme. Sur ce, je vous prie de transmettre mes hommages empressés à l’honorée Avdotia Komanovna, et de souffrir que je me dise, avec un respectueux dévouement,

« Votre obéissant serviteur,
P. Loujine. »

— Que faire maintenant, Dmitri Prokofitch ? demanda Pulchérie Alexandrovna, qui avait presque les larmes aux yeux. Comment dire à Rodia de ne pas venir ? Hier, il insistait si vivement pour qu’on donnât congé à Pierre Pétrovitch, et voilà qu’à présent c’est lui-même qu’il m’est défendu de recevoir ! Mais il est dans le cas de venir exprès dès qu’il saura cela, et… qu’arrivera-t-il alors ?

— Suivez l’avis d’Avdotia Romanovna, répondit tranquillement et sans la moindre hésitation Razoumikhine.

— Ah ! mon Dieu, elle dit… Dieu sait ce qu’elle dit, elle ne m’explique pas son but ! Selon elle, il vaut mieux ou plutôt il est absolument indispensable que Rodia vienne ce soir à huit heures et qu’il se rencontre ici avec Pierre Pétrovitch… Moi, je préférerais ne pas lui montrer la lettre et user d’adresse pour l’empêcher de venir, je comptais y réussir avec votre concours… Je ne vois pas non plus de quel ivrogne mort et de quelle fille il peut être question dans ce billet ; je ne puis comprendre qu’il ait donné à cette personne les dernières pièces d’argent… qui…

— Qui représentent pour vous tant de sacrifices, maman, acheva la jeune fille.

— Hier, il n’était pas dans son état normal, dit d’un air pensif Razoumikhine. Si vous saviez à quel passe-temps il s’est livré hier dans un traktir ; du reste, il a fort bien fait, hum ! Il m’a, en effet, parlé hier d’un mort et d’une jeune fille, pendant que je le reconduisais chez lui ; mais je n’ai pas compris un mot… Il est vrai que hier j’étais moi-même…

— Le mieux, maman, c’est d’aller chez lui, et là, je vous assure, nous verrons tout de suite ce qu’il y a à faire. D’ailleurs, il est temps. Seigneur ! dix heures passées ! s’écria Avdotia Romanovna en regardant une superbe montre en or émaillé, qui était suspendue à son cou par une mince chaîne de Venise et qui jurait singulièrement avec l’ensemble de sa toilette.

« C’est un cadeau de son prétendu », pensa Razoumikhine.

— Ah ! il est temps de partir !… Il est grand temps, Dounetchka ! fit Pulchérie Alexandrovna tout effarée. — il va penser que nous lui gardons rancune de son accueil d’hier ; c’est ainsi qu’il s’expliquera notre retard. Ah ! mon Dieu !

Tout en parlant, elle se hâtait de mettre son chapeau et sa mantille. Dounetchka se préparait aussi à sortir. Ses gants étaient non-seulement défraîchis, mais troués, ce que remarqua Razoumikhine ; toutefois, ce costume dont la pauvreté sautait aux yeux donnait aux deux dames un cachet particulier de dignité, comme il arrive toujours aux femmes qui savent porter d’humbles vêtements.

— Mon Dieu ! s’écria Pulchérie Alexandrovna, — aurais-je jamais cru que je redouterais tant une entrevue avec mon fils, avec mon cher Rodia !… J’ai peur, Dmitri Prokofitch ! ajouta-t-elle en regardant timidement le jeune homme.

— Ne craignez pas, maman, dit Dounia en embrassant sa mère, — croyez plutôt en lui. Moi, j’ai confiance.

— Ah ! mon Dieu, moi aussi, et pourtant je n’ai pas dormi de la nuit, reprit la pauvre femme.

Tous trois sortirent de la maison.

— Sais-tu, Dounetchka, que, ce matin, au point du jour, je venais seulement de m’assoupir quand j’ai vu en songe la défunte Marfa Pétrovna ?… Elle était toute vêtue de blanc… Ah ! mon Dieu ! Dmitri Prokofitch, vous ne savez pas encore que Marfa Pétrovna est morte ?

— Non, je ne le savais pas ; quelle Marfa Pétrovna ?

— Elle est morte subitement ! et figurez-vous…

— Plus tard, maman, intervint Dounia ; il ne sait pas encore de quelle Marfa Pétrovna il s’agit.

— Ah ! vous ne la connaissez pas ? Je pensais vous avoir déjà tout dit. Excusez-moi, Dmitri Prokofitch, j’ai l’esprit si bouleversé depuis deux jours ! Je vous considère comme notre providence, voilà pourquoi j’étais persuadée que vous étiez déjà au courant de toutes nos affaires. Je vous regarde comme un parent… Ne vous fâchez pas de ce que je vous dis. Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc à la main ? Vous vous êtes blessé ?

— Oui, je me suis blessé, murmura Razoumikhine tout heureux.

— Je suis quelquefois trop expansive, et Dounia m’en fait des reproches… Mais, mon Dieu, dans quel trou il habite !… Pourvu seulement qu’il soit éveillé !… Et cette femme, sa logeuse, appelle cela une chambre ! Écoutez, vous dites qu’il n’aime pas à ouvrir son cœur ; il se peut donc que je l’ennuie avec mes… faiblesses ?… Ne me donnerez-vous pas quelques indications, Dmitri Prokofitch ? Comment dois-je me comporter avec lui ? Vous savez, je suis toute désorientée.

— Ne l’interrogez pas trop, si vous voyez qu’il fronce le sourcil ; évitez surtout de multiplier les questions relatives à sa santé : il n’aime pas cela.

— Ah ! Dmitri Prokofitch, que la position d’une mère est parfois pénible ! Mais voilà encore cet escalier… Quel affreux escalier !

— Maman, vous êtes pâle, calmez-vous, ma chérie, dit Dounia en caressant sa mère, — pourquoi vous tourmenter ainsi quand ce doit être pour lui un bonheur de vous voir ? ajouta-t-elle avec un éclair dans les yeux.

— Attendez, je vous précède pour m’assurer s’il est éveillé.

Razoumikhine ayant pris les devants, les dames montèrent tout doucement l’escalier après lui. Arrivées au quatrième étage, elles remarquèrent que la porte de la logeuse était entre-bâillée, et que par l’étroite ouverture deux yeux noirs et perçants les observaient. Quand les regards se rencontrèrent, la porte se referma soudain avec un tel bruit que Pulchérie Alexandrovna faillit pousser un cri d’effroi.

III

— Il va bien, il va bien ! cria gaiement Zosimoff en voyant entrer les deux femmes. Le docteur se trouvait là depuis dix minutes et occupait sur le divan la même place que la veille. Raskolnikoff, assis à l’autre coin, était tout habillé ; il avait même pris la peine de se débarbouiller et de se coiffer, chose qu’il ne faisait plus depuis quelque temps déjà. Bien que l’arrivée de Razoumikhine et des deux dames y eût eu pour effet de remplir la chambre, Nastasia réussit néanmoins à se faufiler à leur suite, et elle resta pour écouter la conversation.

Effectivement Raskolnikoff allait bien, surtout en comparaison de la veille, mais il était fort pâle et plongé dans une morne rêverie.

Quand Pulchérie Alexandrovna entra avec sa fille, Zosimoff remarqua avec surprise le sentiment qui se révéla dans la physionomie du malade. Ce n’était pas de la joie, mais une sorte de stoïcisme résigné ; le jeune homme semblait faire appel à son énergie pour supporter pendant une heure ou deux une torture à laquelle il n’y avait pas moyen d’échapper. Après que la conversation se fut engagée, le docteur observa que presque chaque mot paraissait rouvrir une blessure dans l’âme de son client ; mais, en même temps, il s’étonna de voir ce dernier relativement maître de lui-même : le monomane furieux de la veille savait maintenant se posséder jusqu’à un certain point et dissimuler ses impressions.

— Oui, je vois moi-même à présent que je suis presque guéri, dit Raskolnikoff en embrassant sa mère et sa sœur avec une cordialité qui mit un rayonnement de joie sur le visage de Pulchérie Alexandrovna, et je ne dis plus cela comme hier, ajouta-t-il en s’adressant à Razoumikhine, dont il serra affectueusement la main.

— J’ai même été étonné de le trouver si bien portant aujourd’hui, commença Zosimoff. D’ici à trois ou quatre jours, si cela continue, il sera tout à fait comme auparavant, c’est-à-dire comme il était il y a un mois ou deux… ou peut-être trois. Car cette maladie couvait depuis longtemps, hein ? Avouez maintenant que peut-être vous y étiez pour quelque chose ? acheva avec un sourire contenu le docteur, qui semblait craindre encore d’irriter son client.

— C’est bien possible, répondit froidement Raskolnikoff.

— Maintenant qu’on peut causer avec vous, poursuivit Zosimoff, je voudrais vous convaincre qu’il est nécessaire d’écarter les causes premières auxquelles est dû le développement de votre état maladif : si vous faites cela, vous guérirez ; sinon, le mal ne fera que s’aggraver. Ces causes premières, je les ignore, mais vous devez les connaître. Vous êtes un homme intelligent, et, sans doute, vous vous êtes observé vous-même. Il me semble que votre santé a commencé à s’altérer depuis que vous êtes sorti de l’Université. Vous ne pouvez pas rester sans occupation ; il vous serait donc fort utile, selon moi, de vous mettre au travail, de vous fixer un but et de le poursuivre avec ténacité.

— Oui, oui, vous avez parfaitement raison… je vais rentrer le plus tôt possible à l’Université, et alors tout ira… comme sur des roulettes…

Le docteur avait donné ses sages conseils en partie pour produire de l’effet devant les dames. Quand il eut fini, il jeta les yeux sur son client et fut sans doute quelque peu désappointé en s’apercevant que le visage de celui-ci n’exprimait qu’une franche moquerie. Du reste, Zosimoff fut bientôt consolé de sa déception. Pulchérie Alexandrovna s’empressa de le remercier et lui témoigna en particulier sa reconnaissance pour la visite qu’il avait faite la nuit dernière aux deux dames.

— Comment, il est allé chez vous cette nuit ? demanda Raskolnikoff d’une voix inquiète. — Ainsi, vous ne vous êtes même pas reposées après un voyage si fatigant ?

— Oh ! Rodia, il n’était pas encore deux heures. Chez nous, Dounia et moi, nous ne nous couchons jamais plus tôt.

— Je ne sais non plus comment le remercier, continua Raskolnikoff, qui, brusquement, fronça les sourcils et baissa la tête. En laissant de côté la question d’argent, — pardonnez-moi d’y faire allusion, dit-il à Zosimoff, — je ne sais même pas ce qui a pu me mériter de votre part un tel intérêt. Je n’y comprends rien… et… je dirai même que cette bienveillance me pèse, parce qu’elle est inintelligible pour moi : vous voyez que je suis franc.

— Ne vous tourmentez donc pas, répondit Zosimoff, en affectant de rire ; supposez que vous êtes mon premier client ! or, nous autres, docteurs, quand nous débutons, nous aimons nos premiers malades comme s’ils étaient nos propres enfants ; certains d’entre nous en deviennent presque amoureux. Et moi, voyez-vous, je n’ai pas encore une nombreuse clientèle.

— Je ne parle pas de lui, reprit Raskolnikoff en montrant Razoumikhine, — je n’ai fait que l’injurier et lui causer de l’embarras.

— Quelles bêtises il dit ! Tu es, paraît-il, en disposition sentimentale aujourd’hui ! cria Razoumikhine.

Plus perspicace, il aurait vu que, loin d’être sentimental, son ami se trouvait dans une disposition toute différente. Mais Avdotia Romanovna ne s’y trompa point, et, inquiète, se mit à observer attentivement son frère.

— De vous, maman, j’ose à peine parler, fit encore Raskolnikoff, qui avait l’air de réciter une leçon apprise depuis le matin ; — aujourd’hui seulement j’ai pu comprendre combien vous avez dû souffrir hier soir en attendant mon retour.

À ces mots, il sourit et tendit brusquement la main à sa sœur. Ce geste ne fut accompagné d’aucune parole, mais le sourire du jeune homme exprimait cette fois un sentiment vrai ; la feinte n’y avait point de part. Joyeuse et reconnaissante, Dounia saisit aussitôt la main qui lui était tendue et la serra avec force. C’était la première marque d’attention qu’il lui donnait depuis leur altercation de la veille. Témoin de cette réconciliation muette et définitive du frère avec la sœur, Pulchérie Alexandrovna devint radieuse.

Razoumikhine s’agita vivement sur sa chaise.

— Rien que pour cela, je l’aimerais ! murmura-t-il, avec sa tendance à tout exagérer. — Voilà des mouvements comme il en a !…

« Et qu’il a bien fait cela ! pensait à part soi la mère, quels nobles élans il a ! Ce simple fait de tendre ainsi la main à sa sœur en la regardant avec affection, n’était-ce pas la manière la plus franche et la plus délicate de mettre fin au malentendu de la veille ?… »

— Ah ! Rodia, dit-elle, s’empressant de répondre à l’observation de son fils, — tu ne saurais croire à quel point hier Dounetchka et moi avons été… malheureuses ! Maintenant que tout est fini et que nous sommes tous redevenus heureux, on peut le dire. Figure-toi : presque au sortir du wagon nous accourons ici pour t’embrasser, et cette femme, — tiens, mais la voilà ! Bonjour, Nastasia !… Elle nous apprend tout d’un coup que tu étais au lit avec la fièvre, que tu viens de t’enfuir dans la rue, ayant le délire, et qu’on est à ta recherche. Tu ne peux t’imaginer dans quel état cela nous a mises !

— Oui, oui… tout cela est assurément fâcheux… murmura Raskolnikoff, mais il fit cette réponse d’un air si distrait, pour ne pas dire si indifférent, que Dounetchka le regarda avec surprise.

— Qu’est-ce que je voulais encore vous dire ? continua-t-il en s’efforçant de rappeler ses souvenirs : — oui, je vous en prie, maman, et toi, Dounia, ne croyez pas que je me sois refusé à aller vous voir le premier aujourd’hui, et que j’aie attendu votre visite préalable.

— Mais pourquoi dis-tu cela, Rodia ? s’écria Pulchérie Alexandrovna, cette fois non moins étonnée que sa fille.

« On dirait qu’il nous répond par simple politesse, pensait Dounetchka ; il fait la paix, il demande pardon comme s’il s’acquittait d’une pure formalité ou récitait une leçon. »

— À peine éveillé, je voulais me rendre chez vous ; mais je n’avais pas de vêtements à mettre ; j’aurais dû dire hier à Nastasia de laver ce sang… j’ai pu seulement m’habiller tout à l’heure.

— Du sang ! Quel sang ? demanda Pulchérie Alexandrovna alarmée.

— Ce n’est rien… ne vous inquiétez pas. Hier, pendant que j’avais le délire, en flânant dans la rue, je me suis heurté contre un homme qui venait d’être écrasé… un employé ; c’est comme cela que mes habits ont été ensanglantés…

— Pendant que tu avais le délire ? Mais tu te rappelles tout ! interrompit Razoumikhine.

— C’est vrai, répondit Raskolnikoff soucieux ; je me rappelle tout, jusqu’au plus petit détail, mais voici ce qui est étrange : je ne parviens pas à m’expliquer pourquoi j’ai fait ceci, pourquoi j’ai dit cela, pourquoi je suis allé à tel endroit.

— C’est un phénomène bien connu, observa Zosimoff ; l’acte est parfois accompli avec une adresse, une habileté extraordinaires ; mais le principe d’où il émane est altéré chez l’aliéné et dépend de diverses impressions morbides.

Le mot « aliéné » jeta un froid ; Zosimoff l’avait laissé échapper sans y prendre garde, tout entier qu’il était au plaisir de pérorer sur son thème favori. Raskolnikoff, absorbé dans une sorte de rêverie, parut ne faire aucune attention aux paroles du docteur. Un étrange sourire flottait sur ses lèvres pâles.

— Eh bien ! mais cet homme écrasé ? Je t’ai interrompu tout à l’heure se hâta de dire Razoumikhine.

— Quoi ? fit Raskolnikoff comme quelqu’un qui se réveille ; oui… eh bien, je me suis couvert de sang en aidant à le transporter chez lui… À propos, maman, j’ai fait hier une chose impardonnable ; il fallait vraiment que j’eusse perdu la tête. Tout l’argent que vous m’aviez envoyé, je l’ai donné hier… à sa veuve… pour l’enterrement. La pauvre femme est fort à plaindre… elle est phtisique… elle reste avec trois petits enfants sur les bras, et elle n’a pas de quoi les nourrir… il y a encore une fille… Peut-être que vous-même vous auriez fait comme moi, si vous aviez vu cette misère. Du reste, je le reconnais, je n’avais nullement le droit d’agir ainsi, surtout sachant combien vous aviez eu de peine à me procurer cet argent.

— Laisse donc, Rodia, je suis convaincue que tout ce que tu fais est très-bien ! répondit la mère.

— N’en soyez pas si convaincue que ça, répliqua-t-il en grimaçant un sourire.

La conversation resta suspendue pendant quelque temps. Paroles, silence, réconciliation, pardon, tout avait quelque chose de forcé, et chacun le sentait.

