Dans la maison/20

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 139-146).
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Malgré leur mutuel amour, et l’intuition qu’il leur donnait de l’âme de l’ami, il y avait des choses que Christophe et Olivier n’arrivaient pas à bien comprendre en eux, et qui même les choquaient. Dans les premiers temps de l’amitié, où chacun fait instinctivement effort pour ne laisser subsister de lui que ce qui ressemble le plus à son ami, ils ne s’en aperçurent pas. Ce ne fut que peu à peu que l’image des deux races revint flotter à la surface, avec plus de netteté qu’avant : car, en se faisant contraste, elles s’accusaient l’une l’autre. Ils eurent de petits froissements, que leur tendresse ne réussissait pas toujours à éviter.

Ils s’égaraient dans des malentendus. L’esprit d’Olivier était un mélange de foi, de liberté, de passion, d’ironie, de doute universel, dont Christophe ne parvenait pas à saisir la formule. Olivier, de son côté, était choqué du manque de psychologie de Christophe ; son aristocratie de vieille race intellectuelle souriait de la maladresse de cet esprit vigoureux, mais lourd et tout d’une pièce, qui ne savait pas s’analyser, et qui était la dupe des autres et de soi. La sentimentalité de Christophe, ses effusions bruyantes, sa facilité d’émotion, semblaient aussi à Olivier quelquefois agaçantes, et même légèrement ridicules. Sans parler d’un certain culte de la force, de cette conviction allemande dans l’excellence morale du poing, Faustrecht, dont Olivier et son peuple avaient de bonnes raisons pour n’être pas persuadés.

Et Christophe ne pouvait souffrir l’ironie d’Olivier, qui l’irritait souvent jusqu’à la fureur ; il ne pouvait souffrir sa manie de raisonner, son analyse perpétuelle, je ne sais quelle immoralité intellectuelle, surprenante chez un homme aussi épris qu’Olivier de la pureté morale, et qui avait sa source dans la largeur même de son intelligence, ennemie de toute négation, — se plaisant au spectacle des pensées opposées. Olivier regardait les choses, d’un point de vue en quelque sorte historique, panoramique ; il avait un tel besoin de tout comprendre qu’il voyait à la fois le pour et le contre ; et il les soutenait tour à tour, suivant qu’on soutenait devant lui la thèse opposée ; il finissait par se perdre lui-même dans ses contradictions. À plus forte raison, déroutait-il Christophe. Cependant, ce n’était chez lui ni désir de contredire, ni penchant au paradoxe ; c’était une nécessité impérieuse de justice et de bon sens ; il était froissé par la sottise de tout parti pris ; et il lui fallait réagir. La façon crue dont Christophe jugeait les actes et les hommes immoraux, en voyant tout plus gros et plus brutal que dans la réalité, choquait Olivier, qui, bien qu’aussi moral, n’était pas du même acier inflexible, mais qui se laissait tenter, teinter, toucher par les influences extérieures. Il protestait contre les exagérations de Christophe, et il exagérait en sens inverse. Journellement, ce travers d’esprit le conduisait à soutenir contre ses amis la cause de ses adversaires. Christophe se fâchait. Il reprochait à Olivier ses sophismes, son indulgence pour les gens et les choses ennemies. Olivier souriait : il savait bien quelle absence d’illusions recouvrait son indulgence ; il savait bien que Christophe croyait à beaucoup plus de choses que lui, et qu’il les acceptait mieux ! Mais Christophe, sans regarder ni à droite ni à gauche, fonçait droit devant lui. Il en avait surtout à la « bonté » parisienne.

— Le grand argument dont ils sont si fiers pour « pardonner » aux gredins, c’est, disait-il, que les gredins sont déjà bien assez malheureux de l’être, ou qu’ils sont irresponsables et malades… Mais d’abord, il n’est pas vrai que ceux qui font le mal soient malheureux. C’est là une idée de morale en action, de mélodrames niais, d’optimisme béat et stupide, comme celui qui s’étale dans Scribe et dans Capus, — (Scribe et Capus, vos grands hommes parisiens, les artistes dont est digne votre société de bourgeois jouisseurs, hypocrites et enfantins, trop lâches pour oser regarder en face leur laideur.) — Un gredin peut très bien être un homme heureux. Il a même les plus grandes chances pour l’être. Et quant à son irresponsabilité, c’est encore une sottise. Ayez donc le courage de reconnaître que la Nature étant indifférente au bien et au mal, et par là même méchante, un homme peut très bien être criminel et parfaitement sain. La vertu n’est pas une chose naturelle. C’est l’œuvre de l’homme. Il doit la défendre. La société humaine a été bâtie par une poignée d’êtres plus forts, plus grands que les autres. Leur devoir est de ne pas laisser entamer l’ouvrage de tant de siècles de luttes effroyables par la racaille au cœur de chien.

Ces pensées n’étaient pas, au fond, très différentes de celles d’Olivier ; mais, par un secret instinct d’équilibre, il ne se sentait jamais aussi dilettante que quand il entendait des paroles de combat.

— Ne t’agite donc pas, ami, disait-il à Christophe. Laisse le monde se complaire dans ses vices. Comme les amis du Décaméron, respirons en paix l’air embaumé des jardins de la pensée, tandis qu’autour de la colline de cyprès et de pins parasols, enguirlandés de roses, Florence est dévastée par la peste noire.

