Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre VII/III

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J. Hetzel (1p. 212-230).
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III

Deuxième voyage : Flottille de dix-sept navires. — Ile de Fer. — La Dominique. — Marie-Galante. — La Guadeloupe. — Les Cannibales. — Montserrat. — Sainte-Marie-Rotonde. — Saint-Martin et Sainte-Croix. — Archipel des Onze mille Vierges. — Ile Saint-Jean-Baptiste ou Porto Rico. — L’île Espagnole. — Les premiers colons massacrés. — Fondation de la ville d’Isabelle. — Envoi en Espagne de deux navires chargés de richesses. — Fort Saint-Thomas élevé dans la province de Cibao. — Don Diègue, frère de Colomb, nommé gouverneur de l’île. — La Jamaïque. — La côte de Cuba. — Le rémora. — Retour à Isabelle. — Le cacique fait prisonnier. — Révolte des indigènes. — Disette. — Colomb calomnié en Espagne. — Envoi de Jean Aguado, commissaire, à Isabelle. — Les mines d’or. — Départ de Colomb. — Son arrivée à Cadix.

Le récit des aventures du grand navigateur génois avait surexcité les esprits. Les imaginations entrevoyaient déjà des continents d’or situés au delà des mers. Toutes les passions qu’engendre la cupidité bouillonnaient dans les cœurs. L’Amiral, sous la pression de l’opinion publique, ne pouvait se dispenser de reprendre la mer dans le plus bref délai. Lui-même, d’ailleurs, avait hâte de retourner au théâtre de ses conquêtes et d’enrichir les cartes du temps de terres nouvelles. Il se déclara donc prêt à partir.

Le roi et la reine mirent à sa disposition une flottille composée de trois vaisseaux et de quatorze caravelles. Douze cents hommes devaient y prendre passage. Un certain nombre de nobles castillans n’hésitèrent pas à se lier à l’étoile de Colomb, et voulurent tenter la fortune au delà des mers. Des chevaux, du bétail, des instruments de toutes sortes, destinés à recueillir et à purifier l’or, des graines variées, en un mot tous les objets nécessaires à l’établissement d’une importante colonie, remplissaient la cale des bâtiments. Des dix indigènes ramenés en Europe, cinq retournaient à leur pays, trois restaient malades en Europe, deux étaient morts.

Christophe Colomb fut nommé capitaine général de l’escadre, avec des pouvoirs illimités.

Le 25 septembre 1403, les dix-sept navires sortirent de Cadix, toutes voiles dehors, aux applaudissements d’une foule immense. Le 1er octobre, ils relâchaient à l’île de Fer, la plus occidentale des Canaries. Après vingt-trois jours d’une navigation que le vent et la mer favorisèrent constamment, Christophe Colomb eut connaissance de terres nouvelles.

En effet, le 3 novembre, le dimanche dans l’octave de la Toussaint, au lever du soleil, le pilote du vaisseau-amiral Marie-Galante s’écria : « Bonne nouvelle ! voici la terre ! »

Cette terre, c’était une île couverte d’arbres. L’Amiral, la croyant inhabitée, passa outre, reconnut quelques îlots épars sur sa route et arriva devant une seconde île. La première fut nommée Dominique, la seconde Marie-Galante, noms qu’elles portent encore aujourd’hui. Le lendemain, une troisième île plus grande se montra aux Espagnols. Et, dit le récit de ce voyage fait par Pierre Martyr, contemporain de Colomb, « quand ils furent arrivés auprès, ils reconnurent que c’était l’île des infâmes Cannibales ou Caraïbes, dont on avait seulement ouï parler pendant le premier voyage. »

Les Espagnols, bien armés, descendirent sur ce rivage, où s’élevaient une trentaine de maisons de bois de forme ronde et couvertes de feuilles de palmier. À l’intérieur de ces huttes étaient suspendus des hamacs de coton. Sur la place se dressaient deux espèces d’arbres ou poteaux autour desquels deux grands serpents morts étaient enlacés. À l’approche des étrangers, les naturels s’enfuirent à toutes jambes, abandonnant un certain nombre de prisonniers qu’ils se préparaient à dévorer. Les matelots fouillèrent leurs cases, et ils trouvèrent des os de jambes et de bras, des têtes fraîchement coupées, encore moites de sang, et autres restes humains qui ne laissaient aucun doute sur le mode d’alimentation de ces Caraïbes.

