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Crime et Châtiment/V/1

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 2p. 96-114).
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Cinquième partie


CINQUIÈME PARTIE


I

Le lendemain du jour fatal où Pierre Pétrovitch avait eu son explication avec les dames Raskolnikoff, ses idées s’éclaircirent, et, à son extrême chagrin, force lui fut de reconnaître que la rupture, à laquelle il ne voulait pas croire la veille encore, était bel et bien un fait accompli. Le noir serpent de l’amour-propre blessé lui avait mordu le cœur pendant toute la nuit. Au saut du lit, le premier mouvement de Pierre Pétrovitch fut d’aller se regarder dans la glace : il craignait que, durant la nuit, un épanchement de bile ne se fût produit chez lui.

Heureusement, cette appréhension n’était pas fondée. En considérant son visage pale et distingué, il se consola même un instant par la pensée qu’il ne serait pas gêné de remplacer Dounia, et, qui sait ? peut-être avantageusement. Mais il ne tarda pas à bannir cet espoir chimérique, et il lança de côté un vigoureux jet de salive, ce qui amena un sourire moqueur sur les lèvres de son jeune ami et compagnon de chambre, André Séménovitch Lébéziatnikoff.

Pierre Pétrovitch remarqua cette raillerie muette et la porta au compte de son jeune ami, compte qui était passablement chargé depuis quelque temps. Sa colère redoubla lorsqu’il eut réfléchi qu’il n’aurait pas dû parler de cette histoire à André Séménovitch. C’était la seconde sottise que l’emportement lui avait fait commettre hier soir : il avait cédé au besoin d’épancher le trop plein de son irritation.

Durant toute cette matinée, la malchance s’ingénia à persécuter Loujine. Au Sénat même, l’affaire dont il s’occupait lui réservait un déboire. Ce qui le vexait surtout, c’était de ne pouvoir faire entendre raison au propriétaire du logement qu’il avait arrêté en vue de son prochain mariage. Cet individu, Allemand d’origine, était un ancien ouvrier à qui la fortune avait souri. Il n’acceptait aucune transaction et réclamait le payement entier du dédit stipulé dans le contrat, bien que Pierre Pétrovitch lui rendît l’appartement presque remis à neuf.

Le tapissier ne se montrait pas moins roide. Il prétendait garder jusqu’au dernier rouble des arrhes qu’il avait touchées sur la vente d’un mobilier dont Pierre Pétrovitch n’avait pas encore pris livraison. « Va-t-il falloir que je me marie exprès pour mes meubles ? » se disait en grinçant des dents le malheureux homme d’affaires. En même temps un dernier espoir traversait son âme : « Est-il possible que le mal soit sans remède ? N’y a-t-il plus rien à tenter ? » Le souvenir des charmes de Dounetchka s’était enfoncé dans son cœur comme une épine. Ce fut pour lui un dur moment à passer, et sans doute, s’il avait pu, par un simple désir, faire mourir Raskolnikoff, Pierre Pétrovitch l’eût tué immédiatement.

« Une autre sottise de ma part a été de ne pas leur donner d’argent », pensait-il tandis qu’il regagnait tristement la chambrette de Lébéziatnikoff ; « pourquoi, diable, ai-je été si juif ? C’était un mauvais calcul !… En les laissant momentanément dans la gêne, je croyais les préparer à voir ensuite en moi une providence, et voilà qu’elles me glissent entre les doigts !… Non, si je leur avais donné, par exemple, quinze cents roubles, de quoi se monter un trousseau, si je leur avais acheté quelques cadeaux au Magasin Anglais, cette conduite aurait été à la fois plus noble et… plus habile ! Elles ne m’auraient pas lâché aussi facilement qu’elles l’ont fait ! Avec leurs principes, elles se seraient certainement crues obligées de me rendre, en cas de rupture, cadeaux et argent, mais cette restitution leur aurait été pénible et difficile ! Et puis, ç’aurait été pour elles une affaire de conscience : comment, se seraient-elles dit, mettre ainsi à la porte un homme qui s’est montré si généreux et si délicat ?… Hum ! J’ai fait une boulette ! »

Pierre Pétrovitch eut un nouveau grincement de dents et se traita d’imbécile… dans son for intérieur, bien entendu.

Arrivé à cette conclusion sur lui-même, il rapporta au logis beaucoup plus de mauvaise humeur et de mécontentement qu’il n’en avait emporté. Cependant, sa curiosité fut attirée jusqu’à un certain point par le remue-ménage auquel donnaient lieu, chez Catherine Ivanovna, les préparatifs du dîner. La veille déjà, il avait entendu parler de ce repas ; il se rappelait même qu’on l’y avait invité, mais ses préoccupations personnelles l’avaient empêché de faire attention à cela.