— Sais-tu, Rodia, que Marfa Pétrovna est morte ? fit tout à coup Pulchérie Alexandrovna.

— Quelle Marfa Pétrovna ?

— Ah ! mon Dieu, mais Marfa Pétrovna Svidrigaïloff ! Je t’ai si longuement parlé d’elle dans ma dernière lettre !

— A-a-ah ! oui, je me rappelle. Ainsi elle est morte ? Ah ! en effet, dit-il avec le tressaillement subit d’un homme qui s’éveille. Est-il possible qu’elle soit morte ? De quoi donc ?

— Figure-toi qu’elle a été enlevée tout d’un coup ! se hâta de répondre Pulchérie Alexandrovna, encouragée à poursuivre par la curiosité que manifestait son fils.

— Elle est morte le jour même où je t’ai envoyé cette lettre. À ce qu’il paraît, cet affreux homme a été la cause de sa mort. On dit qu’il l’a rouée de coups !

— Est-ce qu’il se passait des scènes pareilles dans leur ménage ? demanda Raskolnikoff en s’adressant à sa sœur.

— Non, au contraire, il se montrait toujours très-patient, très-poli même avec elle. Dans beaucoup de cas, il faisait preuve d’une trop grande indulgence, et cela a duré sept ans… La patience lui a échappé tout d’un coup.

— Ainsi, ce n’était pas un homme si terrible, puisqu’il a patienté pendant sept ans ! Tu as l’air de l’excuser, Dounetchka ?

La jeune fille fronça les sourcils.

— Si, si, c’est un homme terrible ! Je ne puis rien me représenter de plus affreux, répondit-elle, presque frissonnante, et elle devint pensive.

— Ils avaient eu cette scène ensemble dans la matinée, continua Pulchérie Alexandrovna. Après cela, elle a immédiatement donné ordre d’atteler, parce qu’elle voulait se rendre à la ville aussitôt après le dîner, comme elle avait coutume de le faire dans ces occasions-là ; à table, elle a mangé, dit-on, avec beaucoup d’appétit…

— Toute rouée de coups ?

— … C’était chez elle une habitude. En sortant de table, elle est allée prendre son bain, afin d’être plus tôt prête à partir… Vois-tu, elle se traitait par l’hydrothérapie ; il y a une source, chez eux, et elle s’y baignait régulièrement chaque jour. À peine entrée dans l’eau, elle a eu une attaque d’apoplexie.

— Ce n’est pas étonnant ! observa Zosimoff.

— Et elle avait été sérieusement battue par son mari ?

— Mais qu’importe cela ? fit Avdotia Romanovna.

— Hum ! Du reste, maman, je ne vois pas pourquoi vous racontez de pareilles sottises, dit Raskolnikoff avec une irritation soudaine.

— Mais, mon ami, je ne savais de quoi parler, avoua naïvement Pulchérie Alexandrovna.

— Il semble que vous ayez toutes deux peur de moi ? reprit-il avec un sourire amer.

— C’est la vérité, répondit Dounia, qui fixa sur lui un regard sévère. En montant l’escalier, maman a même fait le signe de la croix, tant elle était effrayée…

Les traits du jeune homme s’altérèrent, comme s’il eût été pris de convulsions.

— Ah ! que dis-tu là, Dounia ? Ne te fâche pas, je t’en prie, Rodia… Comment peux-tu parler ainsi, Dounia ? s’excusa toute confuse Pulchérie Alexandrovna ; — ce qui est vrai, c’est qu’en wagon je n’ai cesser de penser, durant toute la route, au bonheur de te revoir et de m’entretenir avec toi… Je m’en faisais une telle fête que je ne me suis même pas aperçue de la longueur du voyage ! Et maintenant je suis heureuse, heureuse de me retrouver avec toi, Rodia…

— Assez, maman, murmura-t-il avec agitation, et, sans regarder sa mère, il lui serra la main, — nous avons le temps de causer !

À peine avait-il prononcé ces mots qu’il se troubla et pâlit : de nouveau il sentait un froid mortel au fond de son âme, de nouveau il s’avouait qu’il venait de faire un affreux mensonge, car désormais il ne lui était plus permis de causer à cœur ouvert ni avec sa mère, ni avec personne. Sur le moment, l’impression de cette cruelle pensée fut si vive, qu’oubliant la présence de ses hôtes, le jeune homme se leva et se dirigea vers la porte.

— Qu’est-ce que tu fais ? cria Razoumikhine en le saisissant par le bras.

Raskolnikoff se rassit et promena silencieusement les yeux autour de lui. Tous le regardaient avec stupeur.

— Mais que vous êtes tous ennuyeux ! s’écria-t-il tout à coup : dites donc quelque chose ! Pourquoi rester comme des muets ? Parlez donc ! Ce n’est pas pour se taire qu’on se réunit ; eh bien, causons !

— Dieu soit loué ! Je pensais qu’il allait avoir encore un accès comme hier, dit Pulchérie Alexandrovna, qui avait fait le signe de la croix.

— Qu’est-ce que tu as, Rodia ? demanda avec inquiétude Avdotia Romanovna.

— Rien, c’est une bêtise qui m’était revenue à l’esprit, répondit-il, et il se mit à rire.

— Allons, si c’est une bêtise, tant mieux ! Mais, moi-même, je craignais… murmura Zosimoff en se levant. Il faut que je vous quitte ; je tâcherai de repasser dans la journée…

Il salua et sortit.

— Quel brave homme ! observa Pulchérie Alexandrovna.

— Oui, c’est un brave homme, un homme de mérite, instruit, intelligent… dit Raskolnikoff, qui prononça ces mots avec une animation inaccoutumée, — je ne me rappelle plus où je l’ai rencontré avant ma maladie… Je crois bien l’avoir rencontré quelque part… Voici encore un excellent homme ! ajouta-t-il en montrant d’un signe de tête Razoumikhine ; mais où vas-tu donc ?

Razoumikhine venait, en effet, de se lever.

— Il faut que je m’en aille aussi… j’ai affaire…, dit-il.

— Tu n’as rien à faire du tout, reste ! C’est parce que Zosimoff est parti que tu veux nous quitter à ton tour. Ne t’en va pas… Mais quelle heure est-il ? Il est midi ? Quelle jolie montre tu as, Dounia ! Pourquoi donc vous taisez-vous encore ? Il n’y a que moi qui parle !…

— C’est un cadeau de Marfa Pétrovna, répondit Dounia.

— Et elle a coûté très-cher, ajouta Pulchérie Alexandrovna.

— Je croyais que cela venait de Loujine.

— Non, il n’a encore rien donné à Dounetchka.

— A-a-ah ! vous rappelez-vous, maman, que j’ai été amoureux et que j’ai voulu me marier ? fit-il brusquement en regardant sa mère frappée de la tournure imprévue qu’il venait de donner à la conversation et du ton dont il parlait.

— Ah ! oui, mon ami ! répondit Pulchérie Alexandrovna en échangeant un regard avec Dounetchka et Razoumikhine.

— Hum ! oui ! mais que vous dirai-je ? je ne me souviens plus guère de cela. C’était une jeune fille maladive, toute souffreteuse, continua-t-il d’un air rêveur en tenant les yeux baissés. — Elle aimait à faire l’aumône aux pauvres et pensait toujours à entrer dans un monastère ; un jour je l’ai vue fondre en larmes pendant qu’elle me parlait de cela, oui, oui… je m’en souviens… je m’en souviens très-bien. Elle était plutôt laide que jolie. Vraiment, je ne sais pourquoi je m’étais alors attaché à elle, peut-être l’affectionnais-je parce qu’elle était toujours malade… Si elle avait été, par surcroît, boiteuse ou bossue, il me semble que je l’aurais encore plus aimée… (Il eut un sourire pensif.) Cela n’avait pas d’importance… c’était une folie de printemps…

— Non, ce n’était pas seulement une folie de printemps, observa avec conviction Dounetchka. Raskolnikoff regarda très-attentivement sa sœur, mais il n’entendit pas bien ou même ne comprit pas les paroles de la jeune fille. Puis, d’un air mélancolique, il se leva, alla embrasser sa mère et revint s’asseoir à sa place.

— Tu l’aimes, encore ? dit d’une voix émue Pulchérie Alexandrovna.

— Elle ? encore ? Ah ! oui… vous parlez d’elle ! Non. Tout cela est maintenant loin de moi… et depuis longtemps. J’ai, d’ailleurs, la même impression pour tout ce qui m’entoure…

Il considéra avec attention les deux femmes.

— Tenez, vous êtes ici… eh bien, il me semble que je vous vois à une distance de mille verstes… Mais le diable sait pourquoi nous parlons de cela ! Et à quoi bon m’interroger ? ajouta-t-il avec colère ; puis silencieusement il commença à se ronger les ongles et retomba dans sa rêverie.

— Quel vilain logement tu as, Rodia ! on dirait un tombeau, fit brusquement Pulchérie Alexandrovna pour rompre un silence pénible ; je suis sûre que cette chambre est pour moitié dans ton hypocondrie.

— Cette chambre ? reprit-il d’un air distrait. — Oui, elle a beaucoup contribué… c’est aussi ce que j’ai pensé… Si vous saviez pourtant, maman, quelle idée étrange vous venez d’exprimer ! ajouta-t-il soudain avec un sourire énigmatique.

Raskolnikoff était à peine en état de supporter la présence de cette mère et de cette sœur dont il avait été séparé pendant trois ans, mais avec lesquelles il sentait que tout entretien lui était impossible. Toutefois, il y avait une affaire qui ne souffrait pas de remise ; tantôt en se levant il s’était dit qu’elle devait être décidée aujourd’hui même d’une façon ou d’une autre. En ce moment, il fut heureux de trouver dans cette affaire un moyen de sortir d’embarras.

— Voici ce que j’ai à te dire, Dounia, commença-t-il d’un ton plein de sécheresse, — naturellement je te fais mes excuses pour l’incident d’hier, mais je crois de mon devoir de te rappeler que je maintiens les termes de mon dilemme : ou moi ou Loujine. Je puis être infâme, mais toi, tu ne dois pas l’être. C’est assez d’un. Si donc tu épouses Loujine, je cesse à l’instant de te considérer comme une sœur.

— Rodia ! Rodia ! te voilà encore à parler comme hier ! s’écria Pulchérie Alexandrovna désolée, — pourquoi te traites-tu toujours d’infâme ? Je ne puis supporter cela ! Hier aussi tu tenais ce langage…

— Mon frère, répondit Dounia d’un ton qui ne le cédait ni en sécheresse ni en roideur à celui de Raskolnikoff, — le malentendu qui nous divise provient d’une erreur dans laquelle tu te trouves. J’y ai réfléchi cette nuit, et j’ai découvert en quoi elle consiste. Tu supposes que je me sacrifie pour quelqu’un. Or, c’est là ce qui te trompe. Je me marie tout bonnement pour moi-même, parce que ma situation personnelle est difficile. Sans doute, par la suite, je serai bien aise s’il m’est donné d’être utile à mes proches, mais tel n’est pas le motif principal de ma résolution…

« Elle ment ! pensait à part soi Raskolnikoff, qui, de colère, se rongeait les ongles. — L’orgueilleuse ! Elle ne consent pas à avouer qu’elle veut être ma bienfaitrice ! quelle arrogance ! Oh ! les caractères bas ! Leur amour ressemble à de la haine… Oh ! que je… les déteste tous ! »

— En un mot, continua Dounetchka, — j’épouse Pierre Pétrovitch, parce que de deux maux je choisis le moindre. J’ai l’intention de remplir loyalement tout ce qu’il attend de moi ; par conséquent, je ne le trompe pas… Pourquoi as-tu souri tout à l’heure ?

Elle rougit, et un éclair de colère brilla dans ses yeux.

— Tu rempliras tout ? demanda-t-il en souriant avec amertume.

— Jusqu’à une certaine limite. Par la manière dont Pierre Pétrovitch a demandé ma main, j’ai vu tout de suite ce qu’il lui faut. Il a peut-être une trop haute opinion de lui-même ; mais j’espère qu’il saura aussi m’apprécier… Pourquoi ris-tu encore ?

— Et toi, pourquoi rougis-tu de nouveau ? Tu mens, ma sœur ; tu ne peux pas estimer Loujine : je l’ai vu et j’ai causé avec lui. Donc, tu te maries par intérêt ; tu fais, dans tous les cas, une bassesse, et je suis bien aise de voir qu’au moins tu sais encore rougir !

— Ce n’est pas vrai, je ne mens pas !… s’écria la jeune fille perdant tout sang-froid ; je ne l’épouserai pas sans être sûre qu’il m’apprécie et fait cas de moi ; je ne l’épouserai pas sans être pleinement convaincue que je puis moi-même l’estimer. Heureusement, j’ai le moyen de m’en assurer d’une façon péremptoire, et, qui plus est, aujourd’hui même. Ce mariage n’est pas une bassesse, comme tu le dis ! Mais, lors même que tu aurais raison, lors même qu’en effet je me serais décidée à une bassesse, ne serait-ce pas une cruauté de ta part que de me parler ainsi ? Pourquoi exiger de moi un héroïsme que tu n’as peut-être pas ? C’est de la tyrannie, c’est de la violence ! Si je fais du tort à quelqu’un, ce ne sera qu’à moi… Je n’ai encore tué personne !… Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Pourquoi pâlis-tu ? Rodia, qu’est-ce que tu as ? Rodia, cher !…

— Seigneur ! il s’évanouit, et c’est toi qui en es cause ! s’écria Pulchérie Alexandrovna.

— Non, non, ce n’est rien, une bêtise !… La tête m’a un peu tourné. Je ne me suis pas évanoui du tout… C’est bon pour vous, les évanouissements… Hum ! oui… Qu’est-ce que je voulais dire ? Ah ! comment te convaincras-tu aujourd’hui même que tu peux estimer Loujine et qu’il… t’apprécie, car c’est cela, n’est-ce pas ? que tu disais tout à l’heure, ou bien ai-je mal entendu ?

— Maman, montrez à mon frère la lettre de Pierre Pétrovitch, dit Dounetchka.

Pulchérie Alexandrovna tendit la lettre d’une main tremblante. Raskolnikoff la lut attentivement par deux fois. Tous s’attendaient à quelque éclat. La mère, surtout, était fort inquiète.

Après être resté pensif un instant, le jeune homme lui rendit la lettre.

— Je n’y comprends rien, commença-t-il sans s’adresser à personne en particulier : il plaide, il est avocat, il vise même au beau langage dans sa conversation, et il écrit comme un illettré.

Ces paroles causèrent une stupéfaction générale ; ce n’était pas du tout ce qu’on attendait.

— Du moins il n’écrit pas très-littérairement, si son style n’est pas tout à fait celui d’un illettré ; il manie la plume comme un homme d’affaires, ajouta Raskolnikoff.

— Pierre Pétrovitch, d’ailleurs, ne cache pas qu’il a reçu peu d’instruction, et il s’enorgueillit d’être le fils de ses œuvres, dit Avdotia Romanovna, un peu froissée du ton que venait de prendre son frère.

— Eh bien, il a de quoi s’enorgueillir, je ne dis pas le contraire. Tu parais fâchée, ma sœur, parce que je n’ai trouvé à faire qu’une observation frivole au sujet de cette lettre, et tu crois que j’insiste exprès sur de pareilles niaiseries pour te taquiner ? Loin de là ; en ce qui concerne le style, j’ai fait une remarque qui, dans le cas présent, est loin d’être sans importance. Cette phrase : « Vous n’aurez à vous en prendre qu’à vous-même », ne laisse rien à désirer sous le rapport de la clarté. En outre, il annonce l’intention de se retirer sur-le-champ, si je vais chez vous. Cette menace de s’en aller revient à dire que, si vous ne lui obéissez pas, il vous plantera là toutes deux, après vous avoir fait venir à Pétersbourg. Eh bien, qu’en penses-tu ? Venant de Loujine, ces mots peuvent-ils offenser autant qu’ils offenseraient s’ils avaient été écrits par lui (il montra Razoumikhine), par Zosimoff ou par l’un de nous ?

— Non, répondit Dounetchka, — j’ai bien compris qu’il avait rendu trop naïvement sa pensée, et que peut-être il n’est pas très-habile à se servir de la plume… Ta remarque est très-judicieuse, mon frère. Je ne m’attendais même pas…

— Étant donné qu’il écrit comme un homme d’affaires, il ne pouvait pas s’exprimer autrement, et ce n’est peut-être pas sa faute s’il s’est montré aussi grossier. Du reste, je dois te désenchanter un peu : dans cette lettre il y a une autre phrase qui contient une calomnie à mon adresse, et une calomnie assez vile. J’ai donné hier de l’argent à une veuve phtisique et accablée par le malheur, non pas, comme il l’écrit, « sous prétexte de payer les funérailles », mais bien pour les funérailles ; et cette somme, c’est à la veuve elle-même que je l’ai remise, et non à la fille du défunt, — cette jeune fille « d’une inconduite notoire », dit-il, que d’ailleurs j’ai vue hier pour la première fois de ma vie. Dans tout cela, je ne découvre que l’envie de me noircir à vos yeux et de me brouiller avec vous. Ici encore, il écrit dans le style juridique, c’est-à-dire qu’il révèle très-clairement son but et le poursuit sans y mettre aucunes formes. Il est intelligent ; mais pour se conduire avec sagesse, l’intelligence seule ne suffit pas. Tout cela peint l’homme, et… je ne crois pas qu’il t’apprécie beaucoup. Ceci soit dit pour ton édification, car je souhaite sincèrement ton bien.