Cette île, que l’Amiral fit explorer en partie et dont on reconnut les principales rivières, fut baptisée du nom de Guadeloupe, à cause de sa ressemblance avec une province de l’Estramadure. Quelques femmes dont les matelots s’étaient emparés furent renvoyées à terre, après avoir été bien traitées sur le vaisseau-amiral. Christophe Colomb espérait que sa conduite envers ces Indiennes déciderait les Indiens à venir à son bord. Mais son espoir fut déçu.

Le 8 novembre, l’Amiral donna le signal du départ et fit voile avec toute son escadre vers l’île Espagnole, actuellement Saint-Domingue, sur laquelle il avait laissé trente-neuf compagnons de son premier voyage. En remontant au nord, il découvrit une grande île à laquelle les indigènes, qu’il avait gardés à bord après les avoir sauvés de la dent des Caraïbes, donnaient le nom de Madanino. Ils prétendaient qu’elle n’était habitée que par des femmes, et comme la relation de Marco Polo citait une contrée asiatique uniquement occupée par une population féminine, Christophe Colomb eut toutes les raisons de croire qu’il naviguait le long des côtes de l’Asie. L’Amiral désirait vivement explorer cette île, mais le vent contraire l’empêcha d’y atterrir.

A dix lieues au delà, on reconnut une autre île, entourée de hautes montagnes, qui fut nommée Montserrat, le lendemain, une seconde île à laquelle on donna le nom de Sainte-Marie-Rotonde, et, le jour suivant, deux autres îles, Saint-Martin et Sainte-Croix.

L’escadre mouilla devant Sainte-Croix pour y faire de l’eau. Là se passa une scène grave que Pierre Martyr raconte en des termes qu’il convient de rapporter, car ils sont fort expressifs : « L’Amiral, dit-il, commanda que trente hommes de son navire descendissent en terre pour explorer l’île ; et ces hommes étant descendus à la rive, trouvèrent quatre chiens et autant d’hommes jeunes et femmes au rivage, venant au-devant d’eux, et tendant les bras comme suppliants et demandant aide et délivrance de la gent cruelle. Les Cannibales voyant cela, tout ainsi que dans l’île de Guadeloupe, fuyant, se retirèrent tous aux forêts. Et nos gens demeurèrent deux jours en l’île pour la visiter.

« Pendant ce temps, ceux qui étaient demeurés au navire virent venir de loin un canot ayant huit hommes et autant de femmes ; nos gens leur firent signe ; mais eux approchant, tant hommes que femmes, commencèrent à transpercer très-légèrement et très-cruellement de leurs sagettes les nôtres avant qu’ils eussent eu le loisir de se couvrir de leurs boucliers, en telle manière qu’un Espagnol fut tué d’un trait d’une femme, et celle même d’une autre sagette en transperça un autre.

« Ces sauvages avaient des sagettes envenimées, contenant le venin au fer ; parmi eux était une femme à laquelle obéissaient tous les autres et s’inclinaient devant elle. Et c’était, comme on pouvait apercevoir par conjecture, une reine, ayant un fils de cruel regard, robuste, de face de lion, qui la suivait.

« Les nôtres, donc, estimant qu’il valait mieux combattre main à main que d’attendre plus grands maux en bataillant ainsi de loin, avancèrent tellement leur navire à force d’avirons, et par si grande violence le firent courir, que la queue d’icelui, de roideur qu’il allait, enfondra le canot des autres au fond.

« Mais ces Indiens, très-bons nageurs, sans se mouvoir plus lentement ni plus fort, ne cessèrent de jeter force sagettes contre les nôtres, tant hommes que femmes. Et ils firent tant qu’ils parvinrent, en nageant, à une roche couverte d’eau, sur laquelle ils montèrent et bataillèrent encore virilement. Néanmoins ils furent finalement pris, et l’un d’eux fut occis, et le fils de la reine percé en deux endroits ; et furent emmenés en le navire de l’Amiral, où ils ne montrèrent pas moins de férocité et d’atrocité de face que si c’eussent été des lions de Libye, quand ils se sentent pris dans les filets. Et ils étaient tels que nul ne les eût pu bonnement regarder sans que d’horreur le cœur et les entrailles ne lui eussent tressailli, tant leur regard était hideux, terrible et infernal. »