En l’absence de Catherine Ivanovna (alors au cimetière), madame Lippevechzel s’empressait autour de la table sur laquelle le couvert était mis. En causant avec la logeuse, Pierre Pétrovitch apprit qu’il s’agissait d’un véritable dîner de cérémonie, on avait invité presque tous les locataires de la maison, et parmi eux plusieurs qui n’avaient pas connu le défunt ; André Séménovitch Lébéziatnikoff lui-même avait reçu une invitation, nonobstant sa brouille avec Catherine Ivanovna. Enfin on s’estimerait très-heureux si Pierre Pétrovitch consentait à honorer ce repas de sa présence, attendu qu’il était de tous les locataires le personnage le plus qualifié.

Catherine Ivanovna, oubliant tous ses griefs contre sa logeuse, avait cru devoir adresser à celle-ci une invitation en règle ; aussi était-ce avec une sorte de joie qu’Amalia Ivanovna s’occupait en ce moment du dîner. De plus, madame Lippevechzel avait fait grande toilette, et, quoiqu’elle fût vêtue de deuil, elle trouvait un vif plaisir à exhiber une belle robe de soie toute neuve. Instruit de tous ces détails, Pierre Pétrovitch eut une idée, et il rentra pensif dans sa chambre ou plutôt dans celle d’André Séménovitch Lebéziatnikoff : il venait d’apprendre que Raskolnikoff figurait au nombre des invités.

Ce jour-là, pour une raison ou pour une autre, André Séménovitch passa toute la matinée chez lui. Entre ce monsieur et Pierre Pétrovitch existaient de bizarres relations, assez explicables du reste : Pierre Pétrovitch le haïssait et le méprisait au delà de toute mesure, presque depuis le jour où il était venu lui demander l’hospitalité ; avec cela, il semblait le craindre un peu.

En arrivant à Pétersbourg, Loujine était descendu chez Lébéziatnikoff d’abord et surtout par économie, mais aussi pour un autre motif. Dans sa province, il avait entendu parler d’André Séménovitch, son ancien pupille, comme d’un des jeunes progressistes les plus avancés de la capitale et même comme d’un homme occupant une place en vue dans certains cercles passés à l’état légendaire. Cette circonstance frappa Pierre Pétrovitch. Depuis longtemps il éprouvait une crainte vague à l’endroit de ces cercles puissants qui savaient tout, ne respectaient personne et faisaient la guerre à tout le monde.

Inutile d’ajouter que l’éloignement ne lui permettait pas d’avoir à cet égard une vue bien nette des choses. Comme les autres, il avait entendu dire qu’il existait à Pétersbourg des progressistes, des nihilistes, des redresseurs de torts, etc., etc. ; mais dans son esprit, comme dans l’esprit du plus grand nombre, ces mots avaient pris une signification exagérée jusqu’à l’absurde. Ce qu’il redoutait particulièrement, c’étaient les enquêtes dirigées contre telle ou telle individualité par le parti révolutionnaire. Certains souvenirs qui remontaient aux premiers temps de sa carrière ne contribuaient pas peu à fortifier en lui cette crainte devenue très-vive depuis surtout qu’il caressait le rêve de s’établir à Pétersbourg.

Deux personnages d’un rang assez élevé qui avaient protégé ses débuts s’étaient vus en butte aux attaques des radicaux, et cela avait fort mal fini pour eux. Voilà pourquoi, dès son arrivée dans la capitale, Pierre Pétrovitch tenait à s’assurer d’où soufflait le vent et, en cas de besoin, à gagner les bonnes grâces de « nos jeunes générations ». Il comptait sur André Séménovitch pour l’y aider. La conversation de Loujine, lors de sa visite à Raskolnikoff, nous a montré qu’il avait déjà réussi à s’approprier en partie le langage des réformateurs…

André Séménovitch était employé dans un ministère. Petit, malingre, scrofuleux, il avait des cheveux d’un blond presque blanc et des favoris en côtelettes dont il était très-fier. De plus, il avait presque toujours mal aux yeux. Quoique assez bon homme au fond, il montrait dans son langage une présomption souvent poussée jusqu’à l’outrecuidance, ce qui contrastait ridiculement avec son chétif extérieur.

Il passait, du reste, pour un des locataires les plus comme il faut de la maison, parce qu’il ne s’enivrait pas et payait régulièrement son loyer. Réserve faite de ces mérites, André Séménovitch était, en réalité, assez bête. Un entraînement irréfléchi l’avait porté à s’enrôler sous la bannière du progrès. C’était un de ces innombrables niais qui s’engouent de l’idée à la mode et discréditent par leur sottise une cause à laquelle ils sont parfois très-sincèrement attachés.

