Dans la terre promise/14

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Journal Le Soleil (p. 134-140).

V


Voici les semailles…

Placide met son homme sur la charrue à deux socs, le « gang-plow » : lui, prend le semoir. Chaque machine est tirée par quatre chevaux.

L’employé a eu l’obligeance de montrer à son patron comment manœuvrer le semoir et comment en fixer le réglage.

Tout va bien : l’un laboure, l’autre sème.

Le temps est le plus beau qui soit !

Il y a, ce printemps-là, 170 acres de blé à mettre en terre et 50 acres d’avoine. Oui, mais le labour n’est pas fait. 150 acres à labourer, herser, et semer, à part des 70 acres de labour de l’année d’avant, bien entendu.

Placide fait son devoir et son chemin ; il sème environ quinze acres par jour des 70 acres prêts à ensemencer, et il lui faut cinq jours pour accomplir sa première tâche. Aussi, est-il tout triomphant sous les louanges sans nombre que lui décoche sa femme ! Et quel appétit il vous a…

— Tu es décourageant !… lui sourit sa femme. Vraiment, tu manges comme trois

— Et je ne fais que l’ouvrage d’un seul homme… se met-il à rire le plus heureusement du monde.

Et le soir il entre tout noir de poussière… mais de cette bonne poussière des champs qui ne salit point !

Comme ça va bien et de mieux en mieux !

Après que les labours de l’année d’avant ont été semés, Placide herse le frais labour qu’a fait son employé, puis, la besogne faite, il attelle à son tour sur l’autre charrue à deux socs et emboîte derrière son homme. On tire quatre sillons à la fois… ça va vite ! Aussi, tourne-t-on tous les jours une moyenne de cinq acres et demi, quelquefois six acres, par charrue. Les chevaux, bien portants et bien nourris, sont forts et alertes, hormis peut-être deux ou trois que le coup de fouet ne semble pas humilier.

Nous avons dit que tout va bien… Oui, tout va si bien que, au 12 de mai, tout le blé est en terre.

Il semble à Placide que c’est du prodige.

N’importe ! il ne reste plus que 50 acres à labourer et à semer en avoine. Ce n’est pas long : le 26 de mai les semailles sont complétées.

Placide est radieux. Ah ! il peut se vanter d’avoir mis la main sur un bon homme…

Cet employé était, en effet, un garçon travailleur et consciencieux, paisible et se mêlant de ses affaires. Oui, se mêlant de ses affaires… mais pas au point de ne pas donner un bon conseil à l’occasion, et il le prouvait en prenant l’intérêt de son patron. Aussi, hors de ses heures de travail au champ, bien qu’il ne fût pas sujet à cette obligation, il aidait au soin des animaux. Il allait chercher les deux vaches dans le pâturage au bout de la terre et le trayait obligeamment, si Flore se trouvait trop occupée à sa maison. Enfin, il se rendait utile partout et à toute heure avec le meilleur vouloir du monde.

Quelquefois, par les belles soirées, il se rendait chez des voisins de sa nationalité pour y faire un bout de causette. Ne parlant que l’anglais, il pouvait assez difficilement tenir la conversation avec ses patrons. Placide, c’est vrai, écorchait assez facilement la langue de nos amis d’Ontario ; mais Flore, elle, n’y entendait rien autre chose que « yes » ou « no ». Pourtant, elle voulait apprendre ; aussi s’essayait-elle dans cette langue qui lui paraissait de prime abord pire que du chinois. L’employé, toujours complaisant, l’instruisait, et la jeune femme finissait par dire quelques mots, quelques bouts de phrase ; seulement, restait la prononciation, ce qui n’était pas pour Flore la moindre des choses. Enfin, avec du bon vouloir et de la ténacité elle parvenait à baragouiner suffisamment pour demander quelques menus services à l’engagé, si Placide n’était pas là.

C’est pourquoi, un soir, alors que les champs verdissaient déjà magiquement, et tandis que l’employé était absent. Placide demanda à sa femme :

— Que dirais-tu, Flore, si nous gardions cet homme jusqu’au battage ? Vois-tu, bientôt ce sera le labour d’été, puis viendront les foins et les moissons. Il ne sera peut-être pas facile à l’automne de mettre la main sur un bon garçon comme celui-ci.

— Je suis bien de ton avis, Placide, mais ce sera une dépense de plus, deux mois de gages c’est-à-dire quatre-vingts dollars. Tu dis que nous avons déjà pas mal rogné ton petit capital. Nous avons dû payer la semence de blé 60 sous le minot et celle de l’avoine 40 sous. Ensuite, il nous faut tout acheter pour vivre, hormis le lait et les œufs. Il est vrai que nous aurons pour nous aider dans quelque temps le jardin. Sais-tu qu’après toutes ces dépenses et si nous y ajoutons les frais de voyage pour venir dans ce pays lointain ton argent doit être à demi mangé ?

