Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre VII/II

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J. Hetzel (1p. 186-212).
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II

Premier voyage : La Grande-Canarie. — Gomère. — Variation magnétique. — Symptômes de révolte. — Terre, terre ! — San-Salvador. — Prise de possession. — Conception. — Fernandina ou Grande-Exuma. —Isabelle ou île Longue. — Les Mucaras. — Cuba. — Description de l’île. — Archipel de Notre-Dame. — Ile Espagnole ou Saint-Domingue. — Ilot de la Tortue. — Le cacique à bord de la Santa-Maria. — La caravelle de Colomb s’échoue et ne peut être renflouée. — Ilot Monte-Cristi. — Retour. — Tempête. — Arrivée en Espagne. — Hommages rendus à Christophe Colomb.

Pendant la première journée de son voyage, l’Amiral — c’est le titre sous lequel les relations le désignent, — l’Amiral, portant droit au sud, fit quinze lieues avant le coucher du soleil. Donnant alors la route au sud-est, il mit le cap sur les Canaries, afin d’y réparer la Pinta dont le gouvernail s’était démonté, peut-être par le mauvais vouloir du timonier, que le voyage effrayait. Dix jours plus tard, Christophe Colomb mouillait devant la Grande-Canarie, où il réparait l’avarie de la caravelle. Dix-neuf jours après, il jetait l’ancre devant Gomère, dont les habitants lui confirmèrent l’existence « l’une terre inconnue dans l’ouest de l’archipel.

Christophe Colomb ne quitta pas cette île avant le 6 septembre. Il avait reçu avis que trois navires portugais l’attendaient au large avec l’intention de lui couper la route. Mais, sans tenir compte de cet avertissement, il mit à la voile, évita habilement la rencontre de ses ennemis, donna la direction exactement à l’ouest, et perdit enfin toute terre de vue.

Pendant le cours de son voyage, l’Amiral eut le soin de cacher à ses compagnons la véritable distance du chemin parcouru chaque jour ; il l’amoindrissait sur ses relevés quotidiens, afin de ne pas effrayer davantage ses matelots, en leur faisant connaître l’éloignement réel des terres de l’Europe. Chaque jour aussi, il observait attentivement ses boussoles, et c’est à lui qu’on doit certainement la découverte de la variation magnétique, dont il tint compte dans ses calculs. Mais ses pilotes s’inquiétaient fort en voyant ces boussoles « nord-ouester », suivant leur expression.

Le 14 septembre, les matelots de la Nina aperçurent une hirondelle et un paille-en-queue. La présence de ces oiseaux pouvait indiquer l’existence de terres rapprochées, car ils ne s’éloignent pas, ordinairement, à plus de vingt-cinq lieues en mer. La température était très-douce, le temps magnifique. Le vent soufflait de l’est et poussait les caravelles dans une direction favorable. Mais précisément cette persistance des vents d’est effrayait la plupart des marins, qui voyaient dans cette persistance même, si propice à l’aller, un obstacle au retour.

Le 16 septembre, on rencontra quelques touffes de varech encore fraîches, que le flot berçait. Mais la terre ne se montrait pas. Ces herbes provenaient vraisemblablement de roches sous-marines, et non des rivages d’un continent. Le 17, trente-cinq jours après le départ de l’expédition, on vit fréquemment des herbes flotter à la surface de la mer ; sur un de ces paquets herbeux, se trouvait même une écrevisse vivante, ce qui était un symptôme de la proximité des côtes.

Pendant les jours suivants, un grand nombre d’oiseaux, des fous, des paille-en-queue, des hirondelles de mer, volèrent autour des caravelles. Colomb se fondait sur la présence de ces oiseaux pour rassurer ses compagnons, qui commençaient à s’effrayer beaucoup de ne rencontrer aucune terre, après six semaines de traversée. Pour lui, il montrait une grande assurance, mettant toute sa confiance en Dieu. Il adressait souvent aux siens d’énergiques paroles, et, chaque soir, il les conviait à chanter le Salve Regina ou quelque autre hymne à la Vierge. À la parole de cet homme héroïque, si grand, si sûr de lui-même, si supérieur à toutes les faiblesses humaines, les équipages reprenaient courage et allaient en avant.

On pense bien. que les matelots et les officiers des caravelles dévoraient du regard cet horizon de l’ouest vers lequel ils se dirigeaient. Tous avaient un intérêt pécuniaire à signaler le continent nouveau, car, au premier qui le découvrirait, le roi Ferdinand avait promis une somme de dix mille maravédis, qui font environ huit mille francs de notre monnaie.

Les derniers jours du mois de septembre furent animés par la présence d’un certain nombre de pétrels, de frégates, de damiers, grands oiseaux volant souvent par couple, ce qui démontrait qu’ils n’étaient point égarés. Aussi Christophe Colomb soutenait-il avec une inébranlable conviction que la terre ne pouvait être éloignée.

Le 1er octobre, l’Amiral annonça à ses compagnons qu’ils avaient fait cinq cent quatre-vingt quatre lieues dans l’ouest depuis l’île de Fer. En réalité, la distance parcourue par les caravelles était supérieure à sept cents lieues, et Christophe Colomb le savait bien, mais il persistait à dissimuler la vérité à cet égard.

