David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 27

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 1p. 424-434).

Peut-être fut-ce en conséquence de l’avis de mistress Crupp, et parce que l’idée des quilles me rappelait le souvenir de quelques parties avec Traddles que je conçus le lendemain la pensée d’aller à la recherche de mon ancien camarade. Le temps qu’il devait passer hors de Londres était écoulé, et il demeurait dans une petite rue près de l’École vétérinaire, à Camden-Town, quartier spécialement habité, me dit l’un de nos clercs qui logeait par là, par de jeunes étudiants de l’école, qui achetaient des ânes en vie pour faire sur ces quadrupèdes des expériences in animâ vili, dans leurs appartements particuliers. Je me fis donner par le même clerc quelques renseignements sur la situation de cette retraite académique, et je partis dans l’après-midi pour aller voir mon ancien camarade.

La rue en question laissait quelque chose à désirer. J’aurais voulu pour Traddles qu’elle lui donnât plus d’agrément. Je trouvai que les habitants ne se gênaient pas assez pour jeter au beau milieu du chemin ce dont ils ne savaient que faire, de sorte que non-seulement elle était boueuse et nauséabonde, mais encore qu’il y régnait un grand désordre de feuilles de choux. Ce n’était pas tout d’ailleurs, les végétaux ce jour-là s’étaient recrutés d’une vieille savate, d’une casserole défoncée, d’un chapeau de femme de satin noir et d’un parapluie, arrivés à différentes périodes de décomposition, que j’aperçus en cherchant le numéro de Traddles.

L’apparence générale du lieu me rappela vivement le temps où je demeurais chez M. et mistress Micawber. Un certain air indéfinissable d’élégance déchue qui s’attachait encore à la maison que je cherchais et qui la distinguait des autres, quoiqu’elles fussent toutes construites sur la modèle uniforme de ces essais primitifs d’un écolier maladroit qui apprend à dessiner des maisons, me rappela mieux encore le souvenir de mes anciens hôtes. La conversation à laquelle j’assistai, en arrivant à la porte qu’on venait d’ouvrir au laitier, ne fit qu’ajouter à la vivacité de mes réminiscences.

« Voyons, disait le laitier à une très-jeune servante, a-t-on pensé à ma petite note ?

— Oh ! monsieur dit qu’il va s’en occuper tout de suite, répondit-elle.

— Parce que… » reprit le laitier en continuant, comme s’il n’avait point reçu de réponse, et parlant plutôt, à ce qu’il me parut, d’après son ton et les regards furieux qu’il jetait dans l’antichambre, pour l’édification de quelqu’un qui était dans la maison que pour celle de la petite servante, « parce que voilà si longtemps que cette note va son train, que j’ai bien peur qu’elle ne finisse par prendre la clef des champs, et puis après ça cours après ! Or, vous comprenez que cela ne peut pas se passer ainsi ! » cria le laitier, toujours plus haut et d’un ton plus perçant, du fond du corridor jusque dans la maison.

Rien n’était plus en désaccord avec ses manières que son état de laitier. C’eût été un boucher ou un marchand de rogomme, qu’on lui eût encore trouvé la mine féroce pour son état.

La voix de la petite servante s’affaiblit ; mais il me sembla, d’après le mouvement de ses lèvres, qu’elle murmurait de nouveau qu’on allait s’occuper tout de suite de la note.

« Je vais vous dire, reprit le laitier en fixant les yeux sur elle pour la première fois et en la prenant par le menton : aimez-vous le lait ?

— Oui, beaucoup, répliqua-t-elle.

— Eh bien ! continua le laitier, vous n’en aurez pas demain. Vous m’entendez : vous n’aurez pas une goutte de lait demain. »

Elle me sembla par le fait soulagée d’apprendre qu’elle en aurait du moins aujourd’hui. Le laitier, après un signe de tète sinistre, laissa aller son menton, et ouvrant son pot de lait, da la plus mauvaise grâce du monde, remplit celui de la famille, puis s’éloigna en grommelant, et se remit à crier son lait dans la rue d’un ton furieux.

« Est-ce ici que demeure M. Traddles ? » demandai- je.

Une voix mystérieuse me répondit : « oui, » du fond du corridor. Sur quoi la petite servante répéta :

« Oui.