Du reste, nonobstant son bon caractère, Lébéziatnikoff en était venu à trouver insupportable son hôte et ancien tuteur, Pierre Pétrovitch. Des deux côtés, l’antipathie était réciproque. En dépit de sa simplicité, André Séménovitch commençait à s’apercevoir qu’au fond Pierre Pétrovitch le méprisait et qu’ « il n’y avait rien à faire avec cet homme-là ». Il avait essayé de lui exposer le système de Fourier et la théorie de Darwin, mais Pierre Pétrovitch, qui s’était contenté d’abord d’écouter d’un air moqueur, ne se gênait plus maintenant pour dire des paroles blessantes à son jeune catéchiste. Le fait est que Loujine avait fini par soupçonner Lébéziatnikoff d’être non pas seulement un imbécile, mais un hâbleur dépourvu de toute importance dans son propre parti. Sa fonction spéciale était la propagande, et encore ne devait-il pas être très-ferré là-dessus, car il pataugeait souvent dans ses explications ; décidément, qu’y avait-il à craindre d’un pareil individu ?

Notons en passant que, depuis son installation chez André Séménovitch (surtout dans les premiers temps), Pierre Pétrovitch acceptait avec plaisir ou du moins sans protestation les compliments fort étranges de son hôte : quand celui-ci, par exemple, lui prêtait un grand zèle pour l’établissement d’une nouvelle commune dans la rue des Bourgeois, quand il lui disait : « Vous êtes trop intelligent pour vous ficher si votre femme prend un amant un mois après votre mariage ; un homme éclairé comme vous ne fera pas baptiser ses enfants », etc., etc., Pierre Pétrovitch ne sourcillait pas en s’entendant louer de la sorte, tant l’éloge, quel qu’il fût, lui était agréable.

Il avait négocié quelques titres dans la matinée, et maintenant, assis devant la table, il recomptait la somme qu’il venait de recevoir. André Séménovitch, qui n’avait presque jamais d’argent, se promenait dans la chambre, affectant de considérer ces liasses de billets de banque avec une indifférence méprisante. Naturellement, Pierre Pétrovitch ne croyait pas du tout que ce dédain fût sincère. De son côté, Lébéziatnikoff devinait non sans chagrin la pensée sceptique de Loujine, et il se disait que ce dernier était peut-être bien aise d’étaler devant lui son argent pour l’humilier et lui rappeler la distance que la fortune avait mise entre eux.

Cette fois, Pierre Pétrovitch était plus mal disposé et plus inattentif que jamais, bien que Lébéziatnikoff développât son thème favori : l’établissement d’une nouvelle « commune » d’un genre particulier. L’homme d’affaires n’interrompait ses comptes que pour lâcher de temps à autre quelque observation moqueuse et impolie. Mais André Séménovitch n’en avait cure. La mauvaise humeur de Loujine s’expliquait, à ses yeux, par le dépit d’un amoureux mis à la porte. Aussi avait-il hâte d’aborder ce sujet de conversation, ayant à émettre sur ce chapitre quelques vues progressistes qui pourraient consoler son respectable ami et, en tout cas, contribuer à son développement ultérieur.

— Il paraît que l’on prépare un dîner d’enterrement chez cette… chez la veuve ? demanda à brûle-pourpoint Loujine qui interrompit André Séménovitch à l’endroit le plus intéressant de son exposé.

— Comme si vous ne le saviez pas ! Je vous ai parlé hier à ce sujet, et je vous ai fait connaître mon avis sur toutes ces cérémonies… Elle vous a aussi invité, à ce que j’ai entendu dire. Vous-même vous avez causé hier avec elle…

— Je n’aurais jamais cru que, dans la misère ou elle est, cette imbécile irait dépenser pour un dîner tout l’argent qu’elle a reçu de cet autre imbécile… Raskolnikoff. Tout à l’heure, quand je suis rentré, j’ai même été stupéfait en voyant tous ces préparatifs, tous ces vins !… Elle a invité plusieurs personnes, — le diable sait ce que c’est ! continua Pierre Pétrovitch, qui semblait avoir mis avec intention l’entretien sur ce sujet. — Quoi ? vous dites qu’elle m’a aussi invité ? ajouta-t-il tout à coup en levant la tête. Quand donc cela ? Je ne me le rappelle pas. Je n’irai pas, du reste. Qu’est-ce que je ferais là ? Je ne la connais que pour avoir causé une minute avec elle hier ; je lui ai dit que, comme veuve d’employé, elle pourrait obtenir un secours momentané. Serait-ce pour cela qu’elle m’a invité ? Hé ! hé !

