Dans la terre promise/20

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Journal Le Soleil (p. 160-165).

XI


Certes, il faut être assez forts dans la vie pour empêcher notre bonheur de se voir compromis par les tracas de l’existence journalière : c’est là que l’homme et la femme doivent se soutenir de l’épaule s’ils veulent faire face bravement et avec le maximum de sécurité aux coups inattendus de l’adversité.

Or, ces coups inattendus — car notre nature humaine semble pétrie d’espoir et d’optimisme — allaient terriblement atteindre Placide Bernier et sa jeune femme.

Au printemps de 1911, notre fermier canadien réussit à emprunter de la banque la somme de mille dollars qui fut placée au crédit de M. Moore, mais la banque avait exigé une garantie sur la récolte à venir. Comme nous le savons, il restait à Placide suffisamment d’argent pour mener sa barque jusqu’à l’automne.

Il avait été assez chanceux aussi de ravoir son engagé de l’été d’avant. Les semailles se firent dans de meilleures conditions atmosphériques et autres que celles du printemps de 1910. Cette saison-là la pluie ne manqua point. À la fin de juin déjà tout indiquait une récolte formidable. Car du blé épiait avec le signe de l’abondance. Seulement après ces pluies — le plus souvent des orages violents — de terribles coups de soleil s’abattaient sur la terre. On parla de rouille dans le pays environnant. Placide n’en avait pas découvert encore dans ses champs. Mais si le temps continuait ainsi, on pourrait s’y attendre et surtout sur les labours d’été où le blé poussait si dru et si haut qu’on ne pouvait passer dedans sans l’écraser.


Vers ce temps un agent offrit à Placide une assurance contre la grêle à une moyenne de dix dollars de l’acre. À ce compte la prime à payer était énorme, quoiqu’il y eût avantage à ne payer cette prime que moitié sur-le-champ et moitié à l’automne. Placide, forcé d’économiser qu’il était, ne se sentait pas disposé à faire une telle dépense, et il se reposait sur l’assurance que lui avait donnée M. Moore que jamais la grêle n’avait causé dans ces parages de dégâts appréciables. Notre ami refusa l’assurance offerte, en se disant qu’il avait assez d’obligations financières.

Tout alla bien jusqu’au 10 juillet. Mais à cette date, Placide s’aperçut que le blé du labour d’été « rouillait », mais de cette rouille rouge qui, sans être un agent aussi destructif que la rouille noire, n’est pas moins à craindre si le grain n’est pas parvenu à son premier état de maturité. Or, les orages se renouvelaient presque tous les jours et une chaleur excessive chargeait l’atmosphère, et dans de telles conditions la rouille pourrait occasionner une perte énorme. Mais il n’y avait pas que la rouille à redouter il y avait aussi la grêle. Un soir, l’engagé en avait fait bien innocemment le pronostic :

— Nous allons pourtant avoir de la grêle… !

On n’était pas sans inquiétude. Tout de même on s’efforçait de vivre heureux. On maintenait l’optimisme au plus haut degré possible. Au lieu de paroles amères et déprimantes, on trouvait des mots joyeux. Souvent le soir, après les travaux de la terre, Flore allait traire ses vaches tandis que son mari et l’engagé pansaient les chevaux. La jeune femme babillait, riait des plus beaux rires et tâchait de faire tomber du front de son mari certains plis que la poussière des champs avait assombris. Oui, mais en babillant de la sorte elle tirait souvent le pis de travers et le beau lait blanc et chaud ruisselait à côté du seau. Placide voyait la chose.

— Voyons Flore, tu perds du lait… avait-il coutume de réprimander tout en souriant d’indulgence.

— Oh ! si peu… répliquait-elle ingénument… une goutte, rien qu’une goutte ! Ah ! ça, mais pourquoi me fais-tu cette brusque observation ? ajoutait-elle en fronçant le sourcil. Aimes-tu tellement ce lait que je n’en doive perdre une goutte.

On éclatait de rire…

Hélas ! le rire… et surtout ce bon rire enfantin qu’on avait, devait-il se faire sanglot ? Rien d’impossible… car ce bon rire essayait, en vérité de dérober une inquiétude de cacher des soucis.

Inquiétudes !… Pourquoi pas ? Tous les midis de gros nuages blancs apparaissaient à l’horizon, et de là, entre trois et cinq heures, s’élançaient des orages dangereux. Les journaux rapportaient que de nombreuses localités avaient été ravagées par la grêle.

Sous cette continuelle menace Placide devenait de plus en plus inquiet, et cette inquiétude très visible était, va sans dire, partagée par sa compagne.

Or, vers les deux heures de ce 5 juillet, ainsi que l’avait redouté l’engagé, un effrayant nuage s’éleva au Nord-Ouest pour se diriger vers le Sud et l’Est.

— Ça ne vient pas ici heureusement ment souffla Placide avec allégement.

Lui, sa femme et l’employé regardaient le ciel dans une attente faite d’espoir et de crainte.

Mais l’orage roulait là-bas vers l’Est…

On entendait le tonnerre gronder d’une voix redoutable. Le soleil rayonnait et brûlait.

Mais voici que Placide et sa femme ont tout à coup pâli et instinctivement se sont serrés l’un contre l’autre.

Car le vent vient de tourner et souffle maintenant du Nord avec violence. Le tonnerre roule, éclate avec fracas. De fulgurants éclairs sillonnent, coupent, déchirent les nues noires, et le vent hurle.

On entre dans la maison, craintifs, tremblants.

On regarde toujours ce ciel affreux.

Le soleil a disparu. Et voici qu’il fait presque noir.

Dans le lointain on peut entendre comme un soulèvement de vagues en furie.

Que va-t-il arriver ?

Ah ! quel soulagement pour Placide et sa femme… des nues c’est de l’eau qui tombe :

Ah ! il ne grêlera pas !…

Erreur, faux espoir !

Voici quelques petits grains de grêle qui, mêlés à la pluie, viennent ricocher et crépiter contre les carreaux des fenêtres.

Le temps était noir, et il s’éclaire tout à coup…

Puis les petits grains de grêle se multiplient, se centuplent, mais ils grossissent aussi !

S’ils grossissent… Vlan ! une vitre éclate au choc d’un caillou de glace quasi gros comme le poing ! Et voilà une avalanche de ces cailloux de glace qui s’abattent de toutes parts avec un fracas d’enfer ! Tous les carreaux des fenêtres volent en éclats. Et les cailloux tombent sans cesse par millions et millions et ils sont si lourds à leur nombre que la toiture de la baraque va peut-être s’écraser sur les têtes qu’elle abrite.


Épouvantée, Flore court de çi de là, se lamente, crie… Placide, pâle, livide presque, et silencieux regarde dehors par les fenêtres mutilées cette couche d’affreux cristaux qui s’entassent déjà sur une épaisseur de pas moins de huit pouces.

Les arbres sont plus qu’à demi dépouillés déjà de leur feuillage.

Et la grêle tombe…

Flore s’est jetée en hurlant et pleurant sur le cher berceau où gémit son petit…

Tout à coup, silence ! Tout s’arrête et se tait brusquement. Les nuages fuient rapidement. Le vent s’est éteint comme épuisé. Puis un calme singulier, si singulier après le fracas qu’on vient d’entendre, qu’il fait aussi peur que la tempête elle-même : Voilà ensuite le soleil, le plus splendide des soleils peut-être, qui vient, comme avec ironie, éblouir la nature défigurée, mutilée et comme sous le coup encore de l’épouvante…

Et les blés ? les avoines ? les orges ?… Tout est haché… aux trois quarts…

Placide s’est affaissé lourdement sur un siège…