Dounetchka ne répondit pas ; son parti était pris depuis tantôt, elle n’attendait plus que le soir.

— Eh bien, Rodia, que décides-tu ? demanda Pulchérie Alexandrovna ; son inquiétude n’avait fait que s’accroître depuis qu’elle entendait son fils discuter posément, comme un homme d’affaires.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Tu vois ce qu’écrit Pierre Pétrovith : il désire que tu ne viennes pas chez nous ce soir, et il déclare qu’il s’en ira… si tu viens. C’est pour cela que je te demande ce que tu comptes faire.

— Je n’ai rien à décider. C’est à vous et à Dounia de voir si cette exigence de Pierre Pétrovitch n’a rien de blessant pour vous. Moi, je ferai comme il vous plaira, ajouta-t-il froidement.

— Dounetchka a déjà résolu la question, et je suis pleinement de son avis, se hâta de répondre Pulchérie Alexandrovna.

— Selon moi, il est indispensable que tu viennes à cette entrevue, Rodia, et je te prie instamment d’y assister, dit Dounia ; viendras-tu ?

— Oui.

— Je vous prie aussi de venir chez nous à huit heures, continua-t-elle en s’adressant à Razoumikhine. Maman, je fais la même invitation à Dmitri Prokofitch.

— Et tu as raison, Dounetchka. Allons, qu’il soit fait selon votre désir, ajouta Pulchérie Alexandrovna. Pour moi-même, d’ailleurs, c’est un soulagement ; je n’aime pas à feindre et à mentir ; mieux vaut une franche explication… Libre à Pierre Pétrovitch de se fâcher maintenant, si bon lui semble !

IV

En ce moment, la porte s’ouvrit sans bruit ; une jeune fille entra dans la chambre en promenant des regards timides autour d’elle. Son apparition causa une surprise générale, et tous les yeux se fixèrent sur elle avec curiosité. Raskolnikoff ne la reconnut pas tout d’abord. C’était Sophie Séménovna Marméladoff. Il l’avait vue la veille pour la première fois, mais au milieu de circonstances et dans un costume qui avaient laissé d’elle une tout autre image dans son souvenir. Maintenant, c’était une jeune fille à la mise modeste et même pauvre, aux manières convenables et réservées, à la physionomie craintive. Elle portait une petite robe fort simple et un vieux chapeau passé de mode. De ses ajustements de la veille, il ne lui restait rien, sauf qu’elle avait encore son ombrelle à la main. En apercevant tout ce monde, qu’elle ne s’était pas attendue à trouver là, sa confusion fut extrême, et elle fit même un pas pour se retirer.

— Ah !… c’est vous ?… dit Raskolnikoff au comble de l’étonnement, et tout à coup lui-même se troubla.

Il songea que la lettre de Loujine, lue par sa mère et sa sœur, renfermait une allusion à certaine jeune personne « d’une inconduite notoire ». Il venait de protester contre la calomnie de Loujine, et de déclarer qu’il avait vu cette jeune fille la veille pour la première fois ; or, voilà qu’elle-même arrivait chez lui ! Il se rappela aussi qu’il avait laissé passer sans protestations les mots « d’une inconduite notoire ». En un clin d’œil, toutes ces pensées traversèrent pêle-mêle son esprit. Mais, en observant plus attentivement la pauvre créature, il la vit si écrasée de honte, que soudain il en eut pitié. Au moment où, effrayée, elle allait quitter la chambre, une sorte de révolution s’opéra en lui.

— Je ne vous attendais pas du tout, se hâta-t-il de dire, en l’invitant du regard à rester. Faites-moi le plaisir de vous asseoir. Vous venez sans doute de la part de Catherine Ivanovna. Permettez, pas là ; tenez, asseyez-vous ici…

À l’arrivée de Sonia, Razoumikhine, assis tout près de la porte sur une des trois chaises qui se trouvaient dans la chambre, s’était levé à demi pour laisser passer la jeune fille. Le premier mouvement de Raskolnikoff avait été d’indiquer à celle-ci le coin du divan ou Zosimoff était assis tout à l’heure ; mais songeant au caractère intime de ce meuble, qui lui servait de lit à lui-même, il se ravisa et montra à Sonia la chaise de Razoumikhine.

— Toi, mets-toi ici, dit-il à son ami en lui faisant prendre la place précédemment occupée par le docteur.

Sonia s’assit presque tremblante de frayeur, et regarda timidement les deux dames. Il était visible qu’elle-même ne comprenait pas comment elle avait l’audace de s’asseoir à leurs côtés. Cette pensée lui causa un tel émoi qu’elle se leva brusquement, et, toute troublée, s’adressa à Raskolnikoff :

— Je… je suis venue pour une minute. Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, fit-elle d’une voix hésitante. C’est Catherine Ivanovna qui m’a envoyée, elle n’avait personne sous la main… Catherine Ivanovna vous prie instamment de vouloir bien assister demain matin… au service funèbre… à Saint-Mitrophane, et ensuite de venir chez nous… chez elle… manger un morceau… Elle espère que vous lui ferez cet honneur.

Après ces quelques mots péniblement articulés, Sonia se tut.

— Je tâcherai certainement… je ferai mon possible, balbutia à son tour Raskolnikoff, qui s’était aussi levé à demi. — Ayez la bonté de vous asseoir, ajouta-t-il brusquement, — je vous en prie… Vous êtes peut-être pressée ?… Je voudrais causer un instant avec vous ; faites-moi la grâce de m’accorder deux minutes…

En même temps il l’invitait du geste à se rasseoir. Sonia obéit ; elle porta de nouveau un regard timide sur les deux dames et baissa soudain les yeux. Les traits de Raskolnikoff se contractèrent, son visage pâle devint cramoisi, ses yeux lancèrent des flammes.

— Maman, dit-il d’une voix vibrante, c’est Sophie Séménovna Marméladoff, la fille de ce malheureux M. Marméladoff qui, hier, a été écrasé devant moi par une voiture, et dont je vous ai déjà parlé…

Pulchérie Alexandrovna regarda Sonia et cligna légèrement les yeux. Malgré la crainte qu’elle éprouvait vis-à-vis de son fils, elle ne put se refuser cette satisfaction. Dounetchka se tourna vers la pauvre jeune fille et se mit à l’examiner d’un air sérieux. En s’entendant nommer par Raskolnikoff, Sonia leva de nouveau les yeux, mais son embarras ne fit que s’accroître.

— Je voulais vous demander, se hâta de lui dire le jeune homme, comment les choses se sont passées chez vous aujourd’hui… On ne vous a pas tracassées ? Vous n’avez pas eu d’ennuis avec la police ?

— Non, il n’y a rien eu… la cause de la mort n’était d’ailleurs que trop évidente, on nous a laissées tranquilles ; seulement les locataires sont fâchés.

— Pourquoi ?

— Ils trouvent que le corps reste trop longtemps dans la maison… À présent, il fait chaud, l’odeur… de sorte qu’aujourd’hui, à l’heure des vêpres, on le transportera à la chapelle du cimetière, où il restera jusqu’à demain. D’abord Catherine Ivanovna ne voulait pas, mais elle a fini par comprendre qu’on ne pouvait pas faire autrement…

— Ainsi la levée du corps a lieu aujourd’hui ?

— Catherine Ivanovna espère que vous nous ferez l’honneur d’assister demain aux obsèques, et que vous viendrez ensuite chez elle prendre part au repas funèbre.

— Elle donne un repas ?

— Oui, une collation : elle m’a chargée de vous transmettre tous ses remerciements pour le secours que vous nous avez donné hier… Sans vous, nous n’aurions pas pu faire les frais des funérailles.

Un tremblement subit agita les lèvres et le menton de la jeune fille, mais elle se rendit maîtresse de son émotion et fixa de nouveau ses yeux à terre.

Durant ce dialogue, Raskolnikoff l’avait considérée attentivement. Sonia avait une figure maigre et pâle ; son petit nez et son menton offraient quelque chose d’anguleux et de pointu ; l’ensemble était assez irrégulier, on ne pouvait pas dire qu’elle fût jolie. En revanche, ses yeux bleus étaient si limpides et, quand ils s’animaient, donnaient à sa physionomie une telle expression de bonté, qu’involontairement on se sentait attiré vers elle. En outre, une autre particularité caractéristique se faisait remarquer sur son visage comme dans toute sa personne : elle paraissait beaucoup plus jeune que son âge, et, bien qu’elle eût dix-huit ans, on l’aurait presque prise pour une fillette. Cela prêtait même parfois à rire dans certains de ses mouvements.

— Mais est-il possible que Catherine Ivanovna se tire d’affaire avec de si faibles ressources ? Et elle pense encore à donner une collation ?… demanda Raskolnikoff.

— Le cercueil sera fort simple… tout sera fait modestement, de sorte que cela ne coûtera pas cher… Tantôt Catherine Ivanovna et moi avons calculé la dépense ; tous frais payés, il restera de quoi donner un repas… et Catherine Ivanovna tient beaucoup à ce qu’il y en ait un. Il n’y a rien à dire là contre… C’est une consolation pour elle… Vous savez comme elle est…

— Je comprends, je comprends… sans doute… Vous regardez ma chambre ? Maman dit aussi qu’elle ressemble à un tombeau.

— Hier, vous vous êtes dépouillé de tout pour nous ! répondit Sonetchka d’une voix sourde et rapide, en baissant de nouveau les yeux. Ses lèvres et son menton recommencèrent à s’agiter. Dès son arrivée, elle avait été frappée de la pauvreté qui régnait dans le logement de Raskolnikoff, et ces mots lui échappèrent spontanément. Il y eut un silence. Les yeux de Dounetchka s’éclaircirent, et Pulchérie Alexandrovna elle-même regarda Sonia d’un air affable.

— Rodia, dit-elle en se levant, — il est entendu que nous dînons ensemble. Dounetchka, partons… Mais, Rodia, tu devrais sortir, faire une petite promenade ; ensuite tu te reposeras un peu et tu viendras chez nous le plus tôt possible… Je crains que nous ne t’ayons fatigué…

— Oui, oui, je viendrai, s’empressa-t-il de répondre en se levant aussi… — Du reste, j’ai quelque chose à faire…

— Voyons, vous n’allez pas dîner séparément, se mit à crier Razoumikhine, en regardant avec étonnement Raskolnikoff ; — tu ne peux pas faire cela !

— Non, non, je viendrai, certainement, certainement… Mais toi, reste une minute. Vous n’avez pas besoin de lui tout de suite, maman ? Je ne vous en prive pas ?

— Oh ! non, non ! Vous aussi, Dmitri Prokofitch, veuillez être assez bon pour venir dîner chez nous !

— Je vous en prie, venez, ajouta Dounia.

Razoumikhine s’inclina rayonnant. Durant un instant, tous éprouvèrent une gêne étrange.

— Adieu, Rodia, c’est-à-dire au revoir ; je n’aime pas à dire « adieu ». Adieu, Nastasia… Allons, voilà que je le dis encore !…

Pulchérie Alexandrovna avait l’intention de saluer Sonia, mais, malgré toute sa bonne volonté, elle ne put s’y résoudre et sortit précipitamment de la chambre.

Il n’en fut pas de même d’Avdotia Romanovna, qui semblait avoir attendu ce moment avec impatience. Quand, après sa mère, elle passa à côté de Sonia, elle fit à celle-ci un salut dans toutes les règles. La pauvre fille se troubla, s’inclina avec un empressement craintif, et son visage trahit même une impression douloureuse, comme si la politesse d’Avdotia Romanovna l’avait péniblement affectée.

— Dounia, adieu ! cria Raskolnikoff dans le vestibule. Donne-moi donc la main !

— Mais je te l’ai déjà donnée, est-ce que tu l’as oublié ? répondit Dounia en se tournant vers lui d’un air affable, bien qu’elle se sentît gênée.

— Eh bien, donne-la-moi encore une fois !

Et il serra avec force les petits doigts de sa sœur. Dounetchka lui sourit en rougissant, puis elle se hâta de dégager sa main et suivit sa mère. Elle aussi était tout heureuse, sans que nous puissions dire pourquoi.

— Allons, voilà qui est très-bien ! dit le jeune homme en revenant auprès de Sonia restée dans la chambre. En même temps, il la regardait d’un air serein. Que le Seigneur fasse paix aux morts, mais qu’il laisse vivre les vivants ! N’est-ce pas ?

Sonia remarqua avec surprise que le visage de Raskolnikoff s’était tout à coup éclairci ; pendant quelques instants, il la considéra en silence : tout ce que Marméladoff lui avait raconté au sujet de sa fille lui revenait soudain à l’esprit…

— Voici l’affaire dont j’ai à te parler… fit Raskolnikoff en attirant Razoumikhine dans l’embrasure de la fenêtre…

— Ainsi, je dirai à Catherine Ivanovna que vous viendrez ?…

En prononçant ces mots, Sonia se préparait à prendre congé.

— Je suis à vous tout de suite, Sophie Séménovna, nous n’avons pas de secrets, vous ne nous gênez pas… Je voudrais vous dire encore deux mots…

Et, s’interrompant soudain, il s’adressa à Razoumikhine :

— Tu connais ce… Comment l’appelle-t-on donc ?… Porphyre Pétrovitch ?

— Si je le connais ! c’est mon parent ! Eh bien ? répondit Razoumikhine, fort intrigué par cette entrée en matière.

— Hier, ne disiez-vous pas qu’il instruisait… cette affaire… l’affaire à propos de ce meurtre ?

— Oui… eh bien ? demanda Razoumikhine en ouvrant de grands yeux.

— Il interrogeait, disiez-vous, les gens qui ont mis des objets en gage chez la vieille : or, j’ai moi-même engagé là quelque chose ; cela mérite à peine qu’on en parle : une petite bague que ma sœur m’a donnée quand je suis parti pour Pétersbourg, et une montre en argent qui a appartenu à mon père. Le tout vaut de cinq à six roubles, mais j’y tiens en tant que souvenir. Que dois-je faire à présent ? Je ne veux pas que ces objets soient perdus, surtout la montre. Je tremblais tantôt que ma mère ne demandât à la voir, lorsqu’on a parlé de celle de Dounetchka. C’est la seule chose que nous ayons conservée de mon père. Si elle est perdue, maman en fera une maladie ! Les femmes ! Ainsi apprends-moi comment je dois m’y prendre ! Je sais qu’il faudrait faire une déclaration à la police. Mais ne vaut-il pas mieux que je m’adresse à Porphyre lui-même ? Qu’en penses-tu ? J’ai hâte d’arranger cette affaire. Tu verras qu’avant le dîner, maman m’aura déjà demandé des nouvelles de la montre.

— Ce n’est pas à la police qu’il faut aller, c’est chez Porphyre ! cria Razoumikhine, en proie à une agitation extraordinaire. — Oh ! que je suis content ! Mais nous pouvons y aller tout de suite, c’est à deux pas d’ici ; nous sommes sûrs de le trouver !

— Soit… partons…

— Il sera positivement enchanté de faire ta connaissance ! Je lui ai beaucoup parlé de toi à différentes reprises… hier encore. Partons !… Ainsi, tu connaissais la vieille ? Tout cela se rencontre admirablement ! Ah ! oui… Sophie Ivanovna…

— Sophie Séménovna, rectifia Raskolnikoff. — Sophie Séménovna, c’est mon ami, Razoumikhine, un brave homme.

— Si vous avez à sortir… commença Sonia, que cette présentation avait rendue plus confuse encore et qui n’osait lever les yeux sur Razoumikhine.

— Eh bien, partons ! décida Raskolnikoff : je passerai chez vous dans la journée, Sophie Séménovna, dites-moi seulement où vous demeurez.

Il prononça ces mots, non pas précisément d’un air embarrassé, mais avec une certaine précipitation et en évitant les regards de la jeune fille. Celle-ci donna son adresse non sans rougir. Tous trois sortirent ensemble.

— Tu ne fermes pas ta porte ? demanda Razoumikhine tandis qu’ils descendaient l’escalier.

— Jamais !… Du reste, voilà déjà deux ans que je veux toujours acheter une serrure, dit négligemment Raskolnikoff. — Heureux, n’est-ce pas ? les gens qui n’ont rien à mettre sous clef ? ajouta-t-il gaiement en s’adressant à Sonia.

Sur le seuil de la grand’porte, ils s’arrêtèrent.

— Vous allez à droite, Sophie Séménovna ? À propos : comment avez-vous découvert mon logement ?

On voyait que ce qu’il disait n’était pas ce qu’il aurait voulu dire ; il ne cessait de considérer les yeux clairs et doux de la jeune fille.

— Mais vous avez donné hier votre adresse à Poletchka.

— Quelle Poletchka ? Ah ! oui… c’est la petite… c’est votre sœur ? Ainsi je lui ai donné mon adresse ?

— Est-ce que vous l’aviez oublié ?

