Dans la terre promise/13

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Journal Le Soleil (p. 127-134).

IV


Les termes du bail furent moitié de la récolte pour chacun des deux parties contractantes : monsieur Moore, le propriétaire, fournissant chevaux et machineries, le locataire payant les grains de semence et s’engageant à faire tout le travail requis et se chargeant de tous les frais d’exploitation. M. Moore abandonnait au locataire tout le bénéfice du lait que pourraient donner les deux vaches et celui des œufs que pondraient les trente poules de la ferme, et aussi toute la nourriture pour les huit chevaux, foin et avoine. C’étaient les seuls animaux que possédait le fermier.

Ce bail, comme on le voit, était plus avantageux pour le fermier que pour son locataire ; si Placide Bernier avait eu l’expérience dans ce genre d’affaires, il n’aurait pas accepté ces conditions, et il aurait exigé tout au moins les deux tiers de la récolte. À cela il convient d’ajouter qu’à l’automne ou au printemps suivant, à l’expiration du bail et avant de quitter la ferme, le locataire s’obligeait à faire un même nombre d’acres de labour actuellement faits, c’est-à-dire 70 acres. Il était tenu encore de faire, au cours de l’été et entre le 15 juin et le 1er août, au moins 70 acres de labour que le fermier avait lui-même mesurés et piquetés.

Ces conditions étaient lourdes.

Mais inexpérimenté comme il était, Placide Bernier avait cru entrevoir une petite fortune si la récolte venait bien, attendu qu’il y avait à semer ce printemps-là 220 acres. Oui, sans doute, si la récolte venait bien !… Seulement, M. Moore ne promettait rien de tout cela. Et même avec la meilleure des récoltes, ce n’eût pas été encore la fortune, loin de là.

Notre ami n’avait pas non plus la moindre idée des frais d’exploitation d’une ferme. Il ne songeait pas à une main-d’œuvre qu’il lui faudrait nécessairement pour les semailles et pour la moisson. Cette main-d’œuvre lui serait nécessaire pour au moins trois mois à un salaire de 40 dollars par mois plus la nourriture.

Et les imprévus ?…

Mais l’affaire était bâclée.

Trois jours après, Placide et sa jeune femme se voyaient installés sur une belle terre, légèrement onduleuse, avec un beau bosquet de trembles autour de la maison et un autre joli bois dans un coin de la terre là où se trouvait le pacage.

Le fermier était allé vivre à Tisdale en attendant qu’il fût prêt à partir pour les vieux pays.

Pour la première fois dans sa vie Placide Bernier se sentait vivre (du moins il le croyait) d’une vie forte, puissante. Il était le fermier d’une grande terre, non propriétaire, c’est vrai, mais il en était comme le maître pour la durée du bail. Même qu’il aimait à s’imaginer qu’il en était l’unique maître !

Sa femme n’était pas moins enthousiasmée que lui.

Le temps était revenu au beau. Le plus beau des soleils glissait lentement dans un immense ciel bleu. L’atmosphère était d’une tiédeur grisante, et le sol, tout à fait découvert depuis la dernière neige, exhalait ses vapeurs et ses parfums.

— On dirait que ça sent le bon pain frais disait la jeune femme en riant de bonheur.

Ça et là encore, dans les baissières, rutilaient des mares d’eau claire derniers vestiges des neiges de l’hiver : mais en peu de jours l’eau serait tarie et le sol prêt à recevoir le soc de la charrue.

Durant les deux premiers jours de leurs arrivée sur la ferme, nos jeunes époux passèrent leur temps à se promener par cette terre qui sentait si bon et qui était si molle. Tout suscitait leur admiration, bien que, à la vérité, il n’y eût rien de particulièrement pittoresque. Le pays était plat, plus boisé que découvert, et ce n’était que par de minces ouvertures qu’on pouvait découvrir un morceau de champ des voisins. Oui, mais on était en pays nouveau et son immensité même était pour nos amis une chose merveilleuse. La solitude elle-même leur était un charme, solitude que troublait seul, et à de rares intervalles encore, le roulement d’un wagon passant sur la route.