— Je n’ai pas non plus l’intention d’y aller, dit Lébéziatnikoff.

— Il ne manquerait plus que cela ! Vous l’avez battue de vos propres mains. On comprend que vous vous fassiez scrupule d’aller dîner chez elle.

— Qui ai-je battu ? De qui parlez-vous ? reprit Lebéziatnikoff, troublé et rougissant.

— Je vous parle de Catherine Ivanovna que vous avez battue il y a un mois ! J’ai appris cela hier… Les voilà avec leurs convictions !… Voilà leur manière de résoudre la question des femmes ! Hé ! hé ! hé !

Après cette saillie, qui parut lui avoir un peu soulagé le cœur, Pierre Pétrovitch se remit à compter son argent.

— C’est une sottise et une calomnie ! répliqua vivement Lébéziatnikoff, qui n’aimait pas qu’on lui rappelât cette histoire, les choses ne se sont pas du tout passées ainsi ! Ce qu’on vous a raconté est faux. Dans la circonstance à laquelle vous faites allusion, je me suis borné à me défendre. C’est Catherine Ivanovna elle-même, qui la première, s’est élancée sur moi pour me griffer… Elle a arraché un de mes favoris… Tout homme, je pense, a le droit de défendre sa personnalité. D’ailleurs, je suis ennemi de la violence, d’où qu’elle vienne, et cela par principe, parce que c’est presque du despotisme. Que devais-je donc faire ? Fallait-il que je la laissasse me brutaliser tout à son aise ? Je me suis contenté de la repousser.

— Hé ! hé ! hé ! continuait à ricaner Loujine.

— Vous me cherchez chicane parce que vous êtes de mauvaise humeur, mais cela ne signifie rien et n’a aucun rapport avec la question des femmes. Je m’étais même fait ce raisonnement : S’il est admis que la femme est l’égale de l’homme en tout, même en force (ce que l’on commence déjà à soutenir), alors l’égalité doit exister ici aussi. Naturellement j’ai réfléchi ensuite qu’au fond il n’y avait pas lieu de poser la question, car il ne doit pas y avoir de voies de fait dans la société future où les occasions de querelles seront impossibles… par conséquent, il est absurde de chercher l’égalité dans la lutte. Je ne suis pas si bête… quoique, du reste, il y ait des querelles… c’est-à-dire que plus tard il n’y en aura plus, mais pour le moment il y en a encore… Ah, diable ! avec vous on s’embrouille ! Ce n’est pas cette affaire qui m’empêche d’accepter l’invitation de Catherine Ivanovna. Si je ne vais pas dîner chez elle, c’est simplement par principe, pour ne pas sanctionner par ma présence l’idiote coutume des repas d’enterrement, voilà pourquoi ! Du reste, je pourrais y aller pour m’en moquer… Malheureusement il n’y aura pas de popes ; s’il devait y en avoir, j’irais à coup sûr.

— C’est-à-dire que vous iriez vous asseoir à sa table pour cracher sur elle et sur son hospitalité, n’est-ce pas ?

— Non pas pour cracher, mais pour protester, et cela dans un but utile. Je puis indirectement aider à la propagande civilisatrice qui est le devoir de tout homme. Peut-être remplit-on cette tâche d’autant mieux qu’on y met moins de formes. Je puis semer l’idée, le grain… De ce grain naîtra un fait. Est-ce blesser les gens que d’agir ainsi ? D’abord, ils se froissent, mais ensuite ils comprennent eux-mêmes qu’on leur a rendu service…

— Allons, soit ! interrompit Pierre Pétrovitch, — mais dites-moi donc : vous connaissez la fille du défunt, cette petite maigrichonne…, est-ce vrai, ce qu’on dit d’elle, hein ?

— Eh bien, quoi ? Selon moi, c’est-à-dire selon ma conviction personnelle, sa situation est la situation normale de la femme. Pourquoi pas ? C’est-à-dire, distinguons. Dans la société actuelle, sans doute, ce genre de vie n’est pas tout à fait normal, parce qu’il est forcé ; mais dans la société future il sera absolument normal, parce qu’il sera libre. Maintenant même elle avait le droit de s’y livrer : elle était malheureuse ; pourquoi n’aurait-elle pas disposé librement de ce qui est son capital ? Bien entendu, dans la société future, le capital n’aura aucune raison d’être, mais le rôle de la femme galante recevra un autre sens et sera réglé d’une façon rationnelle. Quant à Sophie Séménovna, dans le temps présent, je regarde ses actes comme une énergique protestation contre l’organisation de la société, et je l’estime profondément à cause de cela ; je dirai plus, je la contemple avec bonheur !