Le 7 octobre, les équipages de la flottille furent mis en émoi par des décharges de mousqueterie qui partaient de la Nina. Les commandants, les deux frères Pinzon, croyaient avoir aperçu la terre. Mais on reconnut bientôt qu’ils s’étaient trompés. Cependant, comme ils affirmaient avoir vu des perroquets voler dans la direction du sud-ouest, l’Amiral consentit à modifier sa route de quelques points vers le sud. Or, cette modification eut des conséquences heureuses pour l’avenir, car, en continuant de courir droit à l’ouest, les caravelles auraient été donner contre le grand banc de Bahama et s’y seraient probablement mises en perdition.

Cependant, la terre si ardemment désirée, n’apparaissait pas. Chaque soir, le soleil, descendant sur l’horizon, se plongeait derrière une interminable ligne d’eau. Les trois équipages, plusieurs fois victimes d’une illusion d’optique, commençaient à murmurer contre Colomb, « un Génois, un étranger », qui les avait entraînés si loin de leur patrie. Quelques symptômes de révolte se manifestèrent à bord, et, le 10 octobre, les matelots déclarèrent qu’ils n’iraient pas plus loin.

Ici, des historiens un peu fantaisistes, qui ont raconté le voyage de Christophe Colomb, parlent de scènes graves dont sa caravelle aurait été le théâtre. Suivant eux, sa vie eût été menacée par les révoltés de la Santa-Maria. Ils disent aussi qu’à la suite de ces récriminations et par une sorte de transaction, trois jours de répit auraient été accordés à l’Amiral, après lesquels, si la terre ne s’était pas montrée, la flotte devait reprendre la route de l’Europe. On peut affirmer que ces récits sont des contes dus à l’imagination des romanciers du temps. Rien dans les relations mêmes de Colomb ne peut permettre d’y ajouter foi. Mais il est convenable de les rapporter, car il ne faut rien omettre de ce qui touche le navigateur génois, et un peu de légende ne messied pas à cette grande figure de Christophe Colomb.

Quoi qu’il en soit, on murmurait à bord des caravelles, le fait n’est pas douteux, mais les équipages, relevés par les paroles de l’Amiral, par son énergique attitude en face de l’inconnu, ne se refusaient pas à la manœuvre.

Le 11 octobre, l’Amiral remarqua le long de sa caravelle un roseau encore vert, qui flottait sur une mer assez grosse. En même temps, l’équipage de la Pinta hissait à son bord un autre roseau, une planchette et un petit bâton qui paraissait avoir été taillé avec un instrument de fer. La main de l’homme avait évidemment laissé sa marque sur ces épaves. Presque au même moment, les hommes de la Nina apercevaient une branche d’épine à fleurs. Ce dont tous les esprits furent très-réjouis. On ne pouvait mettre en doute la proximité de la côte.

La nuit enveloppa alors la mer. La Pinta, la meilleure voilière de la flottille, tenait la tête. Déjà Christophe Colomb lui-même et un certain Rodrigo Sanchez, contrôleur de l’expédition, croyaient avoir observé une lumière qui se déplaçait dans les ombres de l’horizon, quand le matelot Rodrigo, de la Pinta, fit entendre ce cri : « Terre ! terre ! »

Que dut-il se passer à ce moment dans l’âme de Colomb ? Jamais homme, depuis l’apparition de la race humaine sur terre, éprouva-t-il une émotion comparable à celle que ressentit alors le grand navigateur ? Peut-être même est-il permis d’assurer que l’œil qui découvrit le premier ce nouveau continent fut celui de l’Amiral ? Mais peu importe : la gloire de Colomb, ce n’est pas d’être arrivé, c’est d’être parti.

Ce fut à deux heures de la nuit que la terre fut réellement reconnue. Les caravelles n’en étaient pas éloignées de deux heures. Tous les équipages entonnèrent d’une voix émue le Salve Regina.

Aux premiers rayons du soleil, on vit une petite île à deux lieues sous le vent. Elle faisait partie du groupe des Bahama. Colomb la nomma San-Salvador, et aussitôt, se mettant à deux genoux, il commença à dire, avec saint Ambroise et saint Augustin : « Te Deum laudamus, te Dominum confitemur. »

En ce moment, des naturels, entièrement nus, parurent sur la côte nouvelle. Christophe Colomb descendit dans sa chaloupe avec Alonzo et Yanez Pinzon, le contrôleur Rodrigo, le secrétaire Descovedo et quelques autres. Il accosta la terre, tenant à la main la bannière royale, tandis que les deux capitaines portaient la bannière de la croix verte sur laquelle s’entrelaçaient les chiffres de Ferdinand et d’Isabelle. Puis, l’Amiral prit solennellement possession de l’île au nom du roi et de la reine d’Espagne, et fit dresser procès-verbal de ces actes.

