David Copperfield (Traduction Pichot)/Première partie/Texte entier

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (1p. --).

LE
NEVEU DE MA TANTE




HISTOIRE PERSONNELLE
DE
DAVID COPPERFIELD
PAR
CHARLES DICKENS,
Précédée d’une notice biographique et littéraire
PAR
AMÉDÉE PICHOT,
DIRECTEUR DE LA REVUE BRITANNIQUE,
Auteur de Charles-Édouard, du Dernier roi d’Arles, etc., etc.




3e Édition plus complète que les précédentes.





PARIS
AUX BUREAUX DE LA REVUE BRITANNIQUE,
RUE NEUVE-SAINT-AUGUSTIN, 60,
ET CHEZ LES PRINCIPAUX LIBRAIRES.




1851


PRÉFACE DE L’AUTEUR.


Il m’est difficile, au moment où je termine à peine cet ouvrage, de m’en tenir éloigné à une distance suffisante pour en parler avec ce calme qu’exige un titre si grave : Préface. L’intérêt que j’y ai pris est si récent et si vif, mon esprit est tellement partagé entre le plaisir et le regret, — le plaisir d’avoir achevé une longue tâche, le regret de me séparer de tous ces personnages avec lesquels j’ai vécu comme avec des amis, — que je craindrais de fatiguer le lecteur que j’aime de mes confidences personnelles et de mes émotions privées.

Et, d’ailleurs, tout ce que je pourrais dire utilement de cette histoire, j’ai essayé de le dire en la racontant.

Peu importerait, peut-être, au lecteur, de savoir jusqu’où va le chagrin de déposer la plume après la conclusion d’une œuvre d’imagination qui a duré deux ans, ou pourquoi il semble à un auteur que c’est une partie de lui-même qu’il renvoie dans le monde des chimères, lorsqu’il se sépare pour jamais des personnages nés de son cerveau. Je n’ai cependant pas autre chose à dire, à moins de confesser (ce qui est moins important encore) qu’aucun de ceux qui liront cet ouvrage ne saurait avoir plus de foi à ce qu’il contient que je n’en eus moi-même en l’écrivant.

Au lieu de regarder en arrière, je préfère donc regarder en avant : reconnaissant du beau soleil et des pluies fécondes qui m’ont encouragé et rendu si heureux pendant que j’écrivais les Mémoires de David Copperfield, il m’est doux de conclure ce volume en entrevoyant avec espoir le jour où je produirai encore mensuellement mes deux feuilles à couverture verte.

Charles Dickens.


Londres, octobre 1850.

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DÉDIÉ AFFECTUEUSEMENT

À L’HONORABLE Mr ET À Mrs RICHARD WATSON,

DE ROCKINGHAM (NORTHAMPTONSHIRE).

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HISTOIRE PERSONNELLE

DE

DAVID COPPERFIELD


PREMIÈRE PARTIE.

SOUVENIRS DE MON ENFANCE.


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CHAPITRE Ier.

Je suis né.


Dois-je être le héros de ma propre histoire, ou ce rang y sera-t-il occupé par un autre que moi ? c’est ce qu’on verra dans ces pages. Pour commencer par le commencement, je naquis (on me l’a dit et je le crois) un vendredi, à minuit. On remarqua que l’horloge frappait son premier coup de marteau sur l’airain et que je poussais mon premier cri simultanément.

Considérant le jour et l’heure de ma naissance, la garde de l’accouchée et quelques sages commères du voisinage à qui j’avais inspiré le plus vif intérêt plusieurs mois avant qu’il fût possible que nous fissions connaissance, déclarèrent deux choses : — premièrement que j’étais prédestiné à être malheureux ; — secondement que j’aurais le privilège de voir des spectres et des esprits, ce qui était le partage inévitable de tous les enfants infortunés de l’un et de l’autre sexe venus au monde le vendredi depuis minuit jusqu’au matin.

Sur le premier point, je ne m’expliquerai pas ici : mon histoire montrera suffisamment si la prédiction s’est accomplie ; sur le second, je me contenterai de dire qu’à moins d’avoir vu des spectres et des esprits quand j’étais dans mon berceau, je les attends encore. Mais je ne me plains pas qu’on m’ait privé de cette part de mon héritage, et si quelqu’un, par hasard, en jouit à ma place, je la lui laisse de bien bon cœur.

Je naquis avec une coiffe sur la tête, qui fut annoncée en vente, dans les feuilles publiques, au prix peu élevé de quinze guinées[1] ; soit que les marins et les gens allant à la mer fussent à court d’argent à cette époque, soit qu’ils fussent à court de foi et préférassent une camisole en liège, il ne se présenta qu’un seul chaland pour acheter ma coiffe, et c’était un courtier de change qui offrit deux livres sterling en argent avec le surplus en vin de Xérès, ne voulant être garanti de la chance de se noyer à aucune autre condition. Par suite, ma pauvre mère en fut pour ses frais d’annonce, car elle était alors forcée de vendre elle-même son propre xérès. Dix ans après, on mit la coiffe en loterie à une demi-couronne le billet, le gagnant étant tenu de payer une demi-couronne en sus pour les frais. Cinquante billets furent placés et le tirage eut lieu. J’y assistai : je me rappelle mon embarras et ma confusion quand je vis disposer ainsi d’une partie de moi-même. Le billet gagnant avait été pris par une vieille dame qui, bien à contre-cœur, tira d’un panier la somme stipulée toute en menue monnaie, dont deux pièces rognées, ce qu’elle ne voulut nullement reconnaître, quoiqu’on perdit je ne sais combien de temps à le lui prouver arithmétiquement. C’est un fait remarquable, qu’on citera souvent, que la brave dame ne fut jamais noyée et mourut triomphalement dans son lit à l’âge de quatre-vingt-douze ans. On prétend qu’elle se vantait fièrement de n’avoir jamais été sur l’eau, excepté en passant un pont, et que lorsqu’elle prenait le thé (elle prenait volontiers le thé), elle avait pour habitude constante d’exhaler son indignation contre l’impiété des marins ou de tous autres individus assez présomptueux pour aller s’égarer en mer sous prétexte de courir le monde. Vainement lui représentait-on que quelques agréments de la vie, le thé peut-être compris, étaient dus à cette présomption qui l’indignait, elle répliquait toujours, avec un nouveau degré d’emphase et de plus en plus sûre de la force de son objection : « Non, non, n’allons pas nous égarer. »

De peur de m’égarer moi-même en ce moment, je reviens à ma naissance.

Je naquis à Blunderstone, dans le comté de Suffolk, ou « pas loin de là, » comme on dit en Écosse. J’étais un enfant posthume. Il y avait six mois que les yeux de mon père s’étaient fermés à la lumière de ce monde, lorsque les miens s’ouvrirent. J’éprouve toujours je ne sais quelle sensation étrange en pensant qu’il ne me vit jamais, une sensation plus étrange encore en revenant aux vagues réminiscences qui associent mes premières réflexions d’enfant avec la pierre blanche de sa tombe dans le cimetière. Je n’oublierai jamais la pitié indéfinissable qui me saisissait quand je me figurais mon père abandonné là, seul, dans les ténèbres de la nuit, tandis que notre petit salon, bien chaud et bien éclairé, lui fermait cruellement ses portes !

Une tante de mon père, et, par conséquent, une grand’tante à moi, était le personnage éminent de notre famille. Elle jouera un grand rôle dans mon histoire. Miss Trotwood, ou Miss Betsey, comme ma pauvre mère l’appelait lorsqu’elle parvenait à contenir assez sa terreur de ce personnage redoutable pour en parler, — ce qui était rare, — Miss Betsey avait épousé un mari plus jeune qu’elle, un fort bel homme, mais non dans le sens de l’adage qui dit qu’on est beau quand on est bon, car il était fortement soupçonné d’avoir battu Miss Betsey, et même, un jour, sur une question de subsides, d’avoir fait mine de répondre à l’opposition de sa chère moitié en la jetant par la fenêtre d’un deuxième étage. Ces preuves d’incompatibilité d’humeur avaient obligé Miss Betsey à s’en débarrasser moyennant finances, et les deux époux s’étaient séparés à l’amiable. Le mari s’en alla dans l’Inde avec son capital, et là, d’après une tradition de la famille, on l’aperçut une fois sur un éléphant en compagnie d’un babouin… Était-ce une vraie guenon ou une begum, princesse mogole, appelée aussi une babou ? Je penche pour cette dernière version. Quoi qu’il en soit, dix ans plus tard, la nouvelle de sa mort arriva en Angleterre. Comment cette nouvelle affecta-t-elle ma tante ? Personne ne le sait ; car immédiatement après la séparation, elle avait repris son nom de fille, avait acheté une maisonnette ou cottage dans un hameau sur les bords de la mer, et s’était établie là, seule avec une servante, en véritable recluse.

Mon père avait été son neveu favori, à ce que je crois ; mais elle s’était tenue pour mortellement offensée de son mariage, sous prétexte que ma mère n’était qu’une « poupée de cire. » Elle n’avait jamais vu ma mère ; mais elle savait qu’elle n’avait pas vingt ans. Mon père et Miss Betsey ne se revirent plus. Il avait le double de l’âge de ma mère en l’épousant, et, étant d’une santé faible, il mourut au bout d’une année ou, comme je l’ai dit, six mois avant que je vinsse au monde.

Tel était l’état des choses l’après-midi de ce jour du mois de mars qu’on m’excusera d’appeler le « mémorable vendredi. » Ma mère était assise près du feu, souffrante, triste, rêvant à elle-même et au pauvre petit orphelin qui allait lui naître, lorsque, levant la tête après avoir essuyé quelques larmes, elle aperçut à travers la fenêtre une femme étrangère qui venait par le jardin.

Ma mère eut un pressentiment que c’était Miss Betsey. Il y avait dans sa taille, sa démarche et toute sa personne une telle raideur, que ce ne pouvait être une autre qu’elle. Quand elle fut près de la maison, elle donna une autre preuve de son identité. Mon père avait souvent répété qu’elle se conduisait rarement comme tout le monde : au lieu de sonner, elle vint droit à la fenêtre par laquelle ma mère l’avait vue et appuya son nez contre la vitre.

Telle fut l’impression causée par cette visite, que j’ai toujours été persuadé qu’à Miss Betsey je dois d’être né un vendredi.

Ma mère, troublée, avait quitté sa chaise, et elle s’était retirée dans un coin lorsque Miss Betsey promena dans toute la chambre ses yeux inquisiteurs, semblable à une tête de Sarrasin dans une horloge de Hollande. Elle eut bientôt retrouvé sa nièce et lui fit un geste pour qu’elle vînt lui ouvrir, le geste de quelqu’un accoutumé à être obéi. Ma mère obéit donc.

« — Vous êtes Mrs David Copperfield, je pense ? dit Miss Betsey. » Son je pense signifiait qu’il n’y avait pas à se tromper en la voyant vêtue de deuil et sur le point d’être mère.

« — Oui, répondit ma mère timidement.

» — Je suis Miss Trotwood, dit la visiteuse. Vous avez entendu parler de Miss Trotwood, j’espère ?

» — J’ai eu ce plaisir, répondit ma mère.

» — Eh bien ! vous la voyez, dit Miss Betsey. » Ma mère baissa la tête, priant Miss Betsey d’entrer ; et elles s’assirent près de la cheminée, où ma mère se mit à pleurer.

« — Ta, ta, ta ! dit Miss Betsey avec impatience ; ne pleurez pas ! allons, allons ! » Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que ma mère parvint à tarir ses larmes.

« — Ôtez votre chapeau, ma fille, que je vous voie, » dit Miss Betsey. Ma mère avait trop peur pour refuser ; mais elle ôta son chapeau avec une telle agitation, que ses cheveux (elle avait de très beaux cheveux) se dénouèrent.

« — Eh ! Seigneur, mon Dieu ! vous n’êtes qu’une enfant ! »

Ma mère avait sans doute un air de très grande jeunesse relativement même à son âge ; mais, la pauvre femme ! elle accepta l’exclamation comme un reproche qu’elle méritait, et répondit qu’en effet elle avait peur d’être bien inexpérimentée comme veuve et comme mère. Miss Betsey parut se radoucir, et puis, passant brusquement à une autre interpellation :

« — Pourquoi, dit-elle, cette maison s’appelle-t-elle Rookery ?

» — Ce nom, répondit ma mère, lui fut donné par M. Copperfield lorsqu’il acheta la maison ; il crut qu’il y avait sur ces arbres beaucoup de grolles (rooks). »

En ce moment un coup de vent secoua si bien les ormeaux de l’extrémité du jardin, que ma mère et Miss Betsey se tournèrent de ce côté. Ces grands arbres s’inclinèrent l’un vers l’autre, semblables à des géants qui se confient un secret ; puis soudain, comme s’ils s’étaient tous émus de leur horrible confidence, ils agitèrent convulsivement leurs longs bras et balancèrent au loin de vieux nids de grolles pareils aux débris d’un naufrage secoués par la tempête.

« — Où sont les grolles ? demanda Miss Betsey.

» — Les… ? » Ma mère songeait en ce moment à autre chose.

« — Les grolles… que sont-elles devenues ? répéta Miss Betsey.

» — Nous n’en avons pas vu depuis que nous sommes ici, dit ma mère ; nous pensions… M. Copperfield pensait que c’était une nombreuse famille de grolles qui peuplait ces arbres ; mais les nids étaient anciens, et il y avait long-temps que les oiseaux les avaient désertés.

