David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 48

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 264-276).

Je travaillais activement à mon livre, sans interrompre mes occupations de sténographe, et, quand il parut, il obtint un grand succès. Je ne me laissai point étourdir par les louanges qui retentirent à mes oreilles, et pourtant j’en jouis vivement et je pensai plus de bien encore de mon œuvre, sans nul doute, que tout le monde. J’ai souvent remarqué que ceux qui ont des raisons légitimes d’estimer leur propre talent n’en font pas parade aux yeux des autres pour se recommander à l’estime publique. C’est pour cela que je restais modeste, par respect pour moi-même. Plus on me donnait d’éloges, plus je m’efforçais de les mériter.

Mon intention n’est pas de raconter, dans ce récit complet d’ailleurs de ma vie, l’histoire aussi des romans que j’ai mis au jour. Ils peuvent parler pour eux et je leur en laisserai le soin ; je n’y fais allusion ici en passant que parce qu’ils servent à faire connaître en partie le développement de ma carrière.

J’avais alors quelque raison de croire que la nature, aidée par les circonstances, m’avait destiné à être auteur ; je me livrais avec assurance à ma vocation. Sans cette confiance, j’y aurais certainement renoncé pour donner quelque autre but à mon énergie. J’aurais cherché à découvrir ce que la nature et les circonstances pouvaient réellement faire de moi pour m’y vouer exclusivement.

J’avais si bien réussi depuis quelque temps dans mes essais littéraires, que je crus pouvoir raisonnablement, après un nouveau succès, échapper enfin à l’ennui de ces terribles débats. Un soir donc (quel heureux soir !) j’enterrai bel et bien cette transcription musicale des trombones parlementaires. Depuis ce jour, je n’ai même plus jamais voulu les entendre ; c’est bien assez d’être encore poursuivi, quand je lis le journal, par ce bourdonnement éternel et monotone tout le long de la session, sans autre variation appréciable qu’un peu plus de bavardage, je crois, et partant plus d’ennui.

Au moment dont je parle, il y avait à peu près un an que nous étions mariés. Après diverses expériences, nous avions fini par trouver que ce n’était pas la peine de diriger notre maison. Elle se dirigeait toute seule, pourtant avec l’aide d’un page, dont la principale fonction était de se disputer avec la cuisinière, et, sous ce rapport, c’était un parfait Wittington ; toute la différence, c’est qu’il n’avait pas de chat ni la moindre chance de devenir jamais lord-maire comme lui.

Il vivait, au milieu d’une averse continuelle de casseroles. Sa vie était un combat. On l’entendait crier au secours dans les occasions les plus incommodes, par exemple quand nous avions du monde à dîner ou quelques amis le soir, ou bien il sortait en hurlant de la cuisine, et tombait sons le poids d’une partie de nos ustensiles de ménage, que son ennemie jetait après lui. Nous désirions nous en débarrasser, mais il nous était si attaché qu’il ne voulait pas nous quitter. Il larmoyait sans cesse, et quand il était question de nous séparer de lui, il poussait de telles lamentations que nous étions contraints de le garder. Il n’avait pas de mère, et pour tous parents, il ne possédait qu’une sœur qui s’était embarquée pour l’Amérique le jour où il était entré à notre service il nous restait donc sur les bras, comme un petit idiot que sa famille est bien obligée d’entretenir. Il sentait très-vivement son infortune et s’essuyait constamment les yeux avec la manche de sa veste, quand il n’était pas occupé à se moucher dans un coin de son petit mouchoir, qu’il n’aurait pas voulu pour tout au monde tirer tout entier de sa poche, par économie et par discrétion.

Ce diable de page, que nous avions eu le malheur, dans une heure néfaste, d’engager à notre service, moyennant six livres sterling par an était pour moi une source continuelle d’anxiété. Je l’observais, je le regardais grandir, car, vous savez, la mauvaise herbe… et je songeais avec angoisse au temps où il aurait de la barbe, puis au temps où il serait chauve. Je ne voyais pas la moindre perspective de me défaire de lui, et rêvant à l’avenir, je pensais combien il nous gênerait quand il serait vieux.