Mais cette solitude n’était-elle déjà pas un gage de liberté et d’indépendance

Nos jeunes époux le sentaient si bien qu’ils en respiraient largement l’air. Ils allaient tous deux bras dessus bras dessous, causant, riant, unissant parfois leurs lèvres dans un commun sursaut d’amour. Si, quelquefois, une mare d’eau ou une pièce de terrain un peu boueux leur barrait le chemin, Placide enlevait sa petite femme dans ses bras et la transportait sur le terrain sec. Elle n’était pas bien lourde cette petite femme qui riait de si bon cœur,… lui l’aurait portée au bout du monde. Car il était grand et fort, il était justement de cette taille qu’exigent les rudes travaux de la terre. S’il avait encore un peu les airs de la ville, la chose ne tira pas à conséquence : le climat et la besogne journalière d’ailleurs en feraient bientôt un vrai paysan. Paysan !… Comme le mot leur plaisait à tous deux ! Et pourquoi pas ? Tous deux, fils et fille de la terre qu’ils aimaient, n’étaient-ils pas nés paysans ? Enfants du sol, n’en devaient-ils pas être les amants et les gardiens !

Donc, comme ils étaient et rien que comme ils étaient, tous les deux vivaient dans un bonheur parfait. On aurait pu les comparer à Adam et Ève se promenant dans le Paradis Terrestre. Seulement, là, en ce paradis où Placide Bernier et sa femme se trouvaient, il était nécessaire de travailler. Il importait de se préparer pour les semailles, sans compter que l’installation du nouveau foyer exigeait quelques peines et quelques dépenses, si l’on voulait avoir un peu de confort.

Car il faut dire que la maison du fermier n’était pas très attrayante : ce n’était qu’une baraque, mais assez spacieuse et divisée en quatre pièces, plutôt exiguës, et qui n’étaient pas d’une propreté absolue. Beaucoup de ces vieux « bachelors », et même des jeunes, n’ont pas toujours le temps, avec la besogne qu’ils ont sur les bras au dehors, de donner leurs soins au ménage.

Placide et sa femme se mirent en frais de faire le nettoyage. On lava, frotta… On tendit sur les murs un beau papier bleu. Aux fenêtres on mit de simples rideaux de cretonne rose (on était si peu difficile), et sur le plancher de planches brutes on posa un papier d’abord, puis on étendit soigneusement un « linoleum ». Abrégeons en disant qu’en moins de trois jours la main de la femme avait fait de l’intérieur de cette baraque un petit nid qui en valait bien un autre. Il n’avait fallu qu’un peu de travail et quelques dollars pour se donner un confort réjouissant.

— N’est-ce pas, ma Flore, qu’on va être bien chez nous ici ? se plaisait à répéter Placide tous heureux.

— Ce n’est pas, répliquait, Flore, la belle maison de tes parents là-bas, ni celle des miens non plus ; mais tout de même puisqu’on s’y sent heureux comme roi et reine !

Heureux ? Oui. Et elle, cette Flore, n’était-elle pas toute l’image vivante du bonheur avec ses petites et amusantes babillardises, ses éclats de rire qui étaient une vraie musique !

Souvent encore elle disait :

— Sais-tu, Placide, que j’avais rêvé de faire une fermière… mais une vraie fermière ?

— Mais tu le deviens… même que tu l’es déjà, bonne Flore de mon cœur !

Si elle l’était… fermière !

Voilà qu’elle « tirait » déjà les vaches… Matin et soir elle allait soigner les poules et levait les œufs, et des œufs si bons qu’on les mangeait à la douzaine. Et elle, Flore, à toutes ces petites besognes trouvait un plaisir sans nom. Un peu plus tard, elle allait s’occuper des couvées. Puis, quand serait venue la saison du jardinage, elle s’en donnerait à cœur-joie. Au reste, elle n’était pas étrangère à tous ces petits métiers, elle était fille de cultivateurs et elle en avait appris suffisamment pour se tirer d’affaire avec avantage.

Placide Bernier découvrait dans sa jeune épouse des qualités si précieuses et si rares chez la plupart des jeunes filles du siècle, qu’il s’en étonnait d’abord pour s’en réjouir ensuite et en complimenter sa compagne :

— Ma chère amie, disait-il, je suis bien content d’être tombé sur une petite femme comme toi. Vraiment, je me demande ce que j’aurais fait si j’étais venu seul en ce pays, ou si la malchance m’avait fait épouser une de ces demoiselles qui craignent toujours de se salir le bout des ongles. Mais avec une compagne comme toi, j’aime à te le dire, ma Flore, je suis sûr du succès et du bonheur.