Il s’amusait pendant des journées à démonter l’art, la science, la pensée, pour en chercher les rouages cachés ; il en arrivait à un pyrrhonisme, où tout ce qui était n’était plus qu’une fiction de l’esprit, une construction en l’air, qui n’avait même pas l’excuse, comme les figures géométriques, d’être nécessaire à l’esprit. Christophe enrageait de ce démontage de la machine :

— Elle allait bien ; tu risques de la briser. Tu es bien avancé après ! Que veux-tu prouver ? Que rien n’est rien ? Parbleu ! Je le sais bien. C’est parce que le néant nous envahit de toutes parts qu’on lutte. Rien n’existe ? Mais moi, j’existe. Il n’y a pas de raison d’agir ? Mais moi, j’agis. Que ceux qui aiment la mort, meurent s’ils veulent ! Moi, je vis, je veux vivre. Ma vie dans un plateau de la balance, la pensée dans l’autre… Au diable, la pensée !

Il se laissait emporter par sa violence habituelle ; et, dans la discussion, il disait des paroles blessantes. À peine les avait-il dites qu’il en avait le regret. Il eût voulu les retirer ; mais le mal était fait. Olivier était très sensible ; il avait l’épiderme facilement écorché ; un mot rude, surtout de la part de quelqu’un qu’il aimait, le déchirait. Il n’en disait rien par orgueil, il se repliait en lui. Il n’était pas sans voir non plus, chez son ami, de ces soudaines lueurs d’égoïsme inconscient, qui sont chez tout grand artiste. Il sentait qu’à certains moments, sa vie ne valait pas cher pour Christophe, au prix d’une belle musique : — (Christophe ne prenait guère la peine de le lui cacher) — Il le comprenait bien, il trouvait que Christophe avait raison ; mais c’était triste.

Et puis, il y avait dans la nature de Christophe toutes sortes d’éléments troubles, qui échappaient à Olivier et qui l’inquiétaient. C’étaient des bouffées brusques d’humour baroque et redoutable. Certains jours, il ne voulait pas parler ; ou il avait des accès de malice diabolique, il cherchait à blesser. Ou bien, il disparaissait : on ne le revoyait plus de la journée et d’une partie de la nuit. Une fois, il resta deux jours de suite absent. Dieu sait ce qu’il faisait ! Il ne le savait pas trop lui-même… En vérité, sa puissante nature, comprimée dans cette vie et ce logement étroits, comme dans une cage à poulets, était par moments sur le point d’éclater. La tranquillité de son ami le rendait enragé : alors, il aurait eu envie de lui faire du mal, de faire du mal à quelqu’un. Il lui fallait se sauver, se tuer de fatigue. Il battait les rues de Paris et la banlieue, en quête vaguement de quelque aventure, que parfois il trouvait ; et il n’eût pas été fâché d’une mauvaise rencontre, qui lui eût permis de dépenser le trop-plein de sa force, dans une rixe… Olivier, avec sa pauvre santé et sa faiblesse physique, avait peine à comprendre. Christophe ne comprenait pas mieux. Il s’éveillait de ces égarements, comme d’un rêve éreintant, — un peu honteux et inquiet de ce qu’il avait fait et de ce qu’il pourrait encore faire. Mais la bourrasque de folie passée, il se retrouvait comme un grand ciel lavé après l’orage, pur de toute souillure, serein, souverain de son âme. Il redevenait plus tendre que jamais pour Olivier, et il se tourmentait du mal qu’il lui avait causé. Il ne s’expliquait plus leurs petites brouilles. Tous les torts n’étaient pas toujours de son côté ; mais il ne s’en regardait pas comme moins coupable ; il se reprochait la passion qu’il mettait à avoir raison : il pensait qu’il vaut mieux se tromper avec son ami, qu’avoir raison contre lui.

Leurs malentendus étaient surtout pénibles, lorsqu’ils se produisaient le soir, et que les deux amis devaient passer la nuit dans cette désunion, qui était pour tous deux un désarroi moral. Christophe se relevait pour écrire un mot, qu’il glissait sous la porte d’Olivier ; et le lendemain, à son réveil, il lui demandait pardon. Ou même, dans la nuit, il frappait à sa porte : il n’aurait pu attendre au lendemain pour s’humilier. Olivier, d’ordinaire, ne dormait pas plus que lui. Il savait bien que Christophe l’aimait et n’avait pas voulu l’offenser ; mais il avait besoin de le lui entendre dire. Christophe le disait : tout était effacé. Quel calme délicieux ! Comme ils dormaient bien, après !

— Ah ! soupirait Olivier, qu’il est difficile de se comprendre !

— Aussi, qu’est-il besoin de se comprendre toujours ? disait Christophe. J’y renonce. Il n’y a qu’à s’aimer.

Tous ces petits froissements, qu’ils s’ingéniaient ensuite à guérir, avec une tendresse inquiète, les rendaient presque plus chers l’un à l’autre. Dans les moments de brouille, Antoinette reparaissait à travers les yeux d’Olivier. Les deux amis se témoignaient des attentions féminines. Christophe ne laissait point passer la fête d’Olivier, sans la célébrer par une œuvre qui lui était dédiée, par quelques fleurs, un gâteau, un cadeau, achetés, Dieu sait comment ! — (car l’argent manquait souvent dans le ménage.) — Olivier s’abîmait les yeux à recopier, la nuit, en cachette, les partitions de Christophe.

Les malentendus entre amis ne sont jamais bien graves, tant qu’un tiers ne s’interpose pas entre eux. — Mais cela ne pouvait manquer d’arriver : trop de gens, en ce monde, s’intéressent aux affaires des autres, afin de les embrouiller.