Dans la maison/2

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 3-13).
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La première pensée de Christophe, en s’éveillant le lendemain de la soirée chez les Roussin, fut pour Olivier Jeannin. Il fut pris aussitôt du désir irrésistible de le revoir. Il se leva et sortit. Il n’était pas huit heures. La matinée était tiède et un peu accablante. Un jour d’avril précoce : une buée d’orage se traînait sur Paris.

Olivier habitait au bas de la montagne Sainte-Geneviève, dans une petite rue, près du Jardin des Plantes. La maison était à l’endroit le plus étroit de la rue. L’escalier s’ouvrait au fond d’une cour obscure, et exhalait des odeurs malpropres et variées. Les marches, aux tournants raides, avaient une inclinaison vers le mur, sali d’inscriptions au crayon. Au troisième, une femme, aux cheveux gris défaits, avec une camisole qui bâillait, ouvrit la porte en entendant monter, et la referma brutalement quand elle vit Christophe. Il y avait plusieurs logements par palier ; et, à travers les portes mal jointes, on entendait des enfants se bousculer et piailler. C’était un grouillement de vies sales et médiocres, entassées les unes par-dessus les autres, dans des étages bas, serrés autour d’une cour nauséabonde. Christophe, dégoûté, se demandait quelles convoitises avaient pu attirer tous ces êtres ici, loin des champs qui ont au moins de l’air pour tous, et quels profits ils pouvaient bien tirer de ce Paris où ils se condamnaient à vivre, toute leur vie, dans un tombeau.

Il était arrivé à l’étage d’Olivier. Une corde nouée servait de sonnette. Christophe la tira si vigoureusement qu’au bruit quelques portes, de nouveau, s’entre-bâillèrent sur l’escalier. Olivier ouvrit. Christophe fut frappé de l’élégance simple, mais soignée, de sa mise ; et ce soin qui, en toute autre occasion, lui eût été peu sensible, lui fit ici une surprise agréable ; au milieu de cette atmosphère souillée, cela avait quelque chose de souriant et de sain. Tout de suite, il retrouva son impression de la veille devant les yeux honnêtes et clairs d’Olivier. Il lui tendit la main. Olivier, effrayé, balbutiait :

— Vous, vous ici !…

Christophe, tout occupé de saisir cette âme aimable dans la nudité de son trouble fugitif, se contenta de sourire sans répondre. Poussant Olivier devant lui, il entra dans l’unique pièce qui servait de chambre à coucher et de cabinet de travail. Un étroit lit de fer était appuyé au mur, près de la fenêtre ; Christophe remarqua la pile d’oreillers dressée sur le traversin. Trois chaises, une table peinte en noir, un petit piano, des livres sur les rayons, remplissaient la chambre. Elle était exiguë, basse de plafond, mal éclairée ; et pourtant elle avait comme un reflet de la limpidité des yeux qui l’habitaient. Tout était propre, bien rangé, comme si la main d’une femme y avait passé ; et quelques roses dans une carafe faisaient entrer un peu de printemps entre les quatre murs, ornés de photographies de vieux peintres florentins.

— Ainsi, vous êtes venu, vous êtes venu me voir ? répétait Olivier avec effusion.

— Dame ! il le fallait bien, dit Christophe. Vous, vous ne seriez pas venu.

— Croyez-vous ? dit Olivier.

Puis, presque aussitôt :

— Oui, vous avez raison. Mais ce n’est pas faute d’y avoir pensé.

— Qu’est-ce qui vous arrêtait ?

— Je le désirais trop.

— Voilà une belle raison !

— Mais oui, ne vous moquez pas. J’avais peur que vous ne le désiriez pas autant.

— Je me suis bien inquiété de cela, moi ! J’ai eu envie de vous voir, et je suis venu. Si cela vous ennuie, je le verrai bien.

— Il faudra que vous ayez de bons yeux.

Ils se regardèrent en souriant.

Olivier reprit :

— J’ai été sot, hier. Je craignais de vous avoir déplu. C’est une vraie maladie que ma timidité : je ne puis plus rien dire.

— Ne vous plaignez pas. Il y a assez de gens qui parlent, dans votre pays ; on est trop heureux d’en rencontrer un qui se taise de temps en temps, fût-ce par timidité, c’est-à-dire malgré lui.

Christophe riait, enchanté de sa malice.

— Alors, c’est pour mon silence que vous me faites visite ?

— Oui, c’est pour votre silence, pour la qualité de votre silence. Il y en a de toutes sortes : j’aime le vôtre, voilà tout.

— Comment avez-vous fait pour avoir quelque sympathie pour moi ? Vous m’avez à peine vu.

— Cela, c’est mon affaire. Je ne suis pas long à faire mon choix. Quand je vois passer dans la vie un visage qui me plaît, je suis vite décidé : je me mets à sa poursuite ; il faut que je le rejoigne.