Pendant cette cérémonie, les indigènes entouraient Colomb et ses compagnons. Voici en quels termes, rapportés par M. Charton, d’après le récit même de Colomb, cette scène est racontée :

« Désirant leur inspirer (aux indigènes) de l’amitié pour nous, et persuadé, en les voyant, qu’ils se confieraient mieux à nous, et qu’ils seraient mieux disposés à embrasser notre sainte foi si nous usions de douceur pour les persuader, plutôt que si nous avions recours à la force, je fis donner à plusieurs d’entre eux des bonnets de couleur et des perles de verre qu’ils mirent à leur cou. J’ajoutai différentes autres choses de peu de prix ; ils témoignèrent une véritable joie, et ils se montrèrent si reconnaissants que nous en fûmes émerveillés. Quand nous fûmes sur les embarcations, ils vinrent à la nage vers nous, pour nous offrir des perroquets, des pelotes de fil de coton, des zagaies et beaucoup d’autres choses : en échange, nous leur donnâmes des petites perles de verre, des grelots et d’autres objets. Ils nous donnaient tout ce qu’ils avaient. Mais ils me parurent très-pauvres de toute manière. Les hommes et les femmes sont nus comme au sortir du sein de leur mère. Parmi ceux que nous vîmes, une seule femme était assez jeune, et aucun des hommes n’était âgé de plus de trente ans. Du reste, ils étaient bien faits, beaux de corps et agréables de figure. Leurs cheveux, gros comme des crins de queue de cheval, tombaient devant jusque sur leurs sourcils ; par derrière il en pendait une longue mèche qu’ils ne coupent jamais. Il y en a quelques-uns qui se peignent d’une couleur noirâtre ; mais naturellement ils sont de la même couleur que les habitants des îles Canaries. Ils ne sont ni noirs ni blancs ; y en a aussi qui se peignent en blanc, ou en en rouge, ou avec toute autre couleur, soit le corps entier, soit seulement la figure, ou les yeux, ou seulement le nez. Ils n’ont pas d’armes comme les nôtres et ne savent même pas ce que c’est. Quand je leur montrai des sabres, ils les prenaient par le tranchant et se coupaient les doigts. Ils n’ont pas de fer. Leurs zagaies sont des bâtons. La pointe n’est pas en fer ; mais quelquefois une dent de poisson ou quelque autre corps dur. Ils ont de la grâce dans leurs mouvements. Comme je remarquai que plusieurs avaient des cicatrices par le corps, je leur demandai, à l’aide de signes, comment ils avaient été blessés, et ils me répondirent, de la même manière, que des habitants des îles voisines venaient les attaquer pour les prendre, et qu’eux se défendaient. Je pensai et je pense encore qu’on vient de la terre ferme pour les faire prisonniers et esclaves ; ils doivent être des serviteurs fidèles et d’une grande douceur. Ils ont de la facilité à répéter vite ce qu’ils entendent. Je suis persuadé qu’ils se convertiraient au christianisme sans difficulté, car je crois qu’ils n’appartiennent à aucune secte. »

Lorsque Christophe Colomb retourna à son bord, un certain nombre de ces naturels suivit son embarcation à la nage. Le lendemain, qui était le 13 octobre, les naturels revinrent en foule autour des caravelles. Ils montaient de vastes pirogues taillées dans un tronc d’arbre, et dont quelques-unes pouvaient contenir quarante hommes ; il les dirigeaient au moyen d’une sorte de pelle de boulanger. Plusieurs de ces sauvages portaient de petites plaques d’or suspendues à la cloison du nez. Ils paraissaient fort surpris de l’arrivée de ces étrangers, et pensaient vraisemblablement que ces hommes blancs étaient tombés du ciel. C’est avec respect et curiosité qu’ils touchaient les vêtements des Espagnols, les prenant sans doute pour un plumage naturel. L’habit écarlate de l’Amiral excita surtout leur admiration. Il était évident qu’ils considéraient Colomb comme un perroquet d’une espèce supérieure. D’ailleurs, ils le reconnurent immédiatement pour le chef des étrangers.

Christophe Colomb et les siens visitèrent alors cette île nouvelle de San-Salvador. Ils ne pouvaient se lasser d’admirer son heureuse situation, ses magnifiques ombrages, ses eaux courantes, ses verdoyantes prairies. La faune y était peu variée. Les perroquets, au plumage chatoyant, abondaient sous les arbres et représentaient à eux seuls l’ordre des oiseaux. San-Salvador formait un plateau peu accidenté ; un petit lac en occupait la partie centrale ; aucune montagne n’en accidentait le sol. Cependant San-Salvador devait renfermer de grandes richesses minérales, puisque ses habitants portaient des ornements d’or. Mais ce précieux métal était-il tiré des entrailles de l’île ?

L’Amiral interrogea l’un de ces indigènes, et, par signes, il parvint à comprendre qu’en tournant l’île, et en naviguant vers le sud, il découvrirait une contrée dont le roi possédait de grands vases d’or et d’immenses richesses. Le lendemain, au point du jour, Christophe Colomb donna à ses caravelles l’ordre d’appareiller, et il se dirigea vers le continent indiqué, qui, suivant lui, ne pouvait être que Cipango.

Il faut faire ici une observation très importante, car elle résulte de l’état des connaissances géographiques à cette époque : c’est que Colomb se croyait arrivé aux terres d’Asie. Cipango est le nom que Marco Polo donne au Japon. Cette erreur de l’Amiral, partagée par tous ses compagnons, il faudra bien des années pour la reconnaître, et, ainsi que nous l’avons dit déjà, le grand navigateur après quatre voyages successifs aux îles, mourra sans savoir qu’il a découvert un nouveau monde. Il est hors de doute que les marins de Colomb, et Colomb lui-même, s’imaginaient avoir rencontré, dans cette nuit du 12 octobre 1492, soit le Japon, soit la Chine, soit les Indes. C’est ce qui explique comment l’Amérique porta si longtemps le nom d’« Indes occidentales », et pourquoi les naturels de ce continent sont encore désignés sous la dénomination générale d’« Indiens », au Brésil et au Mexique aussi bien qu’aux États-Unis.