» — Voilà bien David Copperfield tout entier, s’écria Miss Betsey ; c’est lui des pieds à la tête : appeler une maison Rookery quand il n’y a ni grolle ni corneille : prendre les oiseaux de confiance parce qu’il voit les nids !…

» — M. Copperfield, reprit ma mère, est mort, et si vous venez pour me mal parler de lui… »

Ma pauvre mère, je suppose, avait eu un moment l’idée de battre ma tante, qui était femme à ne pas se laisser faire ; mais sa première phrase n’était pas articulée, que l’effort épuisant son courage, elle eut une crise nerveuse et faillit s’évanouir…

« — Quel est le nom de votre servante ? demanda ma tante qui tira tout simplement le cordon de la sonnette.

» — Peggoty, balbutia ma mère.

» — Peggoty ! dites-vous ? Quel nom pour une chrétienne ! s’écria Miss Betsey.

» — C’est son nom de famille, reprit ma mère ; M. Copperfield l’appelait ainsi parce que son nom de baptême était le même que le mien. »

Peggoty s’étant présentée : « — Peggoty, lui dit Miss Betsey, votre maîtresse est un peu indisposée… du thé et ne lambinez pas. »

Ayant donné cet ordre, comme si la maison avait toujours reconnu son autorité souveraine, et laissant Peggoty aller l’exécuter, Miss Betsey reprit sa place près du feu, où, croisant ses deux mains sur un de ses genoux : « — Je ne doute pas, dit-elle comme si elle poursuivait un entretien interrompu, je ne doute pas que vous aurez une fille. Eh bien ! mon enfant, à compter du moment de sa naissance, cette fille…

» — Ce sera peut-être un garçon ! osa insinuer ma mère.

» — Je vous dis, répliqua Miss Betsey, que ce doit être une fille, tâchez de ne pas me contredire. Du moment de la naissance de cette fille, je prétends la prendre en amitié. Je veux être sa marraine, et vous l’appellerez Betsey Trotwood Copperfield. Il ne faudra pas qu’il y ait des méprises dans la vie de cette Betsey Trotwood. On ne jouera pas avec ses affections, pauvre chère enfant ! On l’élèvera bien, et elle saura qu’il ne faut pas donner son cœur à qui ne le mérite pas. C’est moi qui m’en chargerai, oui, moi !… »

Ma mère, trop troublée pour être sûre d’avoir bien analysé toutes les inflexions de voix de ma tante, croyait cependant comprendre qu’elle faisait ici directement allusion à d’anciens souvenirs personnels.

« — Et David fut-il bon pour vous ? demanda Miss Betsey après un moment de silence. Avez-vous fait bon ménage ?

» — Nous étions très heureux, répondit ma mère. M. Copperfield n’était que trop bon pour moi.

» — Ah ! il vous gâtait, je suppose ? dit Miss Betsey.

» — J’en ai peur aujourd’hui que je me vois si seule dans le monde ! dit ma mère en pleurant de nouveau.

» — Allons, ne pleurez pas, dit Miss Betsey. Vous n’étiez pas parfaitement assortis, voilà pourquoi je vous ai fait cette question… Vous étiez une orpheline, n’est-ce pas ?

» — Oui.

» — Et gouvernante ?

» — J’étais gouvernante dans une maison où M. Copperfield venait quelquefois en visite. M. Copperfield eut la bonté de faire attention à moi, de me parler avec amitié, et puis il me proposa de l’épouser. Je l’acceptai, et nous fûmes mariés, répondit ma mère naïvement.

» — Ah ! la pauvre enfant ! dit Miss Betsey à demi-voix et regardant le feu d’un air rêveur… Savez-vous quelque chose ?

» — Je ne vous comprends pas, répondit ma mère en bégayant.

» — Savez-vous tenir une maison, par exemple ?

» — Pas trop, j’en ai peur ; pas aussi bien que je l’aurais voulu ; mais M. Copperfield me donnait des leçons…

» — (Il aurait eu besoin d’en recevoir lui-même !) dit Miss Betsey dans une parenthèse.

» — … Et j’espère que j’en aurais profité, tant j’avais bonne envie d’apprendre et tant il mettait de patience à m’instruire, si le malheur de sa mort… » Ici les sanglots étouffèrent encore la voix de ma mère.

« — Allons, ne pleurez pas, vous vous ferez mal, dit Miss Betsey, et vous ferez mal à ma filleule. »

Ce dernier argument sembla calmer un peu ma mère, et il y eut un intervalle de silence pendant lequel Miss Betsey resta assise les pieds sur les chenets.

« — David, reprit-elle, avait acheté une annuité, m’a-t-on dit. Qu’a-t-il fait pour vous ?

» — M. Copperfield, répondit ma mère (non sans un effort, tant elle souffrait), a été assez bon pour m’assurer un droit de retour sur une partie de cette rente.

» — Combien ? demanda Miss Betsey.

» — Cent cinq livres sterling, dit ma mère.

» — Il aurait pu faire pire, dit Miss Betsey. »

Ici les sanglots de ma mère redoublèrent ; Peggoty, qui rentrait en ce moment avec le thé sur un plateau et une bougie allumée, trouva sa maîtresse si mal, — ce dont Miss Betsey se serait aperçue elle-même si la chambre eût été mieux éclairée, — qu’elle se hâta de la transporter dans son lit ; puis, appelant son neveu, Cham Peggoty, qui depuis quelques jours était caché dans la maison à l’insu de ma mère : — « Courez bien vite, lui dit-elle, chercher la garde et le docteur. »

Ces puissances alliées furent extrêmement surprises, en arrivant successivement quelques minutes l’une après l’autre, de trouver une dame inconnue, d’un aspect imposant, assise devant le feu, avec son chapeau noué à son bras gauche, et occupée à se mettre du coton dans les oreilles. Peggoty ne sachant qui elle était, et ma mère n’en disant rien, la dame inconnue resta comme un mystère dans le salon.

Le docteur étant monté et redescendu plusieurs fois, et la voyant toujours à la même place, ne douta pas qu’elle vînt pour le même motif que lui ; il se crut obligé de lui adresser une phrase de politesse.

C’était le plus doux, le plus timide des hommes, s’effaçant toujours, et toujours prêt à quitter la place de peur d’être importun. Il glissait plutôt qu’il ne marchait, sans bruit et plus lentement que le spectre dans Hamlet. La tête penchée sur l’épaule, avec l’expression d’une modestie qui demande grâce, il n’aurait, pour rien au monde, dit une parole dure et désagréable, pas même à un chien, fût-ce un chien enragé.

Il s’imagina probablement que ma tante avait quelque mal d’oreille, et lui demanda, de son accent le plus prévenant, si elle souffrait « d’une irritation locale ? »

« — Allons donc ! qu’est-ce que cela signifie ? » repartit ma tante si brusquement que M. Chillip, comme frappé de mutisme, alla s’asseoir près du feu. Il ne tarda pas à être appelé auprès de ma mère, resta quelque temps auprès d’elle, monta, redescendit, et quand il se glissa pour la dernière fois dans le salon, il crut avoir enfin un excellent prétexte pour renouer la conversation.

« — Eh bien ! Madame, dit-il, je suis heureux de pouvoir vous féliciter.

» — De quoi, s’il vous plaît ? » répondit ma tante sévèrement.

M. Chillip crut être dans son tort et avoir oublié l’introduction obligée de tous ses discours ; il recommença le salut le plus respectueux et le sourire le plus aimable, avant de répéter : — « Eh bien ! Madame, calmez-vous, je suis heureux de pouvoir vous féliciter ; il n’y a plus d’inquiétude à avoir, calmez-vous. » Je ne sais dans quelles périphrases s’embarrassa M. Chillip, ma tante le regardant toujours et contenant à grand’peine son impatience jusqu’à ce que le craintif orateur lui eût répété encore pour conclure : — « Je suis heureux de pouvoir vous féliciter, Madame, tout est fini et bien fini.

» — Et comment est-elle ? demanda ma tante croisant les bras à l’un desquels pendait toujours le chapeau.

» — Très bien, Madame, elle ira de mieux en mieux j’espère, poursuivit M. Chillip ; elle est déjà aussi bien que peut l’être une jeune mère dans sa situation. Vous pouvez la voir, Madame, cela ne lui fera aucun mal, — au contraire.

» — Mais elle ? comment est-elle ? » demanda encore ma tante avec la même aigreur.

M. Chillip pencha la tête sur l’épaule un peu plus que de coutume, et regarda ma tante avec la plus affable complaisance.

« — La petite, la nouvelle-née, vous dis-je, répéta ma tante, comment est-elle ?

» — Madame, répondit alors M. Chillip, je croyais que vous saviez que c’était un garçon. »

Ma tante n’articula plus une parole, prit son chapeau par les rubans à la façon d’une fronde, en menaça la tête de M. Chillip, le posa de travers sur la sienne, sortit et ne revint plus. Elle disparut comme une fée mécontente, ou comme un de ces esprits que j’étais prédestiné à voir, selon le bruit populaire. Cham Peggoty prétendit avoir été rencontré par elle à la porte de la maison et n’avoir pas bien compris ce qu’elle lui demandait, ce qui avait fait tomber sur ses joues une paire de soufflets ; une chose certaine, c’est que Peggoty affirma, lorsqu’elle vit Cham au point du jour, qu’il était aussi rouge que moi-même des suites de cette apostrophe.

Elle ne revint plus. Non. J’étais dans mon berceau et ma mère dans son lit. Mais Miss Betsey Trotwood Copperfield, la petite-nièce que ma tante avait attendue jusqu’après minuit, resta dans ces limbes obscurs, dans cette région des songes et des ombres indécises, cette formidable région d’où j’étais arrivé moi-même et où tendent tous les voyageurs de la vie : la lumière du jour éclaira la halte terrestre de ce retour et la pierre tumulaire sans laquelle je n’eusse pas franchi le seuil mystérieux.


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CHAPITRE II.

J’observe.


Les premiers objets qui prennent pour moi une forme distincte dans ce tableau rétrospectif, c’est ma mère et c’est Peggoty : ma mère avec ses jolis cheveux et sa taille svelte ; Peggoty, qui n’avait pas de taille du tout, mais de gros yeux noirs, des joues rouges et des bras plus rouges encore. Je m’étonnais parfois de ne pas voir les oiseaux venir les becqueter de préférence aux pommes.

Je crois me rappeler ces deux figures à quelque distance de moi, se baissant pour me faire signe de venir seul jusqu’à elles, ou se tenant à genoux et moi me traînant de l’une à l’autre. Je crois sentir l’impression du doigt que me tendait Peggoty, ce doigt durci par son travail de couture et rude comme une râpe à muscade.

C’est peut-être un caprice de mon imagination, mais je pense que notre mémoire peut aller plus loin dans le passé qu’on ne le suppose généralement, comme je pense encore que beaucoup de très jeunes enfants sont doués d’une faculté d’observation extraordinaire. On aurait même tort de dire que la plupart des hommes faits, qui sont remarquables sous ce rapport, ont acquis ce don ; ils seraient plutôt exposés à le perdre, d’autant plus que ces mêmes hommes conservent une certaine fraîcheur d’idées et une certaine disposition à être heureux, qui est aussi un héritage de leur enfance.

En tout cas, si je juge les autres d’après moi-même, c’est que je fus réellement un enfant très observateur ou qu’homme j’ai gardé la mémoire la plus vive de mes premières années.

Que me rappellé-je encore ? Voyons : — du nuage sort notre maison — avec tous ses coins et recoins. Au rez-de-chaussée est la cuisine de Peggoty, s’ouvrant sur une arrière-cour ; — au milieu de cette cour, un pigeonnier sur une perche, un pigeonnier sans pigeons ; dans un angle, une grande niche à chien, sans chien dedans ; puis une foule de volatiles qui me semblent énormes, allant et venant d’un air menaçant et farouche : un coq surtout monte sur un poteau pour chanter et paraît faire particulièrement attention à moi quand je le regarde à travers la croisée de la cuisine, — ce qui me fait trembler tant il est méchant ! Des oies s’approchent en dandinant, et si je veux aller dans la cour, elles me suivent avec leurs cols allongés : j’en rêve la nuit, comme un homme qui vivrait dans une ménagerie pourrait rêver de lions !

Voici un long corridor — lequel me semblait énormément long — conduisant de la cuisine de Peggoty à la porte d’entrée de la maison : sur ce corridor s’ouvre un cabinet noir, un cabinet de débarras ; je passe toujours bien vite devant ce cabinet quand il fait nuit, car je ne puis savoir ce qu’il y a parmi ces vieux tonneaux et ces vieilles boîtes à thé : il sort d’ailleurs de cet antre une odeur mêlée de savon, de poivre, de chandelles et de café. Il y a aussi les deux salons ; le petit salon où nous nous tenons les soirs, ma mère, Peggoty et moi ; car Peggoty est tout-à-fait de notre société, aussitôt que son ouvrage est fini et que nous n’avons personne ; — puis le grand salon, où nous nous tenons les dimanches, salon plus grand que l’autre, mais moins confortable. Une sorte de tristesse lugubre règne pour moi dans cette pièce, Peggoty m’ayant raconté que lors des funérailles de mon père, elle était remplie de ceux qui vinrent, tout vêtus de noir, pour accompagner son cercueil. Ce fut là aussi qu’un dimanche soir, ma mère lut à Peggoty et à moi comment Lazare ressuscita d’entre les morts : je fus si effrayé, que quelques heures après on se vit obligé de me prendre hors de mon lit pour me montrer par la fenêtre le cimetière avec tous ses morts couchés tranquillement dans leurs tombes et éclairés solennellement par la lune.