On le voit, la lutte commençait à devenir sérieuse entre les Indiens et les Européens. Christophe Colomb reprit sa navigation vers le nord, au milieu d’îles « plaisantes et innombrables », couvertes de forêts que dominaient des montagnes de toutes couleurs. Cette agglomération d’îles fut appelée l’archipel des Onze mille Vierges. Bientôt apparut l’île Saint-Jean-Baptiste, qui n’est autre que Porto-Rico, terre alors infestée de Caraïbes, mais soigneusement cultivée et véritablement superbe avec ses bois immenses. Quelques matelots descendirent sur le rivage, et n’y trouvèrent qu’une douzaine de cases non habitées. L’amiral reprit alors la mer, et longea la côte méridionale de Porto-Rico pendant une cinquantaine de lieues.

Le vendredi 12 novembre, Colomb abordait enfin sur l’île Espagnole. On se figure de quelles émotions il devait être agité en revoyant le théâtre de ses premiers succès, en cherchant des yeux cette forteresse dans laquelle il avait abrité ses compagnons. Qu’était-il arrivé depuis un an à ces Européens abandonnés sur ces terres sauvages ? En ce moment, un grand canot, monté par le frère du cacique Guacanagari, vint au devant de la Marie-Galante, et cet indigène, s’élançant à bord, offrit deux images d’or à l’Amiral.

Cependant Christophe Colomb cherchait à apercevoir sa forteresse, et, bien qu’il fût mouillé en face de l’emplacement sur lequel il l’avait fait construire, il n’en voyait pas la moindre trace. Très-inquiet du sort de ses compagnons, il descendit à terre. Là, quelle fut sa stupéfaction, quand de cette forteresse il ne trouva plus que des cendres ! Qu’étaient devenus ses compatriotes ? Avaient-ils payé de leur vie cette première tentative de colonisation ? L’Amiral fit décharger à la fois toute l’artillerie des vaisseaux pour annoncer jusqu’au loin son arrivée devant l’île Espagnole. Mais aucun de ses compagnons ne parut.

Colomb, désespéré, envoya aussitôt des messagers au cacique Guacanagari. Ceux-ci, à leur retour, rapportèrent de funestes nouvelles. S’il fallait en croire Guacanagari, d’autres caciques, irrités de la présence des étrangers dans leur île, avaient attaqué ces malheureux colons et les avaient massacrés jusqu’au dernier. Guacanagari lui-même se serait fait blesser en les défendant, et pour preuve il montrait sa jambe entourée d’une bandelette de coton.

Christophe Colomb n’ajouta pas foi à cette intervention du cacique, mais il résolut de dissimuler, et le lendemain, lorsque Guacanagari vint à son bord, il lui fit bon accueil. Le cacique accepta une image de la Vierge qu’il suspendit sur sa poitrine. Il parut très-étonné à la vue des chevaux qu’on lui montra ; ces animaux étaient inconnus de ses compagnons et de lui. Puis, sa visite terminée, le cacique revint au rivage, regagna la région des montagnes, et on ne le revit plus.

L’Amiral dépêcha alors un de ses capitaines, avec trois cents hommes sous ses ordres, avec mission de fouiller le pays et de s’emparer du cacique. Ce capitaine s’enfonça dans les régions de l’intérieur, mais il ne retrouva aucune trace du cacique ni des infortunés colons. Pendant son excursion, il avait découvert un grand fleuve et un beau port très-abrité, qu’il nomma Port-Royal.

Cependant, malgré l’insuccès de sa première tentative, Colomb avait résolu de fonder une nouvelle colonie sur cette île, qui paraissait riche en métaux d’or et d’argent. Les naturels parlaient sans cesse de mines situées dans la province de Cibao. Deux gentilshommes, Alonzo de Hojeda et Corvalan, chargés de vérifier ces assertions, partirent au mois de janvier avec une nombreuse escorte ; ils découvrirent quatre fleuves dont les sables étaient aurifères, et ils rapportèrent une pépite qui pesait neuf onces.

L’Amiral, à la vue de ces richesses, fut confirmé dans la pensée que l’île Espagnole devait être cette célèbre Ophir dont il est parlé au livre des Rois. Il chercha un emplacement pour y bâtir une ville, et à dix lieues à l’est de Monte-Cristi, à l’embouchure d’une rivière qui formait un port, il jeta les fondements d’Isabelle. Le jour de l’Épiphanie, treize prêtres officièrent dans l’église en présence d’un immense concours de naturels.