Christophe Colomb songeait donc uniquement à atteindre les rivages du Japon. Il côtoya San-Salvador de manière à explorer sa partie occidentale. Les indigènes, accourant sur le rivage, lui offraient de l’eau et du cassave, sorte de pain fabriqué avec une racine nommée « yucca ». Plusieurs fois, l’Amiral débarqua sur différents points de la côte, et, il faut bien l’avouer, manquant aux devoirs de l’humanité, il fit enlever quelques Indiens dans l’intention de les conduire en Espagne. Ces malheureux, on commençait déjà à les arracher à leur pays, on ne devait pas tarder à les vendre ! Enfin, les caravelles, perdant de vue San-Salvador, s’aventurèrent en plein Océan.

Le destin avait favorisé Christophe Colomb en le conduisant ainsi au milieu de l’un des plus beaux archipels du monde entier. Toutes ces nouvelles terres qu’il allait découvrir, c’était comme un écrin d’îles précieuses dans lesquelles il n’avait qu’à puiser à pleines mains.

Le 15 octobre, au coucher du soleil, la flottille jeta l’ancre près de la pointe ouest d’une seconde île, qui fut nommée Conception, et qu’une distance de cinq lieues seulement séparait de San-Salvador. Le lendemain, l’Amiral accosta ce rivage avec des embarcations armées et préparées contre toute surprise. Les naturels, appartenant à la même race que ceux de San-Salvador, firent très-bon accueil aux Espagnols. Mais un vent du sud-est s’étant levé, Colomb rallia la flottille, et s’avançant encore de neuf lieues dans l’ouest, il découvrit une troisième île, à laquelle il donna le nom de Fernandina. C’est actuellement la Grande-Exuma.

Toute la nuit on resta en panne, et le lendemain, 17 octobre, de grandes pirogues vinrent entourer les caravelles. Les rapports avec les naturels étaient excellents. Les sauvages échangeaient paisiblement des fruits et de petites pelotes de coton pour des perles de verre, des tambours de basque, des aiguilles qui les séduisaient beaucoup, et de la mélasse dont ils se montraient très-friands. Ces indigènes de Fernandina, plus vêtus que leurs voisins de San-Salvador, étaient aussi plus civilisés ; ils habitaient des maisons faites en forme de pavillons et pourvues de hautes cheminées ; ces cases étaient fort propres à l’intérieur et très-bien entretenues. La côte occidentale de l’île, profondément échancrée, eût ouvert à cent vaisseaux un port large et magnifique.

Mais Fernandina n’offrait pas aux Espagnols ces richesses qu’ils convoitaient et qu’ils désiraient tant rapporter en Europe ; les mines d’or manquaient à ce sol. Cependant, les naturels, embarqués à bord de la flottille, parlaient toujours d’une île plus grande, située dans le sud et nommée Samoeto, sur laquelle on récoltait le précieux métal. Colomb mit donc le cap suivant la direction indiquée. Le vendredi 19 octobre, il mouilla pendant la nuit près de cette Samoeto, qu’il appela Isabelle, et qui est l’île Longue des cartes modernes.

A en croire les indigènes de San-Salvador, on devait trouver dans cette île un roi dont la puissance était grande ; mais l’Amiral l’attendit vainement pendant quelques jours ; ce grand personnage ne se montra pas. L’île Isabelle offrait un aspect délicieux avec ses lacs limpides et ses épaisses forêts. Les Espagnols ne se lassaient pas d’admirer ces essences nouvelles dont la verdure étonnait justement des yeux européens. Les perroquets volaient par troupes innombrables sous les arbres touffus, et de gros lézards très-vivaces, des iguanes sans doute, se glissaient prestement à travers les hautes herbes. Les habitants de l’île, qui s’étaient enfuis d’abord à la vue des Espagnols, se familiarisèrent bientôt et trafiquèrent des productions de leur sol.

Cependant, Christophe Colomb n’abandonnait pas son idée d’arriver aux terres du Japon. Les indigènes lui ayant indiqué dans l’ouest une grande île peu éloignée, qu’ils nommaient Cuba, l’Amiral supposa qu’elle devait faire partie du royaume de Cipango, et il ne douta pas d’atteindre avant peu la ville de Quinsay, autrement dite Hang-tcheou-fou, qui fut autrefois la capitale de la Chine.

C’est pourquoi, dès que les vents le permirent, la flottille leva l’ancre. Le jeudi 25 octobre, on eut connaissance de sept ou huit îles échelonnées sur une seule ligne, probablement les Mucaras. Christophe Colomb ne s’y arrêta pas, et le dimanche il arriva en vue de Cuba. Les caravelles mouillèrent dans un fleuve auquel les Espagnols donnèrent le nom de Saint-Sauveur ; puis, après une courte relâche, reprenant leur navigation vers le couchant, elles entrèrent dans un port situé à l’embouchure d’un grand fleuve, et qui devint plus tard le port de las Nuevitas del Principe.