Je ne connais nulle part rien de si vert que le gazon de ce cimetière ; rien d’aussi ombreux que ses arbres, rien de si calme que ses pierres tumulaires. Les moutons y paissent, lorsque je me mets à genoux sur mon lit le matin pour les regarder, et j’aperçois le premier rayon du jour qui luit sur le cadran solaire en me demandant à moi-même : — « Le cadran est-il donc bien joyeux qu’il puisse encore marquer les heures ? »

Voici notre banc dans l’église, un banc à haut dossier, qui est placé près d’une des croisées basses à travers laquelle on peut voir notre maison pendant le service : aussi Peggoty tourne-t-elle souvent les yeux de ce côté, aimant à être sûre que les voleurs n’y sont pas et qu’elle n’est pas incendiée. Mais quoique Peggoty tourne souvent les yeux de côté et d’autre, elle se fâche si je fais comme elle, et me fait signe que je ne dois pas perdre de vue le ministre officiant, Puis-je le regarder toujours ?… je le connais assez, avec ou sans son surplis, et quelquefois le ministre me fait aussi les gros yeux. Je regarde ma mère, qui fait semblant de ne pas me voir ; je regarde un autre petit garçon qui me fait la grimace ; j’aperçois au-delà du porche un mouton qui a l’air de vouloir entrer dans l’église et je me sens prêt à lui crier de s’en aller ; mais que deviendrais-je si je m’en avisais ? Je contemple le monument de feu M. Bodgers, riche bourgeois de la paroisse, et puis le docteur Chillip à côté, sur son banc, se reprochant peut-être d’être arrivé trop tard quand cet important malade eut son dernier accès d’apoplexie. Un peu plus loin est la chaire. Comme on y ferait une bonne partie de jeu ! que j’aimerais à être assiégé dans cette forteresse par un petit camarade, à la tête duquel je jetterais le coussin de velours du prédicateur. Insensiblement, à force de regarder, mes yeux se ferment ; à force de faire semblant d’écouter le ministre qui chante un psaume en faux-bourdon, je n’entends plus rien, je m’endors, et, tombant avec bruit de mon banc, je suis ramassé par Peggoty plus mort que vif.

Et maintenant je vois la façade de notre maison et les croisées encadrées d’un treillage : je vois le parterre, la pelouse et les grands ormes couronnés de leurs vieux nids de grolles : je traverse le long passage et la cuisine ; je joins ma mère dans le jardin potager, et pendant qu’elle cueille les fruits mûrs à l’espalier, je glane furtivement quelques groseilles… Un vent s’élève, — l’été a fui : nous jouons dans le petit salon : là, quand ma mère est fatiguée, elle s’assied dans le fauteuil : par moment aussi elle va au miroir, roule sur ses doigts les boucles de ses beaux cheveux, serre sa taille si svelte, et personne ne sait mieux que moi qu’elle n’est pas fâchée de se trouver toujours jolie.

J’ajoute à ces premières impressions le sentiment d’un véritable ascendant que Peggoty exerçait sur ma mère et sur moi : nous la consultions sur tout et nous avions un peu peur d’elle.

Un soir, Peggoty et moi nous étions assis tous les deux seuls, au coin du feu, ma mère étant allée passer la soirée chez une voisine. Je lui lisais un chapitre sur les crocodiles, et c’était peut-être un peu la faute du lecteur, mais je ne suis pas très sûr que Peggoty pût encore dire si le crocodile était un animal ou un légume extraordinaire, lorsque je sentis une grande envie de dormir ; mais pour rien au monde je n’eusse voulu aller me coucher. J’essayais de résister au sommeil en regardant fixement Peggoty qui me semblait devenir d’une taille extraordinaire, une vraie géante. Je me frottais les yeux et relevais péniblement mes paupières, ne perdant de vue, ni ma bonne, ni le petit bout de cire tout sillonné par le contact incessant de son fil, ni la chaumière en miniature qui renfermait son ruban à mesurer, ni sa boîte à ouvrage, sur le couvercle de laquelle était une image de la cathédrale de Saint-Paul avec un dôme rouge, ni le dé de cuivre qui protégeait son doigt contre l’aiguille ; mais je sentis que pour ne pas succomber j’aurais besoin d’un nouvel effort, et j’adressai brusquement à Peggoty cette singulière question :

« — Peggoty, avez-vous jamais été mariée ?

» — Seigneur Dieu ! M. Davy, répondit-elle, qui vous a mis le mariage dans la tête ? »

Peggoty avait tellement tressailli que j’en fus tout-à-fait réveillé. Elle interrompit sa couture et me regarda avec son aiguille à la main.

« — Avez-vous jamais été mariée, Peggoty ? répétai-je. Vous êtes une belle femme, n’est-ce pas ? »

Je la croyais belle, en effet, quoique d’un autre genre de beauté que ma mère, mais parfaitement belle dans cet autre genre. Son teint vermeil me semblait aussi éclatant que le fond d’un beau tabouret en velours rouge sur lequel ma mère avait brodé un bouquet, un peu moins doux au toucher peut-être, mais c’était toute la différence.

« — Moi, belle, Davy ! dit Peggoty. Oh ! non, mon chéri ! Mais qui vous a mis le mariage dans la tête ?

» — Je ne sais, répliquai-je ; mais peut-on épouser plus d’une personne à la fois ?

» — Certainement non ! » dit Peggoty avec une prompte décision.

» — Mais si vous avez épousé une personne et que cette personne meure, alors vous pouvez en épouser une autre, n’est-ce pas, Peggoty ?

» — Vous le pouvez, reprit-elle, si vous le voulez : c’est une affaire d’opinion.

» — Mais votre opinion à vous, quelle est-elle ? » dis-je encore l’examinant avec d’autant plus de curiosité qu’elle m’examinait curieusement elle-même.

Peggoty cessa de fixer ses yeux noirs sur les miens, se remit à coudre, et après un peu d’hésitation : « Mon opinion, dit-elle, M. Davy, est que je n’ai jamais été mariée et que je ne m’attends pas à l’être jamais. Voilà tout ce que je sais.

» — Vous êtes de mauvaise humeur, Peggoty ! » lui dis-je, et je me tus, croyant en effet que je l’avais contrariée ; mais je me trompais ; car, après avoir quelque temps essayé de travailler, elle ouvrit tout-à-coup ses bras, et, m’attirant à elle, baisa plusieurs fois ma petite tête frisée. Je m’aperçus de l’énergie de son embrassade en voyant sauter deux boutons de sa robe ; car, étant naturellement replète, tout exercice exposait sa toilette à cet inconvénient. — « Voyons, dit-elle, lisez-moi la suite des corcordiles ! »

Je ne pus comprendre pourquoi Peggoty avait l’air si embarrassée et désirait revenir aux corcordiles, comme elle les appelait. Cependant nous lûmes encore l’histoire de ces monstres, ou plutôt nous vécûmes pendant une demi-heure avec eux ; nous laissâmes leurs œufs dans le sable pour que le soleil pût les couver, nous fûmes poursuivis par le père et la mère dont nous trompâmes la colère en tournant toujours, ce qu’ils ne pouvaient faire comme nous à cause de leurs lourds mouvements ; puis nous les poursuivîmes à notre tour dans l’eau avec les chasseurs indigènes ; nous leur enfonçâmes des pieux aigus dans la gorge… Bref, nous sûmes bientôt nos crocodiles par cœur, moi du moins, car par moment il me semblait que Peggoty avait des distractions et se piquait les doigts avec son aiguille.

Nous allions passer des crocodiles aux alligators, lorsqu’on sonna. Nous courûmes à la porte : c’était ma mère qui revenait, toujours plus jolie, avec un gentleman aux favoris noirs, que je reconnus pour nous avoir déjà accompagnés, le dimanche précédent, depuis l’église jusqu’à la maison.

Quand ma mère se baissa sur le seuil pour me prendre dans ses bras et me baiser, le gentleman dit que j’étais plus heureux dans mon privilège qu’un monarque… ou quelque chose de semblable, car j’avoue ici que ma mémoire s’aide de mon expérience subséquente. — Il voulut aussi me caresser sur l’épaule de ma mère ; mais je ne me sentais aucune sympathie pour lui et sa grosse voix : je fus jaloux quand je m’aperçus que sa main touchait ma mère, et je l’écartai autant que je pus le faire.

« — Eh bien ! Davy ! dit ma mère d’un ton de remontrance.

» — Le cher enfant, dit le gentleman ; je ne puis lui en vouloir de son dévouement filial. »

Je n’avais jamais vu un aussi beau vermillon sur les joues de ma mère. Elle me gronda doucement, et tout en me serrant contre son sein elle remercia le gentleman de la peine qu’il avait prise de l’accompagner.

« — Disons-nous bonsoir, mon beau petit garçon, » dit le gentleman qui, de son côté, prit la main gantée de ma mère et y posa les lèvres… je le vis.

« — Bonsoir ! dis-je.

» — Allons, soyons bons amis, reprit le gentleman riant : une poignée de mains ! »

Ma main droite était dans la main gauche de ma mère, et je lui tendis l’autre :

« — Ce n’est pas la bonne main, Davy, » observa le gentleman riant toujours.

Ma mère voulut me faire donner la main droite ; mais j’étais bien décidé à ne donner que la gauche, et le gentleman finit par la secouer cordialement ; puis, ayant répété que j’étais un brave garçon, il se retira.

Je le vis encore tourner la dernière allée du jardin et nous envoyer un regard d’adieu avec ses yeux noirs de mauvais augure.

La porte étant fermée, Peggoty, qui n’avait pas dit un mot, assujettit la barre de fer, et nous entrâmes tous les trois au salon. Là, contre son habitude, ma mère, au lieu de venir se placer dans son fauteuil, au coin du feu, resta à l’autre bout de la pièce et fredonna assise sur une chaise.

Pendant cette musique, je commençai à dormir, mais d’un sommeil assez léger pour pouvoir entendre Peggoty qui, debout et raide au milieu du salon, un chandelier à la main, dit bientôt à sa maîtresse :

« — J’espère que vous avez eu une agréable soirée, Madame…

» — Oui, merci, Peggoty : une soirée très agréable !

» — Une soirée qui eût été peu du goût de M. Copperfield, j’ose le déclarer, Madame.

» — Bon Dieu ! s’écria ma mère, vous me rendrez folle ! jamais femme fut-elle aussi maltraitée que moi par sa servante ? Je me demande si je suis encore une petite fille ou si j’ai été mariée.

» — Vous l’avez été, Madame, Dieu le sait, reprit Peggoty.

» — Eh bien ! alors, comment osez-vous… ou plutôt comment avez-vous le cœur de me rendre si malheureuse et de me tourmenter ainsi… quand vous savez que je n’ai pas une amie sur la terre ?

» — Raison de plus d’être plus réservée, dit Peggoty…

» — Puis-je empêcher, reprit ma mère, que l’on soit poli et prévenant pour moi ! Faut-il me défigurer, m’échauder le visage ? Vous le voudriez, je crois, Peggoty, ajouta ma mère tout en larmes et qui vint au fauteuil pour me caresser… Ah ! mon pauvre petit Davy ! mon cher enfant ! avez-vous pu insinuer que je n’aimais pas ce cher trésor… le plus adoré des enfants !

» — Personne n’a dit pareille chose, répondit Peggoty qui commençait à s’attendrir.

» — Vous l’avez dit ou voulu dire, répliqua ma mère pleurant toujours ; mais mon cher enfant sait que je l’aime… Suis-je une mauvaise maman, Davy ? » me demanda-t-elle en me voyant réveillé par ses caresses. « Parlez, Davy, suis-je une mère égoïste et cruelle ? »

Là-dessus nous nous mîmes à sangloter tous les trois, et moi plus fort que les autres ; mais je suis sûr que nos larmes étaient également sincères. Quand nous eûmes assez pleuré et sangloté, nous allâmes nous coucher ; à peine avais-je fermé les yeux que mes sanglots me réveillèrent encore, et je vis ma mère assise près de mon lit ; elle me prit dans ses bras, et, cette fois, je m’endormis tout de bon jusqu’au lendemain matin.

Je ne sais si ce fut le dimanche suivant ou un autre que je revis le gentleman aux favoris noirs. Je ne prétends pas à l’exactitude des dates. Mais, tous les dimanches, nous le rencontrions à l’église et il nous accompagnait après l’office. Il vint aussi une fois dans le salon pour y voir un fameux géranium qui était sur la fenêtre ; il me parut ne pas faire beaucoup d’attention au géranium, mais, avant de s’en aller, il pria ma mère de lui en donner un brin. Elle lui répondit qu’il pouvait le cueillir lui-même, et il refusa, insistant pour qu’elle le lui remît de sa main. Elle le fit. Il dit alors qu’il le garderait toujours ; et je le trouvai un peu borné de ne pas savoir que cette fleur, détachée de sa tige, serait flétrie au bout d’un jour ou deux.

Peggoty ne passait plus si constamment les soirées avec nous. Ma mère avait pour elle beaucoup de déférence, plus qu’auparavant, à ce que je crus remarquer, et nous étions toujours les meilleurs amis du monde tous les trois. Cependant il y avait une certaine différence, une gêne indéfinissable. Quelquefois Peggoty avait l’air de reprocher à ma mère de mettre toutes les charmantes toilettes qui remplissaient ses tiroirs, ou d’aller souvent en visite chez la voisine ; mais je ne m’expliquais tout cela qu’imparfaitement.