Je ne m’attendais guère au procédé qu’employa l’infortuné pour me tirer d’embarras. Il vola la montre de Dora, qui naturellement n’était jamais à sa place, comme tout ce qui nous appartenait. Il en fit de l’argent et dépensa le produit (pauvre idiot !) à se promener toujours et sans cesse sur l’impériale de l’omnibus de Londres à Cambridge. Il allait accomplir son quinzième voyage quand un policeman l’arrêta ; on ne trouva plus sur lui que quatre shillings, avec un flageolet d’occasion dont il ne savait pas jouer.

Cette découverte et toutes ses conséquences ne m’auraient pas aussi désagréablement surpris, s’il n’avait pas été repentant. Mais c’est qu’il l’était, au contraire, d’une façon toute particulière… pas en gros, si vous voulez, c’était plutôt en détail. Par exemple, le lendemain du jour où je fus obligé de déposer contre lui, il fit certains aveux concernant un panier de vin, que nous supposions plein, et qui ne contenait plus que des bouteilles vides. Nous espérions que c’était fini cette fois, qu’il s’était déchargé la conscience, et qu’il n’avait plus rien à nous apprendre sur le compte de la cuisinière ; mais, deux ou trois jours après, ne voilà-t-il pas un nouveau remords de conscience qui le prend et le pousse à nous confesser qu’elle avait une petite fille qui venait tous les jours, de grand matin, dérober notre pain, et qu’on l’avait suborné lui-même pour fournir de charbon le laitier. Deux ou trois jours après, les magistrats m’informèrent qu’il avait fait découvrir des aloyaux entiers au milieu des restes de rebut, et des draps dans le panier aux chiffons. Puis, au bout de quelque temps, le voilà reparti dans une direction pénitente toute différente, et il se met à nous dénoncer le garçon du café voisin comme ayant l’intention de faire une descente chez nous. On arrête le garçon. J’étais tellement confus du rôle de victime qu’il me faisait par ces tortures répétées, que je lui aurais donné tout l’argent qu’il m’aurait demandé pour se taire ; ou que j’aurais volontiers offert une somme ronde pour qu’on lui permît de se sauver. Ce qu’il y avait de pis, c’est qu’il n’avait pas la moindre idée du désagrément qu’il me causait, et qu’il croyait, au contraire, me faire une réparation de plus à chaque découverte nouvelle. Dieu me pardonne ! je ne serais pas étonné qu’il s’imaginât multiplier ainsi ses droits à ma reconnaissance.

À la fin je pris le parti de me sauver moi-même toutes les fois que j’apercevais un émissaire de la police chargé de me transmettre quelque révélation nouvelle, et je vécus, pour ainsi dire, en cachette, jusqu’à ce que ce malheureux garçon fût jugé et condamné à la déportation. Même alors il ne pouvait pas se tenir en repos, et nous écrivait constamment. Il voulut absolument voir Dora avant de s’en aller ; Dora se laissa faire ; elle y alla, et s’évanouit en voyant la grille de fer de la prison se refermer sur elle. En un mot, je fus malheureux comme les pierres jusqu’au moment de son départ ; enfin il partit, et j’appris depuis qu’il était devenu berger « là-bas, dans la campagne » quelque part, je ne sais où. Mes connaissances géographiques sont en défaut.

Tout cela me fit faire de sérieuses réflexions, et me présenta nos erreurs sous un nouvel aspect ; je ne pus m’empêcher de le dire à Dora un soir, en dépit de ma tendresse pour elle.

« Mon amour, lui dis-je, il m’est très-pénible de penser que la mauvaise administration de nos affaires ne nuit pas à nous seulement (nous en avons pris notre parti) mais qu’elle fait tort à d’autres.

— Voilà bien longtemps que vous n’aviez rien dit, n’allez-vous pas maintenant redevenir grognon dit Dora.

— Non, vraiment, ma chérie ! Laissez-moi vous expliquer ce que je veux dire.

— Je n’ai pas envie de le savoir.

— Mais il faut que vous le sachiez, mon amour. Mettez Jip par terre. »

Dora posa le nez de Jip sur le mien, en disant : « Boh ! boh ! pour tâcher de me faire rire ; mais voyant qu’elle n’y réussissait pas, elle renvoya le chien dans sa pagode, et s’assit devant moi les mains jointes, de l’air le plus résigné.