Des palmiers nombreux croissaient sur les rivages de l’île, et leurs feuilles étaient si larges qu’une seule suffisait à couvrir les cabanes des naturels. Ceux-ci avaient pris la fuite à l’approche des Espagnols, qui trouvèrent sur la plage des espèces d’idoles à figure de femme, des oiseaux apprivoisés, des ossements d’animaux, des chiens muets et des instruments de pêche. Les sauvages de Cuba furent attirés par les moyens ordinaires, et ils firent des échanges avec les Espagnols.

Christophe Colomb se crut en terre ferme, et à quelques lieues à peine de Hang-tcheou fou. Et cette idée était tellement enracinée dans son esprit et dans celui de ses officiers qu’il s’occupa d’envoyer des présents au grand khan de la Chine. Le 2 novembre, il chargea un gentilhomme de son bord et un juif, parlant l’hébreu, le chaldéen et l’arabe, de se rendre auprès de ce monarque indigène. Les ambassadeurs, munis de colliers de perles, et auxquels on accorda six jours pour remplir leur mission, se dirigèrent vers les contrées de l’intérieur du prétendu continent.

Entre temps, Christophe Colomb remonta pendant deux lieues environ un beau fleuve qui coulait sous l’ombrage de grands bois odoriférants. Les habitants faisaient des échanges avec les Espagnols, et indiquaient fréquemment un endroit nommé Bohio, dans lequel l’or et les perles se trouvaient en abondance. Ils ajoutaient aussi que là vivaient des hommes à la tête de chien qui se nourrissaient de chair humaine.

Les envoyés de l’Amiral revinrent au port le 6 novembre, après quatre jours d’absence. Deux journées de marche avaient suffi pour les mener à un village composé d’une cinquantaine de huttes, dans lequel ils furent accueillis avec de grandes démonstrations de respect. On leur baisait les pieds et les mains ; on les prenait pour des dieux descendus du ciel. Entre autres détails de mœurs, ils racontèrent que les hommes et les femmes fumaient du tabac au moyen d’un tube bifurqué, en aspirant la fumée par les narines. Ces indigènes savaient se procurer du feu en frottant vivement deux morceaux de bois l’un contre l’autre. Le coton se trouvait en grande quantité dans des maisons, disposées en forme de tentes, et l’une d’elles en renfermait près de onze mille livres. Quant au grand khan, ils n’en virent pas l’ombre.

Signalons ici une seconde erreur commise par Christophe Colomb, erreur dont les conséquences, suivant Irving, changèrent toute la série de ses découvertes. Colomb, se croyant sur les côtes de l’Asie, regardait logiquement Cuba comme faisant partie du continent. Dès lors il ne songea plus à en faire le tour, et il prit la décision de revenir vers l’est. Or, s’il ne se fût pas trompé en cette occasion, s’il eût continué à suivre sa direction première, les résultats de son entreprise auraient été singulièrement modifiés. En effet, ou il eût été jeté vers la Floride, à la pointe de l’Amérique du Nord, ou il eût couru droit au Mexique. Dans ce dernier cas, au lieu de naturels ignorants et sauvages, qu’eût-il rencontré ? Ces habitants du grand empire des Aztèques, de ce royaume à demi civilisé de Montézuma. Là, il eût trouvé des villes, des armées, d’immenses richesses, et son rôle fût sans doute devenu celui de Fernand Cortez. Mais il ne devait pas en être ainsi, et l’Amiral, persévérant dans son erreur, revint vers l’est avec sa flottille, qui leva l’ancre le 12 novembre 1492.

Christophe Colomb côtoya l’île de Cuba en louvoyant ; il reconnut les deux montagnes du Cristal et du Moa ; il explora un port qu’il appela Puerto del Principe, et un archipel auquel il imposa le nom de mer de Notre-Dame. Chaque nuit, des feux de pêcheurs se montraient sur ces nombreuses îles, dont les habitants se nourrissaient d’araignées et de gros vers. Plusieurs fois les Espagnols atterrirent sur divers points de la côte, et ils y plantèrent des croix en signe de prise de possession.

Les indigènes parlaient souvent à l’Amiral d’une certaine île Babèque, où l’or était abondant. L’Amiral résolut de s’y rendre. Mais Martin-Alonzo Pinzon, le capitaine de la Pinta, dont la caravelle était la meilleure marcheuse de la flottille, prit les devants, et le 21 novembre, au lever du jour, il avait complétement disparu.

L’Amiral fut très contrarié de cette séparation, et on en trouve la preuve dans son récit, quand il dit : « Pinzon m’a dit et fait bien d’autres choses. » Il continua sa route en explorant la côte de Cuba, et découvrit la baie de Moa, la pointe du Mangle, la pointe Vaez, le port Baracoa ; mais nulle part il ne rencontra de cannibales, bien que les huttes des naturels fussent souvent ornées de crânes humains, ce dont se montrèrent très-satisfaits les indigènes embarqués à son bord.

Les jours suivants, on vit le fleuve Boma, et les caravelles, doublant la pointe de los Azules, se trouvèrent sur la partie orientale de l’île, dont elles venaient de reconnaître la côte pendant cent vingt-cinq lieues. Mais Colomb, au lieu de reprendre sa route au sud, s’écarta dans l’est, et, le 5 décembre, il eut connaissance d’une grande île que les Indiens appelaient Bohio. C’était Haïti ou Saint-Domingue.