—Est-il chez lui ? »

La voix mystérieuse répondit de nouveau affirmativement et la servante fit écho. Là-dessus j’entrai, et d’après les indications de la petite bonne, je montai, suivi, à ce qu’il me sembla, par un œil mystérieux qui appartenait sans doute à la voix mystérieuse, qui partait elle-même d’une petite pièce située sur le derrière de la maison.

Je trouvai Traddles sur le palier. La maison n’avait qu’un premier étage, et la chambre dans laquelle il m’introduisit avec une grande cordialité était située sur le devant. Elle était très-propre quoique pauvrement meublée. Je vis qu’elle composait tout son appartement, car il y avait un lit-canapé, et les brosses et le cirage étaient cachés au milieu des livres, derrière un dictionnaire, sur la tablette la plus élevée. Sa table était couverte de papiers ; il était revêtu d’un vieil habit et travaillait de tout son cœur. Ce n’est pas, je crois, que j’eusse envie de dresser l’inventaire des lieux, mais je vis cela d’un coup d’œil, avant de m’asseoir, y compris l’église peinte sur son encrier de porcelaine ; c’était encore une faculté d’observation que j’avais appris à exercer du temps des Micawber. Divers arrangements ingénieux de son cru, pour dissimuler sa commode et pour loger ses bottes son miroir à barbe, etc., me rappelaient avec une exactitude toute particulière les habitudes de Traddles, dans le temps où il faisait avec du papier à écolier des modèles de repaires d’éléphants assez grands pour y emprisonner des mouches, et où il se consolait dans ses chagrins par les fameux chefs-d’œuvre dont j’ai parlé plus d’une fois.

Dans un coin de la chambre j’aperçus quelque chose qui était soigneusement couvert d’un grand drap blanc, sans pouvoir deviner ce que c’était.

« Traddles, lui dis-je en lui donnant une seconde poignée de main, quand je fus assis, je suis enchanté de vous voir.

— C’est moi qui suis enchanté de vous voir, Copperfield, répliqua-t-il. Oh ! oui, je suis bien heureux de vous voir. C’est parce que j’étais vraiment ravi de vous voir quand nous nous sommes rencontrés chez M. Waterbrook, et que j’étais bien sûr que vous en étiez également bien aise, que je vous ai donné mon adresse ici, et non dans mon étude d’avocat.

— Ah ! vous avez une étude d’avocat ?

— C’est-à-dire que j’ai le quart d’une étude et d’un corridor, et aussi le quart d’un clerc, repartit Traddles. Nous nous sommes cotisés à quatre pour louer une étude, afin d’avoir l’air de faire des affaires, et nous payons de même le clerc entre nous. Il me coûte bel et bien deux shillings par semaine. »

Je retrouvai la simplicité de son caractère et sa bonne humeur accoutumée, mais aussi son guignon ordinaire, dans l’expression du sourire qui accompagnait cette explication.

« Ce n’est pas le moins du monde par orgueil, vous comprenez, Copperfield, dit Traddles, que je ne donne pas en général mon adresse ici. C’est uniquement dans l’intérêt des gens qui ont affaire à moi, et à qui cela pourrait bien ne pas plaire. J’ai déjà fort à faire pour percer dans le monde, et je ne dois pas songer à autre chose.

— Vous vous destinez au barreau, à ce que m’a dit M. Waterbrook ? lui dis-je.

— Oui, oui, dit Traddles en se frottant lentement les mains, j’étudie pour le barreau. Le fait est que j’ai commencé à prendre mes inscriptions, quoique un peu tard. Il y a déjà quelque temps que je suis inscrit, mais les cent livres sterling à payer c’était une grosse affaire, continua-t-il, en faisant la grimace comme s’il venait de se faire arracher une dent.

— Savez-vous à quoi je ne puis m’empêcher de penser en vous regardant, Traddles ? lui demandai-je.

— Non, dit-il.

— À ce costume bleu de ciel que vous portiez.

— Oui, oui, dit Traddles en riant ; un peu étroit aux bras et aux jambes, n’est-ce pas ? Eh bien ! ma foi ! c’était le bon temps ! qu’en dites-vous ?