« Le fait est, repris-je, mon enfant, que voilà notre mal qui se gagne ; nous le donnons à tout le monde autour de nous ! »

J’allais continuer dans ce style figuré, si le visage de Dora ne m’avait pas averti qu’elle s’attendait à me voir lui proposer quelque nouveau mode de vaccine, ou quelque autre remède médical, pour guérir ce mal contagieux dont nous étions atteints. Je me décidai donc à lui dire tout bonnement :

« Non-seulement, ma chérie, nous perdons de l’argent et du bien-être, par notre négligence ; non seulement notre caractère en souffre parfois, mais encore nous avons le tort grave de gâter tous ceux qui entrent à notre service, ou qui ont affaire à nous. Je commence à craindre que tout le tort ne soit pas d’un seul côté, et que, si tous ces individus tournent mal, ce ne soit parce que nous ne tournons pas bien non plus nous-mêmes. »

— Oh ! quelle accusation ! s’écria Dora en écarquillant les yeux, comment  ! voulez-vous dire que vous m’ayez jamais vue voler des montres en or ? Oh !

— Ma chérie, répondis-je, ne disons pas de bêtises ! Qui est-ce qui vous parle de montres le moins du monde ?

— C’est vous ! reprit Dora, vous le savez bien. Vous avez dit que je n’avais pas bien tourné non plus, et vous m’avez comparée à lui.

— À qui ? demandai-je.

— À notre page ! dit-elle en sanglotant. Oh ! quel méchant homme vous faites, de comparer une femme qui vous aime tendrement à un page qu’on vient de déporter ! Pourquoi ne pas m’avoir dit ce que vous pensiez de moi avant de m’épouser ? Pourquoi ne pas m’avoir prévenue que vous me trouviez plus mauvaise qu’un page qu’on vient de déporter ? Oh ! quelle horrible opinion vous avez de moi, Dieu du ciel !

— Voyons, Dora, mon amour, repris-je en essayant tout doucement de lui ôter le mouchoir qui cachait ses yeux, non-seulement ce que vous dites là est ridicule, mais c’est mal. D’abord, ce n’est pas vrai.

— C’est cela. Vous l’avez toujours accusé en effet de dire des mensonges ; et elle pleurait de plus belle, et voilà que vous dites la même chose de moi. Oh ! que vais-je devenir ? Que vais-je devenir ?

— Ma chère enfant, repris-je, je vous supplie très-sérieusement d’être un peu raisonnable, et d’écouter ce que j’ai à vous dire. Ma chère Dora, si nous ne remplissons pas nos devoirs vis-à-vis de ceux qui nous servent, ils n’apprendront jamais à faire leur devoir envers nous. J’ai peur que nous ne donnions aux autres des occasions de mal faire. Lors même que ce serait par goût que nous serions aussi négligents (et cela n’est pas) ; lors même que cela nous paraîtrait agréable (et ce n’est pas du tout le cas) je suis convaincu que nous n’avons pas le droit d’agir ainsi. Nous corrompons véritablement les autres. Nous sommes obligés, en conscience, d’y faire attention. Je ne puis m’empêcher d’y songer, Dora. C’est une pensée que je ne saurais bannir, et qui me tourmente beaucoup. Voilà tout, ma chérie. Venez ici, et ne faites pas l’enfant ! »

Mais Dora m’empêcha longtemps de lui enlever son mouchoir. Elle continuait à sangloter, en murmurant que, puisque j’étais si tourmenté, j’avais bien mieux fait de ne pas me marier. Que ne lui avais-je dit, même la veille de notre mariage, que je serais trop tourmenté et que j’aimais mieux y renoncer ? Puisque je ne pouvais pas la souffrir, pourquoi ne pas la renvoyer auprès de ses tantes, à Putney ou auprès de Julia Mills dans l’Inde ? Julia serait enchantée de la voir, et elle ne la comparerait pas à un page déporté ; jamais elle ne lui avait fait pareille injure. En un mot, Dora était si affligée, et son chagrin me faisait tant de peine, que je sentis qu’il était inutile de répéter mes exhortations, quelque douceur que je pusse y mettre, et qu’il fallait essayer d’autre chose.

Mais que pouvais-je faire ? tâcher de « former son esprit ? » Voilà de ces phrases usuelles qui promettent ; je résolus de former l’esprit de Dora.