Colomb songea alors à envoyer des nouvelles de la colonie au roi et à la reine d’Espagne. Douze navires, chargés de l’or recueilli dans l’île et des diverses productions du sol, se préparèrent à retourner en Europe sous le commandement du capitaine Torrès. Cette flottille mit à la voile le 2 février 1494, et peu de temps après, Colomb renvoya encore un des cinq navires qui lui restaient, avec le lieutenant Bernard de Pise, dont il avait à se plaindre.

Dès que l’ordre fut établi dans la colonie d’Isabelle, l’Amiral y laissa son frère, don Diègue, en qualité de gouverneur, et il partit avec cinq cents hommes, voulant visiter lui-même les mines de Cibao. Le pays que traversa cette petite troupe présentait une admirable fertilité ; les légumes y mûrissaient en treize jours ; le blé, semé en février, donnait de magnifiques épis en avril, et chaque année rapportait deux fois une moisson superbe. Des montagnes, des vallées furent franchies successivement ; souvent le pic dut être employé pour frayer une route à travers ces terres encore vierges, et les Espagnols arrivèrent enfin à la province de Cibao. Là, sur un coteau, près de la rive d’un grand fleuve, l’Amiral fit construire un fort en pierre et en bois ; il l’entoura d’un bon fossé, et lui donna le nom de Saint-Thomas, pour railler quelques-uns de ses officiers qui ne croyaient pas aux mines d’or. Et ils avaient mauvaise grâce à douter, car, de toutes parts, les indigènes apportaient des pépites, des grains d’or qu’ils échangeaient avec empressement contre des perles, et des grelots surtout, dont le son argentin les excitait à danser. Puis, ce pays n’était pas seulement le pays de l’or, c’était aussi le pays des épices et des aromates, et les arbres qui les produisaient formaient des forêts véritables. Les Espagnols ne pouvaient donc que se féliciter d’avoir conquis cette île opulente.

Après avoir laissé le fort Saint-Thomas à la garde de cinquante-six hommes, commandés par don Pedro de Margarita, Christophe Colomb reprit le chemin d’Isabelle vers le commencement d’avril. De grandes pluies contrarièrent son retour. À son arrivée, il trouva la colonie naissante dans un extrême désordre ; la disette menaçait par manque de farine, et la farine manquait faute de moulins ; soldats et ouvriers étaient épuisés par les fatigues. Colomb voulut obliger les gentilshommes à leur venir en aide ; mais ces fiers hidalgos si désireux de conquérir la fortune, ne voulaient même pas se baisser pour la ramasser, et ils refusèrent de faire le métier de manœuvres. Les prêtres les soutinrent, et Colomb, obligé de sévir, dut mettre les églises en interdit. Cependant, il ne pouvait prolonger son séjour à Isabelle ; il avait hâte de découvrir d’autres terres. Ayant formé un conseil destiné à gouverner la colonie, conseil composé de trois gentilshommes et du chef des missionnaires sous la présidence de don Diègue, le 24 avril, il reprit la mer avec trois navires pour compléter le cycle de ses découvertes.

La flottille descendit vers le sud. On découvrit bientôt une nouvelle île que les naturels appelaient Jamaïque. Le relief de cette île était formé par une montagne à pentes très-adoucies. Ses habitants paraissaient ingénieux et adonnés aux arts mécaniques, mais d’un caractère peu pacifique. Plusieurs fois, ils s’opposèrent au débarquement des Espagnols ; mais ils furent repoussés et finirent par conclure un traité d’alliance avec l’Amiral.

De la Jamaïque, Christophe Colomb poussa ses recherches plus à l’occident. Il se croyait arrivé au point où les géographes anciens plaçaient la Chersonèse, cette région d’or de l’occident. Des courants très-forts le rejetèrent vers Cuba, dont il prolongea la côte sur une étendue de deux cent vingt-deux lieues. Pendant cette navigation très-périlleuse, au milieu de gués et de passages étroits, il nomma plus de sept cents îles, reconnut un grand nombre de ports, et entra souvent en relation avec les indigènes.

