Dans la terre promise/21

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Journal Le Soleil (p. 165-169).

XII


Le courage devait encore, par bonheur, surmonter la défaillance et l’accablement.

Plusieurs fermiers, ceux-là qui avaient pris une assurance contre la grêle ou ceux qui avaient les moyens de supporter la perte, se mirent à labourer leurs champs pour l’année suivante.

Mais Placide Bernier et d’autres aussi pas mal atteints et aussi pauvres prirent le risque de laisser agir la nature.

Il arriva que l’avoine refit rapidement sa tige. Mais le blé fut plus lent à reprendre vie. Grâce à une température clémente par la suite, les gelées de septembre retardèrent leur venue. Aussi après le battage Placide eut-il tout au moins cette satisfaction d’emmagasiner dans ses greniers 3 200 minots d’avoine et 500 de blé.


Cet automne-là la ferme donnait un rapport net de 1 500 dollars. Placide avait tant économisé qu’il avait réussi à payer tous les frais ainsi que le salaire de son employé, à même l’argent resté en mains de la récolte de l’automne d’avant.


Mais là encore, comment payer la banque et M. Moore, c’est-à-dire 3,000 dollars et l’intérêt ?

La banque voulut bien se contenter de $500, pour cette année-là, et M. Moore, lui, fut bien obligé d’accepter aussi la même somme. Intérêts et autres petits frais déduits, notre ami ne gardait pour lui-même qu’une somme d’environ 400 dollars, et cela pour le conduire jusqu’à la troisième récolte.

Décidément ce n’était guère encourageant.

Mais les coups du mauvais sort ne s’en tiennent pas toujours là.

Nous savons que Placide avait pris, à 30 milles vers le Nord-Est, un homestead et que, pour en avoir la possession, il n’avait encore commencé à remplir aucune des obligations exigées par la loi. Aussi le Bureau des Terres lui fit-il savoir qu’à moins de se mettre à l’œuvre, ce homestead lui échapperait, attendu qu’un nouveau venu dans le pays désirait s’y installer. On donnait à Placide 60 jours pour se mettre à l’œuvre. Il fallait s’y mettre ou perdre ce qui, plus tard, pourrait devenir une fort belle terre. Mais pouvait-il laisser sa ferme et s’en aller sur son homestead ? Non. Encore moins laisser sa femme seule… Pourtant, avec une femme comme celle qu’il avait, notre Canadien pouvait tout entreprendre sans qu’elle cherchât à l’en détourner.

— Ma chère Flore, dit-il un soir, nous allons nous rendre sur notre homestead et y passer l’hiver ; car tu n’ignores pas qu’il importe de faire chaque année au moins six mois de résidence et casser pas moins de 15 acres dans les trois ans requis pour obtenir la possession. Vois-tu, en supposant que la malchance s’acharnerait à nous ici, et si nous venions à perdre notre terre, il nous resterait notre homestead.

Flore était prête à tout, et il fallait tout tenter comme tout prévoir autant que possible.

Placide démolit planche à planche une vieille grainerie devenue inutilisable et alla bâtir une cabane sur son homestead. Une étable en perches de trembles fut rapidement élevée, et à la fin de novembre il s’en allait sur son homestead avec sa petite famille, ses vaches et quatre chevaux. Les quatre autres chevaux furent confiés au soin d’un voisin obligeant.

Tout l’hiver Placide rasa le bois, trembles et saules, afin de les faire brûler au printemps par les « feux courants ». Si les feux étaient bons et « chauds », il pourrait revenir à l’été suivant pour faire quelques acres de cassage.

Il arriva ainsi qu’il l’avait souhaité.

Sa ferme, en cet automne de 1912 donna une récolte satisfaisante. Il lui fut possible de payer ses taxes municipales, d’acquitter entièrement sa banque et de payer en plus mille dollars à M. Moore.

L’automne de 1913 apportait une récolte plus qu’à demi gâtée par une gelée trop hâtive ; tout de même M. Moore put recevoir une autre somme de mille dollars.

Placide, comme on pense, ne négligeait pas son homestead où il allait vivre chaque hiver. Dans l’été il s’y rendait passer deux ou trois semaines pour y faire du cassage. Aussi avait-il réussi à faire vingt acres de terre déjà. Pour obtenir le droit définitif de possession ou ce qu’on appelle communément « la patente », il ne restait plus que six mois de résidence à faire.

De ce côté tout allait pour le mieux, si l’on tient compte de la distance qui séparait le homestead de la ferme.


Ce fut ensuite l’année de la guerre. Bien que cette année-là les récoltes fussent bonnes dans le pays généralement, Placide ne retira presque rien de sa terre : la rouille et la gelée s’étaient mises ensemble de la partie, et, en outre, la terre empestée de mauvaises herbes ne savait plus produire le blé. D’un autre côté, de fortes dépenses étaient survenues inopinément : il avait fallu acheter une autre moissonneuse, la vieille n’allait plus. Placide avait encore perdu deux chevaux qu’il avait fallu aussi remplacer. Bref, il ne put payer à M. Moore, cet automne-là, que les intérêts sur la dette contractée.


L’avenir n’offrait rien de rutilant. Car Placide en était à se demander s’il lui serait possible de se libérer dans le temps convenu par l’acte de vente. La terre ne produisait plus que des herbes nuisibles, et de cette terre il y en avait 150 acres qui exigeaient un labour d’été, et encore serait-il difficile de se débarrasser de la folle avoine dont le pourcentage augmentait dans des proportions alarmantes.


Oui, mais ne pas semer, ce serait ne pas récolter. Il fallait prendre un autre risque ; c’est pourquoi il fut décider de ne mettre en labour d’été que 100 acres et de semer le reste de la terre en ce printemps de 1915.

La récolte fut assez bonne, mais pas suffisamment abondante pour faire face aux obligations. À M. Moore, Placide ne put que payer encore les intérêts.

Or, M. Moore ne donnait plus signe de vie depuis deux ans quand la fin de février de l’année suivante (1916) il parut soudain.

— Monsieur, annonça-t-il à Placide avec son sourire bonhomme, la vie est intenable en Angleterre, et je viens reprendre ma ferme.

C’était le coup terrible…