— Pourtant, on m’a raconté que vous l’avez fait mettre à la porte de cette maison !

Lébéziatnikoff se facha.

— C’est encore un mensonge ! répliqua-t-il avec force. — L’affaire ne s’est nullement passée comme cela ! Catherine Ivanovna a raconté toute cette histoire de la façon la plus inexacte, parce qu’elle n’y a rien compris ! Je n’ai jamais recherché les faveurs de Sophie Séménovna ! Je me bornais purement et simplement à la développer, sans aucune arrière-pensée personnelle, m’efforçant d’éveiller en elle l’esprit de protestation… Je ne voulais pas autre chose ; elle a senti elle-même qu’elle ne pouvait plus demeurer ici !

— Vous l’avez invitée à faire partie de la commune ?

— Oui, à présent, je m’efforce de l’attirer dans la commune. Seulement, elle y sera dans de tout autres conditions qu’ici ! Pourquoi riez-vous ? Nous voulons fonder notre commune sur des bases plus larges que les précédentes. Nous allons plus loin que nos devanciers, nous nions plus de choses ! Si Dobroliouboff et Biélinsky sortaient du tombeau, ils m’auraient pour adversaire ! En attendant, je continue à développer Sophie Séménovna. C’est une belle, très-belle nature !

— Et vous profitez de cette belle nature ? Hé, hé !

— Non, non, pas du tout ! Au contraire !

— Au contraire ! dit-il. Hé ! hé ! hé !

— Vous pouvez m’en croire : pour quelles raisons, je vous prie, me cacherais-je de vous ? Au contraire, il y a même une chose qui m’étonne : avec moi elle semble gênée, elle a comme une pudeur craintive !

— Et, bien entendu, vous la développez… hé ! hé ! Vous lui prouvez que toutes ces pudeurs sont idiotes ?

— Pas du tout ! pas du tout ! Oh ! quel sens grossier, bête même — pardonnez-moi — vous donnez au mot : développement ! Ô mon Dieu, que vous êtes encore… peu avancé ! Vous ne comprenez rien ! Nous cherchons la liberté de la femme, et vous ne pensez qu’à la bagatelle… En laissant de côté la question de la chasteté et de la pudeur féminine, choses en elles-mêmes inutiles et même absurdes, j’admets parfaitement sa réserve vis-à-vis de moi, attendu qu’en cela elle ne fait qu’user de sa liberté, exercer son droit. Assurément, si elle me disait elle-même : « Je veux t’avoir », j’en serais très-heureux, car cette jeune fille me plaît beaucoup ; mais dans l’état présent des choses personne, sans doute, ne s’est jamais montré plus poli et plus convenable avec elle que moi ; personne n’a jamais rendu plus de justice à son mérite… j’attends et j’espère — voilà tout !

— Faites-lui plutôt un petit cadeau. Je parie que vous n’avez pas encore pensé à cela.

— Vous ne comprenez rien, je vous l’ai déjà dit ! Sans doute sa situation semble autoriser vos sarcasmes, mais la question est tout autre ! Vous n’avez que du mépris pour elle. Vous fondant sur un fait qui vous paraît à tort déshonorant, vous refusez de considérer avec humanité une créature humaine. Vous ne savez pas encore quelle nature c’est !

— Dites-moi, reprit Loujine, pouvez-vous… ou, pour mieux dire, êtes-vous assez lié avec la jeune personne susmentionnée pour la prier de venir une minute ici ? Ils doivent être tous revenus du cimetière… Je crois les avoir entendus monter l’escalier. Je voudrais voir un instant cette personne.

— Mais pourquoi ? demanda avec étonnement André Séménovitch.

— Il faut que je lui parle. Je dois m’en aller d’ici aujourd’hui ou demain, et j’ai quelque chose à lui communiquer… Du reste, vous pourrez assister à notre entretien, et même cela vaudra mieux. Autrement, Dieu sait ce que vous penseriez.

— Je ne penserais rien du tout… Je vous ai fait cette question sans y attacher d’importance. Si vous avez affaire à elle, il n’y a rien de plus facile que de la faire venir. Je vais la chercher tout de suite, et, soyez-en sûr, je ne vous gênerai pas.