Au mois de mai, les vigies des navires signalèrent un grand nombre d’îles herbeuses, fertiles et habitées. Colomb, se rapprochant de la terre, pénétra dans un fleuve, dont les eaux étaient si chaudes que nul ne pouvait y tenir la main ; fait évidemment empreint d’exagération et que les découvertes postérieures ne justifièrent jamais. Les pêcheurs de cette côte employaient pour pêcher un certain poisson nommé rémora, « qui remplissait près d’eux l’office du chien près du chasseur ».

« Ce poisson était de forme inconnue, ayant corps semblable à une grande anguille, et sur le derrière de la tête une peau très-tenante, à la façon d’une bourse pour prendre les poissons. Et ils tiennent ce poisson, lié d’une corde à l’esponde du navire, toujours en l’eau ; car il ne peut soutenir le regard de l’air. Et quand ils voient un poisson ou une tortue, qui là sont plus grandes que grands boucliers, alors ils délient le poisson en lâchant la corde. Et quand il se sent délié, soudain, plus vite qu’une flèche il (le rémora) assaille ledit poisson ou tortue, jette dessus sa peau en manière de bourse, et tient sa proie si fermement, soit poisson ou tortue, par la partie apparente hors de la coque, que nullement on ne lui peut arracher, si on ne l’arrache à la marge de l’eau, la corde petit à petit attirée et assemblée : car sitôt qu’il voit la splendeur de l’air, il laisse incontinent sa proie. Et les pêcheurs descendent autant qu’il est nécessaire pour prendre la proie, et la mettent dedans leur navire, et ils lient le poisson chasseur, avec autant de corde qu’il lui en faut pour le remettre en son siège et place, et, avec une autre corde, lui donnent pour récompense un peu de viande de la proie.

L’exploration des côtes continua vers l’occident. L’Amiral visita diverses contrées, dans lesquelles abondaient les oisons, les canards, les hérons, et ces chiens muets que les naturels mangeaient comme des chevreaux, et qui doivent être soit des almiguis, soit des ratons. Cependant, les passes sablonneuses se rétrécissaient de plus en plus ; les navires s’en tiraient difficilement. L’Amiral tenait pourtant à ne pas s’éloigner de ces rivages qu’il voulait reconnaître. Un jour, il crut apercevoir sur une pointe des hommes vêtus de blanc, qu’il prit pour des frères de l’ordre de Sainte-Marie de la Merced, et il envoya quelques matelots pour s’aboucher avec eux. Pure illusion d’optique : ces prétendus moines n’étaient que de grands hérons des Tropiques, auxquels l’éloignement donnait l’apparence d’êtres humains.

Pendant les premiers jours de juin, Colomb dut relâcher pour radouber ses navires, dont la carène était très-endommagée par les bas-fonds de la côte. Le 7 du même mois, il fit célébrer une messe solennelle sur la plage. Pendant l’office, un vieux cacique survint, qui, la cérémonie terminée, offrit quelques fruits à l’Amiral. Puis, ce souverain indigène prononça ces paroles que les interprètes traduisirent ainsi :

« Il nous a été rapporté de quelle manière tu as investi et enveloppé de ta puissance ces terres qui vous étaient inconnues, et comment ta présence a causé aux peuples et aux habitants une grande terreur. Mais je crois devoir t’exhorter et t’avertir que deux chemins s’ouvrent devant les âmes lorsqu’elles se séparent des corps : l’un, rempli de ténèbres et de tristesse, destiné à ceux qui sont molestes et nuisants au genre humain ; l’autre, plaisant et délectable, réservé à ceux qui en leur vivant ont aimé la paix et le repos des gens. Donc, s’il te souvient toi être mortel et les rétributions à venir être mesurées sur les œuvres de la vie présente, tu ne feras de molestation à personne. »

Quel philosophe des temps anciens ou modernes eût jamais mieux dit et en un plus sain langage ! Tout le côté humain du christianisme est empreint dans ces magnifiques paroles, et elles sortaient de la bouche d’un sauvage ! Colomb et le cacique se séparèrent enchantés l’un de l’autre, et le plus étonné des deux ne fut peut-être pas le vieil indigène.

