Croquis honnêtes/55

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Gangloff (p. 177-181).

Seul.

Vous vous rappelez sans doute le magnifique tableau de Detaille, qui a été légitimement considéré comme la plus belle œuvre du Salon de 1890 ; vous vous rappelez ce superbe officier de l’artillerie de la Garde, monté sur un grand cheval noir, et criant à ses canonniers : « En batterie ! »

Je le vois encore, ce groupe qui fut alors si regardé. On ne savait vraiment, au premier coup d’œil, ce qu’il fallait admirer le plus vivement : l’homme ou la bête. Il était si beau, ce cheval aux narines fumantes, aux petits frissons qui ondulaient sur ses muscles puissants, aux cabrements si vigoureux, à l’emportement si enflammé. C’était vraiment le cheval du livre de Job, celui qui dit : « Allons ! »

Mais, à la réflexion, l’homme était l’objet d’une admiration de meilleur aloi. La bête, ici comme ailleurs, n’est en effet guidée que par un instinct, et l’homme. est mû par un principe. Ce beau cavalier remplit un devoir. Son pays est menacé : il le défend. Il a fait des serments il les tient. Parmi ses soldats, il en est un là-bas qui tient je ne sais quel morceau d’étoffe au bout d’un bâton : mais cette « loque », c’est le résumé vivant de la patrie aimée : il salue le Drapeau et s’apprête à mourir. « En batterie, en avant ! »

Voici maintenant un autre tableau, et qui forme avec celui de Detaille le contraste le plus frappant… et le plus douloureux.

L’artilleur de Detaille, c’est l’enthousiasme avant le combat ; le second tableau, que nous allons faire passer sous vos yeux, c’est l’héroïsme après la bataille. Et l’héroïsme est plus beau, l’héroïsme est plus grand que l’enthousiasme.

Donc, le voilà seul, tout seul, le capitaine qui criait ce matin : « En avant » à pleine bouche. Tous les hommes de sa batterie sont morts ; son beau cheval noir est mort et est tombé au fond du ravin, là-bas. Seul, il est seul.

Mais il ne désespère pas, et fait face, seul, à l’ennemi.

C’est là, c’est surtout là, c’est dans la défaite et la douleur, c’est dans ces suprêmes épreuves que l’homme est mille et mille fois au-dessus de la bête, avec laquelle certaine école n’a pas craint de le comparer. Honte à cette école !

Ce soldat, qui reste seul et sait mourir, est pour nous d’un grand exemple.

Apprenons de lui à ne jamais désespérer et, si grande que se fasse la solitude autour de nous, affermissons notre courage et relevons la tête.

C’est ce que j’ai eu parfois l’occasion de dire à nos catholiques de France, qui se découragent à l’excès et qui, pourtant, ne sont pas « seuls ».

Nous avons tout, même le nombre.

Debout donc, mes frères, et luttons ;

Et ne méritons pas qu’on nous jette à la tête le mot terrible de Montalembert : Les catholiques de notre époque ont en France une fonction qui leur est propre : le sommeil. »