— Oh ! sois tranquille, il nous reste encore plus de mille dollars à la banque.

— Je sais bien, mais sommes-nous sûrs d’avoir une grosse récolte ? Et toutes les dépenses que nous aurons à encourir pour les moissons, le battage et le charriage du grain aux élévateurs ! Tout de même si tu penses qu’il faut garder notre homme, gardons-le.

— C’est bien, je vais lui faire la proposition de rester avec nous jusqu’à l’automne. Ce matin, voyant que nos travaux du printemps sont terminés, il m’a fait entendre qu’il désirait aller chercher de l’ouvrage ailleurs. Je ne serais pas étonné qu’il soit allé ce soir chez un voisin pour demander un emploi.

— Gardons-le, Placide, on ne pourrait pas trouver mieux.

L’homme resta et non sans plaisir. Il était si bien traité dans cette maison où on le regardait comme un membre de la famille… et une petite famille aimable, gaie, et qui ne le commandait qu’avec courtoisie. Des deux chambres de la maison on lui avait donné la meilleure, Flore avait un soin particulier de son linge. Il faut dire aussi qu’elle était bonne cuisinière. L’employé eût été bien sot de s’en aller travailler ailleurs sans savoir, quand, là, il vivait avec du bon monde et dans une maison excellente… il resta.

Nous avons dit que le temps avait été le plus beau qui fût possible… mais trop beau, trop chaud et trop venteux quelquefois, si bien que le sol s’asséchait et durcissait d’une façon alarmante. Depuis le commencement d’avril un seul petit orage était venu rafraichir la terre. On avait dit à Placide qu’en ce pays de l’Ouest on pouvait toujours ou presque, compter sur les pluies du mois de juin. Mais voici que juin était venu, voici qu’on en était au 15, et pas une goutte d’eau ne tombait d’un firmament toujours sans nuage.

L’engagé s’était remis à la charrue pour faire le labour d’été, et dès le premier jour il avait remarqué que la terre était très sèche et passablement dure ; tant et si bien que quatre jours après on dut mettre sur la charrue les cinq meilleurs chevaux.

Mais quelque chose de plus alarmant survenait : le blé, par taches trop grandes, jaunissait ; plus loin, dans l’avoine, de grands ronds noirs se dessinaient, et plus nettement de jour en jour : les vers !

Ce fut de là que naquirent les premières inquiétudes du fermier nouveau.

L’engagé, toutefois, demeurait encourageant.

— Il va pleuvoir dans quelques jours au plus tard, disait-il souvent. Hier, j’ai entendu les coyotes glapir, c’est bon signe. Et puis, avez-vous remarqué la nouvelle lune ? elle penche ses pointes vers la terre… signe de pluie !

Placide doutait un peu de la véracité de ces données météorologiques rudimentaires, et il doutait d’autant plus de la puissance des coyotes et de la lune à tirer l’eau du ciel, que celui-ci demeurait un continuel miroir. Sans doute, quelquefois des nuages apparaissaient sur l’horizon, mais c’était pour retraiter peu après.

Si les grains souffraient de la sécheresse, le jardin avait aussi son mal ; mais, là, le mal ne s’aggravait pas parce qu’on avait soin d’arroser. Oui, mais l’eau du puits baissait, et si la température s’entêtait à jouer son rôle de belle et capricieuse coquette, l’eau finirait par manquer. Comme on pense, tout cela donnait à réfléchir.

Quelques jours encore se passèrent ainsi, mais les vers avaient causé de forts dommages. Toute la contrée environnante se plaignait, c’était la disette en perspective.

Le blé sur les labours de l’été d’avant allait encore bien à cause de l’humidité que le sol avait conservée pour n’avoir pas été remué sous le soleil et les grands vents chauds de l’ouest. Sur les labours d’automne le grain avait encore assez bonne mine ; sur ceux du printemps il n’avait rien de bien prometteur. Une température pluvieuse pour quelques jours pourrait tout remettre dans la voie de l’abondance.

La bienheureuse pluie ne vint qu’à la fin du mois. Un soir, le ciel s’était couvert et, dans la nuit, un violent orage avait éclaté. Durant près de trois heures une pluie diluvienne s’était abattue.

— C’est la fortune, Flore ! s’était écrié Placide dans la joie folle qu’il éprouvait.

— Oui, ce sont des dollars qui tombent par centaines et par milliers, avait répliqué la jeune femme non moins heureuse que son mari.

On pouvait, en effet, se livrer à la joie, car la sécheresse avait semé un large émoi dans le cœur de nos deux amis pendant plusieurs jours. Le sourire sur leurs lèvres s’était quelque peu amoindri, et il avait pris une nuance assez manifeste de mélancolie : les yeux s’étaient chargés d’inquiétude, les fronts s’étaient assombris. Mais enfin le ciel se rendait et largement encore — il fallait l’espérer — à leurs justes prières.

Il pleuvait à verse…