Peu à peu je m’accoutumai à voir le gentleman aux favoris noirs, sans l’aimer davantage, sans cesser d’être moins jaloux ; mais je ne me rendais pas compte à moi-même de ces sentiments purement instinctifs. C’était au-dessus de mon raisonnement d’enfant.

Par une belle matinée d’automne j’étais dans notre parterre avec ma mère, lorsque M. Murdstone (je savais alors son nom) arriva à cheval. Il salua ma mère, lui dit qu’il allait à Lowestoft voir quelques amis qui étaient là avec leur yacht, et il proposa de me prendre avec lui si cette promenade pouvait m’être agréable.

L’air était si doux et le cheval creusait d’un pied si fier la terre à la porte du jardin, que je fus tenté. On m’envoya donc à Peggoty pour m’habiller. Cependant M. Murdstone mit pied à terre, passa la bride à son bras, et longea la haie d’aubépine que ma mère suivait aussi de son côté pour lui faire compagnie. Je me rappelle que Peggoty et moi nous regardions de temps en temps par la fenêtre, et les deux promeneurs semblaient examiner l’aubépine de bien près en marchant. Tout-à-coup Peggoty, qui était d’une humeur angélique, éprouva un accès de contrariété et elle me peigna de travers, ce qui me fit faire la grimace.

M. Murdstone et moi nous fûmes bientôt loin, trottant sur la grand’route. Il me tenait sur le devant de sa selle, enlacé dans un de ses bras, et je ne pouvais m’empêcher de tourner quelquefois la tête pour le voir en face. Il avait cette espèce d’œil noir cave… (je n’ai pas d’autre expression pour définir un œil dont on ne peut pénétrer la profondeur) qui, dans une vague distraction, semble tout-à-coup se voiler ou s’éteindre. J’examinais cette figure avec une secrète terreur, et je me demandais ce qui préoccupait si vivement sa pensée. J’admirais aussi ses favoris noirs et sa barbe bien rasée, qui ne laissait plus voir que les points noirs qui imitent si bien la barbe sur une figure de cire. Des sourcils arqués et la pureté de son teint (maudit soit son teint et maudite soit sa mémoire !) me le faisaient trouver un bien bel homme, malgré mes pressentiments. Je ne doute pas que ma mère ne le trouvât tel aussi.

Nous descendîmes à un hôtel sur le bord de la mer, où deux messieurs fumaient leurs cigares en tête-à-tête. Ils avaient une grosse veste marine, et dans un coin on remarquait des capotes de matelot avec un pavillon roulés ensemble.

« — Holà ! Murdstone, dirent-ils, nous vous avions cru mort.

» — Pas encore, répondit M. Murdstone.

» — Et quel est ce petit espiègle ? demanda un des deux fumeurs s’emparant de moi.

» — C’est Davy, dit M. Murdstone.

» — Davy qui ? demanda mon interlocuteur, Davy Jones ?

» — Davy Copperfield, dit M. Murdstone.

» — Quoi ! l’embarras de la séduisante Mrs Copperfield, de la jolie petite veuve ?

« — Quinion, dit M. Murdstone, prenez garde, s’il vous plaît ; il y a quelqu’un qui est malin.

» — Qui donc ? demanda l’interlocuteur en riant. »

Je levai les yeux vivement, curieux moi-même de savoir qui.

« C’est Brooks de Sheffield, dit M. Murdstone. »

Je fus enchanté que ce ne fût que Brooks de Sheffield, car, au premier moment, j’avais pensé que c’était moi dont il s’agissait.

Il paraissait y avoir quelque chose de très comique dans la réputation de M. Brooks de Sheffield, car ces trois messieurs rirent de bon cœur à son nom, et celui qui s’appelait Quinion dit :

« — Quelle est l’opinion de M. Brooks de Sheffield relativement à l’affaire projetée ?

» — Oh ! j’ignore jusqu’ici si Brooks sait précisément ce qui se passe ; mais il n’est pas au fond très favorable à la chose, je crois. »

À ces mots, les rires redoublèrent, et M. Quinion dit qu’il allait sonner pour demander une bouteille de Xérès afin de boire à la santé de Brooks ; ce qu’il fit ; et, le vin arrivé, il voulut que j’en eusse un verre avec un biscuit, pour me faire boire, moi aussi, à la confusion de Brooks de Sheffield.

Ce toast fut accueilli avec des bravos unanimes qui me firent rire, et à mon rire on répondit par de bruyants éclats ; bref, nous étions tous très joyeux !

Nous allâmes ensuite nous promener sur la hauteur, puis nous redescendîmes, et l’on me confia à un matelot qui me montra le yacht en détail. Ce matelot avait le mot Alouette écrit en lettres capitales sur sa jaquette, et j’avais cru d’abord que c’était son nom qu’il inscrivait là, parce que, vivant à bord, il n’avait pas de porte sur laquelle le mettre, comme font les propriétaires de maison en Angleterre ; mais il me dit que c’était seulement le nom du bâtiment.

Je remarquai tout le jour que M. Murdstone était plus grave et plus sérieux que ses deux amis avec qui il s’enferma quelque temps dans la cabine du yacht. Les autres étaient, il est vrai, d’une gaîté folle, mais plaisantant plus volontiers tous les deux qu’en s’adressant à M. Murdstone : une fois même, M. Pasnidge et M. Quinion se firent un signe d’intelligence en regardant M. Murdstone, comme s’ils voulaient se communiquer leur secrète réflexion sur son air sévère et réservé. En effet, M. Murdstone n’avait ri de bon cœur qu’une fois, et c’était au sujet de sa propre plaisanterie sur Brooks de Sheffield.

Nous fûmes de retour de bonne heure. Ma mère eut encore un entretien avec M. Murdstone le long de la haie ; puis, quand il fut parti, elle me demanda ce qui s’était passé. Je lui racontai tout, et elle rit en apprenant qu’on l’avait appelée la séduisante Mrs Copperfield et la jolie petite veuve, tout en disant que ces messieurs avaient bien de l’impudence ; — mais évidemment elle était enchantée. Je lui demandai à mon tour qui pouvait être M. Brooks de Sheffield. Elle ne le connaissait pas, et elle supposa que ce devait être quelque riche fabricant de coutellerie habitant cette ville manufacturière.

À cette distance du temps, il me semble que ce fut le lendemain, mais ce dut être seulement deux mois après que me fut faite, par Peggoty, la proposition hasardée que je vais faire connaître.

Nous nous trouvions assis elle et moi au salon, ma mère étant sortie, comme cela lui arrivait de plus en plus, et réduits, pour passer notre soirée, à l’aiguille de Peggoty et au livre des crocodiles, lorsqu’après avoir ouvert plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler, la fidèle servante me dit enfin d’un ton caressant :

« — M. Davy, voudriez-vous venir passer une quinzaine de jours avec moi chez mon frère à Yarmouth ? Ce serait une jolie partie.

» — Votre frère est-il un homme agréable, Peggoty ? demandai-je.

» — Ah ! quel homme agréable ! s’écria Peggoty joignant les mains, et puis il y a la mer, les navires, les barques, les pêcheurs, la plage et mon neveu Cham pour jouer avec vous. »

Cette longue liste de plaisirs promis me séduisit.

« — Mais que dira ma mère ? demandai-je.

» — Je gagerais, répondit Peggoty en fixant sur moi un regard scrutateur, qu’elle vous laissera venir. Je lui en parlerai, si vous voulez, dès qu’elle rentrera.

» — Mais que fera-t-elle pendant notre absence ? me dis-je mettant les coudes sur la table pour argumenter, — elle ne peut vivre seule. »

Peggoty fit mine d’apercevoir une maille à réparer dans son bas et je fus obligé de répéter ma question.

» — Ah ! répondit-elle à la fin, justement ne savez-vous pas ? elle doit passer quinze jours avec Mrs Grayper. Mrs Grayper doit réunir une brillante société.

» — Si cela est, je suis prêt à partir, » dis-je ; et me voilà impatient du retour de ma mère, afin de savoir comment elle prendrait notre idée. Sans être aussi surprise que je m’y étais attendu, ma mère ne fit pas la moindre objection, et le voyage fut arrangé ce soir-là même.

Bientôt arriva le jour du départ, jour attendu avec une sorte de fièvre, car j’avais peur qu’un tremblement de terre ou toute autre grande convulsion de la nature ne vînt se mettre en travers. — Ah ! quand j’étais si pressé de quitter la maison, combien peu je soupçonnais ce qui s’y passerait en mon absence !

C’est un plaisir pour moi que de me souvenir que lorsque la voiture du messager s’arrêta devant notre porte, ma mère ne m’y laissa pas monter avant de m’avoir embrassé tendrement. Je la vis qui nous suivait des yeux, et soudain survint M. Murdstone, et je crus deviner qu’il la conjurait de ne pas être si émue. Peggoty, qui regardait comme moi, partagea mon mécontentement de cette intervention, et je le vis bien quand elle se retourna vers moi avec un air de dépit concentré.

Je restai un moment à rêver en regardant Peggoty, et me disant que si elle avait mission d’aller me perdre comme l’enfant du conte des fées, je pourrais retrouver ma route, grâce aux boutons qu’elle laissait tomber de distance en distance.

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CHAPITRE III.

Un changement.


Le cheval du messager était le plus paresseux cheval du monde ; à chaque halte il baissait la tête comme un cheval poussif, — le messager, d’ailleurs, était aussi endormi que sa bête, et toute sa conversation consistait à siffler.

Peggoty avait pris un panier de provisions qui nous eût conduits jusqu’à Londres par la même voiture. Nous mangeâmes tout le long du chemin, excepté quand nous faisions un somme, et je n’aurais jamais pu croire, avant d’entendre Peggoty, qu’une pauvre femme pût ronfler aussi rondement.

Nous multipliâmes tellement les détours et les haltes, que je commençais à être fatigué quand nous aperçûmes Yarmouth. En promenant mes regards sur l’immense plage, je ne pus m’empêcher de m’étonner, puisque mon livre de géographie prétendait que la terre était ronde, qu’il pût exister un endroit aussi plat. Mais je réfléchis que Yarmouth se trouvait peut-être placé à l’un des pôles.

Plus nous approchions, plus je voyais cette plage se dérouler sous le ciel, plus il me semblait qu’une petite montagne n’y aurait rien gâté, et qu’il aurait mieux valu que la ville et la mer ne fussent pas si étroitement mêlées et confondues ; mais Peggoty, à qui je fis part de mon observation, me répondit avec plus d’emphase que d’ordinaire, qu’il fallait prendre les choses comme elles étaient, et qu’en son particulier elle était fière de s’appeler un hareng de Yarmouth, sobriquet donné aux habitants de cette cité maritime.

Quand nous pénétrâmes dans la rue (étrange rue encore pour moi) et que nous sentîmes l’odeur du poisson, des vieilles étoupes, de la poix et du goudron, quand nous vîmes les matelots aller et venir, les voitures cahotées sur le pavé, etc., etc., je compris que j’avais été injuste pour une ville si pleine de vie et de mouvement. Je le dis à Peggoty, qui entendit avec plaisir l’expression de mon ravissement et m’apprit qu’il était bien connu (de tous ceux, je le suppose, qui ont eu le bonheur de naître harengs) que Yarmouth était la plus belle ville de l’univers.

« — Voilà mon neveu Cham, s’écria Peggoty, qui nous attend ! »

Il nous attendait, en effet, sur la porte de l’auberge où s’arrêtait le messager, et il me demanda si je me portais bien, comme à une vieille connaissance. Je ne fus pas très sûr d’abord de le connaître aussi bien qu’il me connaissait, puisqu’il n’était plus revenu à la maison depuis la nuit de ma naissance ; mais notre intimité fit de rapides progrès lorsqu’il m’eut porté sur son dos jusqu’à sa demeure. Cham était devenu un grand garçon de près de six pieds, large en proportion, avec de fortes épaules, mais en conservant un air de douceur enfantine et des cheveux blonds frisés qui lui donnaient une physionomie de mouton ; son vêtement consistait en une veste de toile et une paire de pantalons si raides qu’ils auraient pu rester tout droits sans le secours des jambes qu’ils contenaient. Quant à son chapeau, c’était moins un chapeau qu’une de ces taches de goudron qui se figent où elles tombent.

Cham me portant sur son dos avec un petit coffre de notre bagage sous le bras, et Peggoty portant un autre petit coffre, nous tournâmes des ruelles semées de copeaux et de petits tas de sable ; nous passâmes devant des usines à gaz, des corderies, des ateliers de gréement, des forges, des cours de chantier où l’on construisait des navires, d’autres où l’on en démolissait, d’autres encore où l’on en goudronnait et calfatait, etc., etc., jusqu’à ce que nous nous trouvâmes sur cette plage monotone que j’avais aperçue de loin. Ce fut là que Cham me dit :

« — Voici notre maison, M. Davy. »

Je regardai de toutes parts, aussi loin que pouvait s’étendre mon horizon visuel dans ce désert, sur la mer, sur la rivière… mais je ne distinguais aucune maison. Il y avait bien, à peu de distance, une grosse barque noire, une sorte de vieux navire échoué, avec un tuyau de fer d’où sortait un tourbillon de fumée comme d’une cheminée, mais rien qui ressemblât à une maison.

« — Ce n’est pas cela ! demandai-je, cette chose qui a l’air d’un navire ?