— Je crois que quand notre maître nous aurait rendus un peu plus heureux, cela ne nous aurait pas fait de mal, répondis-je.

— Ça peut bien être, dit Traddles mais c’est égal, on s’amusait bien. Vous souvenez-vous de nos soirées dans le dortoir ? et des soupers ? et des histoires que vous racontiez ? Ah ! ah ! ah ! et vous rappelez-vous comme j’ai reçu des coups de canne pour avoir pleuré à propos de M. Mell ? Vieux Creakle, vau ! C’est égal, je voudrais bien le revoir.

— Mais c’était une vraie brute avec vous, Traddles, lui dis-je avec indignation, car sa bonne humeur me rendait furieux, comme si c’était la veille que je l’eusse vu battre.

— Vous croyez ? repartit Traddles. Vraiment ? Peut-être bien ; mais il y a si longtemps que tout cela est fini. Vieux Creakle, va !

— N’était ce pas un oncle qui s’occupait alors de votre éducation ?

— Certainement, dit Traddles, celui auquel je devais toujours écrire et à qui je n’écrivais jamais ! Ah ! ah ! ah ! oui, certainement j’avais un oncle ; il est mort très-peu de temps après ma sortie de pension.

— Vraiment ?

— Oui, c’était… c’était… comment appelez-vous ça ? un marchand de draps retiré, un ancien drapier, et il m’avait fait son héritier ; mais je n’ai plus été du tout de son goût en grandissant.

— Que voulez-vous dire ? demandai-je ; car je ne pouvais pas croire qu’il me parlât si tranquillement d’avoir été déshérité.

— Eh ! mon Dieu, oui, Copperfield, c’est comme ça, répliqua Traddles. C’était un malheur, mais je n’étais pas du tout de son goût. Il avait, disait-il, espéré toute autre chose, et de dépit il épousa sa femme de charge.

— Et qu’avez- vous fait alors ?

— Oh ! rien de particulier, répondit Traddles. J’ai demeuré avec eux un bout de temps, en attendant qu’il me poussât un peu dans le monde ; mais malheureusement sa goutte lui est remontée un jour dans l’estomac et il est mort ; alors elle a épousé un jeune homme, et je me suis trouvé sans position.

— Mais enfin, est-ce qu’il ne vous a rien laissé, Traddles ?

— Oh ! si vraiment, dit Traddles, il m’a laissé cinquante guinées. Comme mon éducation n’avait pas été dirigée vers un but spécial, au commencement je ne savais trop comment me tirer d’affaire. Enfin, je commençai, avec le secours du fils d’un avoué qui avait été à Salem-House, vous savez bien, Yawler… celui qui avait le nez tout de travers. Vous vous rappelez ?

— Non, il n’a pas été à Salem-House avec moi ; il n’y avait de mon temps que des nez droits.

— Au reste, peu importe, dit Traddles ; grâce à son aide, je commençai par copier des papiers de procédure. Comme cela ne me rapportait pas grand’chose, je me mis à rédiger et à faire des extraits et autres travaux de ce genre. Je travaille comme un bœuf, vous savez, Copperfield ; si bien que j’expédiai lestement la besogne. Eh bien ! je me mis alors dans la tête de m’inscrire pour étudier le droit, et voilà le reste de mes cinquante guinées parti. Yawler m’avait pourtant recommandé dans deux ou trois études, celle de M. Waterbrook entre autres, et j’y fis assez bien mes petites affaires. J’eus le bonheur aussi de faire la connaissance d’un éditeur qui travaille à la publication d’une encyclopédie, et il m’a donné de l’ouvrage. Tenez ! au fait, je travaille justement pour lui dans ce moment. Je ne suis pas trop mauvais compilateur, dit Traddles en jetant sur sa table le même regard de confiance sereine, mais je n’ai pas la moindre imagination ; je n’en ai pas l’ombre. Je ne crois pas qu’on puisse rencontrer un jeune homme plus dépourvu d’originalité que moi. »

Comme-je vis que Traddles semblait attendre mon assentiment qu’il regardait comme tout naturel, je fis un signe de tête approbateur, et il continua avec la même bonhomie, car je ne puis trouver d’autre expression

« Ainsi donc, peu à peu, en vivant modestement, je suis enfin venu à bout de ramasser les cent livres sterling, et grâce à Dieu, c’est payé, quoique le travail ait été… ait certainement été… » Ici Traddles fit une nouvelle grimace comme s’il venait de se faire arracher une seconde dent. « Un peu rude. Je vis donc de tout ça, et j’espère arriver un de ces jours à écrire dans un journal ; pour le coup ce serait mon bâton de maréchal. Maintenant que vous voilà, Copperfield, vous êtes si peu changé, et je suis si content de revoir votre bonne figure que je ne puis rien vous cacher. Il faut donc que vous sachiez que je suis fiancé.