Effectivement, cinq minutes après, Lébéziatnikoff ramena Sonetchka. Elle arriva, extrêmement surprise et troublée. En pareille circonstance, elle était toujours fort intimidée, les nouveaux visages lui faisaient grand’peur. C’était chez elle une impression d’enfance, et l’âge avait encore accru cette sauvagerie… Pierre Pétrovitch se montra poli et bienveillant. Recevant, lui homme sérieux et respectable, une créature si jeune et, en un sens, si intéressante, il crut devoir l’accueillir avec une nuance de familiarité enjouée. Il se hâta de la « rassurer » et l’invita à prendre un siège en face de lui. Sonia s’assit ; elle regarda successivement Lébéziatnikoff et l’argent placé sur la table ; puis tout à coup ses yeux se reportèrent sur Pierre Pétrovitch, dont ils ne purent se détacher ; on eût dit qu’elle subissait une sorte de fascination. Lébéziatnikoff se dirigea vers la porte. Loujine se leva, fit signe à Sonia de se rasseoir et retint André Sémépovitch au moment où celui-ci allait sortir.

— Raskolnikoff est là ? Il est arrivé ? lui demanda-t-il à voix basse.

— Raskolnikoff ? Oui. Eh bien, quoi ? Oui, il est là… Il vient d’arriver, je l’ai vu… Eh bien ?

— En ce cas, je vous prie instamment de rester ici et de ne pas me laisser en tête-à-tête avec cette… demoiselle. L’affaire dont il s’agit est insignifiante, mais Dieu sait quelles conjectures on ferait. Je ne veux pas que Raskolnikoff aille raconter … Vous comprenez pourquoi je vous dis cela ?

— Ah ! je comprends, je comprends ! répondit Lébéziatnikoff. Oui, vous êtes dans votre droit. Sans doute, dans ma conviction personnelle, vos craintes sont fort exagérées, mais… n’importe, vous êtes dans votre droit. Soit, je resterai. Je vais me mettre près de la fenêtre, et je ne vous gênerai pas. À mon avis, c’est votre droit.

Pierre Pétrovitch revint s’asseoir en face de Sonia et la considéra attentivement. Puis son visage prit soudain une expression très-grave, presque sévère même : « Vous non plus, mademoiselle, n’allez pas vous figurer des choses qui ne sont pas », avait-il l’air de dire. Sonia perdit définitivement contenance.

— D’abord, excusez-moi, je vous prie, Sophie Séménovna, auprès de votre très-honorée maman… Je ne me trompe pas en m’exprimant ainsi ? Catherine Ivanovna vous tient lieu de mère ? commença Pierre Pétrovitch d’un ton très-sérieux, mais, du reste, assez aimable. Évidemment, il avait les intentions les plus amicales.

— Oui, en effet, oui, elle me tient lieu de mère, se hâta de répondre la pauvre Sonia.

— Eh bien, veuillez lui dire combien je regrette que des circonstances indépendantes de ma volonté ne me permettent pas d’accepter sa gracieuse invitation.

— Oui, je vais le lui dire, tout de suite. Et Sonetchka se leva aussitôt.

— Ce n’est pas encore tout, continua Pierre Pétrovitch, qui sourit en voyant la naïveté de la jeune fille et son ignorance des usages mondains, vous ne me connaissez guère, très-chère Sophie Séménovna, si vous croyez que, pour un motif aussi futile et qui n’intéresse que moi, je me serais permis de déranger une personne telle que vous. J’ai un autre but.

Sur un geste de son interlocuteur, Sonia s’était empressée de se rasseoir. Les billets de banque multicolores placés sur la table s’offrirent de nouveau à sa vue, mais elle détourna vivement ses yeux et les leva sur Pierre Pétrovitch : regarder l’argent d’autrui lui paraissait d’une extrême inconvenance, surtout dans sa position. Elle considéra tour à tour le lorgnon à monture d’or que Pierre Pétrovitch tenait dans sa main gauche, puis le gros anneau rehaussé d’une pierre jaune, qui brillait au médius de cette main. À la fin, ne sachant que faire de ses yeux, elle les fixa sur le visage même de Loujine. Ce dernier, après avoir gardé durant quelques instants un majestueux silence, poursuivit :

— Hier, il m’est arrivé d’échanger deux mots, en passant, avec la malheureuse Catherine Ivanovna. Cela m’a suffi pour apprendre qu’elle se trouve dans un état — antinaturel, — si l’on peut s’exprimer ainsi…

— Oui… antinaturel, répéta docilement Sonia.

— Ou, pour parler plus simplement et plus intelligiblement — maladif.

— Oui, plus simplement et plus intel… oui, elle est malade.

— Oui. Alors, par un sentiment d’humanité et… et… et, pour ainsi dire, de compassion, je voudrais, de mon côté, lui être utile, prévoyant qu’elle va inévitablement se trouver dans une position fort triste. À présent, paraît-il, toute cette pauvre famille n’a plus que vous pour soutien.