Toute cette tribu, d’ailleurs, semblait vivre dans la pratique des excellents préceptes indiqués par son chef. La terre était commune entre les naturels, comme le soleil, l’air et l’eau. Le mien et le tien, cause de toute discorde, n’existaient point dans leurs usages, et ils vivaient contents de peu « Ils ont l’âge d’or, dit le récit, ils ne fossoient ni n’enferment de haies leurs possessions ; ils laissent leurs jardins ouverts, sans lois, sans livres, sans juges ; mais, de leur nature, suivant ce qui est juste, et réputant mauvais et injuste celui qui se délecte à faire injure à autrui. »

Quittant la terre de Cuba, Christophe Colomb revint vers la Jamaïque. Il en releva toute la côte sud jusqu’à son extrémité orientale. Son intention était d’assaillir les îles des Caraïbes et de détruire cette engeance malfaisante. Mais, à la suite de ses veilles et de ses fatigues, l’Amiral fut atteint d’une maladie qui l’obligea à suspendre ses projets. Il dut revenir à Isabelle, où, sous l’influence du bon air et du repos, il recouvra la santé, grâce aux soins de son frère et de ses familiers.

Du reste, la colonie réclamait impérieusement sa présence. Le gouverneur du fort Saint-Thomas avait soulevé les indigènes par ses cruelles exactions. Don Diègue, le frère de Christophe Colomb, lui avait fait des remontrances qui n’avaient pas été écoutées. Ce gouverneur, pendant l’absence de Colomb, était revenu à Isabelle, et s’était embarqué pour l’Espagne sur l’un des navires qui venaient d’amener à l’île Espagnole don Barthélémy, le second frère de l’Amiral.

Cependant, Colomb, revenu à la santé, ne pouvant laisser contester l’autorité qu’il avait déléguée à ses représentants, résolut de punir le cacique qui s’était révolté contre le gouverneur de Saint-Thomas. Avant tout, il envoya neuf hommes bien armés pour s’emparer d’un cacique redoutable nommé Caonabo. Leur chef, Hojeda, avec une intrépidité dont il donnera plus tard de nouvelles preuves, enleva le cacique au milieu des siens, et il le ramena prisonnier à Isabelle. Colomb fit embarquer cet indigène pour l’Europe ; mais le navire qui le portait fit naufrage, et on n’en entendit plus jamais parler.

Sur ces entrefaites, Antoine de Torrès, envoyé par le roi et la reine pour complimenter Colomb, arriva à Saint-Domingue avec quatre vaisseaux. Ferdinand se déclarait très satisfait des succès de l’Amiral, et il venait d’établir un service mensuel de transport entre l’Espagne et l’île Espagnole.

Cependant, l’enlèvement de Caonabo avait excité une révolte générale des indigènes. Ceux-ci prétendaient venger leur chef outragé et injustement déporté. Seul, le cacique Guacanagari, malgré la part qu’il avait prise au meurtre des premiers colons, demeurait fidèle aux Espagnols. Christophe Colomb, accompagné de don Barthélémy et du cacique, marcha contre, les rebelles. Il rencontra bientôt une armée de naturels dont le chiffre, évidemment exagéré, est porté par lui à cent mille hommes. Quoi qu’il en soit, cette armée fut mise en déroute par un simple détachement composé de deux cents fantassins, vingt-cinq chiens et vingt-cinq cavaliers. Cette victoire rétablit, en apparence, l’autorité de l’Amiral. Un tribut fut imposé aux vaincus. Les Indiens, voisins des mines, durent payer de trois mois en trois mois une petite mesure d’or, et les autres, plus éloignés, vingt-cinq livres de coton. Mais la révolte n’était que comprimée, et non éteinte. À la voix d’une femme, Anacaona, veuve de Caonabo, les indigènes se soulevèrent une seconde fois ; ils parvinrent même à entraîner dans leur révolte Guacanagari, jusque-là fidèle à Colomb ; puis, détruisant les champs de maïs et toutes les plantations, ils se rejetérent dans les montagnes. Les Espagnols se virent alors réduits à toutes les horreurs de la disette, et ils se livrèrent contre les naturels à de terribles représailles. On affirme que le tiers de la population indigène périt par la faim, la maladie et les armes des compagnons de Colomb. Ces malheureux Indiens payaient cher leurs rapports avec les conquérants européens.