— Fiancé ! ô Dora !

— C’est à la fille d’un pasteur du Devonshire ; ils sont dix enfants. Oui ! ajouta-t-il en me voyant jeter un regard involontaire sur l’encrier ; voilà l’église ; on fait le tour par ici, et on sort à gauche par cette grille. » Il suivait avec son doigt sur l’encrier, « et là où je pose cette plume est le presbytère, en face de l’église ; vous comprenez bien ? »

Je ne compris qu’un peu plus tard tout le plaisir avec lequel il me donnait ces détails car, dans mon égoïsme, je suivais en ce moment, dans ma tête, un plan figuré de la maison et du jardin de M. Spenlow.

« C’est une si bonne fille ! dit Traddles ; elle est un peu plus âgée que moi, mais c’est une si bonne fille ! Ne vous ai-je pas dit, l’autre fois, que je quittais Londres ? C’est que je suis allé la voir. J’ai fait le chemin à pied, aller et venir : quel voyage délicieux ! Probablement nous resterons fiancés un peu longtemps, mais nous avons pris pour devise « Attendre et espérer. » C’est ce que nous disons toujours : « Attendre et espérer ! » Et elle m’attendra, mon cher Copperfield, jusqu’à soixante ans, ou mieux encore s’il le faut. »

Traddles se leva et posa la main d’un air triomphant sur le drap blanc que j’avais remarqué.

« Ce n’est pas pourtant, dit-il, que nous n’ayons pas déjà commencé à nous occuper de notre ménage. Non, non, bien au contraire, nous avons commencé. Nous irons petit à petit, mais nous avons commencé. Voyez, dit-il, en tirant le drap avec beaucoup d’orgueil et de soin, voilà déjà deux pièces de ménage : ce pot à fleurs et cette étagère, c’est elle-même qui les a achetés. Vous mettez cela à la fenêtre d’un salon, dit Traddles en se reculant un peu pour mieux admirer, avec une plante dans le pot, et… et voilà ! Quant à cette petite table avec un dessus de marbre (elle a deux pieds dix pouces de circonférence), c’est moi qui l’ai achetée. Vous voulez poser un livre, vous savez, ou bien vous avez quelqu’un qui vient vous voir, vous ou votre femme, et qui cherche un endroit pour poser sa tasse de thé, voilà ! reprit Traddles. C’est un meuble d’un beau travail et solide comme un roc. »

Je lui fis compliment de ces deux meubles, et Traddles replaça le drap avec le même soin qu’il avait mis à le soulever

« Ce n’est pas encore grand’chose pour nous mettre dans nos meubles, dit Traddles, mais c’est toujours quelque chose. Les nappes, les taies d’oreiller et tout ça, voilà ce qui me décourage le plus, Copperfield, et la batterie de cuisine, les casseroles et les grils, et tous ces objets indispensables, parce que c’est cher, ça monte haut. Mais « attendre et espérer. » Et puis, si vous saviez, c’est une si bonne fille !

— J’en suis certain, lui dis-je.

— En attendant, dit Traddles en se rasseyant, et voilà la fin de tous ces ennuyeux détails personnels, je me tire d’affaire de mon mieux. Je ne gagne pas beaucoup d’argent, mais je n’en dépense pas beaucoup. En général, je prends mes repas à la table des habitants du rez-de-chaussée qui sont des gens très-aimables. M. et mistress Micawber connaissent la vie et sont de très-bonne compagnie.

— Mon cher Traddles, m’écriai-je, qu’est-ce que vous me dites là ? »

Traddles me regarda comme s’il ne savait pas à son tour ce que je disais là.