Le soir, la Nina, sur l’ordre de l’Amiral, donna dans un port qui fut nommé Port-Marie. C’est actuellement le port Saint-Nicolas, situé près du cap de ce nom, à l’extrémité nord-ouest de l’île.

Le lendemain, les Espagnols reconnurent un très-grand nombre de caps, et un îlot appelé île de la Tortue. Les caravelles, dès qu’elles paraissaient, mettaient en fuite les pirogues indiennes. Cette île qu’elles côtoyaient paraissait très-vaste et très-haute, d’où lui vint plus tard la dénomination d’Haïti, qui signifie Terre élevée. La reconnaissance de ses rivages fut poussée jusqu’à la baie Mosquito. Les oiseaux qui voltigeaient sous les beaux arbres de l’île, ses plantes, ses plaines, ses collines, rappelaient au souvenir les paysages de la Castille. Aussi Christophe Colomb baptisa-t-il cette terre nouvelle du nom d’île Espagnole. Les habitants étaient très-craintifs et fort défiants ; on ne pouvait établir aucune relation avec eux ; ils fuyaient à l’intérieur. Toutefois, quelques matelots parvinrent à s’emparer d’une femme qu’ils conduisirent à bord. Elle était jeune et assez jolie. L’Amiral lui donna des bagues, des perles, et un habillement dont elle avait absolument besoin ; enfin il la traita généreusement et il la renvoya à terre.

Ces bons procédés eurent pour résultat d’apprivoiser les naturels, et, le lendemain, neuf matelots bien armés, s’étant aventurés jusqu’à quatre lieues dans les terres, furent reçus avec respect. Les indigènes accouraient en foule au-devant d’eux et leur offraient toutes les productions du sol. Ces matelots revinrent enchantés de leur excursion. L’intérieur de l’île leur avait paru riche en cotonniers, en aloès, en lentisques et un beau fleuve, qui fut nommé plus tard le fleuve des Trois-Rivières, y déroulait ses eaux limpides.

Le 15 décembre, Colomb remit à la voile, et le vent le porta vers l’îlot de la Tortue, où il remarqua un cours d’eau navigable et une vallée si belle qu’il lui donna le nom de Vallée du Paradis. Le lendemain, en louvoyant dans un golfe profond, il aperçut un Indien qui manœuvrait habilement un petit canot, malgré la violence du vent. Cet Indien fut invité à venir à bord ; Colomb le combla de présents, puis il le débarqua à un port de l’île Espagnole, qui est devenu le port de la Paix.

Ces bons traitements rallièrent à l’Amiral tous les indigènes, et, depuis ce jour, ils vinrent en grand nombre au-devant des caravelles. Leur roi les accompagnait. C’était un jeune homme de vingt ans, bien constitué, vigoureux, avec un certain embonpoint. Il allait nu comme ses sujets et sujettes, qui lui témoignaient beaucoup de respect, mais sans aucune nuance d’humilité. Colomb lui fit rendre les honneurs dus à un souverain et en reconnaissance de ses procédés, ce roi, ou plutôt ce cacique, apprit à l’Amiral que les provinces de l’est regorgeaient d’or.

Le lendemain, un autre cacique vint mettre à la disposition des Espagnols tous les trésors de son pays. Il assista à la fête de Sainte-Marie que Colomb fit célébrer avec pompe sur son navire, qui avait été pavoisé pour la circonstance. Le cacique fut admis à la table de l’Amiral et fit honneur au repas ; après avoir goûté différents mets et différentes boissons, il envoyait les gobelets et les plats aux gens de sa suite. Ce cacique avait bon air ; il parlait peu et se montrait fort civil. Le repas terminé, il offrit quelques minces feuilles d’or à l’Amiral. Celui-ci lui présenta des pièces de monnaie sur lesquelles étaient gravés les portraits de Ferdinand et d’Isabelle, et, après lui avoir exprimé par signes qu’il s’agissait des plus puissants princes de la terre, il fit déployer en présence du roi indigène les bannières royales de la Castille. La nuit venue, le cacique se retira fort satisfait, et des salves d’artillerie saluèrent son départ.

Le jour suivant, les hommes de l’équipage plantèrent une grande croix au milieu de la bourgade, et quittèrent cette côte hospitalière. En sortant du golfe formé par l’île de la Tortue et l’île Espagnole, on découvrit plusieurs ports, caps, baies et rivières, à la pointe Limbé, une petite île qui fut nommée Saint-Thomas, enfin un très-vaste port, sûr et abrité, caché entre l’île et la baie d’Acul, et auquel donnait accès un canal entouré de hautes montagnes couvertes d’arbres.