Je me mis immédiatement à l’œuvre. Quand je voyais Dora faire l’enfant, et que j’aurais eu grande envie de partager son humeur, j’essayais d’être grave… et je ne faisais que la déconcerter et moi aussi. Je lui parlais des sujets qui m’occupaient dans ce temps-là ; je lui lisais Shakespeare, et alors je la fatiguais au dernier point. Je tâchais de lui insinuer, comme par hasard, quelques notions utiles, ou quelques opinions sensées, et, dès que j’avais fini, vite elle se dépêchait de m’échapper, comme si je l’avais tenue dans un étau. J’avais beau prendre l’air le plus naturel quand je voulais former l’esprit de ma petite femme, je voyais qu’elle devinait toujours où je voulais en arriver, et qu’elle en tremblait par avance. En particulier, il m’était évident qu’elle regardait Shakespeare comme un terrible fâcheux. Décidément elle ne se formait pas vite. J’employai Traddles à cette grande entreprise, sans l’en prévenir, et, toutes les fois qu’il venait nous voir, j’essayais sur lui mes machines de guerre, pour l’édification de Dora, par voie indirecte. J’accablais Traddles d’une foule d’excellentes maximes ; mais toute ma sagesse n’avait d’autre effet que d’attrister Dora ; elle avait toujours peur que ce ne fût bientôt son tour. Je jouais le rôle d’un maître d’école, ou d’une souricière, ou d’une trappe obstinée ; j’étais devenu l’araignée de cette pauvre petite mouche de Dora, toujours prêt à fondre sur elle du fond de ma toile : je le voyais bien à son trouble.

Cependant je persévérai pendant des mois, espérant toujours qu’il viendrait un temps où il s’établirait entre nous une sympathie parfaite et où j’aurais enfin « formé son esprit » à mon entier contentement. À la fin je crus m’apercevoir qu’en dépit de toute ma résolution, et quoique je fusse devenu un hérisson, un véritable porc-épic, je n’y avais rien gagné, et je me dis que peut-être « l’esprit de Dora était déjà tout formé. »

En y réfléchissant plus mûrement, cela me parut si vraisemblable que j’abandonnai mon projet, qui était loin d’avoir répondu à mes espérances, et je résolus de me contenter à l’avenir d’avoir une femme-enfant, au lieu de chercher à la changer sans succès. J’étais moi-même las de ma sagesse et de ma raison solitaires ; je souffrais de voir la contrainte habituelle à laquelle j’avais réduit ma chère petite femme. Un beau jour, je lui achetai une jolie paire de boucles d’oreilles avec un collier pour Jip et je retournai chez moi décidé à rentrer dans ses bonnes grâces.

Dora fut enchantée des petits présents et m’embrassa tendrement, mais il y avait entre nous un nuage, et, quelque léger qu’il fût, je ne voulais absolument pas le laisser subsister ; j’avais pris le parti de porter à moi seul tous les petits ennuis de la vie.

Je m’assis sur le canapé, près de ma femme, et je lui mis ses boucles d’oreilles ; puis je lui dis que, depuis quelque temps, nous n’étions pas tout à fait aussi bons amis que par le passé, et que c’était ma faute, que je le reconnaissais sincèrement ; et c’était vrai.

« Le fait est, repris-je, ma Dora, que j’ai essayé de devenir raisonnable.

— Et aussi de me rendre raisonnable, dit timidement Dora, n’est-ce pas, David ? »

Je lui fis un signe d’assentiment, tandis qu’elle levait doucement sur moi ses jolis yeux, et je baisai ses lèvres entrouvertes.

« C’est bien inutile, dit Dora en secouant la tête et en agitant ses boucles d’oreilles ; vous savez que je suis une pauvre petite femme, et vous avez oublié le nom que je vous avais prié de me donner dès le commencement. Si vous ne pouvez pas vous y résigner, je crois que vous ne m’aimerez jamais. Êtes-vous bien sûr de ne pas penser quelquefois que… peut-être… il aurait mieux valu.

— Mieux valu quoi, ma chérie ? » car elle s’était tue.

— Rien ! dit Dora.

— Rien ! répétai-je. »

Elle jeta ses bras autour de mon cou, en riant, se traitant elle-même comme toujours de petite niaise, et cacha sa tête sur mon épaule, au milieu d’une belle forêt de boucles que j’eus toutes les peines du monde à écarter de son visage pour la regarder en face.

« Vous voulez me demander si je ne crois pas qu’il aurait mieux valu, ne rien faire que d’essayer de former l’esprit de ma petite femme ? dis-je en riant moi-même de mon heureuse invention. N’est-ce pas là votre question ? Eh bien ! oui, vraiment, je le crois.