Christophe Colomb était entré dans la voie des revers. Tandis que son autorité se voyait de plus en plus compromise à l’île Espagnole, sa réputation et son caractère subissaient de violentes attaques en Espagne. Il n’était pas là pour se défendre, et les officiers qu’il avait renvoyés dans la mère patrie l’accusaient hautement d’injustice et de cruauté ; ils avaient même insinué que l’Amiral cherchait à se rendre indépendant du roi. Ferdinand, influencé par ces indignes propos, désigna un commissaire qu’il chargea d’apprécier les faits incriminés et de se rendre aux Indes occidentales. Ce gentilhomme se nommait Jean d’Aguado. Le choix de ce seigneur, destiné à remplir une mission de confiance, ne fut pas heureux. Jean d’Aguado était un esprit partial et prévenu. Il arriva au mois d’octobre au port d’Isabelle, à un moment où l’Amiral, occupé d’explorations, était absent, et il commença par traiter avec une extrême hauteur le frère de Christophe Colomb. Don Diègue, s’appuyant de son titre de gouverneur général, refusa de se soumettre aux injonctions du commissaire du roi.

Jean d’Aguado se disposait donc à rentrer en Espagne, ne rapportant que de très-incomplètes informations, quand un ouragan terrible engloutit dans le port les vaisseaux qui l’avaient amené. Il ne restait plus que deux caravelles à l’île Espagnole. Christophe Colomb, revenu au milieu de la colonie, agissant avec une grandeur d’âme qu’on ne saurait trop admirer, mit l’un de ces navires à la disposition du commissaire royal, à la condition qu’il s’embarquerait sur l’autre pour aller se justifier auprès du roi.

Les choses en étaient à ce point, quand de nouvelles mines d’or furent découvertes dans l’île Espagnole. L’Amiral suspendit son départ. La convoitise eut la puissance de couper court à toutes discussions. Il ne fut plus question ni du roi d’Espagne ni de l’enquête qu’il avait ordonnée. Des officiers se rendirent aux nouveaux terrains aurifères ; ils y trouvèrent des pépites dont quelques-unes pesaient jusqu’à vingt onces, et un bloc d’ambre d’un poids de trois cents livres. Colomb fit élever deux forteresses afin de protéger les mineurs, l’une sur la limite de la province de Cibao, l’autre sur les bords de la rivière Hayna. Cette précaution prise, ayant hâte de se justifier, il partit pour l’Espagne.

Les deux caravelles quittèrent le port Sainte-Isabelle le 10 mars 1496. Christophe Colomb avait à son bord deux cent vingt-cinq passagers et trente Indiens Le 9 avril, il toucha à Marie-Galante, et, le 10, il alla faire de l’eau à la Guadeloupe, où il eut un engagement assez vif avec les naturels. Le 20, il quitta cette île peu hospitalière, et, pendant un mois, il lutta contre les vents alisés. Le 11 juin, la terre d’Europe fut signalée, et le lendemain les caravelles entraient dans le port de Cadix.

Ce second retour du grand navigateur ne fut pas salué comme le premier par l’empressement des populations. À l’enthousiasme avaient succédé la froideur et l’envie. Les compagnons de l’Amiral eux-mêmes prenaient parti contre lui. En effet, découragés, désillusionnés, ne rapportant pas cette fortune pour laquelle ils avaient couru tant de dangers et subi tant de fatigues, ils se montraient injustes. Pourtant, ce n’était pas la faute de Colomb si les mines exploitées jusqu’ici coûtaient plus qu’elles ne rendaient.

Cependant, l’Amiral fut reçu à la cour avec une certaine faveur. Le récit de son second voyage ramena vers lui les esprits égarés. En somme, pendant cette expédition, n’avait-il pas découvert les îles Dominique, Marie-Galante, Guadeloupe, Monserrat, Sainte-Marie, Sainte-Croix, Porto-Rico, Jamaïque ? N’avait-il pas opéré une nouvelle reconnaissance de Cuba et de Saint-Domingue ? Colomb combattit donc vivement ses adversaires, et il employa même contre eux l’arme de la plaisanterie. À ceux qui niaient le mérite de ses découvertes, il proposa de faire tenir un œuf en équilibre sur l’une de ses extrémités, et comme ils ne pouvaient y parvenir, l’Amiral, cassant le bout de la coquille, plaça l’œuf sur sa partie brisée.

« Vous n’y aviez pas songé, dit-il. Eh bien, tout est là ! »