— Non… je m’en souviens…

— J’avais déjà entendu parler de vous par le défunt… Seulement je ne savais pas alors votre nom, et il ne le savait pas lui-même… Maintenant je suis venue… et quand j’ai appris hier votre nom… j’ai demandé aujourd’hui : C’est ici qu’habite M. Raskolnikoff ?… Je ne savais pas que vous viviez aussi en garni… Adieu… Je dirai à Catherine Ivanovna…

Fort contente de pouvoir enfin s’en aller, Sonia s’éloigna d’un pas rapide et en tenant les yeux baissés. Il lui tardait d’atteindre le premier coin de rue à droite, pour échapper à la vue des deux jeunes gens et réfléchir sans témoins à tous les incidents de cette visite. Jamais elle n’avait rien éprouvé de semblable. Tout un monde ignoré surgissait confusément dans son âme. Elle se rappela soudain que Raskolnikoff avait spontanément manifesté l’intention de l’aller voir aujourd’hui : peut-être viendrait-il dans la matinée, peut-être tout à l’heure !

— Puisse-t-il ne pas venir aujourd’hui ! murmura-t-elle angoissée. — Seigneur ! Chez moi… dans cette chambre… il verra… Ô Seigneur !

Elle était trop préoccupée pour remarquer que, depuis sa sortie de la maison, elle était suivie par un inconnu. Au moment où Raskolnikoff, Razoumikhine et Sonia s’étaient arrêtés sur le trottoir pour causer durant une minute, le hasard avait voulu que ce monsieur passât à côté d’eux. Les mots de Sonia : « J’ai demandé : c’est ici qu’habite M. Raskolnikoff ? » arrivèrent fortuitement à ses oreilles et le firent presque tressaillir. Il regarda à la dérobée les trois interlocuteurs, et en particulier Raskolnikoff, à qui la jeune fille s’était adressée ; puis il examina la maison pour pouvoir la reconnaître au besoin. Tout cela fut fait en un clin d’œil et aussi peu ostensiblement que possible ; après quoi, le monsieur s’éloigna en ralentissant le pas, comme s’il eût attendu quelqu’un. C’était Sonia qu’il attendait ; bientôt il la vit prendre congé des deux jeunes gens et s’acheminer vers son logis.

« Où demeure-t-elle ? J’ai vu ce visage-là quelque part, pensa-t-il ; il faut que je le sache. »

Quand il eut atteint le coin de la rue, il passa sur l’autre trottoir, se retourna et s’aperçut que la jeune fille marchait dans la même direction que lui : elle ne remarquait rien. Quand elle fut arrivée au tournant de la rue, elle prit de ce côté. Il se mit à la suivre, tout en cheminant sur le trottoir opposé, et ne la quitta point des yeux. Au bout de cinquante pas, il traversa la chaussée, rattrapa la jeune fille et marcha derrière elle à une distance de cinq pas.

C’était un homme de cinquante ans, mais fort bien conservé et paraissant beaucoup plus jeune que son âge. D’une taille au-dessus de la moyenne, d’une corpulence respectable, il avait les épaules larges et un peu voûtées. Vêtu d’une façon aussi élégante que confortable, ganté de frais, il tenait à la main une belle canne qu’il faisait résonner à chaque pas sur le trottoir. Tout dans sa personne décelait un gentilhomme. Son visage large était assez agréable ; en même temps l’éclat de son teint et ses lèvres vermeilles ne permettaient pas de le prendre pour un Pétersbourgeois. Ses cheveux encore très-épais étaient restés très-blonds et commençaient à peine à grisonner ; sa barbe, longue, large, bien fournie, était d’une couleur plus claire encore que ses cheveux. Ses yeux bleus avaient un regard froid, sérieux et fixe.

L’inconnu avait eu assez longtemps la faculté d’observer Sonia pour remarquer que la jeune fille était distraite et rêveuse. Arrivée devant sa maison, elle en franchit le seuil : le barine qui se trouvait derrière elle continua à la suivre, tout en paraissant un peu étonné. Après être entrée dans la cour, Sonia prit l’escalier à droite, — celui qui conduisait à son logement. « Bah ! » fit à part soi le monsieur, et il monta l’escalier à sa suite. Alors seulement Sonia remarqua la présence de l’inconnu. Parvenue au troisième étage, elle s’engagea dans un couloir et sonna au numéro 9 où on lisait sur la porte ces deux mots écrits à la craie : Kapernaoumoff, tailleur. « Bah ! » répéta l’inconnu surpris de cette coïncidence, et il sonna à côté, au numéro 8. Les deux portes étaient à six pas l’une de l’autre.

— Vous demeurez chez Kapernaoumoff ? dit-il en riant à Sonia. — Il m’a raccommodé hier un gilet. Moi, je loge ici, près de chez vous, dans l’appartement de madame Resslich, Gertrude Karlovna. Comme cela se trouve !

Sonia le regarda avec attention.

— Nous sommes voisins, continua-t-il d’un ton enjoué. — Je ne suis à Pétersbourg que depuis avant-hier. Allons, jusqu’au plaisir de vous revoir !

Sonia ne répondit pas. La porte s’ouvrit, et la jeune fille entra vivement chez elle. Elle se sentait intimidée, honteuse…

Razoumikhine était fort animé, pendant qu’il se rendait chez Porphyre avec son ami.

— C’est parfait, mon cher, répéta-t-il plusieurs fois, — et je suis enchanté, enchanté ! Je ne savais pas que toi aussi tu avais mis quelque chose en gage chez la vieille. Et… et… il y a longtemps de cela ? Je veux dire, il y a longtemps que tu as été chez elle ?

— Quand donc ?… fit Raskolnikoff en ayant l’air d’interroger ses souvenirs : — c’est, je crois, l’avant-veille de sa mort que je suis allé chez elle. Du reste, il ne s’agit pas pour moi de dégager maintenant ces objets, s’empressa-t-il d’ajouter, comme si cette question l’eût vivement préoccupé ; — je me trouve n’avoir plus qu’un rouble… grâce aux folies que j’ai faites hier sous l’influence de ce maudit délire !

Il appuya d’une façon particulière sur le mot « délire ».

— Allons, oui, oui, oui, se hâta de dire Razoumikhine répondant à une pensée qui lui était venue, — ainsi c’est pour cela qu’alors tu… la chose m’avait frappé… vois-tu ? pendant que tu battais la campagne, tu ne parlais que de bagues et de chaînes de montre !… Allons, oui, oui… C’est clair, maintenant tout s’explique.

« Voilà ! cette idée s’est glissée dans leur esprit ! J’en ai maintenant la preuve : cet homme se ferait crucifier pour moi, et il est très-heureux de pouvoir s’expliquer pourquoi je parlais de bagues durant mon délire ! Mon langage a dû les confirmer tous dans leurs soupçons !… »

— Mais le trouverons-nous ? demanda-t-il à haute voix.

— Certainement, nous le trouverons, répondit sans hésiter Razoumikhine. C’est un fameux gaillard, mon ami, tu verras ! Un peu gauche, il est vrai ; je n’entends point dire par là qu’il manque d’usage ; non, c’est à un autre point de vue que je le trouve gauche. Il est loin d’être bête, il est même fort intelligent ; seulement, il a un tour d’esprit particulier… Il est incrédule, sceptique, cynique… il aime à mystifier son monde… Avec cela, fidèle au vieux jeu, c’est-à-dire n’admettant que les preuves matérielles… Mais il sait son métier. L’an dernier, il a débrouillé une affaire de meurtre dans laquelle presque tous les indices faisaient défaut ! Il a le plus grand désir de faire ta connaissance !

— Pourquoi y tient-il tant que cela ?

— Oh ! ce n’est pas que… vois-tu, dans ces derniers temps, pendant que tu étais malade, nous avons eu souvent l’occasion de parler de toi… Il assistait à nos conversations… Quand il a appris que tu étais étudiant en droit et que tu avais été forcé de quitter l’Université, il a dit : « Quel dommage ! » J’en ai conclu… c’est-à-dire que je ne me suis pas fondé là-dessus seulement, mais sur bien d’autres choses. Hier, Zamétoff… Écoute, Rodia : quand je t’ai ramené hier chez toi, j’étais ivre, et je bavardais à tort et à travers ; je crains que tu n’aies pris mes paroles trop au sérieux…

— Qu’est-ce que tu m’as dit ? Qu’ils me considèrent comme un fou ? Eh bien, mais ils ont peut-être raison, répondit Raskolnikoff avec un sourire forcé.

Ils se turent. Razoumikhine était aux anges, et Raskolnikoff le remarquait avec colère. Ce que son ami venait de lui dire au sujet du juge d’instruction ne laissait pas non plus de l’inquiéter.

— Dans cette maison grise, dit Razoumikhine.

« L’essentiel est de savoir, pensa, Raskolnikoff, si Porphyre est instruit de ma visite d’hier au logement de cette sorcière et de la question que j’ai faite à propos du sang. Il faut que je sois tout d’abord fixé là-dessus ; il faut que dès le premier moment, dès mon entrée dans la chambre, je lise cela sur son visage ; autrement… dussé-je me perdre, j’en aurai le cœur net. »

— Sais-tu une chose ? dit-il brusquement en s’adressant à Razoumikhine avec un sourire finaud : — il me semble, mon ami, que tu es depuis ce matin dans une agitation extraordinaire. Est-ce vrai ?

— Comment ? Pas du tout ! répondit Razoumikhine vexé.

— Je ne me trompe pas, mon ami. Tantôt, tu étais assis sur le bord de ta chaise, ce qui ne t’arrive jamais, et l’on aurait dit que tu avais des crampes. Tu sursautais à chaque instant. Ton humeur variait sans cesse ; tu te mettais en colère pour devenir, un moment après, tout miel et tout sucre. Tu rougissais même ; c’est surtout quand on t’a invité à dîner que tu es devenu rouge.

— Mais non, c’est absurde, pourquoi dis-tu cela ?

— Vraiment, tu as des timidités d’écolier ! Diable, voilà qu’il rougit encore !

— Tu es insupportable.

— Mais pourquoi cette confusion, Roméo ? Laisse faire, aujourd’hui, je raconterai cela quelque part, ha, ha, ha ! je vais bien amuser maman… et une autre personne encore…

— Écoute un peu, écoute, écoute, c’est sérieux ; vois-tu, c’est… Après cela, diable… bredouilla Razoumikhine glacé de crainte. Que leur raconteras-tu ? Mon ami, je… Oh ! quel cochon tu es !

— Une vraie rose de printemps ! Et si tu savais comme cela te va ! Un Roméo de deux archines douze verchoks ! Mais j’espère que tu t’es lavé aujourd’hui ! Tu as même nettoyé tes ongles, pas vrai ? Quand cela a-t-il eu lieu ? Dieu me pardonne, je crois que tu t’es pommadé ! Baisse donc ta tête, que je la flaire !

— Cochon !!!

Raskolnikoff s’esclaffa de rire, et cette hilarité, qu’il semblait impuissant à maîtriser, durait encore lorsque les deux jeunes gens arrivèrent chez Porphyre Pétrovitch. De l’appartement, on pouvait entendre les rires du visiteur dans l’anti-chambre, et Raskolnikoff comptait bien qu’ils seraient entendus.

— Si tu dis un mot, je t’assomme ! murmura Razoumikhine furieux, en saisissant son ami par l’épaule.

V

Raskolnikoff entra chez le juge d’instruction avec la physionomie d’un homme qui fait tout son possible pour garder son sérieux, mais qui n’y réussit qu’à grand’peine. Derrière lui marchait d’un air gauche Razoumikhine, rouge comme une pivoine, les traits bouleversés par la colère et par la honte. La personne dégingandée et la mine déconfite de ce grand garçon étaient alors assez drôles pour justifier l’hilarité de son camarade. Porphyre Pétrovitch, debout au milieu de la chambre, interrogeait du regard les deux visiteurs. Raskolnikoff s’inclina devant le maître de la maison, échangea une poignée de main avec lui et parut faire un violent effort pour étouffer son envie de rire pendant qu’il déclinerait ses noms et qualités. Mais à peine venait-il de recouvrer son sang-froid et de balbutier quelques mots, qu’au beau milieu de la présentation ses yeux rencontrèrent comme par hasard Razoumikhine. Dès lors, il n’y put tenir, et son sérieux fit place à une hilarité d’autant plus bruyante qu’elle avait été plus comprimée. Razoumikhine servit à son insu les vues de son ami, car ce « fou rire » le mit dans une colère qui acheva de donner à toute cette scène une apparence de gaieté franche et naturelle.

— Oh ! le gredin ! hurla-t-il avec un violent mouvement du bras.

Ce geste brusque eut pour effet de renverser un petit guéridon sur lequel se trouvait un verre qui avait contenu du thé.

— Mais pourquoi détériorer le mobilier, messieurs ? C’est un préjudice que vous causez à l’État ! s’écria gaiement Porphyre Pétrovitch.

Raskolnikoff riait à un tel point que, pendant quelques instants, il oublia sa main dans celle du juge d’instruction ; mais il aurait été peu naturel de l’y laisser trop longtemps, aussi la retira-t-il au moment voulu pour rester dans la vraisemblance de son rôle. Quant à Razoumikhine, il était plus confus que jamais depuis qu’il avait fait choir une table et cassé un verre : après avoir considéré d’un air sombre les conséquences de son emportement, il se dirigea vers la croisée et là, tournant le dos au public, se mit à regarder par la fenêtre sans, du reste, rien voir. Porphyre Pétrovitch riait par convenance, mais évidemment il attendait des explications. Dans un coin, sur une chaise, était assis Zamétoff : à l’apparition des visiteurs, il s’était levé à demi en ébauchant un sourire ; toutefois il ne semblait pas dupe de cette scène et observait Raskolnikoff avec une curiosité particulière. Ce dernier ne s’était pas attendu à trouver là le policier, dont la présence lui causa une désagréable surprise.

« Voilà encore une chose à considérer », pensa-t-il.

— Excusez-moi, je vous prie, commença-t-il avec un embarras simulé. Raskolnikoff…

— Allons donc, vous m’avez fait grand plaisir, vous êtes entré d’une façon si agréable… Eh bien, il ne veut pas même dire bonjour ? ajouta Porphyre Pétrovitch en montrant d’un signe de tête Razoumikhine.

— Je ne sais pas, vraiment, pourquoi il est fâché contre moi. Je lui ai seulement dit en chemin qu’il ressemblait à Roméo, et… et je le lui ai prouvé, il n’y a rien eu de plus.

— Cochon ! cria Razoumikhine sans retourner la tête.

— Il a dû avoir des motifs très-sérieux pour prendre en si mauvaise part cette petite plaisanterie, observa en riant Porphyre Pétrovitch.

— Voilà bien le juge d’instruction… toujours sondeur !… Allons, que le diable vous emporte tous ! répliqua Razoumikhine, qui se mit lui-même à rire ; il avait soudain recouvré toute sa bonne humeur, et il s’approcha gaiement de Porphyre Pétrovitch.

— Trêve de sottises ! À notre affaire : je te présente mon ami Rodion Romanovitch Raskolnikoff, qui a beaucoup entendu parler de toi et désire faire ta connaissance ; ensuite il a une petite affaire à traiter avec toi. Bah ! Zamétoff ! Par quel hasard es-tu ici ? Vous vous connaissez donc ? Depuis quand ?

« Que veut dire encore cela ? » se demanda avec inquiétude Raskolnikoff.

La question de Razoumikhine parut gêner un peu Zamétoff ; toutefois, il se remit vite.

— C’est hier chez toi que nous avons fait connaissance, dit-il d’un air dégagé.

— Alors la main de Dieu a tout fait. Figure-toi, Porphyre, que la semaine passée il m’avait témoigné un très-vif désir de t’être présenté, mais il paraît que vous n’avez pas eu besoin de moi pour entrer en relation l’un avec l’autre… Tu as du tabac ?

Porphyre Pétrovitch était en négligé du matin : robe de chambre, pantoufles éculées, linge très-propre. C’était un homme de trente-cinq ans, d’une taille au-dessous de la moyenne, gros et même légèrement ventru. Il ne portait ni barbe ni moustaches, et avait les cheveux coupés ras. Sa grosse tête ronde présentait une rotondité particulière dans la région de la nuque. Son visage bouffi, rond et un peu camard ne manquait ni de vivacité, ni même d’enjouement, bien que le teint, d’un jaune foncé, fut loin d’annoncer la santé. On aurait pu trouver de la bonhomie dans cette figure sans l’expression des yeux qui, abrités sous des cils presque blancs, semblaient toujours clignoter comme pour adresser des signes d’intelligence à quelqu’un. Le regard de ces yeux donnait un démenti étrange au reste de la physionomie. À première vue, le physique du juge d’instruction offrait quelque analogie avec celui d’une paysanne, mais ce masque ne trompait pas longtemps un observateur attentif.

Dès qu’il eut appris que Raskolnikoff avait une « petite affaire » à traiter avec lui, Porphyre Pétrovitch l’invita à prendre place sur le divan, s’assit lui-même à l’autre bout et se mit à sa disposition avec le plus grand empressement. D’ordinaire, nous nous sentons un peu gênés quand un homme que nous connaissons à peine manifeste une telle curiosité de nous entendre ; notre embarras est plus vif encore si l’objet dont nous avons à parler se trouve être, à nos propres yeux, peu digne de l’extrême attention qu’on nous témoigne. Néanmoins, Raskolnikoff, en quelques mots courts et précis, exposa nettement son affaire ; il put même, chemin faisant, observer assez bien Porphyre Pétrovitch, Celui-ci, de son côté, ne le quittait pas des yeux. Razoumikhine, assis en face d’eux, écoutait avec impatience, et ses regards allaient sans cesse de son ami au juge d’instruction et vice versa, ce qui passait un peu la mesure.