» — C’est cela même, M. Davy, répondit Cham. »

Si c’eût été le palais d’Aladin, le fameux œuf du Roc, ou toute autre merveilleuse habitation des Mille et une Nuits, je crois que j’aurais été moins enchanté de l’idée romanesque d’y vivre. Il y avait une délicieuse porte, pratiquée dans le flanc de la carène, il y avait un plafond, il y avait de petites fenêtres ; mais le véritable charme consistait dans le fait même que c’était là un vrai navire, qui avait sans doute sillonné la mer des centaines de fois, et nullement destiné à servir d’habitation sur la terre ferme. Oui, là était son merveilleux attrait : construit pour être une maison, je l’eusse pu trouver étroit ou incommode, ou triste ; mais tel qu’il s’offrait à mon imagination d’enfant, c’était une habitation parfaite.

D’ailleurs, tout était propre intérieurement, — propre, soigné, coquet. Il y avait une table, un coucou de Hollande, une armoire à tiroir, et sur cette armoire un plateau à thé sur lequel était peinte une dame avec un parasol, promenant un enfant en uniforme militaire, son cerceau sous le bras. Ce plateau avait pour soutien une Bible, car si le plateau était tombé, il aurait brisé dans sa chute la théière et toute la foule de tasses et de soucoupes groupées autour de la Bible. Contre la muraille, je remarquai quelques images coloriées dans des cadres, sujets bibliques que je ne retrouve jamais à un étalage de marchand d’estampes ou à celui d’un colporteur, sans voir apparaître tout entier l’intérieur du domicile du frère de ma bonne Peggoty. Les plus saillantes de ces images représentaient Abraham en rouge allant sacrifier Isaac en bleu, et Daniel en robe rose au milieu d’une fosse de lions verts. Sur le petit manteau de la cheminée, une œuvre d’art me parut un des plus précieux trésors du monde : ce travail curieux, moitié peinture et moitié sculpture, figurait le lougre Sarah-Jane, et il avait été exécuté à Sunderland ; à la partie peinte s’ajoutait une miniature de poupe en bois. Au plafond étaient aussi des crochets en fer dont je ne devinai pas l’usage ; enfin des coffres et des caisses renversées servaient de chaises.

Je vis tout cela de mon premier coup d’œil, après avoir franchi la porte, — et je fus introduit dans ma chambre à coucher, — la plus charmante et la plus complète des chambres à coucher, une chambrette blanchie à la chaux, — dans l’arrière de la barque, avec une petite fenêtre par laquelle autrefois passait le gouvernail ; un petit miroir à ma taille cloué contre le lambris et décoré de coquillages, un petit lit avec tout juste assez de place pour qu’on pût s’y coucher, et un bouquet d’algues dans un pot bleu sur la table. Ce qui me frappa particulièrement l’odorat dans cette délicieuse habitation, fut l’odeur du poisson, odeur si pénétrante que lorsque je tirai mon mouchoir de ma poche pour m’essuyer le nez, on aurait dit qu’il avait servi à envelopper un homard. Je communiquai cette observation à Peggoty, qui m’informa que son frère vendait des homards, des écrevisses et des crabes. Je découvris plus tard un amoncellement de ces crustacés, dans un état de merveilleuse agglomération et en entrepôt permanent, au fond d’une petite guérite où l’on tenait aussi la poterie et les casseroles du ménage.

Nous fûmes bien reçus par une femme très polie, en tablier blanc, qui nous avait fait la révérence de loin pendant que j’étais encore sur le dos de Cham, ainsi que par une jolie petite fille avec un collier de coquilles bleues autour du cou, et qui ne voulut pas se laisser embrasser, mais courut vite se cacher. Nous avions dîné somptueusement et mangé entr’autres des limandes bouillies aux pommes de terre, lorsque entra un homme qui avait un air de bonne humeur. C’était le frère de Peggoty, qui me demanda de mes nouvelles et de celles de ma jolie maman, en ajoutant qu’il serait très heureux et très fier si je passais une quinzaine chez lui.

Ayant fait ainsi hospitalièrement les honneurs de sa maison, M. Peggoty frère alla se laver à l’eau chaude, en faisant l’observation que l’eau froide ne pourrait jamais le débarrasser de sa crasse. Il revint bientôt, ayant gagné beaucoup à cette toilette, mais si rubicond que je ne pus m’empêcher de penser que son visage avait cela de commun avec les crabes, les écrevisses et les homards, qu’il entrait dans l’eau chaude presque noir ainsi que ces crustacés, et en sortait tout rouge.

Après le thé, quand on eut bien fermé portes et fenêtres de peur du brouillard de la nuit, je me crus dans la plus délicieuse retraite que l’imagination humaine puisse concevoir.

C’était enchanteur d’entendre mugir le vent sur la mer, de penser que le brouillard glissait lentement sur la plage, de contempler le feu et de se dire qu’il n’y avait aucune autre demeure auprès de la nôtre, et que celle-ci était un navire. La petite Émilie, la petite fille effarouchée, avait surmonté sa timidité : elle s’assit à côté de moi sur un des coffres bas servant de sièges et juste assez large pour nous deux : Peggoty avait pris son aiguille comme si elle était encore dans notre salon ; l’autre femme en tablier blanc, tricotait ; Cham retournait des cartes en cherchant à se rappeler un tour, et M. Peggoty fumait sa pipe. Tout invitait à la conversation et à la confiance.

« — M. Peggoty ! lui demandai-je, avez-vous donné à votre fils le nom de Cham parce que vous vivez dans une espèce d’arche ? »

M. Peggoty trouva l’idée profonde, car il réfléchit avant de me répondre.

« — Non, ce n’est pas moi, mais c’est son père, mon frère Joseph.

» — Quoi ! Cham n’est pas votre fils !… Et votre frère Joseph est-il mort ? poursuivis-je après une pause respectueuse.

» — Noyé ! dit M. Peggoty.

» — Mais la petite Émilie, repris-je en la regardant, c’est votre fille, elle ?

» — Non, c’est la fille de mon beau-frère Tom.

» — Est-ce qu’il est mort aussi, Monsieur Peggoty, votre beau-frère Tom ?

» — Noyé ! répondit encore M. Peggoty. »

Ma curiosité n’était pas au bout : « — N’avez-vous pas d’enfant, monsieur Peggoty ?

» — Non, je suis célibataire.

» — Et quelle est donc cette dame ? repris-je en montrant la femme en tablier blanc.

» — C’est Mrs Gummidge. »

Ici, Peggoty, — ma Peggoty à moi, intervint avec un geste si significatif, que je dus suspendre mes autres questions, et ce ne fut qu’en me couchant dans ma petite cabine qu’elle m’apprit que son excellent frère, le meilleur des hommes, n’interdisait chez lui qu’un seul sujet d’entretien, celui qui pouvait lui faire raconter à lui-même ces trois actes de sa générosité, à savoir qu’il avait successivement adopté Cham, son neveu orphelin, Émilie, sa nièce orpheline, et Mrs Gummidge, la veuve de son associé. Tous les trois, sans lui, auraient été livrés à la merci de la charité publique.

Je fus touché de la bonté de mon hôte. Peggoty me dit aussi qu’elle coucherait dans une autre cabine à l’avant du navire, avec Mrs Gummidge et Émilie. Quant à son frère et à Cham, ils suspendaient pour la nuit deux hamacs à ces crochets en fer des solives dont je n’avais pas d’abord deviné l’usage. Je m’endormis au bruit du vent et de la houle, me demandant si la mer ne pouvait pas nous envahir tout-à-coup sur la plage ; mais, par réflexion : « Ne sommes-nous pas dans un navire ? pensai-je, et n’avons-nous pas à bord un bon pilote dans M. Peggoty ? »

Nul accident n’était survenu cependant le lendemain matin. Aussitôt que le premier rayon du jour brilla sur le miroir encadré de coquillages, je sautai à bas du lit et j’allai avec la petite Émilie ramasser des cailloux sur le bord de l’eau.

« — Vous êtes tout-à-fait un matelot, je suppose, dis-je à Émilie croyant lui faire un compliment.

» — Non, répondit Émilie en hochant la tête, j’ai peur de la mer.

» — Peur ! dis-je avec un air fier et faisant de gros yeux à l’Océan ; je n’ai pas peur, moi.

» — Ah ! la mer est si cruelle, dit Émilie. Je l’ai vue si cruelle pour quelques-uns de nos pêcheurs ! je l’ai vue briser en pièces une barque aussi grande que notre maison.

» — J’espère que ce n’est pas celle dans laquelle…

» — Dans laquelle… mon père fut noyé ? Non, dit Émilie. Ce n’est pas celle-là, je ne l’ai jamais vue.

» — Ni lui ? demandai-je. »

La petite Émilie dit tristement ; « Pas assez pour m’en souvenir. »

C’était une coïncidence entre elle et moi ! Je me mis aussitôt à lui expliquer comment je n’avais jamais vu mon père ; comment ma mère et moi nous avions toujours vécu tous les deux jusqu’à présent dans le plus rare bonheur, et décidés à toujours vivre de même, comment la tombe de mon père était dans le cimetière près de notre maison, ombragée par un arbre sous les rameaux duquel j’avais entendu souvent chanter les oiseaux, etc., etc. ; mais il y avait quelques différences entre la destinée d’Émilie et la mienne : elle avait perdu sa mère avant son père, — et personne ne pouvait savoir où était la tombe de son père, puisqu’il avait disparu dans les profondeurs de l’Océan.

« — D’ailleurs, me dit Émilie en cherchant des cailloux et des coquillages, votre père était un monsieur et votre mère est une dame ; mon père était un pêcheur, ma mère fille d’un pêcheur, et mon oncle Daniel est un pêcheur.

» — L’oncle Daniel est sans doute M. Peggoty ? demandai-je.

» — L’oncle Daniel, celui qui est là, répondit Émilie en indiquant du doigt la maison-navire.

» — Oui, c’est lui que je veux dire. Il est bien bon, n’est-ce pas ?

» — Bon ? reprit Émilie, si j’étais jamais une dame, je lui ferais présent d’un habit bleu de ciel avec des boutons de diamants, d’un pantalon de nankin, d’un gilet rouge, d’un chapeau à trois cornes, d’une grosse montre d’or, d’une pipe d’argent et d’une tirelire pleine de guinées. »

Je ne doutais pas, certes, que M. Daniel Peggoty ne méritât tous ces trésors, et je le dis à Émilie ; mais je dois avouer que si j’avais pu exprimer ma pensée tout entière, j’aurais demandé à cette reconnaissante nièce comment un chapeau à trois cornes contribuerait à son bonheur. Émilie se faisait de cet ensemble une vision céleste ; car, en énumérant tous les articles qui la composaient, elle levait les yeux au ciel.

Cependant le vent, tombé un moment, semblait vouloir souffler de nouveau, et nous nous étions aventurés sur une jetée en bois qui s’avançait au devant des premières vagues.

« — Eh bien ! à présent, me dit Émilie, avez-vous peur de la mer ?

» — Pas encore, répétai-je, faisant toujours le brave ; mais, vous-même, vous ne semblez pas aussi effrayée que vous voulez bien le dire. » — Elle se hasardait si près du bord, que je craignais qu’elle ne fît un faux pas.

« — Ce n’est pas de cette manière que j’ai peur, reprit Émilie ; non, c’est la nuit quand je m’éveille et que je tremble à l’idée que l’oncle Daniel et Cham appellent peut-être au secours… Voilà aussi pourquoi je voudrais être une dame : ils n’auraient plus besoin de risquer leur vie comme ils le font, et j’aurais de l’argent pour venir au secours de tous les pauvres pêcheurs à qui il arriverait quelque accident. »

Tout en parlant ainsi, elle se mit à courir sur une longue poutre qui se prolongeait au-delà de la jetée sans la moindre barrière. Ce fut une scène qui me fit une telle impression, que, peintre ou dessinateur, je pourrais la représenter aussi fidèlement aujourd’hui que si elle s’était passée hier : je vois encore là, devant moi, Émilie au moment de périr pour me prouver qu’elle était au-dessus des terreurs de la mort. Je poussai un cri, la croyant perdue. Mais la petite héroïne, aussi légère que hardie, revint à moi saine et sauve, et je ris de mon émotion ainsi que de mon inutile cri… Ah ! si j’avais pu lire dans l’avenir et connaître le sort qui lui était réservé, le connaître et le comprendre autant que cela était possible à un enfant, je ne sais trop jusqu’à quel point j’eusse fait un signe pour la sauver, en supposant qu’elle courût un danger réel. Combien de fois depuis je me suis dit cela ! Mais n’anticipons pas.

Nous errâmes pendant plusieurs heures et nous nous chargeâmes de tout ce que nous estimions curieux, — rejetant à l’eau, de temps en temps, quelques étoiles de mer, sans que je puisse dire si elles devaient nous avoir l’obligation de ce sacrifice désintéressé. Enfin, quand nous rentrâmes, ce ne fut pas sans avoir échangé un innocent baiser, tant nous étions devenus bons amis.

« — On dirait deux jeunes grives, » s’écria M. Daniel Peggoty en nous voyant tout vermeils de santé et de plaisir.

Oui, j’étais amoureux de la petite Émilie. Je déclare et je suis certain que j’aimais cette enfant aussi sincèrement, aussi tendrement, avec plus de pureté et plus de désintéressement qu’on peut aimer plus tard dans la vie, quelque sérieux et noble que soit le plus parfait amour d’un âge plus avancé. Autour de cette petite fille aux yeux bleus, ma pensée d’enfant créait une auréole céleste ; je l’idéalisais, j’en faisais un ange. Si, par un beau coucher de soleil, la petite Émilie eût soudain déployé deux ailes et s’était envolée devant moi, je crois que je n’aurais pas été tout-à-fait surpris !