L’Amiral débarquait souvent sur la côte. Les naturels l’accueillaient comme un envoyé du ciel et l’invitaient à demeurer parmi eux. Colomb leur prodiguait les grelots, les bagues de laiton, les grains de verre et autres bimbeloteries qu’ils prisaient fort. Un cacique nommé Guacanagari, souverain de la province du Marien, envoya à Colomb une ceinture ornée d’une figure d’animal à grandes oreilles, dont la langue et le nez étaient faits d’or battu. L’or paraissait être abondant dans l’île, et les naturels en apportèrent bientôt une certaine quantité. Les habitants de cette partie de l’île Espagnole semblaient supérieurs par l’intelligence et la beauté. Suivant l’opinion de Colomb, la peinture rouge, noire ou blanche dont ils enduisaient leur corps servait surtout à les préserver contre les atteintes du soleil. Les maisons de ces indigènes étaient jolies et bien construites. Lorsque Colomb les interrogeait sur le pays qui produisait de l’or, ces indigènes indiquaient vers l’est une contrée qu’ils nommaient Cibao, dans laquelle l’Amiral s’obstinait à voir le Cipango du Japon.

Le jour de Noël, un grave accident survint à la caravelle de l’Amiral. C’était la première avarie de cette navigation jusque-là si heureuse. Un timonier inexpérimenté tenait la barre de la Santa-Maria pendant une excursion hors du golfe de Saint-Thomas ; la nuit venue, il se laissa prendre par des courants qui le jetèrent sur des roches. La caravelle toucha et son gouvernail fut engagé. L’Amiral, réveillé au choc, accourut sur le pont. Il ordonna d’établir une ancre à l’avant, afin de se touer et de relever son navire. Le maître et quelques matelots chargés de l’exécution de cet ordre sautèrent dans la chaloupe ; mais, pris de frayeur, ils s’enfuirent à toutes rames du côté de la Nina.

Cependant, la marée baissait. La Santa-Maria s’engravait de plus en plus. Il fallut couper ses mâts pour l’alléger, et bientôt il devint urgent de transporter son équipage à bord de sa conserve. Le cacique Guacanagari, comprenant la fâcheuse situation de la caravelle, accourut avec ses frères, ses parents qu’accompagnaient un grand nombre d’Indiens, et il aida à décharger le bâtiment. Grâce à ses soins, pas un objet de la cargaison ne fut détourné, et pendant toute la nuit, des indigènes armés firent bonne garde autour des dépôts de provisions.

Le lendemain, Guacanagari se rendit à bord de la Nina, afin de consoler l’Amiral, et il mit toutes ses richesses à sa disposition. En même temps, il lui offrait une collation composée de pain, de chevrettes, de poissons, de racines et de fruits. Colomb, ému de ces témoignages d’amitié, forma le projet de fonder un établissement sur cette île. Il s’attacha donc à gagner les Indiens par ses présents et ses caresses ; puis, voulant aussi leur donner une idée de sa puissance, il fit décharger une arquebuse et un espingard, dont la détonation effraya beaucoup ces pauvres gens.

Le 26 décembre, les Espagnols commencèrent la construction d’une forteresse sur cette partie de la côte. L’intention de l’Amiral était d’y laisser un certain nombre d’hommes, approvisionnés de pain, de vin, de graines pour un an, et de leur abandonner la chaloupe de la Santa-Maria. Les travaux furent poussés activement.

Ce jour-là, on eut des nouvelles de la Pinta, qui s’était séparée de la flottille depuis le 21 novembre ; elle était ancrée dans une rivière à l’extrémité de l’île, disaient les naturels ; mais un canot envoyé par Guacanagari revint sans avoir pu la découvrir. Ce fut alors que Colomb, ne voulant pas continuer ses explorations dans les conditions où il se trouvait, et réduit à une seule caravelle depuis la perte de la Santa-Maria qui n’avait pu être renflouée, résolut de revenir en Espagne, et commença ses préparatifs de départ.

Le 2 janvier, Colomb donna au cacique le spectacle d’une petite guerre dont ce roi et ses sujets se montrèrent très-émerveillés. Puis, il fit choix de trente-neuf hommes destinés à la garde de la forteresse pendant son absence et il nomma pour les commander Rodrigo de Escovedo. La plus grande partie de la cargaison de la Santa-Maria leur était abandonnée et devait leur suffire pendant plus d’un an. Parmi ces premiers colons du nouveau continent, on comptait un écrivain, un alguazil, un tonnelier, un médecin et un tailleur. Ces Espagnols avaient mission de rechercher les mines d’or, et de marquer un emplacement favorable à la fondation d’une ville.

Le 3 janvier, après de solennels adieux adressés au cacique et aux nouveaux colons, la Nina leva l’ancre et sortit du port. Bientôt on découvrit un îlot que dominait un mont très-élevé auquel on donna le nom de Monte-Cristi. Christophe Colomb prolongeait la côte depuis deux jours déjà, quand on signala l’approche de la Pinta. Bientôt son capitaine, Martin Alonzo Pinzon, vint à bord de la Nina, et tenta d’excuser sa conduite. La vérité est que Pinzon n’avait pris les devants que pour atteindre cette prétendue île de Babèque que les récits des indigènes faisaient si riche. L’Amiral voulut bien se contenter des mauvaises raisons que lui donna le capitaine Pinzon, et il apprit que la Pinta n’avait fait que côtoyer l’île Espagnole, sans avoir reconnu aucune île nouvelle.