« L’imbécile ! » pestait intérieurement Raskolnikoff.

— Il faut faire une déclaration à la police, répondit de l’air le plus indifférent Porphyre Pétrovitch : — vous exposerez comme quoi, informé de tel événement, c’est-à-dire de ce meurtre, vous désirez faire savoir au juge d’instruction chargé de cette affaire que tels objets vous appartiennent et que vous voulez les dégager… ou… mais, du reste, on vous écrira.

— Par malheur, reprit Raskolnikoff avec une confusion jouée, je suis loin d’être en fonds pour le moment… et mes moyens ne me permettent même pas de dégager ces niaiseries… Voyez-vous, je voudrais me borner actuellement à déclarer que ces objets sont à moi et que, quand j’aurai de l’argent…

— Cela ne fait rien, répondit Porphyre Pétrovitch, qui accueillit froidement cette explication financière ; du reste, vous pouvez, si vous voulez, m’écrire directement, vous déclarerez qu’instruit de telle chose, vous désirez me faire savoir que tels objets vous appartiennent et que…

— Je puis écrire cette lettre sur papier libre ? interrompit Raskolnikoff, affectant toujours de ne voir que le côté pécuniaire de la question.

— Oh ! sur n’importe quel papier !

Porphyre Pétrovitch prononça ces mots d’un air franchement moqueur, en faisant un petit signe des yeux à Raskolnikoff. Du moins, le jeune homme aurait juré que ce clignement d’yeux s’adressait à lui et trahissait le diable savait quelle arrière-pensée. Peut-être, après tout, se trompait-il, car cela dura à peine l’espace d’une seconde.

« Il sait ! » se dit-il instantanément.

— Pardonnez-moi de vous avoir dérangé pour si peu de chose, reprit-il assez déconcerté, — ces objets valent en tout cinq roubles, mais leur provenance me les rend particulièrement chers, et j’avoue que j’ai été fort inquiet quand j’ai appris…

— C’est pour cela que tu as été si secoué hier en m’entendant dire à Zosimoff que Porphyre interrogeait les propriétaires des objets mis en gage ! remarqua avec une intention évidente Razoumikhine.

C’en était trop. Raskolnikoff n’y put tenir et lança au malencontreux bavard un regard flamboyant de colère. Aussitôt après il comprit qu’il venait de faire une imprudence, et il s’efforça de la réparer.

— Tu as l’air de te moquer de moi, mon ami, dit-il à Razoumikhine en affectant une vive contrariété. Je reconnais que je me préoccupe peut-être trop de choses absolument insignifiantes à tes yeux ; mais ce n’est pas une raison pour me regarder comme un homme égoïste et avide : ces misères peuvent n’être pas sans valeur pour moi. Comme je te le disais tout à l’heure, cette montre en argent, qui vaut un groch, est tout ce qui me reste de mon père. Libre à toi de te moquer de moi, mais ma mère est venue me voir — ce disant, il s’était tourné vers Porphyre — et si elle savait, continua-t-il en s’adressant de nouveau à Razoumikhine d’une voix aussi tremblante que possible, si elle savait que je ne suis plus en possession de cette montre, je te jure qu’elle serait au désespoir. Les femmes !

— Mais pas du tout ! Ce n’est pas ainsi que je l’entendais ! Tu t’es tout à fait mépris sur ma pensée ! protestait Razoumikhine désolé.

« Est-ce bien ? Est-ce naturel ? N’ai-je pas forcé la note ? » se demandait anxieusement Raskolnikoff. « Pourquoi ai-je dit : les femmes ? »

— Ah ! votre mère est venue vous voir ? questionna Porphyre Pétrovitch.

— Oui.

— Quand donc est-elle arrivée ?

— Hier soir.

Le juge d’instruction resta un moment silencieux ; il paraissait réfléchir.

— Vos affaires ne pouvaient en aucun cas être perdues, reprit-il d’un ton calme et froid. Depuis longtemps déjà j’attendais votre visite.

En achevant ces mots, il approcha vivement le cendrier de Razoumikhine, qui secouait impitoyablement sur le tapis la cendre de sa cigarette. Raskolnikoff frissonna, mais le juge d’instruction n’eut pas l’air de s’en apercevoir, tout occupé qu’il était à préserver son tapis.

— Comment, tu attendais sa visite ? Mais est-ce que tu savais qu’il avait engagé quelque chose là ? cria Razoumikhine.

Sans lui répondre, Porphyre Pétrovitch s’adressa à Raskolnikoff :

— Vos affaires : une bague et une montre, se trouvaient chez elle, roulées dans un morceau de papier, et sur ce papier votre nom était lisiblement écrit au crayon avec l’indication du jour où elle avait reçu de vous ces objets…

— Quelle mémoire vous avez pour tout cela ! fit Raskolnikoff avec un sourire contraint ; il s’efforçait surtout de regarder avec assurance le juge d’instruction ; toutefois il ne put s’empêcher d’ajouter brusquement :

— J’ai fait cette observation parce que, les propriétaires des objets mis en gage étant sans doute fort nombreux, vous deviez, me semblait-il, avoir peine à vous les rappeler tous… Or, je vois au contraire que vous n’en oubliez pas un, et… et…

« Faible ! Idiot ! Quel besoin avais-je d’ajouter cela ? »

— Mais presque tous se sont déjà fait connaître ; vous seul n’étiez pas encore venu, répondit Porphyre avec une nuance presque imperceptible de raillerie.

— Je ne me portais pas très-bien.

— Je l’ai entendu dire. On m’a même appris que vous aviez été très-souffrant. Maintenant encore vous êtes pâle…

— Pas du tout, je ne suis pas pâle… au contraire, je vais très-bien ! répliqua Raskolnikoff d’un ton devenu tout à coup brutal et violent. Il sentait bouillonner en lui une colère qu’il ne pouvait maîtriser. « L’emportement va me faire lâcher quelque sottise ! » pensa-t-il. « Mais pourquoi m’exaspèrent-ils ? »

— « Il ne se portait pas très-bien ! » voilà un euphémisme, par exemple ! s’écria Razoumikhine. — La vérité, c’est que jusqu’à hier il a été presque tout le temps sans connaissance… Le croiras-tu, Porphyre ? Hier, pouvant à peine se tenir sur ses jambes, il a profité du moment où Zosimoff et moi venions de le quitter pour s’habiller, s’esquiver en catimini et aller flâner, Dieu sait où, jusqu’à minuit… cela en état complet de délire. Peux-tu t’imaginer une chose pareille ? C’est un cas des plus remarquables !

— Bah ! vraiment ! En état complet de délire ? fit Porphyre Pétrovitch avec le hochement de tête propre aux paysannes russes.

— C’est absurde ! Ne le croyez pas ! Du reste, je n’ai pas besoin de vous dire cela, votre conviction est faite ! laissa échapper Raskolnikoff, emporté par la colère. Mais Porphyre Pétrovitch ne parut pas entendre ces étranges paroles.

— Comment donc serais-tu sorti, si tu n’avais pas eu le délire ? reprit en s’échauffant Razoumikhine. Pourquoi cette sortie ? Dans quel but ? Et surtout quelle idée de filer ainsi en cachette ! Voyons, conviens-en, tu n’avais pas ta raison ! Maintenant que tout danger est passé, je te le dis carrément !

— Ils m’avaient extrêmement ennuyé hier, dit Raskolnikoff, en s’adressant au juge d’instruction avec un sourire qui ressemblait à un défi, et, voulant me débarrasser d’eux, je suis sorti pour louer un logement ou ils ne pussent me découvrir ; j’avais pris, à cet effet, une certaine somme. Monsieur Zamétoff a vu l’argent entre mes mains. Eh bien ! monsieur Zamétoff, étais-je dans mon bon sens hier ou avais-je le délire ? Soyez juge de notre querelle.

Il aurait volontiers étranglé en ce moment le policier, qui l’irritait par son mutisme et l’expression équivoque de son regard.

— Selon moi, vous parliez fort sensément et même avec beaucoup de finesse ; seulement vous étiez trop irascible, déclara sèchement Zamétoff.

— Et aujourd’hui, ajouta Porphyre Pétrovitch, — Nikodim Fomitch m’a dit vous avoir rencontré hier à une heure fort avancée de la soirée dans le logement d’un fonctionnaire qui venait d’être écrasé par une voiture…

— Eh bien, cela même vient encore à l’appui de ce que j’avance ! reprit Razoumikhine : ne t’es-tu pas conduit comme un fou chez ce fonctionnaire ? Tu t’es dépouillé de toutes tes ressources pour payer l’enterrement ! J’admets que tu aies voulu venir en aide à la veuve, mais tu pouvais lui donner quinze roubles, vingt même, à la rigueur, et garder quelque chose pour toi : au lieu de cela, tu lâches tout, tu y vas de tes vingt-cinq roubles !

— Mais j’ai peut-être trouvé un trésor, qu’en sais-tu ! Hier, j’étais en humeur de faire des largesses… M. Zamétoff ici présent sait que j’ai trouvé un trésor !… Pardon de vous avoir ennuyé pendant une demi-heure par un bavardage aussi oiseux, poursuivit-il, les lèvres frémissantes, en s’adressant à Porphyre. — Vous êtes excédé, n’est-ce pas ?

— Que dites-vous donc ? Au contraire, au contraire ! Si, vous saviez comme vous m’intéressez ! Je vous trouve si curieux à voir et à entendre… j’avoue que je suis enchanté d’avoir enfin reçu votre visite…

— Donne-nous donc du thé ! Nous avons le gosier sec ! cria Razoumikhine.

— Excellente idée !… Mais, avant le thé, tu prendrais peut-être bien quelque chose de plus solide ?

— Sauve-toi !

Porphyre Pétrovitch sortit pour aller commander le thé. Toutes sortes de pensées tourbillonnaient dans le cerveau de Raskolnikoff. Il était fort excité.

« Ils ne se donnent même pas la peine de feindre ; ils n’y vont pas par quatre chemins avec moi : voilà le point principal ! Puisque Porphyre ne me connaissait pas du tout, à quel propos s’est-il entretenu de moi avec Nikodim Fomitch ? Ils dédaignent donc de cacher qu’ils sont à mes trousses comme une meute de chiens ! Ils me crachent ouvertement à la face ! se disait-il tremblant de rage. Eh bien ! allez-y carrément, mais ne jouez pas avec moi comme le chat avec la souris. C’est de l’impolitesse, Porphyre Pétrovitch, je ne permets peut-être pas encore cela !… Je me lèverai, je vous jetterai à tous la vérité au visage, et vous verrez comme je vous méprise !… »

Il respira avec effort. « Mais quoi ! si tout cela n’existait que dans mon imagination ? si c’était un mirage ? si j’avais mal interprété les choses ? Tâchons de soutenir notre vilain rôle et n’allons pas nous perdre, comme un étourneau, par une aveugle colère ! Est-ce que je leur prêterais des intentions qu’ils n’ont pas ? Leurs paroles n’ont en soi rien d’extraordinaire, c’est ce qu’on peut toujours dire ; mais là-dessous doivent se cacher des sous-entendus. Pourquoi Porphyre a-t-il dit simplement « chez elle », en parlant de la vieille ? Pourquoi Zamétoff a-t-il observé que j’avais parlé avec beaucoup de finesse ? Pourquoi ont-ils un pareil ton ? Oui, c’est ce ton… Comment tout cela n’a-t-il pas frappé Razoumikhine ? Ce nigaud ne s’aperçoit jamais de rien ! Voilà que j’ai encore la fièvre ! Est-ce que Porphyre m’a fait un clignement d’œil tantôt, ou ai-je été dupe d’une apparence ? C’est absurde, assurément ; pourquoi aurait-il cligné les yeux ? Peut-être veulent-ils m’agacer les nerfs, me pousser à bout ? Ou tout cela est de la fantasmagorie, ou ils savent !…

« Zamétoff même est insolent. Il aura fait ses réflexions depuis hier. Je me doutais bien qu’il changerait d’avis ! Il est ici comme chez lui, et il y vient pour la première fois ! Porphyre ne le considère pas comme un étranger, il s’assied en lui tournant le dos. Ces deux hommes-là sont devenus une paire d’amis, et c’est certainement à mon sujet que leurs relations ont pris naissance ! Je suis sûr qu’ils causaient de moi quand nous sommes arrivés !… Connaissent-ils ma visite à l’appartement de la vieille ? Il me tarde bien de le savoir !… Quand j’ai dit que j’étais sorti pour aller louer un logement, Porphyre n’a pas relevé la chose… Mais j’ai bien fait de dire cela : plus tard, cela pourra servir !… Quant au délire, le juge d’instruction n’a pas l’air de couper là dedans… Il est parfaitement renseigné sur l’emploi de ma soirée ! Il ignorait l’arrivée de ma mère !… Et cette sorcière, qui avait noté au crayon la date de l’engagement !… Non, non, l’assurance que vous affectez ne me trompe pas : jusqu’ici, vous n’avez pas de faits, vous vous fondez sur de vagues conjectures ! Citez-moi donc un fait, si vous pouvez en alléguer un seul contre moi ! Cette visite que j’ai faite chez la vieille ne prouve rien, on peut l’expliquer par le délire ; je me rappelle ce que j’ai dit aux ouvriers et au dvornik… Savent-ils que je suis allé là ? Je ne m’en irai pas avant d’être fixé là-dessus ! Pourquoi suis-je venu ? Mais voilà que je me fâche à présent, c’est cela qui est à craindre ! Ah ! que je suis irritable ! Après tout, peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi : je reste dans mon rôle de malade… Il va me harceler et me faire perdre la tête. Pourquoi suis-je venu ? »

Toutes ces idées traversèrent son esprit avec la rapidité de l’éclair.

Au bout d’un instant revint Porphyre Pétrovitch. Il paraissait de très-bonne humeur.

— Hier, au sortir de chez toi, mon ami, j’avais vraiment mal aux cheveux, commença-t-il en s’adressant à Razoumikhine avec un enjouement qu’il n’avait pas montré jusqu’alors, — mais à présent c’est passé…

— Eh bien, est-ce que la soirée a été intéressante ? Je vous ai quittés au plus beau moment ; à qui est restée la victoire ?

— Mais à personne, naturellement. Ils ont ergoté à qui mieux mieux sur leurs vieilles thèses.

— Figure-toi, Rodia, que la discussion roulait hier sur cette question : Y a-t-il des crimes ou n’y en a-t-il pas ? et ce qu’ils ont débité de sottises à ce propos !…

— Qu’est-ce qu’il y a là d’extraordinaire ? C’est une question sociale qui n’a pas le mérite de la nouveauté, répondit distraitement Raskolnikoff.

— La question n’était pas formulée comme cela, observa Porphyre.

— Pas tout à fait comme cela, c’est vrai, reconnut aussitôt Razoumikhine, qui s’était emballé selon son habitude.

— Écoute, Rodia, et dis-nous ton opinion, je le veux. Hier, ils m’avaient mis hors de moi, et je t’attendais toujours, je leur avais promis ta visite… Les socialistes ont commencé par exposer leur théorie. On sait en quoi elle consiste : le crime est une protestation contre un ordre social mal organisé — rien de plus. Quand ils ont dit cela, ils ont tout dit ; ils n’admettent pas d’autre cause des actes criminels ; pour eux, l’homme est poussé au crime par l’influence irrésistible du milieu et par elle seule. C’est leur phrase favorite.

— À propos de crime et de milieu, dit Porphyre Pétrovitch en s’adressant à Raskolnikoff, je me rappelle un travail de vous qui m’a vivement intéressé ; je parle de votre article : Sur le crime… je ne me souviens plus bien du titre. J’ai eu le plaisir de le lire, il y a deux mois, dans la Parole périodique.

— Mon article ? dans la Parole périodique ? demanda avec étonnement Raskolnikoff ; en effet, il y a six mois, à l’époque où je suis sorti de l’Université, j’ai écrit un article à propos d’un livre, mais je l’ai porté à la Parole hebdomadaire, et non à la Parole périodique.

— Et c’est dans celle-ci qu’il a vu le jour.

— Sur ces entrefaites, la Parole hebdomadaire a cessé de paraître, voilà comment mon article n’a pas été publié alors…

— C’est vrai, mais en cessant de paraître, la Parole hebdomadaire s’est fondue avec la Parole périodique, et c’est ainsi qu’il y a deux mois ce dernier journal a publié votre article. Vous ne le saviez pas ?

Raskolnikoff l’ignorait.

— Eh bien, vous pouvez aller toucher le prix de votre copie ! Quel caractère est le vôtre pourtant ! Vous vivez si retiré que les choses mêmes qui vous intéressent directement n’arrivent pas à votre connaissance ! C’est un fait.