Nous allions cependant errer sur cette plage monotone de Yarmouth, et nous nous aimions sans compter les heures, comme si le Temps n’était pas un vieillard pour nous, mais un enfant comme nous-mêmes, prenant part à nos jeux. Je n’avais pas hésité à dire à Émilie que je l’adorais, et que si elle n’avouait pas qu’elle m’adorait aussi, je serais réduit à la cruelle nécessité de me tuer avec le fer d’une épée. Elle me répondit qu’elle me payait de retour, et je ne doute pas qu’elle disait vrai.

Quant à l’inégalité des rangs, quant à l’âge ou à toute autre difficulté qui pouvait contrarier cette passion de deux enfants, ni la petite Émilie, ni moi, nous ne nous en préoccupions guère ; nous n’allions pas chercher si loin l’avenir : nous songions à peine au lendemain. Nous faisions l’admiration de Mrs Gummidge et de Peggoty, qui se communiquaient à l’oreille leurs réflexions sur ce charmant tableau. M. Daniel Peggoty nous souriait en fumant sa pipe ; Cham nous faisait des mines toute la soirée. Ils prenaient tous à nous regarder le même genre de plaisir que leur eût fait éprouver un joli joujou, tel que la miniature du Colysée de Rome.

Je remarquai bientôt que Mrs Gummidge ne se rendait pas aussi agréable qu’on aurait pu l’attendre d’elle, dans sa situation chez M. Daniel Peggoty. Mrs Gummidge était d’un tempérament mélancolique, et elle pleurnichait quelquefois un peu trop pour ceux avec qui elle vivait dans une maison si étroite. Je la plaignais ; mais il y avait des moments où je pensais qu’il eût été mieux, pour elle et pour nous, que Mrs Gummidge eût un appartement à part où elle pût se retirer et attendre que ses accès de doléance fussent passés. Dans ces moments critiques, tout contrariait la pauvre femme, tout semblait fait exprès pour la contrarier ; si la cheminée fumait, elle en était affectée plus que personne ; si le froid devenait plus piquant, c’était en vain qu’elle avait le meilleur coin du feu et le siège le plus commode ; elle se plaignait constamment du brouillard ou de la bise : tout renouvelait ses crampes ou son rhumatisme dans le dos. Elle en pleurait et répétait qu’elle était une créature abandonnée. — Si Peggoty abondait dans son sens et lui disait :

« — C’est vrai, Mrs Gummidge, il fait bien froid, tout le monde doit le sentir.

» — Oh ! je le sens plus que personne, » répondait-elle. De même à table, — où Mrs Gummidge était toujours servie après moi, à qui cette préférence revenait comme à un hôte de distinction, — le poisson était-il un peu sec, les pommes de terre un peu brûlées, c’était un désappointement pour tous, et nous le disions tout haut ; mais Mrs Gummidge répondait amèrement que c’était surtout un désappointement pour elle, et ses larmes coulaient encore.

Un jour, entre autres, M. Daniel Peggoty ne rentra que sur les neuf heures. Peggoty se reposait après avoir travaillé gaîment à sa couture. Cham avait raccommodé une paire de bottes, et j’avais fait la lecture à tous, assis à côté d’Émilie sur notre coffre renversé. Mrs Gummidge tricotait encore tristement dans son coin, et, depuis le thé, cette infortunée Mrs Gummidge n’avait ni levé les yeux, ni fait entendre d’autre remarque qu’un soupir de désolation.

« — Eh bien ! l’équipage ! dit M. Daniel Peggoty en s’asseyant, comment cela va-t-il ? » Nous répondîmes tous quelque chose ou fîmes un signe de tête amical pour lui répondre, excepté Mrs Gummidge qui laissa tomber sa tête sur son bas.

« — Qu’y a-t-il donc, vieille mère ? dit M. Daniel Peggoty. Allons, du courage. »

Mais Mrs Gummidge déploya un vieux mouchoir de soie, et, au lieu de le remettre dans sa poche après s’être essuyé les yeux, elle le garda dans l’attitude d’une personne qui prévoit qu’elle ne tardera pas à en avoir besoin encore.

« — Ah ! dit-elle enfin, pardon, je sens que je suis à charge ici. Vous feriez mieux, Daniel, de me laisser aller à l’hospice, et moi je ferais mieux de mourir pour débarrasser ce monde de moi… »

À ces mots Mrs Gummidge se leva pour aller se coucher, sans qu’il nous fût possible de savoir d’où venait ce surcroît de désespoir ; mais M. Peggoty, qui n’avait cessé de lui témoigner la plus franche sympathie, nous regarda tous quand elle fut dans sa chambre, et, toujours avec la même expression affectueuse, dit à demi-voix :

« — Elle a pensé à l’ancien ! »

Je ne compris pas bien ce qu’était cet ancien auquel Mrs Gummidge était supposée avoir pensé tout le jour ; mais, en me couchant, ma Peggoty m’expliqua que c’était feu M. Gummidge, et que, dans ces occasions, son frère trouvait lui-même cette excuse à la tristesse de la dolente veuve, et s’en affectait extrêmement. Je l’entendis, quelques instants après, qui, se retournant dans son hamac, répétait à Cham : « — Pauvre femme ! elle a pensé à l’ancien ! » Deux ou trois fois cette scène se renouvela pendant mon séjour chez lui, et toujours M. Daniel Peggoty excusa de même la veuve de son associé avec la plus tendre compassion.

Ainsi s’écoula notre quinzaine, qui n’était variée que par les variations de la marée, sur lesquelles se réglaient l’heure de l’allée et du retour pour notre hôte et pour Cham ; mais celui-ci n’accompagnait pas son oncle constamment, et les jours où il restait à terre, il venait volontiers avec nous pour nous montrer les navires et les barques. Une fois ou deux il nous fit faire une promenade en mer. Comme parmi ces premières impressions il est tel lieu ou tel incident qui reste plus vivement gravé que tous les autres dans la mémoire, je ne puis entendre ou voir le nom de Yarmouth sans me souvenir d’un certain dimanche matin que nous passâmes sur la place, où, pendant que retentissaient les cloches d’église, Émilie avait appuyé sa tête sur mon épaule, Cham s’amusant à jeter des galets dans la mer. Le soleil, jusque-là caché derrière un voile de vapeur, illumina tout-à-coup l’horizon et nous montra les navires semblables à des ombres plutôt qu’à de vrais navires.

Enfin, arriva le jour où nous devions retourner à Blunderstone. Je supportai assez bien les adieux de M. Peggoty, de Cham et de Mrs Gummidge, mais je ne pus me séparer d’Émilie sans une angoisse cruelle. Nous allâmes bras dessus bras dessous jusqu’à l’auberge d’où partait le messager, et je promis de lui écrire (promesse que je tins plus tard par une épître en caractères plus gros que ceux dont se compose l’affiche manuscrite d’une maison à louer). Il fallut se quitter… Ah ! si jamais j’ai senti un vide dans mon cœur, ce fut ce jour-là.

Or, pendant tout le temps qu’avait duré ma visite à la famille de ma bonne Peggoty, j’avais été assez ingrat pour penser rarement à la maison ; mais je n’eus pas plutôt tourné le dos à Yarmouth, que ma jeune conscience sembla me montrer la route du doigt. Plus la peine qui venait de m’accabler avait été sincère, plus je sentis que j’allais revoir mon nid et qu’une douce consolation m’attendait sous l’aile maternelle.

À mesure que nous approchions, ces derniers sentiments reprenaient le dessus, et il me tardait d’embrasser ma mère ; mais Peggoty, au lieu de partager les transports que j’exprimais, cherchait à les modérer (quoique très tendrement) et semblait embarrassée.

Elle avait beau faire, nous devions arriver à Blunderstone-Rookery, car c’était du cheval plutôt que de Peggoty que cela dépendait, et nous arrivâmes. Oh ! comme je me rappelle ce jour-là ! Le ciel était sombre et nous menaçait de la pluie.

La porte s’ouvre et je regarde, moitié pleurant, moitié riant dans ma douce agitation, m’attendant à voir ma mère. Ce n’était pas elle, mais une servante inconnue.

« — Quoi donc ! Peggoty, dis-je lamentablement, maman n’est-elle pas à la maison ?

» — Oui, oui, Monsieur Davy, me répondit-elle, elle y est ; attendez un peu, et… je vous dirai quelque chose. » En même temps, elle m’entraîna à la cuisine, dont elle ferma la porte sur nous.

« — Peggoty, dis-je tout effrayé, qu’est-ce donc ?

» — Rien, rien. Dieu merci, Monsieur Davy, mon cher enfant, reprit-elle en s’efforçant de sourire.

» — Je suis sûr qu’il y a quelque chose… j’en suis sûr… Où est maman ?

» — Où est maman, Monsieur Davy ? répéta Peggoty.

» — Oui, pourquoi n’est-elle pas venue sur la porte ? et pourquoi être entrés ici ? Ah ! Peggoty ! »

Mes yeux se gonflaient. Il me semblait que j’allais tomber par terre.

« — Ô mon cher enfant ! s’écria Peggoty m’attirant à elle, qu’avez-vous ? Parlez, mon chéri !

» — Elle n’est pas morte ! elle n’est pas morte, n’est-ce pas, Peggoty ?

» — Non ! » Ce non fut prononcé d’une voix étonnamment forte, et alors Peggoty me dit à son tour que je lui avais causé un trouble, un saisissement ! je l’embrassai pour qu’elle revînt à elle-même et s’expliquât enfin.

« — Voyez-vous, cher enfant, dit-elle, je voulais vous l’apprendre, mais je n’en ai pas trouvé l’occasion, et puis je ne savais trop comment m’y décider.

» — Parlez donc, Peggoty, m’écriai-je de plus en plus alarmé.

» — Monsieur David, dit alors Peggoty dénouant les rubans de son chapeau et d’une voix haletante, écoutez-moi : vous avez un papa ! »

Je tremblai et pâlis… Je ne sais comment, il me sembla recevoir une commotion qui partait du cimetière et venait me frapper au cœur.

« — Un nouveau papa, poursuivit Peggoty.

» — Un nouveau ? répétai-je. »

Peggoty respira avec peine comme si quelque chose l’étranglait, et, me prenant par la main : « — Venez le voir, dit-elle.

» — Je ne veux pas le voir.

» — Et votre maman ? dit Peggoty. »

Je cessai de résister, et nous allâmes au grand salon où elle me laissa. À l’un des coins de la cheminée était assise ma mère ; à l’autre, M. Murdstone. Ma mère brodait ; elle laissa tomber son ouvrage, se leva en tressaillant, avec une sorte d’empressement timide.

« — Maintenant, Clara, ma chère amie, dit M. Murdstone, souvenez-vous qu’il vous faut contenir. Contenez-vous !… Davy, mon garçon, comment cela va-t-il ? »

Je lui donnai la main. Après un moment d’hésitation, j’allai embrasser ma mère ; elle me baisa au front, me caressa tendrement, s’assit et reprit son ouvrage. Je ne pouvais la regarder, et je ne pouvais le regarder, lui, tout en sentant qu’il nous regardait tous les deux. Je me dirigeai vers la fenêtre et j’examinai, à travers la vitre, quelques plantes dont le froid courbait les tiges flétries.

Aussitôt que je pus m’esquiver, je me traînai jusqu’au premier étage. On avait changé ma chère chambre à coucher, et je devais coucher dans une autre au fond du corridor. Je redescendis les escaliers pour trouver quelque chose qui ne fût pas changé, mais en vain, et j’allai errer dans la cour. J’en revins bientôt tout effrayé ; le chenil, naguère vide, était occupé par un gros chien à la large gueule et au poil touffu. Ma vue l’avait irrité et il s’était élancé sur moi.

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CHAPITRE IV.

Je tombe en disgrâce.


Comme j’avais le cœur gros en entrant dans ma chambre ! Pendant que je gravissais les escaliers, j’avais entendu le chien aboyer après moi. Je m’assis triste et solitaire, croisant mes petites mains sur mes genoux et m’abandonnant à ma rêverie. Passant d’une pensée à une autre, j’inspectais la chambre qui me semblait aussi désolée que moi-même, j’en examinais la forme, je regardais les fentes du plafond, les bigarrures des vitres de la croisée, et un lavabo à qui je trouvais l’air si malheureux sur ses pieds tremblants, qu’il me rappela la plaintive Mrs Gummidge sous l’influence de ses douleurs de veuve. Enfin, je m’occupai de la petite Émilie, de qui je commençais à me sentir terriblement amoureux, en me demandant pourquoi on avait eu la cruauté de m’arracher à elle… à elle qui me regrettait sans doute, qui prenait à moi plus d’intérêt que personne au monde, que personne de cette maison, du moins, où je n’avais que faire de revenir. Cette réflexion me rendit si misérable et fît couler tant de larmes, que mes pauvres yeux finirent par se fermer et je m’endormis.

Je fus réveillé par quelqu’un qui disait : « Le voilà, » et qui découvrait ma tête brûlante. Ma mère et Peggoty étaient près de mon lit.

« — Davy ! s’écria ma mère ; qu’y a-t-il donc ? »

Il me parut étrange qu’elle me fît cette question : « Rien, » répondis-je, et je détournai la tête pour cacher mes lèvres dont le frémissement lui répondait avec plus de vérité.

