Croquis honnêtes/3

La bibliothèque libre.
Gangloff (p. 10-16).

Les Sœurs sont là !

Les pauvres malades de l’hôpital se croient au foyer paternel : ils se sentent chez eux. Une délicate et attentive tendresse les enveloppe et les soutient. C’est ainsi qu’autrefois leurs mères pansaient leurs blessures d’enfants ; c’est la même douceur et le même sourire. Le lit est blanc et tout propret sur le mur pend l’image de Celui qui a tant souffert pour les hommes, et cette image instruit nos malades autant qu’elle les console. Plus ils souffrent, plus ils la regardent. Ce n’est partout que confiance, résignation et paix. Les Sœurs sont là.

La bataille est terminée, l’ennemis est en fuite, les ambulances sont pleines. Dans le vif des chairs, les chirurgiens font entrer le froid de l’acier. D’horribles hurlements sortent des bouches affolées. À toute minute, de nouvelles civières apportent d’autres blessés, d’autres mourants. Le sang coule à flots, et l’on entend partout des cris déchirants « Ma femme ! mes enfants ma mère ! » Mais soudain on aperçoit les cornettes blanches, et l’espoir rentre au cœur des plus désespères. Elles se penchent sur les amputés qui sont immobiles et pâles elles rajustent leurs bandages ; elles les couchent comme on couche un petit enfant ; elles leur mettent la tête plus haute ; elles leur font boire tout doucement la potion qui va les endormir elles leur parlent du pays, de la famille, de Dieu. Le silence se fait peu à peu, et l’ambulance ne ressemble plus qu’à un dortoir. Tout repose, tout espère. Les Sœurs sont là.

L’épidémie a envahi la ville immense ; l’épouvante est universelle. Hier vingt morts et dix mille départs. Les magistrats eux-mêmes perdent la tête, et il en est, hélas ! qui donnent le signal de la fuite. Sur les places publiques brûlent d’énormes brasiers dont la lueur rougeâtre éclaire lugubrement des fronts mornes et des visages effrayés. On n’écoute plus la voix des médecins qui répètent partout à haute voix : « L’épidémie recule ; ce n’est rien. » On ne les croit pas, on ne croit plus qu’à la peur, et l’on prend le galop. Six, sept corbillards passent à la file et augmentent encore les terreurs populaires. Les pauvres, qui ne peuvent partir, pleurent et sanglotent en jetant les yeux sur leurs petits enfants. Il n’est personne qui ne devienne égoïste jusqu’à la férocité. La consternation est générale, elle est incurable. Incurable ? non, car voici venir le bataillon de Saint-Vincent, qui attaque bravement les quartiers ravagés par le fléau. Elles disent que ce ne sera rien, et on les croit, elles. Elles racontent les autres choléras qui étaient, disent-elles, bien autrement graves ; elles prétendent que celui-ci est « pour rire », et on les croit toujours. Elles distribuent leurs petites fioles, donnent partout de sages conseils, rassurent, consolent, fortifient et sauvent. C’en est fait le fléau est vaincu. Les Sœurs sont là.

Le père est mort, la mère est morte. Six orphelins en haillons, hâves, hébétés, la mort sur le visage. Ils sont debout, collés les uns contre les autres, la tête basse et les yeux rouges, au milieu du bouge infect. Ils pleurent sans savoir pourquoi ; ils n’ont pas mangé depuis hier. C’est à qui les fuira, pour n’avoir pas la tentation de les secourir. « Heureusement pour les pauvres, il y a des pauvres ; » mais décidément, ceux-là feraient peur aux plus misérables, et il ne leur reste plus qu’à rejoindre le père et la mère où ils sont allés, là-haut… La porte du taudis s’ouvre soudain, et il y entre, comme un rayon, deux visiteuses en robes grises. Les orphelins regardent ces nouvelles venues avec je ne sais quel effarement inquiet ; mais leur inquiétude ne sera pas de longue durée. Voici qu’elles caressent ces pauvrets, et qu’elles leur parlent avec le timbre d’or de leur très douce voix. Le plus petit est le premier qui ose leur sourire, et il se jette dans leurs bras ; mais les autres sont bien vite conquis. Ils sentent qu’ils sont sauvés, qu’ils vivront, que quelqu’un les aime. Les Sœurs sont là.

Il va mourir, cet homme qui, depuis cinquante ans, a déclaré la guerre à Dieu. Il va mourir et n’a rien perdu de sa rage folle contre le Christ, contre l’Église, contre le Prêtre. Jusque dans son agonie, ce Voltaire épileptique écume contre la Vérité. Seules, les saintes filles qui veillent à son chevet ne désespèrent pas du salut de ce forcené. Ce n’est pas à coups de raisonnement et de science, mais par l’effet certain d’une patience et d’une bonté véritablement héroïques qu’elles triompheront d’une telle résistance, et finiront par jeter ce révolté, absous et joyeux, dans les bras de Dieu qui l’attendent. Les Sœurs sont là.