— Comment, c’était donc là ce que vous essayiez ? cria Dora. Oh ! le méchant garçon !

— Mais je n’essayerai plus jamais, dis-je, car je l’aime tendrement telle qu’elle est.

— Vrai ? bien vrai ? demanda-t-elle en se serrant contre moi.

— Pourquoi voudrais-je essayer de changer ce qui m’est si cher depuis longtemps? Vous ne pouvez jamais vous montrer plus à votre avantage que lorsque vous restez vous-même, ma bonne petite Dora ; nous ne ferons donc plus d’essais téméraires ; reprenons nos anciennes habitudes pour être heureux.

— Pour être heureux ! repartit Dora… Oh oui ! toute la journée. Et vous me promettez de ne pas être fâché si les choses vont quelquefois un peu de travers ?

— Non, non ! dis-je. Nous tâcherons de faire de notre mieux.

— Et vous ne me direz plus que nous gâtons ceux qui nous approchent, dit-elle d’un petit air câlin, n’est-ce pas ? c’est si méchant !

— Non, non, dis-je.

— Mieux vaut encore que je sois stupide que désagréable, n’est-ce pas? dit Dora.

— Mieux vaut être tout simplement Dora, que si vous étiez n’importe qui en ce monde.

— En ce monde ! Ah ! mon David, c’est un grand pays ! »

Et, secouant gaiement la tête, elle tourna vers moi des yeux ravis, se mit à rire, m’embrassa, et sauta pour attraper Jip, afin de lui essayer son nouveau collier.

Ainsi finit mon dernier essai. J’avais eu tort de tenter de changer Dora ; je ne pouvais supporter ma sagesse solitaire ; je ne pouvais oublier comment jadis elle m’avait demandé de l’appeler ma petite femme-enfant. J’essayerais à l’avenir, me disais-je, d’améliorer le plus possible les choses, mais sans bruit. Cela même n’était guère facile ; je risquais toujours de reprendre mon rôle d’araignée et de me mettre aux aguets au fond de ma toile.

Et l’ombre d’autrefois ne devait plus descendre entre nous ; ce n’était plus que sur mon cœur qu’elle devait peser désormais. Vous allez voir comment :

Le sentiment pénible que j’avais conçu jadis se répandit dès lors sur ma vie tout entière plus profond peut-être que par le passé, mais aussi vague que jamais, comme l’accent plaintif d’une musique triste que j’entendais vibrer au milieu de la nuit. J’aimais tendrement ma femme et j’étais heureux, mais le bonheur dont je jouissais n’était pas celui que j’avais rêvé autrefois : il me manquait toujours quelque chose. Décidé à tenir la promesse que je me suis faite à moi-même de faire de ce papier le récit fidèle de ma vie, je m’examine soigneusement, sincèrement, pour mettre à nu tous les secrets de mon cœur. Ce qui me manquait, je le regardais encore, le l’avais toujours regardé comme un rêve de ma jeune imagination ; un rêve qui ne pouvait se réaliser. Je souffrais, comme le font plus ou moins tous les hommes, de sentir que c’était une chimère impossible. Mais, après tout, je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’il aurait mieux valu que ma femme me vînt plus souvent en aide, qu’elle partageât toutes mes pensées, au lieu de m’en laisser seul le poids. Elle aurait pu le faire : elle ne le faisait pas. Voilà ce que j’étais bien obligé de reconnaître.

J’hésitais donc entre deux conclusions qui ne pouvaient se concilier. Ou bien ce que j’éprouvais était général, inévitable ; ou bien c’était un fait qui m’était particulier, et dont on aurait pu m’épargner le chagrin. Quand je revoyais en esprit ces châteaux en l’air, ces rêves de ma jeunesse, qui ne pouvaient se réaliser, je reprochais à l’âge mûr d’être moins riche en bonheur que l’adolescence ; et alors ces jours de bonheur auprès d’Agnès, dans sa bonne vieille maison, se dressaient devant moi comme des spectres du temps passé qui pourraient ressusciter peut-être dans un autre monde, mais que je ne pouvais espérer de voir revivre ici-bas.