« — Davy ! reprit ma mère, Davy, mon enfant ! »

Elle m’appelait son enfant. Aucune autre expression ne m’eût ému autant que celle-là. Je me renfonçai sous les draps pour lui dérober mes larmes, et ma main, tout en pressant la sienne, la repoussa lorsqu’elle voulut me prendre dans ses bras.

« — C’est vous qui êtes la cause de tout cela, Peggoty, dit-elle, cruelle créature ; c’est vous, je n’en fais aucun doute. Votre conscience ne vous reproche-t-elle pas de prévenir mon propre enfant contre moi, Peggoty, et contre quiconque m’est cher ? qu’entendez-vous par là, Peggoty ? »

La pauvre Peggoty, levant les yeux et les mains au ciel, se contenta de répondre par cette sorte de paraphrase de prière : « Dieu vous pardonne, Mrs Copperfield, et puissiez-vous n’avoir jamais à répéter ce que vous venez de dire.

» — Il y a de quoi me rendre folle ! s’écria ma mère ; et cela dans ma lune de miel, quand mon plus mortel ennemi m’accorderait un sursis, il me semble, quand mon plus mortel ennemi ne m’envierait pas quelques jours de calme et de bonheur. Davy ! méchant garçon que vous êtes, Peggoty, sauvage créature. Ah ! mon Dieu, continua-t-elle s’adressant tantôt à l’un, tantôt à l’autre avec son impatience d’enfant gâtée : quel triste monde est celui-ci, juste au moment où l’on s’attendrait à le trouver le plus agréable possible. »

Je sentis le contact d’une main que je reconnus bien n’être ni celle de ma mère, ni celle de Peggoty, et pour y échapper je me glissai hors du lit. C’était la main de M. Murdstone, et il me saisit le bras en disant :

« — Qu’y a-t-il donc, Clara, mon amour, avez-vous oublié ? — De la fermeté, ma chère.

» — Je suis bien fâchée, Édouard, répondit ma mère ; je m’étais promis d’être sage, mais j’ai tant de chagrin !

» — En vérité ! Clara, sitôt, c’est bien pénible à entendre.

» — Je dis que c’est bien dur qu’on me fasse du chagrin en ce moment, reprit ma mère avec une petite moue. N’est-ce pas que c’est bien dur ? »

Il l’attira à lui, la baisa sur le front et lui dit quelques mois à l’oreille. En voyant ma mère s’appuyer sur son épaule, je compris alors, comme je le comprends aujourd’hui, qu’il était capable de plier cette nature facile à toutes ses volontés.

« — Descendez au salon, mon amour, lui dit M. Murdstone, David et moi nous irons vous y joindre… Et vous, mon amie, ajouta-t-il en fixant un sombre regard sur Peggoty quand il ne vit plus ma mère, congédiée par lui avec un sourire, — et vous, savez-vous le nom de votre maîtresse ?

» — Il y a assez long-temps qu’elle est ma maîtresse pour cela, répondit Peggoty.

» — C’est vrai, dit-il ; mais il m’a semblé vous entendre, en montant l’escalier, l’appeler d’un nom qui n’est plus le sien : c’est le mien qu’elle porte à présent, vous en souvenez-vous ? »

Peggoty me regarda d’un air embarrassé, puis fit une révérence et sortit sans répliquer, s’apercevant bien, je suppose, qu’on la trouvait de trop et qu’elle n’avait aucune excuse pour rester. Quand nous fûmes seuls, M. Murdstone s’assit, me plaça devant lui et arrêta ses yeux sur les miens ; j’éprouvai une véritable fascination, et en me rappelant ce que je raconte, je crois encore entendre les battements de mon cœur.

« — David, me dit M. Murdstone, lorsque j’ai affaire à un chien ou à un cheval entêté, que pensez-vous que je fasse ?

» — Je ne sais pas.

» — Je le bats. »

J’avais répondu à demi-voix, avec une véritable oppression de poitrine ; je me sentis plus oppressé encore dans mon silence. M. Murdstone continua :

« — Il a beau regimber et se cabrer, je me dis à moi-même : « Je le dompterai, » et devrait-il perdre tout son sang, voyez-vous, sous l’éperon et sous le fouet, j’en viendrais à bout. Vous avez pleuré, je crois ? convenez-en. »

En ce moment, il m’aurait fait vingt fois la question, et vingt fois en me battant, je crois que mon cœur d’enfant se fût brisé avant que je voulusse en convenir.

« — Vous avez de l’intelligence pour un petit garçon, dit-il avec le grave sourire qui lui était propre, et je vois que vous m’avez compris. Lavez-vous les yeux et descendez avec moi. »

Il me montra du doigt le lavabo que j’avais comparé à Mrs Gummidge et me fit signe de lui obéir. Je ne doutais guère qu’à son tour il ne m’eût assommé sans remords si j’avais résisté.

Nous descendîmes ensemble, et en entrant dans le salon, sa main toujours sur mon bras, il dit à ma mère : « Clara, mon amie, on ne vous fera plus de chagrin, j’espère : nous aurons bientôt amendé nos jeunes caprices. »

Dieu m’est témoin que j’aurais pu être amendé pour toute ma vie, que je serais même devenu tout autre peut-être, si en cette circonstance un mot de bonté m’eût été adressé. Oui, un mot d’encouragement et d’explication, un mot de pitié sur mon ignorance d’enfant, un mot qui m’assurât que j’étais le bienvenu à la maison, et que c’était toujours la maison pour moi ; ce mot-là aurait pu m’inspirer, à son égard, le dévoûment du cœur au lieu d’une obéissance hypocrite, le respect, du moins, au lieu de la haine. Il me sembla que ma mère était affligée de me voir là auprès d’elle, si effaré, si étranger, et que lorsque je me glissai jusqu’à une chaise, elle me suivit des yeux plus inquiète encore, s’apercevant peut-être qu’il n’y avait plus la même liberté dans ma démarche d’enfant… mais le mot ne fut pas prononcé, quoique ce fût bien le moment.

Nous dînâmes tous les trois ensemble. M. Murdstone paraissait très tendre pour ma mère, et j’avoue que cette remarque ne me le fit pas aimer davantage : ma mère aussi paraissait très enchantée de lui ; j’appris, en les écoutant, qu’ils attendaient dans la soirée une sœur aînée de M. Murdstone, qui venait pour vivre avec eux. Je ne sais si c’est alors ou plus tard que j’appris encore que le frère et la sœur avaient des intérêts dans un établissement de marchand de vins à Londres. Peu importe si c’est ici que j’en fais mention.

Après le dîner, pendant qu’assis près du feu je méditais de m’échapper pour aller rejoindre Peggoty, sans oser le faire cependant de peur d’offenser le maître de la maison, M. Murdstone entendit le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la grille, et se leva pour aller au devant de la personne qui arrivait. Ma mère le suivit. Je la suivais timidement moi-même, lorsqu’elle se retourna tout-à-coup dans la pénombre de la porte du salon, et, m’étreignant de ses bras, me baisa avec tout son amour maternel, pour me dire tout bas d’aimer mon nouveau père et d’être obéissant. Elle fit tout cela à la hâte et en cachette, comme si elle avait tort, mais tendrement ; puis, me tendant sa main par derrière, elle tint la mienne serrée jusqu’à l’endroit du jardin où M. Murdstone nous avait devancés. Là elle me quitta pour passer son bras sous le sien.

C’était Miss Murdstone qui arrivait, une femme d’un aspect sombre, très brune comme son frère, à qui elle ressemblait beaucoup et dont elle avait le son de voix, avec des sourcils touffus qui se rencontraient par dessus son grand nez de faucon, comme si, privée par son sexe du privilège de porter des moustaches, elle en était dédommagée de cette façon. Elle était descendue de voiture avec deux boîtes solides, sur le couvercle desquelles on lisait les initiales de son nom formées par des clous de cuivre bronzé. Quand elle paya le cocher, elle tira son argent d’une bourse d’acier ; elle tenait cette bourse dans un vrai sac de geôlier, qui pendait à son bras au moyen d’une lourde chaîne, et se fermait par un croissant armé de dents de fer. Je n’avais jamais vu une femme plus métallique dans son ensemble que Miss Murdstone.

Elle fut conduite au salon avec tous les témoignages d’un intérêt cordial, et là ma mère la reconnut formellement comme une sœur qu’elle était prête à aimer. Ce fut là aussi qu’elle fit attention à moi en demandant :

« — Est-ce là votre petit garçon, belle-sœur ?

» — Oui, répondit ma mère.

» — Généralement parlant, répliqua Miss Murdstone, je n’aime pas les enfants. Comment vous portez-vous, mon petit garçon ?

» — Bien, et vous aussi, j’espère, Madame ? »

Ainsi encouragé, je répondis cela avec une courtoisie si froide, que Miss Murdstone me jugea en deux mots, disant : « Il manque de manières. »

Cette sentence étant prononcée d’une voix très distincte, elle pria qu’on voulût lui montrer sa chambre, devenue pour moi depuis un lieu de terreur, où les deux boîtes noires n’étaient jamais laissées ouvertes si elles l’étaient jamais. Deux ou trois fois, ayant eu la curiosité de regarder à travers la porte quand elle était sortie, j’y découvris de nombreux petits crochets d’acier qui hérissaient le miroir et servaient aux grandes toilettes de Miss Murdstone.

Il me fut facile de comprendre qu’elle venait tout de bon s’installer et n’avait aucune intention de s’en aller jamais. Dès le lendemain matin, elle commença à aider ma mère dans les soins du ménage, allant et venant de l’office à la cuisine, mettant tout en ordre, changeant toute chose de place. La première manie remarquable que j’observai chez Miss Murdstone, fut son continuel soupçon que les servantes cachaient un homme quelque part. Sous l’influence de cette illusion, elle allait aux heures les plus indues inspecter la cave au charbon, et n’ouvrait jamais une certaine grande armoire obscure, sans la refermer brusquement aussitôt, dans la croyance qu’elle avait enfin surpris celui qu’elle cherchait.

Quoiqu’il n’y eût rien de bien aérien dans Miss Murdstone, c’était une véritable alouette par son exactitude à se lever avec le jour ; elle était debout avant tout le monde dans la maison… toujours occupée à chercher son homme caché. Peggoty prétendait qu’elle ne dormait même qu’avec un œil ouvert.

Dès le premier matin de son installation, elle agita sa sonnette en même temps que le coq chantait. Lorsque ma mère, descendue pour déjeuner, voulut préparer le thé, Miss Murdstone lui donna une petite tape sur la joue, — sa caresse ordinaire, — et dit :

« — Clara, ma chère, je suis venue ici, vous le savez, pour vous épargner toute peine autant que possible. Vous êtes beaucoup trop gentille et trop étourdie… (ma mère rougit, mais sourit plus charmée que fâchée du compliment) pour que vous soyez chargée d’aucune fonction que je pourrai remplir. Ayez la bonté de me remettre vos clés, ma chère amie. »

Depuis ce moment, Miss Murdstone garda toutes les clés dans son sac de geôlier tout le jour et sous son oreiller toute la nuit ; ma mère ne les touchait pas plus que moi ; ce ne fut pas néanmoins sans une ombre de protestation qu’elle se laissa ainsi dépouiller de toute autorité. Un soir que Miss Murdstone avait exposé à son frère certains plans domestiques qui obtinrent son approbation, ma mère se mit tout-à-coup à pleurer et dit qu’elle aurait bien pu être consultée.

« — Clara ! dit M. Murdstone sévèrement ; Clara, vous m’étonnez.

» — Ah ! s’écria ma mère ! Édouard, cela vous va bien de dire que je vous étonne et qu’il faut avoir de la fermeté ; mais, à ma place, vous n’aimeriez pas cela, vous. »

La fermeté ! c’était la grande vertu sur laquelle M. et Miss Murdstone étaient toujours à cheval. Or, je comprenais mieux que je n’aurais pu l’exprimer, que leur fermeté n’était autre chose que la tyrannie ; car c’était le nom qu’ils donnaient à certaine humeur infernale, aussi sombre qu’arrogante. Il était parfaitement convenu entre eux que M. Murdstone était ferme : personne au monde ne pouvait être aussi ferme que M. Murdstone, ou plutôt personne ne devait être ferme puisque tout le monde devait plier sous sa fermeté. Miss Murdstone était une exception : elle pouvait être ferme, mais ferme relativement, mais ferme à un degré inférieur et pour toujours céder à son frère. Ma mère était une autre exception : elle pouvait être ferme, elle devait l’être, mais uniquement pour soutenir leur fermeté et croire fermement qu’il n’y avait pas d’autre fermeté sur terre que la leur.

« — Il est bien dur, dit ma mère, que dans ma maison…

» — Ma maison ? répéta M. Murdstone ; Clara !

» — Notre maison, je veux dire, balbutia ma mère évidemment effrayée, — j’espère que vous devez savoir ce que je veux dire, Édouard ; — il est bien dur que dans votre maison je ne puisse pas prononcer un seul mot sur les détails du ménage. Je m’en acquittais, je crois, assez bien avant notre mariage. Vous faut-il un témoin pour l’attester ? ajouta-t-elle en sanglotant, demandez à Peggoty si je ne m’en tirais pas parfaitement lorsqu’on me laissait faire.

» — Édouard, dit Miss Murdstone, que cela finisse. Je m’en vais demain.