« M. et mistress Micawber ! répétai-je, mais je suis intimement lié avec eux. »

Justement on frappa à la porte de la rue un double coup où je reconnus, d’après ma vieille expérience de Windsor-Terrace, la main de M. Micawber : il n’y avait que lui pour frapper comme ça. Tout ce qui pouvait me rester de doutes encore dans l’esprit sur la question de savoir si c’étaient bien mes anciens amis s’évanouit, et je priai Traddles de demander à son propriétaire de monter. En conséquence, Traddles se pencha sur la rampe de l’escalier pour appeler M. Micawber qui apparut bientôt. Il n’était point changé : son pantalon collant, sa canne, le col de sa chemise et son lorgnon étaient toujours les mêmes, et il entra dans la chambre de Traddles avec un certain air de jeunesse et d’élégance.

«  Je vous demande pardon, monsieur Traddles, dit M. Micawber, avec la même inflexion de voix que jadis, en cessant tout à coup de chantonner un petit air : je ne savais pas trouver dans votre sanctuaire un individu étranger à ce domicile. »

M. Micawber me fit un léger salut, et remonta le col de sa chemise.

« Comment vous portez-vous, lui dis-je, monsieur Micawber ?

— Monsieur, dit M. Micawber, vous êtes bien bon. Je suis dans le statu quo.

— Et mistress Micawber ? repris-je.

— Monsieur, dit M. Micawber, elle est aussi, grâce à Dieu, dans le statu quo.

— Et les enfants ? monsieur Micawber ?

— Monsieur, dit M. Micawber, je suis heureux de pouvoir vous dire qu’ils jouissent aussi de la meilleure santé. »

Jusque-là, M. Micawber, quoiqu’il fût debout en face de moi, ne m’avait pas reconnu du tout. Mais, en me voyant sourire, il examina mes traits avec plus d’attention, fit un pas en arrière et s’écria : «  Est-ce possible ! est-ce bien Copperfield que j’ai le plaisir de revoir ? » et il me serrait les deux mains de toute sa force.

« Bonté du ciel ! monsieur Traddles, dit M. Micawber, quelle surprise de vous trouver lié avec l’ami de ma jeunesse, mon compagnon des temps passés ! Ma chère, cria-t-il par-dessus la rampe à mistress Micawber, pendant que Traddles semblait avec raison un peu étonné des dénominations qu’il venait de m’appliquer, il y a dans l’appartement de M. Traddles un monsieur qu’il désire avoir l’honneur de vous présenter, mon amour ! »

M. Micawber reparut à l’instant, et me donna une seconde poignée de main.

« Et comment se porte notre bon docteur, Copperfield, dit M. Micawber, et tous nos amis de Canterbury ?

— Je n’ai reçu d’eux que de bonnes nouvelles.

— J’en suis ravi, dit M. Micawber. C’est à Canterbury que nous nous sommes vus pour la dernière fois. À l’ombre de cet édifice religieux, pour me servir du style figuré immortalisé par Chaucer, de cet édifice qui a été autrefois le but du pèlerinage de tant de voyageurs des lieux les plus… en un mot, dit M. Micawber, tout près de la cathédrale.

— C’est vrai, lui dis-je. » M. Micawber continuait à parler avec la plus grande volubilité, mais il me semblait apercevoir sur sa physionomie qu’il écoutait avec intérêt certains sons qui partaient de la chambre voisine, comme si mistress Micawber se lavait les mains, et qu’elle ouvrît et fermât précipitamment des tiroirs dont le jeu n’était pas facile.

« Vous nous trouvez, Copperfield, dit M. Micawber en regardant Traddles du coin de l’œil, établis pour le moment dans une situation modeste et sans prétention, mais vous savez que, dans le cours de ma carrière, j’ai eu à surmonter des difficultés, et des obstacles à vaincre. Vous n’ignorez pas qu’il y a eu des moments dans ma vie où j’ai été obligé de faire halte, en attendant que certains événements prévus vinssent à bien tourner ; enfin qu’il m’a fallu quelquefois reculer pour réussir à ce que je puis, j’espère, appeler sans présomption, mieux sauter. Je suis pour l’instant parvenu à l’une de ces étapes importantes dans la vie d’un homme. Je recule dans ce moment-ci pour mieux sauter, et j’ai tout lieu d’espérer que je ne tarderai pas à finir par un saut énergique. »

Je lui en exprimais toute ma satisfaction, quand mistress Micawber entra. Son costume était encore moins soigné que par le passé ; peut-être cela venait-il de ce que j’en avais perdu l’habitude ; elle avait pourtant fait quelques préparatifs pour voir du monde, elle avait même mis une paire de gants bruns.