Sonia se leva brusquement :

— Permettez-moi de vous demander si vous ne lui avez pas dit qu’elle pourrait recevoir une pension. C’est qu’hier, elle m’a dit que vous vous étiez chargé de la lui faire obtenir. Est-ce vrai ?

— Pas du tout, et même, en un sens, c’est absurde. Je me suis borné à lui faire entendre que, comme veuve d’un fonctionnaire mort au service, elle pourrait obtenir un secours temporaire, si, toutefois, elle avait des protections. Mais il paraît que, loin d’avoir servi assez longtemps pour s’être créé des droits à une retraite, votre feu père n’était même plus au service quand il est mort. En un mot, on peut toujours espérer, mais l’espoir est très-peu fondé, car, dans l’espèce, il n’existe pas de droit à un secours, au contraire… Ah ! elle rêvait déjà d’une pension, hé ! hé ! hé ! c’est une dame qui ne doute de rien !

— Oui, elle rêvait d’une pension… Elle est crédule et bonne, sa bonté lui fait tout croire, et… et… son esprit est… Oui… excusez-la, dit Sonia, qui se leva de nouveau pour partir.

— Permettez, vous n’avez pas encore tout entendu.

— Je n’ai pas encore tout entendu, balbutia la jeune fille.

— Eh bien, asseyez-vous donc.

Sonia, toute confuse, se rassit pour la troisième fois.

— La voyant dans une telle situation avec des enfants en bas âge, je voudrais, comme je l’ai déjà dit, lui être utile dans la mesure de mes moyens, comprenez-moi bien, dans la mesure de mes moyens, rien de plus. On pourrait, par exemple, organiser à son profit une souscription, une tombola… ou quelque chose d’analogue, comme le font toujours en pareil cas les gens qui désirent venir en aide soit à des proches, soit à des étrangers. C’est une chose possible.

— Oui, c’est bien… Pour cela Dieu vous… bégaya Sonia, les yeux fixés sur Pierre Pétrovitch.

— On le pourrait, mais… nous parlerons de cela plus tard… c’est-à-dire, on pourrait commencer aujourd’hui même. Nous nous verrons ce soir, nous causerons et nous poserons les fondements, pour ainsi dire. Venez me trouver ici à sept heures. André Séménovitch voudra bien, je l’espère, assister à notre conférence… Mais… il y a un point qui doit être soigneusement examiné au préalable. C’est pour cela que j’ai pris sur moi de vous déranger en vous faisant prier de venir ici. Selon moi, il ne faut pas remettre l’argent en mains propres à Catherine Ivanovna, et il y aurait même danger à le faire ; je n’en veux d’autre preuve que le dîner d’aujourd’hui. Elle n’a pas de chaussures, sa subsistance n’est même pas assurée pour deux jours, et elle achète du rhum de la Jamaïque, du madère, du café. Je l’ai vu en passant. Demain, toute la famille retombera à votre charge, vous devrez lui procurer jusqu’au dernier morceau de pain ; c’est absurde. Aussi suis-je d’avis qu’on organise la souscription à l’insu de la malheureuse veuve, et que vous seule ayez la disposition de l’argent. Qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais pas. C’est seulement aujourd’hui qu’elle est ainsi… cela n’arrive qu’une fois dans la vie… elle tenait beaucoup à honorer la mémoire du défunt… mais elle est fort intelligente. Du reste, ce sera comme il vous plaira, je vous serai très, très… ils vous seront tous… et Dieu vous… et les orphelins…

Sonia n’acheva pas et fondit en larmes.

— Ainsi, c’est une affaire entendue. Maintenant veuillez accepter pour votre parente cette somme qui représente ma souscription personnelle, Je désire vivement que mon nom ne soit pas prononcé à cette occasion. Voici… ayant moi-même, en quelque sorte, des embarras pécuniaires, je regrette de ne pouvoir faire plus…

Et Pierre Pétrovitch tendit à Sonia un billet de dix roubles, après l’avoir déplié avec soin. La jeune fille reçut l’assignat en rougissant, balbutia quelques mots inintelligibles et se hâta de prendre congé. Pierre Pétrovitch la reconduisit jusqu’à la porte. À la fin, elle sortit de la chambre et revint chez Catherine Ivanovna, en proie à une agitation extraordinaire.