— Bravo, Rodia ! Moi non plus, je ne le savais pas ! s’exclama Razoumikhine. — Aujourd’hui même, je vais aller demander le numéro au cabinet de lecture ! Il y a deux mois que l’article a été inséré ? À quelle date ? N’importe, je chercherai ! En voilà une farce ! Et il ne le disait pas !

— Mais comment avez-vous su que l’article était de moi ? Je l’avais signé d’une initiale.

— Je l’ai appris par hasard, dernièrement. Le rédacteur en chef est de mes amis, c’est lui qui a trahi le secret de votre anonymat… Cet article m’avait beaucoup intéressé.

— J’examinais, je m’en souviens, l’état psychologique du coupable durant l’accomplissement de son crime.

— Oui, et vous vous appliquiez à démontrer que le criminel, au moment où il accomplit son crime, est toujours un malade. C’est un point de vue très-original, mais… ce n’est pas cette partie de votre travail qui m’a le plus intéressé ; j’ai remarqué surtout une pensée qui se trouvait à la fin de l’article et que, par malheur, vous vous êtes contenté d’indiquer d’une façon un peu trop sommaire… En un mot, si vous vous le rappelez, vous donniez à entendre qu’il existe sur la terre des hommes qui peuvent, ou, pour mieux dire, qui ont le droit absolu de commettre toutes sortes d’actions coupables et criminelles ; des hommes pour qui, en quelque sorte, la loi n’est point faite.

À cette perfide interprétation de sa pensée, Raskolnikoff sourit.

— Comment ? Quoi ? Le droit au crime ? N’a-t-il pas plutôt voulu dire que le criminel est poussé au crime par « l’influence irrésistible du milieu » ? demanda Razoumikhine avec une sorte d’inquiétude.

— Non, non, il ne s’agit pas de cela, répondit Porphyre. Dans l’article en question les hommes sont divisés en « ordinaires » et « extraordinaires ». Les premiers doivent vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit de violer la loi, attendu qu’ils sont des hommes ordinaires ; les seconds ont le droit de commettre tous les crimes et de transgresser toutes les lois, par cette raison que ce sont des hommes extraordinaires. C’est bien cela que vous dites, si je ne me trompe ?

— Mais comment ? Il est impossible que ce soit cela ! balbutia Razoumikhine, stupéfait.

Raskolnikoff sourit de nouveau. Il avait compris tout de suite qu’on voulait lui arracher une déclaration de principes, et, se rappelant son article, il n’hésita pas à l’expliquer.

— Ce n’est pas tout à fait cela, commença-t-il d’un ton simple et modeste. J’avoue, du reste, que vous avez reproduit à peu près exactement ma pensée ; si vous voulez, je dirai même, très-exactement… (il prononça ces derniers mots avec un certain plaisir). Seulement, je n’ai pas dit, comme vous me le faites dire, que les gens extraordinaires sont absolument tenus de commettre toujours toutes sortes d’actions criminelles. Je crois même que la censure n’aurait pas laissé paraître un article conçu dans ce sens. Voici tout bonnement ce que j’ai avancé : l’homme extraordinaire a le droit, non pas officiellement, mais par lui-même, d’autoriser sa conscience à franchir certains obstacles, dans le cas seulement où l’exige la réalisation de son idée (laquelle peut être parfois utile à tout le genre humain). Vous prétendez que mon article n’est pas clair, je vais essayer de vous l’expliquer : peut-être ne me trompé-je pas en supposant que tel est votre désir.

Selon moi, si les inventions de Kepler et de Newton, par suite de certaines circonstances, n’avaient pu se faire connaître que moyennant le sacrifice d’une, de dix, de cent et d’un nombre plus grand de vies qui eussent été des obstacles à ces découvertes, Newton aurait eu le droit, bien plus, il aurait été obligé de supprimer ces dix, ces cent hommes, afin que ses découvertes fussent connues du monde entier. Cela, d’ailleurs, ne veut pas dire que Newton avait le droit d’assassiner à son gré n’importe qui ou de commettre chaque jour des vols au marché.

Dans la suite de mon article, j’insiste, je m’en souviens, sur cette idée que tous les législateurs et les guides de l’humanité, en commençant par les plus anciens, pour continuer par Lycurgue, Solon, Mahomet, Napoléon, etc., que tous, sans exception, ont été des criminels, car en donnant de nouvelles lois, ils ont par cela même violé les anciennes, observées fidèlement par la société et transmises par les ancêtres ; certainement ils ne reculaient pas non plus devant l’effusion du sang, dès qu’elle pouvait leur être utile.

Il est même à remarquer que presque tous ces bienfaiteurs et ces guides de l’espèce humaine ont été terriblement sanguinaires. En conséquence, non-seulement tous les grands hommes, mais tous ceux qui s’élèvent tant soit peu au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement des criminels, — plus ou moins, bien entendu. Autrement, il leur serait difficile de sortir de l’ornière ; quant à y rester, ils ne peuvent certainement pas y consentir et, à mon avis, leur devoir même le leur défend.

En un mot, vous voyez que jusqu’ici il n’y a rien de particulièrement neuf dans mon article. Cela a été dit et imprimé mille fois. Quant à ma division des gens en ordinaires et extraordinaires, je reconnais qu’elle est un peu arbitraire, mais je laisse de côté la question de chiffres dont je fais bon marché. Je crois seulement qu’au fond ma pensée est juste. Elle revient à dire que la nature partage les hommes en deux catégories : l’une inférieure, celle des hommes ordinaires, sortes de matériaux ayant pour seule mission de reproduire des êtres semblables à eux ; l’autre supérieure, comprenant les hommes qui possèdent le don ou le talent de faire entendre dans leur milieu un mot nouveau. Les subdivisions, naturellement, sont innombrables, mais les deux catégories présentent des traits distinctifs assez tranchés. À la première appartiennent d’une façon générale les conservateurs, les hommes d’ordre, qui vivent dans l’obéissance et qui l’aiment. À mon avis, ils sont même tenus d’obéir, parce que c’est leur destination et que cela n’a rien d’humiliant pour eux. Le second groupe se compose exclusivement d’hommes qui violent la loi ou tendent, suivant leurs moyens, à la violer. Leurs crimes sont, naturellement, relatifs et d’une gravité variable. La plupart réclament la destruction de ce qui est au nom de ce qui doit être. Mais si, pour leur idée, ils doivent verser le sang, passer par-dessus des cadavres, ils peuvent en conscience faire l’un et l’autre, — dans l’intérêt de leur idée, du reste, — notez cela. C’est en ce sens que mon article leur reconnaît le droit au crime. (Vous vous rappelez que notre point de départ a été une question juridique.) D’ailleurs, il n’y a pas lieu de s’inquiéter beaucoup : presque jamais la masse ne leur concède ce droit, elle les décapite et les pend (plus ou moins), et par là elle remplit très-justement sa mission conservatrice jusqu’au jour, il est vrai, ou cette même masse érige des statues aux suppliciés et les vénère (plus ou moins). Le premier groupe est toujours le maître du présent, le second groupe est le maître de l’avenir. L’un conserve le monde et en multiplie les habitants, l’autre meut le monde et le conduit au but. Ceux-ci et ceux-là ont absolument le même droit à l’existence, et — vive la guerre éternelle, — jusqu’à la Jérusalem Nouvelle, bien entendu !

— Ainsi vous croyez à la Jérusalem Nouvelle ?

— J’y crois, répondit avec force Raskolnikoff, qui, pendant toute sa longue tirade, avait tenu les yeux baissés, regardant obstinément un point du tapis.

— Et… croyez-vous en Dieu ? Pardonnez-moi cette curiosité.

— J’y crois, répéta le jeune homme en levant les yeux sur Porphyre.

— Et… et à la résurrection de Lazare ?

— Oui. Pourquoi me demandez-vous tout cela ?

— Vous y croyez littéralement ?

— Littéralement.

— Excusez-moi de vous avoir fait ces questions, cela m’intéressait. Mais, permettez ; — je reviens au sujet dont nous parlions tout à l’heure, — on ne les exécute pas toujours ; il y en a au contraire qui…

— Qui triomphent de leur vivant ? Oh ! oui, cela arrive à quelques-uns, et alors…

— Ce sont eux qui livrent les autres au supplice ?

— S’il le faut, et, à vrai dire, c’est le cas le plus fréquent. D’une façon générale, votre observation est pleine de justesse.

— Je vous remercie. Mais dites-moi : comment peut-on distinguer ces hommes extraordinaires des hommes ordinaires ? Apportent-ils en naissant certains signes ? Je suis d’avis qu’il faudrait ici un peu plus de précision, une délimitation plus apparente, en quelque sorte : excusez cette inquiétude naturelle chez un homme pratique et bien intentionné, mais ne pourraient-ils, par exemple, porter un vêtement particulier, un emblème quelconque ?… Car, convenez-en, s’il se produit une confusion, si un individu d’une catégorie se figure qu’il appartient à l’autre et se met, selon votre heureuse expression, à « supprimer tous les obstacles », alors…

— Oh ! cela a lieu très-souvent ! cette seconde remarque est même plus fine encore que la première…

— Je vous remercie.

— Il n’y a pas de quoi : mais songez que l’erreur est possible seulement dans la première catégorie, c’est-à-dire chez ceux que j’ai appelés, peut-être fort mal à propos, les hommes « ordinaires ». Nonobstant leur tendance innée à l’obéissance, beaucoup d’entre eux, par suite d’un jeu de la nature, aiment à se prendre pour des hommes d’avant-garde, pour des « destructeurs », ils se croient appelés à faire entendre un « mot nouveau », et cette illusion est très-sincère chez eux. En même temps, ils ne remarquent pas d’ordinaire les véritables novateurs, ils les méprisent même comme des gens arriérés et sans élévation d’esprit. Mais, selon moi, il ne peut pas y avoir là un sérieux danger, et vous n’avez pas à vous inquiéter, car ils ne vont jamais bien loin. Sans doute, on pourrait parfois les fouetter pour les punir de leur égarement et les remettre à leur place, mais c’est tout, encore n’est-il pas besoin ici de déranger l’exécuteur : eux-mêmes se donnent la discipline parce que ce sont des gens très-moraux, tantôt ils se rendent ce service les uns aux autres, tantôt ils se fouettent de leurs propres mains… On les voit s’infliger diverses pénitences publiques, ce qui ne laisse pas d’être édifiant ; en un mot, vous n’avez pas à vous préoccuper d’eux.

— Allons, de ce côté, au moins, vous m’avez un peu rassuré ; mais voici encore une chose qui me tracasse : dites-moi, s’il vous plaît, y a-t-il beaucoup de ces gens « extraordinaires » qui ont le droit d’égorger les autres ? Sans doute, je suis tout prêt à m’incliner devant eux ; mais s’ils sont fort nombreux, avouez que ce sera désagréable, hein ?

— Oh ! que cela ne vous inquiète pas non plus, poursuivit sur le même ton Raskolnikoff. En général, il naît un nombre singulièrement restreint d’hommes ayant une idée nouvelle, ou même capables de dire quoi que ce soit de nouveau. Il est évident que la répartition des naissances dans les diverses catégories et subdivisions de l’espèce humaine doit être strictement déterminée par quelque loi de la nature. Cette loi, bien entendu, nous est cachée aujourd’hui, mais je crois qu’elle existe et qu’elle pourra même être connue plus tard. Une énorme masse de gens n’est sur la terre que pour mettre finalement au monde, à la suite de longs et mystérieux croisements de races, un homme qui, entre mille, possédera quelque indépendance. À mesure que le degré d’indépendance augmente, on ne rencontre plus qu’un homme sur dix mille, sur cent mille (ce sont là des chiffres approximatifs). On compte un génie sur plusieurs millions d’individus, et des milliers de millions d’hommes peut-être passent sur la terre avant que surgisse une de ces hautes intelligences qui renouvellent la face du monde. Bref, je ne suis pas allé regarder dans la cornue où tout cela s’opère. Mais il y a certainement et il doit y avoir une loi fixe ; le hasard ne peut exister ici.

— Mais, voyons, vous plaisantez tous les deux ? — s’écria enfin Razoumikhine, — vous vous mystifiez réciproquement, n’est-ce pas ? Ils sont là à s’amuser aux dépens l’un de l’autre ! Est-ce que tu parles sérieusement, Rodia ?

Sans lui répondre, Raskolnikoff leva vers lui son visage pâle et comme souffrant. En considérant la physionomie calme et attristée de son ami, Razoumikhine trouva étrange le ton caustique, provocant et impoli qu’avait pris Porphyre.

— Eh bien, mon cher, si, en effet, c’est sérieux… Sans doute, tu as raison de dire que ce n’est pas neuf et que cela ressemble à tout ce que nous avons lu et entendu mille fois ; mais ce qu’il y a de réellement original là dedans, ce qui n’appartient réellement qu’à toi, je suis désolé de le dire, c’est ce droit moral de verser le sang que tu accordes et que tu défends, pardonne-moi, avec tant de fanatisme… Voilà, par conséquent, la pensée principale de ton article. Cette autorisation morale de tuer est, à mon avis, quelque chose de plus épouvantable que ne le serait l’autorisation officielle, légale…

— C’est très-juste, — c’est quelque chose de plus épouvantable en effet, observa Porphyre.

— Non, l’expression a dépassé ta pensée, ce n’est pas cela que tu as voulu dire ! Je lirai ton article… En causant, quelquefois on se laisse entraîner ! Tu ne peux pas penser cela… Je lirai.

— Il n’y a rien de tout cela dans mon article, j’ai à peine touché à la question, dit Raskolnikoff.

— Oui, oui, reprit Porphyre, maintenant je comprends à peu près votre façon d’envisager le crime, mais… excusez mon insistance : si un jeune homme s’imagine être un Lycurgue ou un Mahomet… futur, cela va sans dire, il commencera par supprimer tous les obstacles qui l’empêcheraient d’accomplir sa mission… « J’entreprends une longue campagne, se dira-t-il, et pour une campagne il faut de l’argent… » Là-dessus, il se procurera des ressources… vous devinez de quelle manière ?

Zamétoff, à ces mots, renifla brusquement dans son coin. Raskolnikoff ne leva même pas les yeux sur lui.

— Je suis obligé de reconnaître, répondit-il avec calme, que de tels cas doivent, en effet, se rencontrer. C’est un piège que l’amour-propre tend aux vaniteux et aux sots ; les jeunes gens surtout s’y laissent prendre.

— Vous voyez, eh bien ?

— Eh bien, quoi ? reprit en riant Raskolnikoff, ce n’est pas ma faute. Cela se voit et se verra toujours. Tout à l’heure il me reprochait d’autoriser le meurtre, ajouta-t-il en montrant Razoumikhine. — Qu’importe ? Est-ce que la société n’est pas suffisamment protégée par les transportations, les geôles, les juges d’instruction, les galères ? Pourquoi donc s’inquiéter ? Cherchez le voleur !…

— Et si nous le trouvons ?

— Tant pis pour lui.

— Au moins vous êtes logique. Mais sa conscience, que lui dira-t-elle ?

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— C’est une question qui intéresse le sentiment humain.

— Celui qui a une conscience souffre en reconnaissant son erreur. C’est sa punition, — indépendamment des galères.

— Ainsi, demanda en fronçant le sourcil Razoumikhine, les hommes de génie, ceux à qui est donné le droit de tuer, ne doivent ressentir aucune souffrance, même lorsqu’ils versent le sang ?

— Que vient faire ici le mot « doivent » ? La souffrance ne leur est ni permise ni défendue. Libre à eux de souffrir, s’ils ont pitié de leur victime… La souffrance accompagne toujours une intelligence large et un cœur profond. Les hommes vraiment grands doivent, me semble-t-il, éprouver une grande tristesse sur la terre, ajouta Raskolnikoff, pris d’une soudaine mélancolie qui contrastait avec l’allure de la conversation précédente.

Il leva les yeux, regarda tous les assistants d’un air rêveur, sourit et prit sa casquette. Il était trop calme, comparativement à l’attitude qu’il avait tantôt en entrant, et il se rendait compte de cela. Tous se levèrent.

Porphyre Pétrovitch revint encore à la charge.

— Allons, vous m’injurierez ou non, vous vous fâcherez ou vous ne vous fâcherez pas, mais c’est plus fort que moi, il faut que je vous adresse encore une petite question… Vraiment, je suis confus d’abuser ainsi… Pendant que j’y pense, et pour ne pas l’oublier, je voudrais vous faire part d’une petite idée qui m’est venue…

— Bien, dites votre petite idée, répondit Raskolnikoff debout, pâle et sérieux, en face du juge d’instruction.

— Voici… vraiment, je ne sais comment m’exprimer… c’est une idée fort bizarre… psychologique… En composant votre article, il est infiniment probable, hé ! hé ! que vous vous considériez vous-même comme un de ces hommes « extraordinaires » dont vous parliez… Voyons, n’est-ce pas vrai ?

— C’est fort possible, répondit dédaigneusement Raskolnikoff. Razoumikhine fit un mouvement.

— S’il en est ainsi, ne seriez-vous pas décidé vous-même, — soit pour triompher d’embarras matériels, soit pour faire progresser l’humanité, — ne seriez-vous pas décidé à franchir l’obstacle ?… Par exemple, à tuer et à voler ?…

En même temps, il clignait de l’œil gauche et riait silencieusement, tout à fait comme tantôt.