Parfois une autre pensée me traversait l’esprit : que serait-il arrivé si Dora et moi nous ne nous étions jamais connus ? Mais elle était tellement mêlée à toute ma vie que c’était une idée fugitive qui bientôt s’envolait loin de moi, comme le fil de la bonne Vierge qui flotte et disparaît dans les airs.

Je l’aimais toujours. Les sentiments que je dépeins ici sommeillaient au fond de mon cœur ; j’en avais à peine conscience. Je ne crois pas qu’ils eussent aucune influence sur mes paroles ou sur mes actions. Je portais le poids de tous nos petits soucis, de tous nos projets Dora me tenait mes plumes, et nous sentions tous deux que les choses étaient aussi bien partagées qu’elles pouvaient l’être. Elle m’aimait et elle était fière de moi ; et quand Agnès lui écrivait que mes anciens amis se réjouissaient de mes succès, quand elle disait qu’en me lisant on croyait entendre ma voix, Dora avait des larmes de joie dans les yeux, et m’appelait son cher, son illustre, son bon vieux petit mari.

« Le premier mouvement d’un cœur indiscipliné » Ces paroles de mistress Strong me revenaient sans cesse à l’esprit ; elles m’étaient toujours présentes. La nuit, je les retrouvais à mon réveil ; dans mes rêves, je les lisais inscrites sur les murs des maisons. Car maintenant je savais que mon propre cœur n’avait point connu de discipline lorsqu’il s’était attaché jadis à Dora ; et que, si aujourd’hui même il était mieux discipliné, je n’aurais pas éprouvé, après notre mariage, les sentiments dont il faisait la secrète expérience.

« Il n’y a pas de mariage plus mal assorti que celui où il n’y a pas de rapports d’idées et de caractère. » Je n’avais pas oublié non plus ces paroles. J’avais essayé de façonner Dora à mon caractère, et je n’avais pas réussi. Il ne me restait plus qu’à me façonner au caractère de Dora, à partager avec elle ce que je pourrais et à m’en contenter ; à porter le reste sur mes épaules, à moi tout seul, et de m’en contenter encore. C’était là la discipline à laquelle il fallait soumettre mon cœur. Grâce à cette résolution, ma seconde année de mariage fut beaucoup plus heureuse que la première, et, ce qui valait mieux encore, la vie de Dora n’était qu’un rayon de soleil.

Mais en s’écoulant, cette année avait diminué la force de Dora. J’avais espéré que des mains plus délicates que les miennes viendraient m’aider à modeler son âme, et que le sourire d’un baby ferait de « ma femme-enfant » une femme. Vaine espérance ! Le petit esprit qui devait bénir notre ménage tressaillit un moment sur le seuil de sa prison, puis s’envola vers les cieux, sans connaître seulement sa captivité.

« Quand je pourrai recommencer à courir comme autrefois, ma tante, disait Dora, je ferai sortir Jip ; il devient trop lourd et trop paresseux.

— Je soupçonne, ma chère, dit ma tante, qui travaillait tranquillement à côté de ma femme, qu’il a une maladie plus grave que la paresse : c’est son âge, Dora.

— Vous croyez qu’il est vieux ! dit Dora avec surprise. Oh ! comme c’est drôle que Jip soit vieux !

— C’est une maladie à laquelle nous sommes tous exposés, petite, à mesure que nous avançons dans la vie. Je m’en ressens plus qu’autrefois, je vous assure.

— Mais Jip, dit Dora en le regardant d’un air de compassion, quoi ! le petit Jip aussi ! Pauvre ami !

— Je crois qu’il vivra encore longtemps, Petite-Fleur, » dit ma tante en embrassant Dora, qui s’était penchée sur le bord du canapé pour regarder Jip. Le pauvre animal répondait à ses caresses en se tenant sur les pattes de derrière, et en s’efforçant, malgré son asthme, de grimper sur sa maîtresse. « Je ferai doubler sa niche de flanelle cet hiver, et je suis sûre qu’au printemps prochain il sera plus frais que jamais, comme les fleurs. Vilain petit animal ! s’écria ma tante, il serait doué d’autant de vies qu’un chat, et sur le point de les perdre toutes, que je crois vraiment qu’il userait son dernier souffle à aboyer contre moi ! »

Dora l’avait aidé à grimper sur le canapé, d’où il avait l’air de défier ma tante avec tant de furie qu’il ne voulait pas se tenir en place et ne cessait d’aboyer de côté. Plus ma tante le regardait, et plus il la provoquait, sans doute parce qu’elle avait récemment adopté des lunettes, et que Jip, pour des raisons à lui connues, considérait ce procédé comme une insulte personnelle.