Pendant toute cette scène, André Séménovitch, ne voulant pas troubler la conversation, était resté près de la fenêtre ou avait marché dans la chambre. Aussitôt que Sonia fut partie, il s’approcha de Pierre Pétrovitch et lui tendit la main par un geste solennel :

— J’ai tout entendu et tout vu, dit-il en appuyant avec intention sur le dernier mot. — C’est noble, c’est humain, veux-je dire, car je n’admets pas le mot noble. Vous avez voulu échapper aux remerciements, je l’ai vu ! Et quoique, à dire vrai, je sois, par principe, ennemi de la bienfaisance privée qui, loin d’extirper radicalement la misère, en favorise les progrès, je ne puis pourtant m’empêcher de reconnaître que j’ai vu votre acte avec plaisir, — oui, oui, cela me plaît.

— Eh ! c’est la moindre des choses ! murmura Loujine un peu embarrassé, et il regarda Lébéziatnikoff avec une attention particulière.

— Non, ce n’est pas la moindre des choses ! Un homme qui, ulcéré comme vous par un affront récent, est encore capable de s’intéresser au malheur d’autrui, — un tel homme peut agir à l’encontre de la saine économie sociale, il n’en est pas moins digne d’estime ! Je n’attendais même pas cela de vous, Pierre Pétrovitch, d’autant plus qu’étant donnée votre manière de voir… Oh ! que vous êtes encore empêtré dans vos idées ! Comme vous êtes troublé notamment par cette affaire d’hier ! s’écria le brave André Séménovitch qui éprouvait un retour de vive sympathie pour Pierre Pétrovitch, et quel besoin, en vérité, avez-vous de vous marier, de vous marier légalement, très-noble, très-cher Pierre Pétrovitch ? Que vous importe l’union légale ? Battez-moi si vous voulez, mais je me réjouis de votre échec, je suis bien aise de penser que vous êtes libre, que vous n’êtes pas encore tout à fait perdu pour l’humanité… Vous voyez, je suis franc !

— Je tiens au mariage légal parce que je ne veux pas porter de cornes, ni élever des enfants dont je ne serais pas le père, comme cela arrive avec votre mariage libre, répondit, pour dire quelque chose, Pierre Pétrovitch. Il était pensif et ne prêtait qu’une oreille distraite aux propos de son interlocuteur.

— Les enfants ? Vous avez fait allusion aux enfants ? reprit André Séménovitch en s’animant tout à coup comme un cheval de combat qui a entendu le son de la trompette : — les enfants, c’est une question sociale qui sera tranchée ultérieurement. Plusieurs même les nient sans restriction, comme tout ce qui concerne la famille. Nous parlerons des enfants plus tard, maintenant occupons-nous des cornes ! Je vous avoue que c’est mon faible. Ce mot, bas et grossier, mis en circulation par Pouchkine, ne figurera pas dans le dictionnaire de l’avenir. Qu’est-ce en résumé que les cornes ? Oh ! le vain épouvantail ! Oh ! que cela est insignifiant ! Au contraire, dans le mariage libre, précisément, le danger que vous redoutez n’existera pas. Les cornes ne sont que la conséquence naturelle et, pour ainsi dire, le correctif du mariage légal, une protestation contre un lien indissoluble ; envisagées à ce point de vue, elles n’ont même rien d’humiliant… Et si jamais, chose absurde à supposer, je contractais un mariage légal, je serais enchanté de porter ces cornes dont vous avez si grand’peur ; je dirais alors à ma femme : « Jusqu’à présent, ma chère, je n’avais eu que de l’amour pour toi ; maintenant je t’estime parce que tu as su protester ! » Vous riez ? c’est parce que vous n’avez pas la force de rompre avec les préjugés ! Le diable m’emporte ! je comprends que, dans l’union légitime, il soit désagréable d’être trompé, mais c’est là l’effet misérable d’une situation qui dégrade également les deux époux. Quand les cornes se dressent ouvertement sur votre front, comme dans le mariage libre, alors elles n’existent plus, elles cessent d’avoir un sens et même de porter le nom de cornes. Au contraire, votre femme vous prouve par là qu’elle vous estime, puisqu’elle vous croit incapable de mettre obstacle à son bonheur, et trop éclairé pour vouloir tirer vengeance d’un rival. Vraiment, je pense parfois que si j’étais marié (librement ou légitimement, peu importe), et que ma femme tardât à prendre un amant, je lui en procurerais un moi-même. « Ma chère, lui dirais-je, je t’aime, mais je tiens surtout à ce que tu m’estimes, — voilà ! » Est-ce que je n’ai pas raison ?

Ces paroles firent à peine rire Pierre Pétrovitch ; sa pensée était ailleurs, et il se frottait les mains d’un air soucieux. André Séménovitch se rappela plus tard la préoccupation de son ami…