Le 7 janvier, on s’arrêta pour aveugler une voie d’eau qui s’était déclarée dans les fonds de la Nina. Colomb profita de cette relâche pour explorer un large fleuve situé à une lieue de Monte-Cristi. Les paillettes que ce fleuve charriait lui firent donner le nom de Rivière d’Or. L’Amiral aurait voulu visiter avec plus de soin cette partie de l’île Espagnole, mais ses équipages avaient hâte de revenir, et, sous l’influence des frères Pinzon, ils commençaient à murmurer contre son autorité.

Le 9 janvier, les deux caravelles remirent à la voile et se dirigèrent vers l’est-sud-est. Elles côtoyaient ces côtes dont on baptisait les moindres sinuosités, la pointe Isabélique, le cap de la Roca, le cap Français, le cap Cabron, et enfin la baie de Samana, située à l’extrémité orientale de l’île. Là s’ouvrait un port dans lequel la flottille, retenue par les calmes, jeta l’ancre. Les premières relations avec les naturels furent excellentes ; mais elles se modifièrent subitement Les échanges cessèrent, et certaines démonstrations hostiles ne permirent plus de douter des mauvaises intentions des Indiens. En effet, le 13 janvier, les sauvages s’élancèrent à l’improviste sur les Espagnols. Ceux-ci, malgré leur petit nombre, firent bonne contenance, et, leurs armes aidant, ils mirent leurs ennemis en fuite, après quelques minutes de combat. Pour la première fois, le sang indien venait de couler sous une main européenne.

Le lendemain, Christophe Colomb retint à son bord quatre jeunes indigènes, et, malgré leurs réclamations, il mit à la voile. Ses équipages, aigris et fatigués, lui donnaient de graves ennuis, et, dans le récit de son voyage, cet homme, supérieur à toutes les faiblesses humaines et que le sort ne pouvait abattre, s’en plaint amèrement. Le 16 janvier, le voyage du retour commença véritablement, et le cap Samana, pointe extrême de l’île Espagnole, disparut à l’horizon.

La traversée fut rapide, et aucun incident ne se produisit jusqu’au 12 février. À cette date, les deux caravelles furent assaillies par une tempête terrible qui dura trois jours avec vents furieux, grosses vagues et éclairs du nord-nord-est. Trois fois les marins épouvantés firent vœu de pèlerinage à Sainte-Marie de Guadalupe, à Notre-Dame de Lorette et à Sainte-Claire de Moguer. Enfin tout l’équipage jura d’aller prier, pieds nus et en chemise, dans une église dédiée à Notre-Dame.

Cependant la tempête redoublait. L’Amiral, craignant une catastrophe, écrivit rapidement sur un parchemin le résumé de ses découvertes, avec prière à celui qui le trouverait de le faire parvenir au roi d’Espagne ; puis, enfermant ce document entouré de toile cirée dans un baril de bois, il le fit jeter à la mer.

Au lever du soleil, le 15 février, l’ouragan s’apaisa, les deux caravelles, séparées par la tempête, se rejoignirent, et, trois jours après, elles mouillaient à l’île Sainte-Marie, l’une des Açores. Aussitôt, l’Amiral s’occupa d’accomplir les vœux formés pendant l’orage ; il envoya donc la moitié de ses gens à terre ; mais ceux-ci furent retenus prisonniers par les Portugais, qui ne les rendirent que cinq jours plus tard, sur les réclamations énergiques de Colomb.

L’Amiral reprit la mer le 23 février. Contrarié par les vents et battu encore une fois par la tempête, il fit de nouveaux vœux avec tout son équipage, et s’engagea à jeûner le premier samedi qui suivrait son arrivée en Espagne. Enfin, le 4 mars, ses pilotes reconnurent l’embouchure du Tage, dans lequel la Nina put se réfugier, tandis que la Pinta était repoussée par les vents jusque dans la baie de Biscaye.

Les Portugais firent bon accueil à l’Amiral. Le roi lui accorda même une audience. Mais Colomb avait hâte de se rendre en Espagne. Dès que le temps le permit, la Nina reprit la mer, et le 15 mars, à midi, elle mouillait devant le port de Palos, après sept mois et demi de navigation, pendant lesquels Colomb avait découvert les îles de San-Salvador, Conception, Grande-Exuma, île Longue, îles Mucaras, Cuba et Saint-Domingue.

La cour de Ferdinand et d’Isabelle se trouvait alors à Barcelone. L’Amiral y fut mandé. Il partit aussitôt avec les Indiens qu’il ramenait du nouveau monde. L’enthousiasme qu’il excita fut extrême. De toutes parts les populations accouraient sur le passage du grand navigateur, et elles lui rendaient les honneurs royaux. L’entrée de Christophe Colomb à Barcelone fut magnifique. Le roi, la reine, les grands d’Espagne le reçurent pompeusement au palais de la Députation. Là il fit le récit de son merveilleux voyage, puis il présenta les échantillons d’or qu’il avait rapportés, et toute l’assemblée, tombant à genoux, entonna le Te Deum.

Christophe Colomb fut alors anobli par lettres patentes, et le roi lui octroya des armoiries avec cette devise : « A Castille et à Léon, Colomb donne un nouveau monde. » Le nom du navigateur génois fut acclamé dans l’Europe entière ; les Indiens ramenés par lui reçurent le baptême en présence de toute la cour, et l’homme de génie, si longtemps pauvre et méconnu, s’éleva alors au plus haut point de la célébrité.