— Si j’étais décidé à cela, sans doute je ne vous le dirais pas, répliqua Raskolnikoff avec un accent de défi hautain.

— Ma question n’avait qu’un but de curiosité littéraire ; je vous l’ai faite à seule fin de mieux pénétrer le sens de votre article…

« Oh ! que le piège est grossier ! Quelle malice cousue de fil blanc ! » pensa Raskolnikoff écœuré.

— Permettez-moi de vous faire observer, répondit-il sèchement, que je ne me crois ni un Mahomet, ni un Napoléon… ni aucun personnage de ce genre : par conséquent, je ne puis vous renseigner sur ce que je ferais si j’étais à leur place.

— Allons donc ! qui est-ce qui chez nous, en Russie, ne se prend pas maintenant pour un Napoléon ? fit avec une brusque familiarité le juge d’instruction. Cette fois, l’intonation même de sa voix trahissait une arrière-pensée.

— Ne serait-ce pas un futur Napoléon qui aurait escoffié notre Aléna Ivanovna la semaine dernière ? lâcha tout à coup, de son coin, Zamétoff.

Sans prononcer un mot, Raskolnikoff fixa sur Porphyre un regard ferme et pénétrant. Les traits de Razoumikhine se refrognèrent. Depuis un certain temps déjà, il semblait se douter de quelque chose. Il promena autour de lui un regard irrité. Pendant une minute régna un sombre silence. Raskolnikoff se prépara à sortir.

— Vous partez déjà ! dit gracieusement Porphyre en tendant la main au jeune homme avec une extrême amabilité. — Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance. Et quant à votre requête, soyez tranquille. Écrivez dans le sens que je vous ai indiqué. Ou plutôt, faites mieux : venez vous-même me trouver… un de ces jours… demain, par exemple. Je serai , sans faute, à onze heures. Nous arrangerons tout… Nous causerons un peu… Comme vous êtes un des derniers qui soient allés là, vous pourriez peut-être nous dire quelque chose, ajouta-t-il d’un air bonhomme.

— Vous voulez m’interroger dans les règles ? demanda d’un ton roide Raskolnikoff.

— Pourquoi donc ? Il ne s’agit pas de cela pour le moment. Vous ne m’avez pas compris. Voyez-vous, je profite de toutes les occasions, et… et j’ai déjà causé avec tous ceux qui avaient mis des objets en gage chez la victime… plusieurs m’ont fourni d’utiles renseignements… et comme vous êtes le dernier… À propos ! s’écria-t-il avec une joie subite, c’est bien heureux que j’y pense, j’allais encore l’oublier !… (Ce disant, il se tournait vers Razoumikhine.) Tu me rebattais les oreilles l’autre jour au sujet de ce Nikolachka… Eh bien, je suis moi-même certain, je suis convaincu de son innocence, poursuivit-il en s’adressant de nouveau à Raskolnikoff. Mais que faire ? Il a fallu aussi inquiéter Mitka… Or, voici ce que je voulais vous demander : en montant alors l’escalier… permettez, c’est entre sept et huit heures que vous êtes venu dans la maison ?

— Oui, répondit Raskolnikoff, et aussitôt après il regretta cette réponse qu’il aurait pu ne pas faire.

— Eh bien ! en montant l’escalier entre sept et huit heures, n’avez-vous pas vu, au second étage, dans un logement dont la porte était ouverte, vous vous souvenez ? n’avez-vous pas vu deux ouvriers, ou tout au moins l’un d’eux ? Ils mettaient l’appartement en couleur ; est-ce que vous ne les avez pas remarqués ? C’est très-important pour eux !…

— Des peintres ? Non, je n’en ai pas vu… répondit lentement Raskolnikoff en ayant l’air de chercher dans ses souvenirs ; durant une seconde, il tendit violemment tous les ressorts de son esprit pour découvrir au plus vite quel piège cachait la question faite par le juge d’instruction. — Non, je n’en ai pas vu, et je n’ai même pas remarqué de logement ouvert, continua-t-il, tout heureux d’avoir éventé la mèche ; mais, au quatrième étage, je me rappelle que l’employé qui logeait en face d’Aléna Ivanovna était en train de déménager ; je m’en souviens fort bien… je me suis rencontré avec des soldats qui emportaient un divan, et j’ai dû me ranger contre le mur… mais des peintres, non, je ne me rappelle pas en avoir vu… je n’ai même aucun souvenir d’un logement dont la porte fût ouverte. Non, je n’en ai pas vu…

— Mais qu’est-ce que tu dis donc ? cria tout à coup Razoumikhine, qui jusqu’alors avait écouté en paraissant réfléchir : — c’est le jour même de l’assassinat que les peintres travaillaient dans cet appartement, et lui, c’est deux jours auparavant qu’il est venu dans la maison ! Pourquoi donc lui demandes-tu cela ?

— Tiens, c’est vrai, j’ai embrouillé les dates ! s’écria Porphyre en se frappant le front. — Le diable m’emporte ! cette affaire me fait perdre la tête ! ajouta-t-il en manière d’excuse, en s’adressant à Raskolnikoff ; il est si important pour nous de savoir si quelqu’un les a vus dans l’appartement entre sept et huit heures que, sans y réfléchir davantage, j’avais cru pouvoir obtenir de vous cet éclaircissement… j’avais tout à fait confondu les jours !

— Il faudrait faire plus d’attention, grommela Razoumikhine.

Ces derniers mots furent dits dans l’antichambre ; Porphyre reconduisit très-aimablement ses visiteurs jusqu’à la porte. Ceux-ci étaient sombres et moroses lorsqu’ils sortirent de la maison, et ils firent plusieurs pas sans échanger une parole. Raskolnikoff respirait comme un homme qui vient de traverser une épreuve pénible…

VI

— … Je ne le crois pas ! Je ne puis pas le croire ! répétait Razoumikhine, qui faisait tous ses efforts pour repousser les conclusions de Raskolnikoff. Ils étaient déjà près de la maison Bakaléieff, où, depuis longtemps, les attendaient Pulchérie Alexandrovna et Dounia. Dans la chaleur de la discussion, Razoumikhine s’arrêtait à chaque instant au milieu de la rue ; il était fort agité, car c’était la première fois que les deux jeunes gens s’entretenaient de cela autrement qu’à mots couverts.

— Ne le crois pas, si tu veux ! répondit Raskolnikoff avec un sourire froid et indifférent : — toi, selon ton habitude, tu n’as rien remarqué, mais moi, j’ai pesé chaque mot.

— Tu es enclin à la défiance, voilà pourquoi tu découvres partout des arrière-pensées… Hum… en effet, je reconnais que le ton de Porphyre était assez étrange, et c’est surtout ce coquin de Zamétoff… Tu as raison, il y avait en lui un je ne sais quoi… mais comment cela se fait-il, comment ?…

— Il aura changé d’avis depuis hier.

— Non, tu te trompes ! S’ils avaient cette stupide idée, ils auraient, au contraire, pris soin de la dissimuler ; ils auraient caché leur jeu pour t’inspirer une fallacieuse confiance, en attendant le moment de démasquer leurs batteries… Dans l’hypothèse où tu te places, leur façon d’agir aujourd’hui serait aussi maladroite qu’effrontée !

— S’ils avaient des faits, j’entends des faits sérieux, ou des présomptions quelque peu fondées, alors sans doute ils s’efforceraient de cacher leur jeu dans l’espoir d’obtenir de nouveaux avantages sur moi (d’ailleurs, ils auraient fait depuis longtemps une perquisition à mon domicile). Mais ils n’ont pas de preuves, pas une seule ; tout se réduit pour eux à des conjectures gratuites, à des suppositions qui ne s’appuient sur rien de réel, c’est pourquoi ils ont recours à l’effronterie. Peut-être ne faut-il voir en cela que le dépit de Porphyre qui enrage de n’avoir point de preuves. Peut-être aussi a-t-il ses intentions… Il paraît intelligent… Il se peut qu’il ait voulu m’effrayer… Il a sa psychologie à lui, mon ami… Du reste, toutes ces questions sont répugnantes à éclaircir. Laissons cela !

— C’est odieux, odieux ! Je te comprends ! Mais… puisque nous avons abordé franchement ce sujet (et je trouve que nous avons bien fait), je n’hésiterai plus à t’avouer que depuis longtemps j’avais remarqué cette idée chez eux. Bien entendu, elle osait à peine se formuler, elle flottait dans leur esprit à l’état de doute vague, mais c’est déjà trop qu’ils aient pu l’accueillir même sous cette forme !

Et qu’est-ce qui a éveillé de si abominables soupçons ? Si tu savais dans quelle fureur cela m’a mis ! Quoi ! voilà un pauvre étudiant aux prises avec la misère et l’hypocondrie, à la veille d’une maladie grave qui déjà peut-être existe chez lui ; voilà un jeune homme défiant, rempli d’amour-propre, ayant conscience de sa valeur, depuis six mois renfermé dans sa chambre où il ne voit personne ; il se présente vêtu de haillons, chaussé de bottes sans semelles, devant de misérables policiers dont il subit les insolences ; on lui réclame à brûle-pourpoint le payement d’une lettre de change protestée ; la salle est bourrée de monde, il y fait une chaleur de trente degrés Réaumur, l’odeur de la couleur à l’huile achève de rendre l’atmosphère insupportable ; le malheureux entend parler de l’assassinat d’une personne chez qui il est allé la veille, et il a l’estomac vide ! Mais, dans de telles conditions, comment ne s’évanouirait-on pas ! Et c’est sur cette syncope que tout repose ! Voilà le point de départ de l’accusation ! Que le diable les emporte ! Je comprends que cela soit vexant ; mais à ta place, Rodia, je leur rirais au nez à tous, ou mieux : je leur enverrais mon mépris en pleine figure sous forme de jets de salive ; c’est ainsi que j’en finirais avec eux. Courage ! Crache là-dessus ! C’est honteux !

« Il a pourtant débité sa tirade avec conviction ! » pensa Raskolnikoff.

— Cracher là-dessus ? C’est bon à dire ; mais demain encore un interrogatoire ! — répondit-il tristement ; — faudra-t-il que je m’abaisse jusqu’à leur donner des explications ! Je m’en veux déjà d’avoir consenti à causer avec Zamétoff hier au traktir…

— Que le diable les emporte ! J’irai moi-même chez Porphyre ! C’est mon parent, j’en profiterai pour lui tirer les vers du nez ; il faudra qu’il me fasse sa confession complète ! Et quant à Zamétoff…

« Enfin, le poisson a mordu ! » se dit Raskolnikoff.

— Attends ! cria Razoumikhine en saisissant tout à coup son ami par l’épaule, — attends ! Tu divaguais tout à l’heure ! Réflexion faite, je suis convaincu que tu divaguais ! Où vois-tu une ruse ? Tu dis que la question relative aux ouvriers cachait un piège ? Raisonne un peu : si tu avais fait cela, aurais-tu été assez sot pour dire que tu avais vu les peintres travailler dans le logement du second ? Au contraire : lors même que tu les aurais vus, tu l’aurais nié ! Qui donc fait des aveux destinés à le compromettre ?

— Si j’avais fait cette chose, je n’aurais pas manqué de dire que j’avais vu les ouvriers, reprit Raskolnikoff, qui semblait ne poursuivre cette conversation qu’avec un violent dégoût.

— Mais pourquoi donc dire des choses nuisibles à sa cause ?

— Parce qu’il n’y a que les moujiks et les gens les plus bornés qui nient tout de parti pris. Un prévenu tant soit peu intelligent avoue autant que possible tous les faits matériels dont il essayerait vainement de détruire la réalité ; seulement il les explique d’une autre manière, il en modifie la signification, il les présente sous un jour nouveau. Selon toute probabilité, Porphyre comptait que je répondrais ainsi ; il croyait que, pour donner plus de vraisemblance à mes déclarations, j’avouerais avoir vu les ouvriers, sauf à expliquer ensuite le fait dans un sens favorable à ma cause.

— Mais il t’aurait répondu tout de suite que l’avant-veille du crime les ouvriers n’avaient pas pu se trouver là, et que, par conséquent, tu avais été dans la maison le jour même de l’assassinat, entre sept et huit heures. Tu aurais été collé !

— Il comptait que je n’aurais pas le temps de réfléchir et que, pressé de répondre de la façon la plus vraisemblable, j’oublierais cette circonstance ; l’impossibilité de la présence des ouvriers dans la maison l’avant-veille du crime.

— Mais comment oublier cela ?

— Rien de plus facile ! Ces points de détail sont l’écueil des malins ; c’est en répondant là-dessus qu’ils se coupent dans les interrogatoires. Plus un homme est fin, moins il soupçonne le danger des questions insignifiantes. Porphyre le sait bien : il est loin d’être aussi bête que tu le crois…

— S’il en est ainsi, c’est un coquin !…

Raskolnikoff ne put s’empêcher de rire. Mais au même instant il s’étonna d’avoir donné la dernière explication avec un véritable plaisir, lui qui, jusqu’alors, n’avait soutenu la conversation qu’à contre-cœur et parce que le but à atteindre lui en faisait une nécessité.

« Est-ce que je prendrais goût à ces questions ? » pensa-t-il.

Mais, presque en même temps, il fut saisi d’une inquiétude soudaine qui devint bientôt intolérable. Les deux jeunes gens se trouvaient déjà à la porte de la maison Bakaléieff.

— Entre seul, dit brusquement Raskolnikoff, je vais revenir tout de suite.

— Où vas-tu ? Nous voici arrivés !

— J’ai une course à faire… je serai ici dans une demi-heure… Tu le leur diras…

— Eh bien, je t’accompagne !

— Ah ça ! as-tu juré, toi aussi, de me persécuter jusqu’à la mort ?

Cette exclamation fut proférée avec un tel accent de fureur et d’un air si désespéré que Razoumikhine n’osa insister. Il resta quelque temps sur le perron, suivant d’un regard sombre Raskolnikoff qui marchait à grands pas dans la direction de son péréoulok. Enfin, après avoir grincé des dents, serré ses poings et s’être promis de pressurer Porphyre comme un citron aujourd’hui même, il monta chez les dames pour rassurer Pulchérie Alexandrovna déjà inquiète de cette longue absence.

Quand Raskolnikoff arriva devant sa maison, ses tempes étaient humides de sueur et il respirait péniblement. Il monta l’escalier quatre à quatre, entra dans sa chambre qui était restée ouverte, et immédiatement s’y enferma au crochet. Ensuite, éperdu de frayeur, il courut à sa cachette, fourra sa main sous la tapisserie et explora le trou en tous sens. N’y trouvant rien, après avoir tâté dans tous les coins et recoins, il se releva et poussa un soupir de soulagement. Tantôt, au moment où il approchait de la maison Bakaléieff, l’idée lui était venue tout à coup qu’un des objets volés avait pu se glisser dans une fente du mur : si un jour on allait retrouver là une chaîne de montre, un bouton de manchette, ou même un des papiers qui enveloppaient les bijoux et qui portaient des annotations écrites de la main de la vieille, quelle terrible pièce de conviction ce serait contre lui !

Il restait comme plongé dans une vague rêverie, et un sourire étrange, presque hébété, errait sur ses lèvres. À la fin, il prit sa casquette et sortit sans bruit de la chambre. Ses idées s’embrouillaient. Pensif, il descendit l’escalier et arriva sous la porte cochère.

— Tenez, le voilà ! cria une voix forte.

Le jeune homme leva la tête.

Le dvornik, debout sur le seuil de sa loge, montrait Raskolnikoff à un homme de petite taille et de tournure bourgeoise. Cet individu portait une sorte de khalat et un gilet ; de loin, on l’eût pris pour une paysanne. Sa tête, coiffée d’une casquette graisseuse, s’inclinait sur sa poitrine, et il paraissait tout voûté. À en juger par son visage ridé et flétri, il devait avoir dépassé la cinquantaine. Ses petits yeux avaient quelque chose de dur et de mécontent.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Raskolnikoff en s’approchant du dvornik.

Le bourgeois le regarda de côté, l’examina longuement, puis, sans proférer une parole, tourna le dos et s’éloigna de la maison.

— Mais qu’est-ce que c’est ? cria Raskolnikoff.

— Eh bien, c’est un homme qui est venu s’informer si un étudiant ne demeurait pas ici ; il vous a nommé et a demandé chez qui vous logiez. Pendant ce temps-là, vous êtes descendu, je vous ai montré et il est parti : voilà !

Le dvornik était aussi un peu étonné, pas trop, du reste. Après avoir réfléchi un moment, il rentra dans sa loge.

Raskolnikoff s’élança sur les traces du bourgeois. À peine sorti de la maison, il l’aperçut longeant l’autre côté de la rue ; l’inconnu marchait d’un pas lent et régulier, il tenait les yeux fixés à terre et semblait songeur. Le jeune homme l’eut bientôt rattrapé, mais pendant quelque temps il se borna à lui emboîter le pas ; à la fin, il se plaça à ses côtés et regarda obliquement son visage. Le bourgeois le remarqua aussitôt, lui lança un coup d’œil rapide, puis baissa de nouveau les yeux. Pendant une minute, tous deux cheminèrent ainsi côte à côte, sans se rien dire.