Placide parlait avec vérité. Il avait une compagne « dépareillée », selon l’expression de nos bons vieux de Québec. Non seulement elle était bonne et vaillante, cette Flore, elle était aussi très jolie… Une petite blonde, mignonne et rieuse, habile et pleine de bonne volonté… Elle possédait trois trésors en surplus : la santé du corps, celle de l’âme et celle de l’esprit. Pour tout dire, la jeune femme possédait tout ce qu’il faut pour plaire et égayer, pour seconder son « homme » et réussir dans la dure entreprise qu’on abordait sans expérience et sans la connaissance des méthodes de travail dans ce pays nouveau.

Si elle était fille de cultivateur, elle ignorait bien des choses dans les travaux de la terre. Hormis le soin à donner aux animaux, elle ne connaissait que les travaux de la maison. Jamais elle n’avait touché un outil ou une machine agricole, et devant ces curieuses machines aratoires que, là, elle voyait pour la première fois, elle eût été bien embarrassée de dire à son compagnon comment il fallait s’en servir.

Placide lui-même, quelque fils de cultivateur aussi, ignorait le maniement de ces instruments aratoires, telles que les charrues à deux socs et leur réglage, assez délicat si l’on tient à faire du bon labour. Il y avait encore le semoir, les moissonneuses et autres instruments plus ou moins compliqués. Sans doute, il faut bien peu de temps à un homme intelligent pour apprendre comment manier ces choses seulement, dans les premiers temps, si quelque pièce de la machinerie vient à manquer, à casser par exemple au cours du travail, il importe de savoir comment remettre une pièce de rechange, ou, si la pièce peut tenir encore, comment la rafistoler et la faire tenir aussi longtemps que possible, soit pour éviter une perte de temps en allant au village chercher une autre pièce, soit pour éviter des frais coûteux en faisant venir un homme d’expérience. Sans doute, Placide Bernier pouvait à coup sûr compter sur la complaisance de voisins, car il devient très utile de s’entre-aider en certaines circonstance… Mais bah ! on arriverait bien à se tirer d’affaire.

Ils voulaient tellement se tirer d’affaire que lui et elle passaient deux ou trois heures, tous les jours, à examiner minutieusement ces instruments et machines pour en saisir le secret et en comprendre la manœuvre. En tout cas, Placide pourrait compter sur l’engagé qu’il lui faudrait bientôt pour les semailles. Dans huit jours au plus, le sol serait propice à recevoir sa charrue, et, en même temps, il faudrait « passer » le semoir sur les labours faits l’été et l’automne d’avant. Il s’agissait de trouver un bon ouvrier agricole connaissant le pays, ses méthodes de travail et surtout la machinerie.

Placide Bernier se rendit à Tisdale dans ce but.

Notons qu’en 1910 l’auto n’avait pas fait son apparition encore en ces contrées lointaines où les routes, du reste, convenaient peu à ce genre de véhicules. L’on n’avait pour tout moyen de locomotion que le lourd wagon de ferme à deux chevaux, le boguet (sorte de cabriolet quatre roues) et le « democrat (voiture américaine découverte à quatre roues et deux sièges). Parmi ses chevaux de travail, le fermier, M. Moore, gardait toujours deux chevaux, plus petits et plus légers, qu’il attelait sur le boguet ou le democrat pour aller à ses affaires au village ou ailleurs.

Accompagné de sa femme, Placide partit pour Tisdale en democrat. Là, il eut la borne fortune de rencontrer de suite un excellent ouvrier agricole, de langue anglaise, qui cherchait du travail.

Placide l’embaucha pour un mois et plus, selon le temps qu’il faudrait mettre aux semailles. Il était justement tombé sur un garçon qui habitait le pays depuis plusieurs années et qui possédait toutes les connaissances voulues pour répondre aux exigences du métier. Cet homme avait été recommandé, d’ailleurs, à Placide Bernier, par le propriétaire de la ferme, M. Moore.