Dans la terre promise/19

La bibliothèque libre.
Journal Le Soleil (p. 157-160).

X


Ce fut un enfant mâle que le 15 décembre, Flore mit au jour : un joli petit être d’amour qui mit au cœur de Placide une joie nouvelle en même temps qu’un désir plus grand de réussir dans la vie. Une double force et une double énergie avaient tout à coup surgi en lui.

On avait pu obtenir les services d’une garde-malade, une jeune fille de nationalité française dont les parents habitaient à quelques milles de là, de sorte que Flore put revenir doucement de ses couches qui avaient été un peu dures.

Si l’enfant était venu au monde bien portant, si sa santé ne devait donner nulle inquiétude à ses parents, il restait pourtant à ceux-ci une inquiétude : celle de faire baptiser leur rejeton.

Le plus grand inconvénient de nos amis était de se trouver sans église et sans prêtre. Néanmoins, un prêtre de Prince-Albert venait quelquefois passer un dimanche à Tisdale pour les besoins des fidèles peu nombreux des alentours.

Or, précisément, Placide apprit, en allant reconduire le médecin à Tisdale, qu’un prêtre viendrait à Noël. Notre Canadien ne manqua point l’occasion : en dépit d’un froid de 45 sous zéro il se rendit à Tisdale le matin de Noël et, après l’office, invita le prêtre à venir baptiser son enfant. Le prêtre se rendit très volontiers à l’invitation et ce fut ainsi que l’enfant reçut les prénoms de Placide-Paul-André. Le père et la mère de la jeune française furent les parrain et marraine.

Le 15 janvier, Flore était si bien portante et redevenue si forte qu’il fut décidé — pour économiser — de ne plus retenir les services de la garde-malade.

L’économie était plus que nécessaire, car au printemps suivant il faudrait emprunter de la banque et celle-ci exigerait le remboursement de ses fonds à la récolte suivante.

L’hiver, quoique rigoureux, se passa très bien. Le foyer de nos amis fut un véritable nid d’amour et d’espoir.


Ici, nous croyons utile pour certains lecteurs d’entrer dans une digression qui, néanmoins, ne s’écarte pas trop, à notre avis, du sujet et des personnages de cette histoire.

Nous savons que Placide Bernier était un homme instruit, en ce sens qu’il avait reçu la formation dite « classique ». Sa femme, de son côté, possédait l’instruction moyenne qui s’acquiert dans les couvents de la province de Québec. Depuis leur venue dans l’Ouest, cette instruction, qui exige tout comme le corps sa nourriture, avait été négligée. L’acclimatation au pays nouveau, les travaux si prenants de la ferme, les soucis, les espoirs et les découragements qui tour à tour naissaient devant des champs et une température qui ne travaillaient pas de concert et à la vue de moissons qui ne promettaient guère, tout cela avait tenu notre jeune ménage éloigné des lectures si nécessaires aux personnes qui veulent conserver l’instruction acquise.

Placide Bernier aimait les livres, il en possédait et en achetait chaque fois que sa bourse lui permettait cet agrément. Il tenait aussi à se tenir renseigné sur les événements du monde par la lecture des journaux et revues.

Durant l’été et l’automne il n’avait pu que parcourir à la hâte les colonnes de quelques journaux, et jamais il n’avait eu un instant pour feuilleter un livre. Il est vrai de dire qu’il ne se trouvait pas accommodé pour faire des lectures, là et comme il aimait à les faire, c’est-à-dire dans la solitude de la tranquillité. L’exiguïté du logis n’avait pas non plus permis de faire l’étalage des livres, et ceux-ci avaient vécu emballés et au fond d’une grainerie. Après le départ de l’employé, alors que les longs soirs d’automne étaient venus, la chambre de l’engagé fut convertie en une petite salle commune où les livres furent religieusement étagés. Ce fut dans ce petit sanctuaire que nos époux passèrent leurs veillées d’hiver. Quelles bonnes veillées !… C’était si bon que ni l’un ni l’autre n’étaient tentés d’aller quelquefois faire un bout de veillée chez un voisin, et pourtant les invitations ne manquaient pas. Oui, mais y a-t-il quelque chose de plus agréable dans le monde que la bonne tiédeur d’un foyer paisible ? Nos deux jeunes mariés trouvaient là leur unique bonheur.

Placide, de nature, était un solitaire, en ce sens qu’il aimait la solitude et ce goût, semble-t-il, paraît plus propre à l’homme qu’à la femme. De nos jours surtout, la femme aime à paraître et recherche le mouvement et le bruit.


Pourtant Flore, quoique femme, aimait à vivre dans ces solitudes du grand Ouest où souvent les maisons de ferme sont séparées par des milles de distances. Les agréments qu’elle trouvait dans son foyer n’avaient rien de comparable, lui semblait-il, et peut-être avait-elle raison. Ce qu’on est convenu d’appeler « les plaisirs du monde » n’avait pour elle aucune signification. Avant toute chose, elle était femme et en elle il y avait de l’épouse et de la mère.

Fille de paysans, Flore s’était retrouvée chez elle dans l’Ouest. La jeune fille, devenue épouse, s’était trouvée plus femme encore, et plus femme deviendrait-elle le jour où elle serait mère.

Placide Bernier, comme il l’avait déclaré une fois à sa chère compagne, était bien tombé. Tous deux pouvaient affronter les infortunes sans briser le lien de leur amour, de même qu’ils pouvaient boire jusqu’à l’ivresse la coupe du bonheur et des joies saines. Ni l’un ni l’autre ne seraient tentés de manquer au serment prêté au pied de l’autel. S’il survenait par accident quelques légers désaccords ils sauraient se remettre d’accord sans l’aide de personne. Leur devise était celle-ci :

« Vivre pour s’aimer, s’aimer pour vivre ! »

Voilà comment ce couple d’amants avait trouvé le vrai bonheur.