— Vous m’avez demandé… chez le dvornik ? commença Raskolnikoff sans élever la voix.

Le bourgeois ne fit aucune réponse et ne regarda même pas celui qui lui parlait. Il y eut un nouveau silence.

— Vous êtes venu… me demander… et vous vous taisez… Qu’est-ce que cela veut dire ? reprit Raskolnikoff d’une voix entrecoupée : on eût dit que les mots avaient peine à sortir de sa bouche.

Cette fois le bourgeois leva les yeux et regarda le jeune homme d’un air sinistre.

— Assassin ! dit-il brusquement d’une voix basse, mais nette et distincte…

Raskolnikoff marchait à côté de lui. Il sentit tout à coup ses jambes faiblir et un froid lui courir dans le dos ; durant une seconde, son cœur eut comme une défaillance, puis se mit à battre avec une violence extraordinaire. Les deux hommes firent ainsi une centaine de pas à côté l’un de l’autre sans proférer un seul mot.

Le bourgeois ne regardait pas son compagnon de route.

— Mais qu’est-ce que vous… quoi ?… qui est un assassin ? balbutia Raskolnikoff d’une voix presque inintelligible.

— C’est toi qui es un assassin, prononça l’autre en accentuant cette réplique avec plus de netteté et d’énergie que jamais ; en même temps il semblait avoir sur les lèvres le sourire de la haine triomphante, et il regardait fixement le visage pâle de Raskolnikoff, dont les yeux étaient devenus vitreux.

Tous deux approchaient alors d’un carrefour. Le bourgeois prit une rue à gauche et continua sa route sans regarder derrière lui. Raskolnikoff le laissa s’éloigner, mais le suivit longtemps des yeux. Après avoir fait cinquante pas, l’inconnu se retourna pour observer le jeune homme toujours cloué à la même place. La distance ne permettait pas de bien voir, toutefois Raskolnikoff crut remarquer que cet individu le regardait encore avec son sourire de haine froide et triomphante.

Transi d’effroi, les jambes tremblantes, il regagna tant bien que mal sa demeure et monta dans sa chambre. Quand il eut déposé sa casquette sur la table, il resta debout, immobile, pendant dix minutes. Puis, à bout de forces, il se coucha sur son divan et s’y étendit languissamment avec un faible soupir.

Au bout d’une demi-heure, des pas pressés se firent entendre, en même temps Raskolnikoff perçut la voix de Razoumikhine ; il ferma les yeux et fit semblant de dormir. Razoumikhine ouvrit la porte et, pendant quelques minutes, resta sur le seuil, paraissant ne savoir à quoi se résoudre. Ensuite il entra tout doucement dans la chambre et s’approcha avec précaution du divan.

— Ne l’éveille pas, laisse-le dormir tout son soûl, il mangera plus tard, dit à voix basse Nastasia.

— Tu as raison, répondit Razoumikhine.

Ils sortirent sur la pointe des pieds et poussèrent la porte. Une demi-heure s’écoula encore, puis Raskolnikoff ouvrit les yeux, se replaça sur le dos par un brusque mouvement et mit ses mains derrière sa tête…

« Qui est-il ? Quel est cet homme sorti de dessous terre ? Où était-il et qu’a-t-il vu ? Il a tout vu, c’est indubitable. Où se trouvait-il donc alors et de quel endroit a-t-il vu cette scène ? Comment se fait-il qu’il n’ait pas donné plus tôt signe de vie ? Et comment a-t-il pu voir ? Est-ce que c’est possible ?… Hum !… continua Raskolnikoff, pris d’un frisson glacial, — et l’écrin que Nicolas a trouvé derrière la porte : est-ce qu’on pouvait aussi s’attendre à cela ? »

Il sentait qu’il s’affaiblissait, que ses forces physiques l’abandonnaient, et il en éprouva un violent dégoût de lui-même :

« Je devais savoir cela, pensa-t-il avec un sourire amer ; comment ai-je osé, me connaissant, prévoyant ce qui m’arriverait, comment ai-je osé prendre une hache et verser le sang ? J’étais tenu de savoir cela d’avance… et d’ailleurs je le savais !… » murmura-t-il désespéré.

Par moments il s’arrêtait devant une pensée :

« Non, ces gens-là ne sont pas ainsi bâtis : le vrai maître, à qui tout est permis, canonne Toulon, massacre à Paris, oublie une armée en Égypte, perd un demi-million d’hommes dans la campagne de Moscou, et se tire d’affaire à Vilna par un calembourg ; après sa mort, on lui dresse des statues, — c’est donc que tout lui est permis. Non, ces gens-là ne sont pas faits de chair, mais de bronze ! »

Une idée qui lui vint brusquement à l’esprit le fit presque rire :

« Napoléon, les Pyramides, Waterloo, — et une vieille femme, veuve d’un registrateur de collège, une ignoble usurière qui a un coffre en maroquin rouge sous son lit, — comment Porphyre Pétrovitch digérerait-il un pareil, rapprochement ?… L’esthétique s’y oppose : « Est-ce que Napoléon se serait glissé sous le lit d’une vieille femme ? » dirait-il. Eh ! quelle niaiserie ! »

De temps à autre il sentait qu’il délirait presque ; il était dans un état d’exaltation fiévreuse.

« La vieille ne signifie rien, se disait-il par accès : — mettons que la vieille soit une erreur, il ne s’agit pas d’elle ! La vieille n’a été qu’un accident… je voulais sauter le pas au plus tôt… Ce n’est pas une créature humaine que j’ai tuée, c’est un principe ! J’ai bien tué le principe, mais je n’ai pas su passer par-dessus, je suis resté en deçà… Je n’ai su que tuer ! Et encore n’y ai-je pas trop bien réussi, à ce qu’il paraît… Un principe ? Pourquoi tantôt cet imbécile de Razoumikhine attaquait-il les socialistes ? Ce sont de laborieux hommes d’affaires ; « ils s’occupent du bonheur commun »… Non, je n’ai qu’une vie, je ne veux pas attendre « le bonheur universel ». Je veux vivre moi-même, autrement mieux vaut ne pas exister. Je ne veux pas passer à côté d’une mère affamée en serrant mon rouble dans ma poche, sous prétexte qu’un jour tout le monde sera heureux. « J’apporte, dit-on, ma pierre à l’édifice du bonheur universel, et cela suffit pour mettre mon cœur en paix. » Ha ! ha ! Pourquoi donc m’avez-vous oublié ? Puisque je n’ai qu’un temps à vivre, je veux ma part de bonheur tout de suite… Eh ! je suis une vermine esthétique, rien de plus, ajouta-t-il soudain en riant comme un aliéné, et il s’attacha à cette idée, il prit un âcre plaisir à la fouiller en tous sens, à la retourner sous toutes ses faces. — Oui, en effet, je suis une vermine, par cela seul d’abord que je médite maintenant sur la question de savoir si j’en suis une ; ensuite parce que pendant tout un mois j’ai ennuyé la divine Providence, la prenant sans cesse à témoin que je me décidais à cette entreprise, non pour me procurer des satisfactions matérielles, mais en vue d’un but grandiose, — ha ! ha ! En troisième lieu, parce que, dans l’exécution, j’ai voulu procéder avec autant de justice que possible : entre toutes les vermines j’ai choisi la plus nuisible, et, en la tuant, je comptais prendre chez elle juste ce qu’il me fallait pour assurer mes débuts dans la vie, ni plus ni moins (le reste serait allé au monastère à qui elle avait légué sa fortune, — ha ! ha !)… Je suis définitivement une vermine, ajouta-t-il en grinçant des dents, — parce que je suis peut-être encore plus vil et plus ignoble moi-même que la vermine tuée, et parce que je pressentais : qu’après l’avoir tuée, je me dirais cela ! Y a-t-il rien de comparable à une pareille terreur ? Oh ! platitude ! oh ! platitude !… Oh ! comme je comprends le Prophète à cheval, le cimeterre au poing ! Allah le veut, obéis, « tremblante » créature ! Il a raison, il a raison, le Prophète, quand il range une belle troupe en travers de la rue et qu’il frappe indistinctement sur le juste et le coupable, sans même daigner s’expliquer ! Obéis, tremblante créature, et garde-toi de vouloir, parce que ce n’est pas ton affaire !… Oh ! jamais, jamais je ne pardonnerai à la vieille ! »

Ses cheveux étaient trempés de sueur, ses lèvres desséchées s’agitaient, son regard immobile ne quittait pas le plafond.

« Ma mère, ma sœur, combien je les aimais ! D’où vient que maintenant je les déteste ? Oui, je les déteste, je les hais physiquement, je ne puis les supporter auprès de moi… Tantôt je me suis approché de ma mère et je l’ai embrassée, je m’en souviens… L’embrasser et se dire que si elle savait… Oh ! combien je hais à présent la vieille ! Je crois que, si elle revenait à la vie, je la tuerais encore une fois ! Pauvre Élisabeth, pourquoi le hasard l’a-t-il amenée là ? C’est étrange pourtant, je pense à peine à elle, comme si je ne l’avais pas tuée… Élisabeth ! Sonia ! Pauvres, douces créatures aux yeux doux… Chères !… Pourquoi ne pleurent-elles pas ? Pourquoi ne gémissent-elles pas ?… Victimes résignées, elles acceptent tout en silence… Sonia, Sonia ! douce Sonia !… »

Il perdit conscience de lui-même et, à sa grande surprise, s’aperçut qu’il était dans la rue. La soirée était déjà avancée. Les ténèbres s’épaississaient, la pleine lune brillait d’un éclat de plus en plus vif, mais l’atmosphère était étouffante. On rencontrait quantité de gens dans les rues ; les ouvriers et les hommes occupés regagnaient leurs logis, les autres se promenaient ; il y avait dans l’air comme une odeur de chaux, de poussière, d’eau croupissante. Raskolnikoff marchait chagrin et préoccupé : il se rappelait fort bien qu’il était sorti de chez lui avec un but, qu’il avait à faire quelque chose d’urgent, mais quoi ? il l’avait oublié. Brusquement il s’arrêta et remarqua que sur l’autre trottoir un homme lui faisait un signe de la main. Il traversa la rue pour le rejoindre, mais soudain cet homme fit volte-face et, comme si de rien n’était, continua sa marche la tête baissée, sans se retourner, sans paraître appeler Raskolnikoff. « Me serais-je trompé ? » pensa ce dernier ; toutefois il se mit à le suivre. Avant d’avoir fait dix pas, il le reconnut tout à coup et fut saisi de frayeur : c’était le bourgeois de tantôt, toujours aussi voûté, toujours vêtu de la même robe de chambre. Raskolnikoff, dont le cœur battait avec force, marchait à quelque distance ; ils entrèrent dans un péréoulok. — L’homme ne se retournait toujours pas. « Sait-il que je suis derrière lui ? » se demandait Raskolnikoff. Le bourgeois franchit le seuil d’une grande maison. Raskolnikoff s’avança vivement vers la porte et se mit à regarder, pensant que peut-être ce mystérieux personnage se retournerait et l’appellerait. Effectivement, quand le bourgeois fut dans la cour, il se retourna brusquement et parut encore appeler du geste le jeune homme. Celui-ci se hâta d’entrer dans la maison, mais, arrivé dans la cour, il n’y trouva plus le bourgeois. Présumant que cet homme avait dû prendre le premier escalier, Raskolnikoff s’y engagea après lui. En effet, deux étages plus haut, on entendait résonner sur les marches des pas lents et réguliers. Chose étrange, il lui semblait reconnaître cet escalier ! Voilà la fenêtre du premier étage ; à travers la vitre filtrait, mystérieuse et triste, la lumière de la lune ; voici le second étage. Bah ! C’est l’appartement où travaillaient les peintres… Comment donc n’avait-il pas reconnu tout de suite la maison ? Les pas de l’homme qui le précédait cessèrent de se faire entendre : « Il s’est, par conséquent, arrêté ou caché quelque part. Voici le troisième étage : monterai-je plus haut ? Et quel silence ! ce silence est même effrayant… » Néanmoins il poursuivit l’ascension de l’escalier. Le bruit de ses propres pas lui faisait peur. « Mon Dieu, qu’il fait sombre ! Le bourgeois s’est assurément caché ici dans un coin. Ah ! » Le logement qui donnait sur le carré était grand ouvert ; Raskolnikoff réfléchit un instant, puis entra. L’antichambre était complétement vide et fort obscure. Le jeune homme passa dans le salon en marchant sur la pointe des pieds. La lumière de la lune donnait en plein sur cette pièce et l’éclairait tout entière ; l’ameublement n’avait pas changé ; Raskolnikoff retrouva à leurs anciennes places les chaises, la glace, le divan jaune et les dessins encadrés. Par la fenêtre on apercevait la lune dont l’énorme face ronde était d’un rouge cuivré. Il attendit longtemps au milieu d’un profond silence. Tout à coup il entendit un bruit sec comme celui que fait un copeau qu’on brise, puis tout redevint silencieux. Une mouche éveillée vint en volant se heurter contre la vitre, et se mit à bourdonner plaintivement. Au même instant, dans le coin, entre la petite armoire et la fenêtre, il crut remarquer qu’un manteau de femme était pendu au mur. — « Pourquoi ce manteau est-il là ? pensa-t-il : — il n’y était pas auparavant… » Il s’approcha tout doucement et soupçonna que derrière ce vêtement quelqu’un devait être caché. Écartant avec précaution le manteau, il vit qu’il y avait là une chaise : sur cette chaise, dans le coin, était assise la vieille ; elle était comme pliée en deux, et tenait la tête tellement baissée, qu’il ne put pas apercevoir son visage, mais c’était bien Aléna Ivanovna. « Elle a peur ! » se dit Raskolnikoff ; il dégagea tout doucement sa hache du nœud coulant et, à deux reprises, en frappa la vieille sur le sinciput. Mais, chose étrange, elle ne chancela même pas sous les coups, on eût dit qu’elle était en bois. Stupéfait, le jeune homme se pencha vers elle pour l’examiner, mais elle baissa encore plus la tête. Il se courba alors jusqu’au plancher, la regarda de bas en haut et, en apercevant son visage, fut épouvanté : la vieille riait, oui, elle riait d’un rire silencieux, faisant tous ses efforts pour qu’on ne l’entendît pas. Tout à coup il sembla à Raskolnikoff que la porte de la chambre à coucher était ouverte, et que là aussi on riait, on chuchotait. La rage s’empara de lui : de toute sa force il commença à frapper sur la tête de la vieille, mais, à chaque coup de hache, les rires et les chuchotements de la chambre à coucher se percevaient plus distinctement ; quant à la vieille, elle se tordait. Il voulut s’enfuir, mais toute l’antichambre était déjà pleine de gens, la porte donnant sur le carré était ouverte ; sur le palier, sur l’escalier, depuis le haut jusqu’en bas, se trouvaient quantité d’individus ; tous regardaient, mais tous s’étaient cachés et attendaient en silence… Son cœur se serra, ses pieds semblaient cloués au plancher… il voulut crier et s’éveilla.

Il respira avec effort, mais il crut n’avoir point cessé de rêver, lorsqu’il aperçut, debout sur le seuil de sa porte grande ouverte, un homme qu’il ne connaissait nullement et qui le considérait avec attention.

Raskolnikoff n’avait pas encore eu le temps d’ouvrir tout à fait les yeux qu’il les referma soudain. Couché sur le dos, il ne bougea pas. « Est-ce la continuation de mon rêve ? » pensa-t-il, et il souleva presque imperceptiblement ses paupières pour jeter un timide regard sur l’inconnu. Celui-ci, toujours à la même place, ne cessait pas de l’observer. Tout à coup, il franchit le seuil, ferma tout doucement la porte derrière lui, s’approcha de la table et, après avoir attendu une minute, s’assit sans bruit sur une chaise près du divan. Durant tout ce temps, il n’avait pas quitté des yeux Raskolnikoff. Ensuite, il déposa son chapeau par terre, à côté de lui, appuya ses deux mains sur la pomme de sa canne et laissa tomber son menton sur ses mains comme quelqu’un qui se prépare à attendre longtemps. Autant que Raskolnikoff avait pu en juger par un regard furtif, cet homme n’était plus jeune ; il avait l’air robuste et portait une barbe épaisse, d’un blond presque blanc…

Dix minutes s’écoulèrent ainsi. On voyait encore clair, mais il se faisait tard. Dans la chambre régnait le plus profond silence. De l’escalier même ne venait aucun bruit. On n’entendait que le bourdonnement d’une grosse mouche qui, en volant, s’était heurtée contre la fenêtre. À la fin, cela devenait insupportable. Raskolnikoff n’y put tenir et s’assit tout à coup sur son divan.

— Allons, parlez ; qu’est-ce que vous voulez ?

— Je savais bien que votre sommeil n’était qu’une frime, répondit l’inconnu avec un sourire tranquille. — Permettez-moi de me présenter : Arcade Ivanovitch Svidrigaïloff…


  1. Pièce de dix kopeks.
  2. Environ 1m 88.
  3. Le piatak est une pièce de cinq kopecks, ce qui représente vingt centimes de notre monnaie.
  4. Membre d’une association d’ouvriers ou d’employés.
  5. Mesure de capacité qui représente environ trente centilitres.
  6. Sorte de galette.