« Ma chère, dit M. Micawber en l’amenant vers moi, voilà un gentleman du nom de Copperfield qui vaudrait renouveler connaissance avec vous. »

II eût mieux valu, à ce qu’il paraît, ménager cette surprise car mistress Micawber, qui était dans un état de santé précaire, en fut tellement troublée et souffrante, que M. Micawber fut obligé de courir chercher de l’eau à la pompe de la cour et d’en remplir une cuvette pour lui baigner les tempes. Elle se remit pourtant bientôt et manifesta un vrai plaisir de me revoir. Nous restâmes encore à causer tous ensemble pendant une demi-heure, et je lui demandai des nouvelles des deux jumeaux, « qui étaient aujourd’hui, me dit-elle, grands comme père et mère. » Quant à maître Micawber et mademoiselle sa sœur, elle me les représenta comme de vrais géants, mais ils ne parurent pas dans cette occasion.

M. Micawber désirait infiniment me persuader de rester à dîner. Je n’y aurais fait aucune objection, si je n’avais cru lire dans les yeux de mistress Micawber un peu d’inquiétude en calculant la quantité de viande froide contenue dans le buffet. Je déclarai donc que j’étais engagé ailleurs, et remarquant que l’esprit de mistress Micawber semblait par là soulagé d’un grand poids, je résistai à toutes les insistances de son époux.

Mais je dis à Traddles et à M. et mistress Micawber, qu’avant de pouvoir me décider à les quitter, il fallait qu’ils m’indiquassent le jour qui leur conviendrait pour venir dîner chez moi. Les occupations qui tenaient Traddles à la chaîne nous obligèrent à fixer une époque assez éloignée, mais enfin on choisit un jour qui convenait à tout le monde, et là-dessus je pris congé d’eux.

M. Micawber, sous prétexte de me montrer un chemin plus court que celui par lequel j’étais venu, m’accompagna jusqu’au coin de la rue dans l’intention, ajouta-t-il, de dire quelques mots en confidence à un ancien ami.

« Mon cher Copperfield, me dit M. Micawber, je n’ai pas besoin de vous répéter que c’est pour nous, dans les circonstances actuelles, une grande consolation que d’avoir sous notre toit une âme comme celle qui resplendit, si je puis m’exprimer ainsi, qui resplendit chez votre ami Traddles. Avec une blanchisseuse qui vend des galettes pour plus proche voisine, et un sergent de ville comme habitant de la maison d’en face, vous pouvez concevoir que la société est une grande douceur pour mistress Micawber et pour moi. Je suis pour le moment occupé, mon cher Copperfield, à faire la commission pour les blés. Cette vocation n’est point rémunératrice : en d’autres termes elle ne rapporte rien, et des embarras pécuniaires d’une nature temporaire en ont été la conséquence. Je suis heureux de vous dire pourtant que j’ai en perspective la chance de voir arriver quelque chose (excusez-moi de ne pouvoir dire dans quel genre, je ne suis pas libre de vous livrer ce secret), quelque chose qui me permettra, j’espère, de me tirer d’affaire ainsi que votre ami Traddles, auquel je porte un véritable intérêt. Vous ne serez peut-être pas étonné d’apprendre que mistress Micawber est dans un état de santé qui ne rend pas tout à fait improbable la supposition que les gages de l’affection qui… en un mot qu’un petit nouveau-né vienne bientôt s’ajouter à la troupe enfantine. La famille de mistress Micawber a bien voulu exprimer son mécontentement de cet état de choses. Tout ce que je peux dire, c’est que je ne sache pas que cela les regarde en aucune manière, et que je repousse cette manifestation de leurs sentiments avec dégoût et mépris. »

M. Micawber me donna alors une nouvelle poignée de main et me quitta.