À force de persuasion, Dora était parvenue à le faire coucher près d’elle, et quand il était tranquille, elle caressait doucement ses longues oreilles, en répétant, d’un air pensif : « Toi aussi, mon petit Jip, pauvre chien !

— Il a encore un bon creux, dit gaiement ma tante, et la vivacité de ses antipathies montre bien qu’il n’a rien perdu de sa force. Il a bien des années devant lui, je vous assure. Mais si vous voulez un chien qui cours aussi bien que vous, PetiteFleur, Jip a trop vécu pour faire ce métier : je vous en donnerai un autre.

— Merci ma tante, dit faiblement Dora, mais n’en faites rien, je vous prie.

— Non ? dit ma tante en ôtant ses lunettes.

— Je ne veux pas d’autre chien que Jip, dit Dora. Ce serait trop de cruauté. D’ailleurs, je n’aimerai jamais un autre chien comme j’aime Jip ; il ne me connaîtrait pas depuis mon mariage, ce ne serait pas lui qui aboyait jadis quand David arrivait chez nous. J’ai bien peur, ma tante, de ne pas pouvoir aimer un autre chien comme Jip !

— Vous avez bien raison, dit ma tante en caressant la joue de Dora ; vous avez bien raison.

— Vous ne m’en voulez pas ? dit Dora, n’est-ce pas ?

— Mais quelle petite sensitive ! s’écria ma tante en la regardant tendrement. Comment pouvez-vous supposer que je vous en veuille ?

— Oh ! non, je ne le crois pas, répondit Dora ; seulement, je suis un peu fatiguée, c’est ce qui me rend si sotte ; je suis toujours une petite sotte, vous savez, mais cela m’a rendu plus sotte encore de parler de Jip. Il m’a connue pendant toute ma vie, il sait tout ce qui m’est arrivé, n’est-ce pas, Jip ? Et je ne veux pas le mettre de côté, parce qu’il est un peu changé, n’est-il pas vrai, Jip ? »

Jip se tenait contre sa maîtresse et lui léchait languissamment la main.

« Vous n’êtes pas encore assez vieux pour abandonner votre maîtresse, n’est-ce pas, Jip ? dit Dora. Nous nous tiendrons compagnie encore quelque temps. »

Ma jolie petite Dora ! Quand elle descendit à table, le dimanche d’après, et qu’elle se montra ravie de revoir Traddles, qui dînait toujours avec nous le dimanche, nous croyions que dans quelques jours elle se remettrait à courir partout, comme par le passé. On nous disait : Attendez encore quelques jours, et puis, quelques jours encore ; mais elle ne se mettait ni à courir, ni à marcher. Elle était bien jolie et bien gaie ; mais ces petits pieds qui dansaient jadis si joyeusement autour de Jip, restaient faibles et sans mouvement.

Je pris l’habitude de la descendre dans mes bras tous les matins et de la remonter tous les soirs. Elle passait ses bras autour de mon cou et riait tout le long du chemin, comme si c’était une gageure. Jip nous précédait en aboyant et s’arrêtait tout essoufflé sur le palier pour voir si nous arrivions. Ma tante, la meilleure et la plus gaie des gardes-malades, nous suivait, en portant un chargement de châles et d’oreillers. M. Dick n’aurait cédé à personne le droit d’ouvrir la marche, un flambeau à la main. Traddles se tenait souvent au pied de l’escalier, à recevoir tous les messages folâtres dont le chargeait Dora pour la meilleure fille du monde. Nous avions l’air d’une joyeuse procession, et ma femme-enfant était plus joyeuse que personne.

Mais parfois, quand je l’enlevais dans mes bras, et que je la sentais devenir chaque jour moins lourde, un vague sentiment de peine s’emparait de moi ; il me semblait que je marchais vers une contrée glaciale qui m’était inconnue, et dont l’idée assombrissait ma vie. Je cherchais à étouffer cette pensée, je me la cachais à moi-même ; mais un soir, après avoir entendu ma tante lui crier : « Bonne nuit, Petite-Fleur, » je restai seul assis devant mon bureau, et je pleurai en me disant : « Nom fatal ! si la fleur allait se flétrir sur sa tige, comme font les fleurs ! »