— Il ne vous arrive jamais de vous tromper dans ces poursuites ?

— Souvent.

— Peut-être vous trompez-vous encore, cette fois.

— Nous verrons bien.

— Oh ! je suis perdu, alors ! Vous me glacez. Il me suffit de penser que vous m’observez, pour que le peu de moyens que j’ai m’abandonne.

Christophe regardait, avec une curiosité affectueuse, cette figure impressionnable, qui rosissait et pâlissait, d’un instant à l’autre. Les sentiments y passaient comme des nuages sur l’eau.

— Quel petit être nerveux ! pensait-il. On dirait une femme.

Il lui toucha doucement le genou.

— Allons, dit-il, croyez-vous que je vienne armé contre vous ? J’ai horreur de ceux qui font de la psychologie, aux dépens de leurs amis. Tout ce que je veux, c’est le droit pour tous deux d’être libres et sincères, de se livrer à ce qu’on sent, franchement, sans fausse honte, sans crainte de s’y enfermer pour jamais, sans peur de se contredire, — le droit d’aimer maintenant, et de n’aimer plus, la minute d’après. N’est-ce pas plus viril et plus loyal, ainsi ?

Olivier le regarda avec sérieux, et répondit :

— Il n’y a point de doute. Cela est plus viril, et vous êtes fort. Mais moi, je ne le suis guère.

— Je suis bien sûr que si, répondit Christophe ; mais c’est d’une autre façon. Au reste, je viens justement pour vous aider à être fort, si vous voulez. Car ce que je viens de dire me permet d’ajouter, avec plus de franchise que je n’en aurais eu sans cela, que — sans préjuger du lendemain, — je vous aime.

Olivier rougit jusqu’aux oreilles. Immobilisé par la gêne, il ne trouva rien à répondre.

Christophe promenait ses regards autour de lui. — Vous êtes bien mal logé. N’avez-vous pas d’autre chambre ?

— Un cabinet de débarras.

— Ouf ! on ne respire pas. Vous pouvez vivre ici ?

— On s’y fait.

— Je ne m’y ferais jamais.

Christophe ouvrait son gilet, et respirait avec force.

Olivier alla ouvrir la fenêtre, tout à fait.

— Vous devez toujours être mal à l’aise dans une ville, monsieur Krafft. Moi, je ne cours pas le risque de souffrir de ma force. Je respire si peu que je trouve à vivre partout. Pourtant, il y a des nuits d’été qui sont pénibles, même pour moi. Je les vois venir avec crainte. Alors, je reste assis sur mon lit, et il me semble que je vais étouffer.

Christophe regarda la pile d’oreillers sur le lit, la figure fatiguée d’Olivier ; et il le vit se débattant dans les ténèbres.

— Partez d’ici, dit-il. Pourquoi y restez-vous ? Olivier haussa les épaules, et répondit, d’un ton indifférent :

— Oh ! ici ou ailleurs !…

Des souliers lourds marchaient au-dessus du plafond. À l’étage au-dessous, des voix aigres se disputaient. Et, de minute en minute, les murs étaient ébranlés par le grondement de l’omnibus dans la rue.

— Et cette maison ! continua Christophe. Cette maison qui transpire la saleté, la chaleur malpropre, l’ignoble misère, comment pouvez-vous rentrer tous les soirs là dedans ? Est-ce que cela ne vous décourage pas ? Moi, il me serait impossible d’y vivre. J’aimerais mieux coucher sous un pont.

— J’en ai souffert aussi, les premiers temps. Je suis aussi dégoûté que vous. Quand j’étais enfant et qu’on me menait en promenade, rien que de passer dans certaines rues populeuses et sales, j’avais le cœur serré. Il me venait des terreurs baroques, que je n’osais dire. Je pensais : « S’il y avait en ce moment un tremblement de terre, je resterais mort ici, pour toujours » ; et cela me paraissait le malheur le plus affreux. Je ne me doutais pas qu’un jour j’y habiterais, de mon gré, et que probablement j’y mourrais. Il a bien fallu devenir moins difficile. Cela me répugne toujours ; mais je tâche de n’y plus penser. Quand je remonte l’escalier, je me bouche les yeux, les oreilles, le nez, tous les sens, je me mure en moi-même. Et puis là-bas, regardez, par-dessus ce toit, je vois le haut des branches d’un acacia. Je me mets dans ce coin, de façon à ne rien voir d’autre ; le soir, quand le vent les remue, j’ai l’illusion que je suis loin de Paris ; la houle des grands bois ne m’a jamais paru si douce qu’à certaines minutes le froissement soyeux de ces feuilles dentelées.

— Oui, je me doute bien, dit Christophe, que vous rêvassez toujours ; mais il est fâcheux d’user dans cette lutte contre les taquineries de la vie une force d’illusion qui devrait servir à créer d’autres vies.

— N’est-ce pas le sort de presque tous ? Vous-même, ne vous dépensez-vous pas en colères et en luttes ?

— Moi, ce n’est pas la même chose. Je suis né pour cela. Regardez mes bras, mes mains. C’est ma santé, de me battre. Mais vous, vous n’avez pas trop de force ; cela se voit, de reste.

Olivier regarda mélancoliquement ses poignets maigres, et dit :

— Oui, je suis faible, j’ai toujours été ainsi. Mais qu’y faire ? Il faut vivre.

— Comment vivez-vous ?

— Je donne des leçons.

— Des leçons de quoi ?

— De tout. Des répétitions de latin, de grec, d’histoire. Je prépare au baccalauréat. J’ai aussi un cours de Morale dans une École municipale.

— Un cours de quoi ?

— De Morale.

— Quelle diable de sottise est-ce là ? On enseigne la morale dans vos écoles ?

Olivier sourit :

— Sans doute.

— Et il y a de quoi parler pendant plus de dix minutes ?

— J’ai douze heures de cours par semaine.

— Vous leur apprenez donc à faire le mal ?

— Pourquoi ?

— Il ne faut pas tant parler pour savoir ce qu’est le bien.

— Ou pour ne le savoir point.

— Ma foi oui : pour ne le savoir point. Et ce n’est pas la plus mauvaise façon pour le faire. Le bien n’est pas une science, c’est une action. Il n’y a que les neurasthéniques, pour discutailler sur la morale ; et la première de toutes les lois morales est de ne pas être neurasthénique. Diables de pédants ! Ils sont comme des culs-de-jatte qui voudraient m’apprendre à marcher.

— Ce n’est pas pour vous qu’ils parlent. Vous, vous savez ; mais il y en a tant qui ne savent pas !

— Eh bien, laissez-les, comme les enfants, se traîner à quatre pattes, jusqu’à ce qu’ils aient appris d’eux-mêmes. Mais sur deux pattes ou sur quatre, la première chose, c’est qu’ils marchent.

Il marchait à grands pas d’un bout à l’autre de la chambre, que moins de quatre enjambées suffisaient à mesurer. Il s’arrêta devant le piano, l’ouvrit, feuilleta les morceaux de musique, toucha le clavier, et dit :

— Jouez-moi quelque chose.

Olivier eut un sursaut :

— Moi ! fit-il, quelle idée !

Mme Roussin m’a dit que vous étiez bon musicien. Allons, jouez.

— Devant vous ? Oh ! dit-il, j’en mourrais.

Ce cri naïf, sorti du cœur, fit rire Christophe, et Olivier lui-même, un peu confus.

— Eh bien ! dit Christophe, est-ce que c’est une raison pour un Français ?

Olivier se défendait toujours :

— Mais pourquoi ? Pourquoi voulez-vous ?

— Je vous le dirai tout à l’heure. Jouez.

— Quoi ?

— Tout ce que vous voudrez.

Olivier, avec un soupir, vint s’asseoir au piano, et, docile à la volonté de l’impérieux ami qui l’avait choisi, il commença, après une longue incertitude, à jouer le bel Adagio en si mineur, de Mozart. D’abord, ses doigts tremblaient et n’avaient pas la force d’appuyer sur les touches ; puis, peu à peu, il s’enhardit ; et, croyant ne faire que répéter les paroles de Mozart, il dévoila, sans le savoir, son cœur. La musique est une confidente indiscrète : elle livre les plus secrètes pensées de ceux qui l’aiment à ceux qui l’aiment. Sous le divin dessin de l’Adagio de Mozart, Christophe découvrait les invisibles traits, non de Mozart, mais de l’ami inconnu qui jouait : la sérénité mélancolique, le sourire timide et tendre de cet être nerveux, pur, aimant et rougissant. Mais arrivé presque à la fin de l’air, au sommet où la phrase de douloureux amour monte et se brise, une pudeur insurmontable empêcha Olivier de poursuivre ; ses doigts se turent, et la voix lui manqua. Il détacha ses mains du piano, et dit :

— Je ne peux plus…

Christophe, debout derrière lui, se pencha, ses deux bras l’entourant, acheva sur le piano la phrase interrompue ; puis il dit :

— Maintenant, je connais le son de votre âme.

Il lui tenait les deux mains, et le regarda en face, longuement. Enfin, il dit :

— Comme c’est étrange !… Je vous ai déjà vu… Je vous connais si bien et depuis si longtemps !…

Les lèvres d’Olivier tremblèrent ; il fut sur le point de parler. Mais il se tut.

Christophe le contempla, un instant encore. Puis, il lui sourit en silence, et sortit.