» — Jane Murdstone, répondit son frère, taisez-vous ! Comment osez-vous insinuer que vous ne connaissez pas mon caractère ?

» — Assurément, dit alors ma mère pleurant à chaudes larmes et déjà vaincue, je ne désire pas que personne s’en aille. Je serais bien malheureuse si quelqu’un s’en allait. Je ne demande pas grand’chose, je ne suis pas déraisonnable ; il me suffirait d’être consultée quelquefois. Je suis très obligée à quiconque me vient en aide, et je me contenterais d’être seulement consultée de temps en temps pour la forme. Il fut un temps où vous paraissiez charmé de mon inexpérience, Édouard, — vous le disiez du moins ; — mais vous êtes devenu bien sévère… comme si ce qui vous plaisait tant autrefois vous déplaisait à présent.

» — Édouard, répéta Miss Murdstone, que tout cela finisse. Je pars demain.

» — Jane Murdstone, dit M. Murdstone d’une voix tonnante, voulez-vous vous taire ? comment osez-vous ?… » Miss Murdstone délivra de prison son mouchoir de poche et se le mit devant les yeux.

« — Clara ! poursuivit M. Murdstone se tournant vers ma mère, vous m’étonnez, vous m’étourdissez ! Oui, je me faisais un bonheur de la pensée d’épouser une jeune femme, simple et sans expérience, de former son caractère et de lui communiquer quelque peu de la fermeté et de la décision dont elle avait besoin. Mais lorsque Jane Murdstone est assez bonne pour venir à mon secours dans cette tâche et remplir des fonctions équivalentes à celles d’une femme de charge… lorsque, pour prix de sa complaisance, elle est si indignement traitée…

» — Ah ! je vous en supplie, Édouard, s’écria ma mère ; ne m’accusez pas d’être ingrate. Non, je ne suis pas ingrate ; personne ne m’a jamais reproché cela. J’ai bien des défauts, mais non celui-là… Ah ! de grâce, mon ami ! »

Mais M. Murdstone ne se laissait pas interrompre ainsi, et, quand ma mère se tut, il reprit sa phrase : — « Lorsque Jane Murdstone, dis-je, est si indignement traitée, mes sentiments sont cruellement refroidis et altérés…

» — Non, ne dites pas cela, mon ami, s’écria ma mère d’un ton suppliant. Édouard, par pitié, je ne puis entendre cela. Je sais que je suis affectueuse. Je ne le dirais pas si je n’avais la certitude de l’être. Demandez à Peggoty, elle vous dira que je suis affectueuse.

» — Aucune faiblesse, Clara, répliqua M. Murdstone, ne saurait avoir le moindre effet sur moi. Vous perdez haleine, Clara.

» — Soyons bons amis, dit ma mère, je ne pourrais vivre froidement traitée ; je suis si fâchée !… j’ai beaucoup de défauts, je le sais, et c’est bien de la bonté à vous, Édouard, avec votre force d’âme, de chercher à me corriger. Jane, je me rends à tout. Je serais désolée de la seule idée que vous voudriez partir… »

Ma mère était trop affectée pour pouvoir en dire davantage.

« — Jane Murdstone, dit M. Murdstone à sa sœur, une rude parole entre nous est, j’espère, chose rare. Ce n’est pas ma faute si une pareille scène a eu lieu ce soir ; j’y ai été entraîné par une autre. Ce n’est pas votre faute non plus, vous y avez été entraînée par une autre aussi. Tâchons, vous et moi, de l’oublier, et comme toutes ces explications, ajouta-t-il après ces phrases magnanimes, ne sont pas bonnes à être données devant l’enfant… David, allez vous coucher ! »

J’eus peine à trouver la porte, tant les larmes me troublaient la vue ; ma mère me semblait si malheureuse ; mais je me retirai à tâtons et montai de même jusqu’à ma chambre dans l’obscurité, n’ayant pas le cœur d’aller dire bonsoir à Peggoty ni de lui demander une lumière. Lorsqu’elle vint elle-même, deux heures après, pour voir si j’étais couché, je fus facilement réveillé par le bruit de ses pas, et j’appris d’elle que ma mère était allée se mettre au lit dans un triste état, laissant M. Murdstone et sa sœur en tête-à-tête.

Étant descendu le lendemain matin un peu plus tôt que d’habitude, je m’arrêtai contre la porte du salon en entendant la voix de ma mère ; elle implorait humblement le pardon de Miss Murdstone qui le lui accordait. Une réconciliation parfaite eut lieu. Jamais, depuis cette scène, ma mère ne s’avisa plus d’énoncer une opinion sur n’importe quoi, sans en avoir d’abord appelé à Miss Murdstone ou avant de s’être informée par quelque voie détournée de l’opinion de Miss Murdstone ; jamais je ne vis Miss Murdstone, quand elle était de mauvaise humeur (c’était là son unique faiblesse), porter la main à son sac comme si elle allait en tirer les clés et offrir de les rendre à ma mère, sans que celle-ci n’éprouvât une horrible frayeur.

La sombre teinte du caractère des Murdstone se faisait reconnaître jusque dans leur religion qui était austère et inflexible. Je me suis imaginé depuis que Miss Murdstone aimait à trouver là encore une nouvelle source de fermeté. Quoi qu’il en fût, je me rappelle très bien quelles tristes figures nous portions à l’église, qui changea bientôt d’aspect à mes yeux. Ma mémoire me retrace vivement les retours du redouté dimanche. Je me revois entrant le premier dans le vieux banc de la famille, comme un captif qu’on conduirait à un service de condamné. Je suis suivi immédiatement de Miss Murdstone, parée d’une robe de velours noir qu’on aurait cru taillée sur un poêle de cercueil ; après elle, ma mère, et enfin son mari ; plus de Peggoty, comme dans le bon temps : Miss Murdstone murmure les répons de la prière à haute voix, et elle n’appuie avec emphase que sur les menaces que le livre saint adresse aux pécheurs… « Misérables pécheurs, » répète-t-elle en promenant ses yeux noirs autour d’elle comme si elle apostrophait tous les assistants. Entre elle et son frère, ma mère remue timidement les lèvres, ne perdant pas un des mots terribles que l’un et l’autre lui font gronder à chaque oreille comme un tonnerre sourd. Parfois, je réfléchis et tremble en me demandant qui peut avoir raison de notre vicaire, vieux prêtre indulgent, ou de M. et Miss Murdstone ? Est-il bien possible qu’il n’y ait au ciel que des anges exterminateurs ? mais si je lève un doigt ou si je détends un des muscles de mon visage, Miss Murdstone me rappelle à l’immobilité en me cognant les côtes avec son livre de prière… Enfin, le service est terminé et nous reprenons le chemin de la maison : je remarque quelques-uns de nos voisins qui nous regardent, ma mère et moi, en chuchotant. M. Murdstone donne le bras à ma mère et à sa sœur. Je les suis, et il me semble que ma mère n’a plus la démarche si légère : sa beauté se flétrirait-elle avant l’âge ? Y a-t-il déjà si long-temps que ceux qui font, sans doute, tout bas, la même réflexion triste, nous ont vus sortir de l’église ensemble, elle, Peggoty et moi ?

On avait, dans l’occasion, parlé de m’envoyer en pension. M. et Miss Murdstone avaient, les premiers, émis cette idée, et nécessairement ma mère avait été de leur avis. Rien n’était encore décidé à ce sujet cependant, et je prenais mes leçons au logis.

Oublierai-je jamais ces leçons ? Nominalement ma mère les présidait, mais sous la présidence réelle de M. Murdstone et de sa sœur qui, toujours présents, y trouvaient mainte occasion favorable pour donner à ma mère elle-même quelques leçons de cette prétendue fermeté, poison fatal de sa vie et de la mienne. Je crois qu’on me gardait encore dans ce but. J’avais montré assez de facilité pour apprendre, et même assez de bonne volonté tant que nous avions vécu seuls ma mère et moi. Je me rappelle avoir appris à lire sur son genou. Les grosses lettres de l’alphabet, les O, les Q, les S, n’eurent jamais rien qui m’effrayât : leurs formes bizarres et mystérieuses ne m’inspiraient aucun sentiment de répugnance ; au contraire, ce fut comme à travers un parterre fleuri que je marchai jusqu’au livre où je lisais à Peggoty l’histoire des crocodiles, encouragé, tout le long du chemin, par le sourire et la douce voix de ma mère. Mais les leçons solennelles qui succédèrent à celles-là me reviennent à la mémoire comme le glas funèbre de ma félicité enfantine, comme une monotone et cruelle corvée de tous les jours : leçons longues, nombreuses, difficiles, — la plupart même inintelligibles pour ma pauvre mère comme pour moi.

Je veux essayer de décrire une de ces tortures de chaque matin :

J’entre dans le second salon après le déjeuner, avec mes livres, un cahier d’exercices et une ardoise ; ma mère est prête à son pupitre ; — pas si prête toutefois que M. Murdstone, qui remplit son fauteuil dans l’embrasure de la fenêtre, quoiqu’il ait l’air occupé à lire ; — pas si prête que Miss Murdstone qui, plus rapprochée de ma mère, enfile des grains d’acier. La vue de ces deux personnes exerce sur moi une telle influence, que les mots que j’ai eu tant de peine à apprendre par cœur m’échappent tous les uns après les autres.

Je remets à ma mère un premier volume : peut-être un livre de grammaire, peut-être un livre d’histoire ou de géographie. Je donne un dernier coup d’œil à la page pour tâcher de réveiller ma mémoire mourante, et je me mets à réciter au plus vite ; mais bientôt je passe un mot : M. Murdstone lève la tête. Je passe un autre mot : Miss Murdstone me regarde. Je rougis, je saute par dessus une phrase entière, et m’arrête. Je crois que ma mère me montrerait le mot si elle l’osait ; mais elle n’ose pas, et dit avec douceur :

« — Ah ! Davy ! Davy !

» — Clara, dit M. Murdstone, soyez ferme avec l’enfant. Ne dites pas : Davy ! Davy ! c’est un enfantillage ; il sait sa leçon ou il ne la sait pas.

» — Il ne la sait pas, s’écrie Miss Murdstone qui intervient solennellement.

» — J’ai réellement peur qu’il ne la sache pas, dit ma mère.

» — Par conséquent, Clara, répond Miss Murdstone, vous devez lui rendre le livre pour qu’il l’apprenne.

» — Oui, certainement, dit ma mère, c’est ce que j’ai l’intention de faire, ma chère Jane. Voyons, Davy, essayez encore, et tâchez de n’être pas stupide. »

J’obéis à la première clause de l’injonction en essayant une fois encore ; mais je ne suis pas heureux pour satisfaire à la seconde, car je suis très stupide. Je m’arrête, cette fois, avant d’être arrivé à l’endroit où je m’étais arrêté tout à l’heure, là où je ne m’étais pas trompé auparavant, et je tâche de réfléchir… Mais réfléchir à la leçon m’est impossible. Je pense au nombre de mailles dont se compose le bonnet de Miss Murdstone, au prix de sa belle robe, ou à tout autre problème dont je n’ai que faire. M. Murdstone laisse échapper un signe d’impatience auquel je m’attends depuis long-temps. Miss Murdstone répète le signe de son frère. Ma mère les regarde d’un air honteux et soumis, ferme le livre, et le met de côté pour y revenir, comme à un arriéré, après les autres leçons.

Hélas ! ces arriérés s’accumulent bientôt et forment une pile effrayante. Ma stupidité s’accroît en proportion : je perds toute idée d’en sortir et m’abandonne à mon sort. C’est vraiment un triste spectacle que de voir le regard de désespoir que j’échange avec ma mère au milieu de mes bévues. Mais le pire résultat de ces misérables leçons, c’est quand ma mère (pensant que personne ne l’observe) cherche à me souffler, du bout des lèvres, le mot qui m’embarrasse. À ce moment, Miss Murdstone, qui la guette, s’écrie avec sa voix la plus grave :

« — Clara ! »

Ma mère tressaille, rougit et essaye de sourire. M. Murdstone quitte son fauteuil, prend le livre, me le jette à la tête ou m’en donne un coup sur les oreilles, et me pousse à la porte par les épaules.

Même les leçons finies, le pire de tout apparaît sous la forme d’une règle d’arithmétique. C’est une règle inventée pour moi, que M. Murdstone me pose ainsi verbalement : — Si je vais chez un marchand de fromages et achète cinq mille fromages doubles de Glocester, à neuf sous pièce, quelle somme ai-je à payer ? — À cette question, je vois Miss Murdstone toute radieuse : j’ai beau rêver à ces fromages, le total m’échappe ; l’heure du dîner arrivant sans résultat, je suis condamné au pain sec et je reste en disgrâce pour toute la soirée.

Telles étaient les cruelles épreuves de mes heures d’étude. Il me semble cependant que je m’en serais assez bien tiré sans les Murdstones : mais leur influence opérait sur moi la fascination de deux serpents sur un pauvre petit oiseau.

Alors même que je parvenais à dire passablement mes leçons du matin, je n’y gagnais guère que mon dîner ; car Miss Murdstone ne pouvait supporter l’idée de me voir à ne rien faire. Si j’avais l’imprudence de paraître au terme d’une tâche, elle appelait sur moi l’attention en disant, — « Clara, il n’est rien de tel que le travail : donnez un exercice à votre enfant ! » — M. Murdstone était toujours là, qui m’avait bientôt trouvé un nouveau pensum. Quant à prendre ma récréation avec les autres enfants de mon âge, cela m’arrivait rarement ; car, selon la sombre théologie des Murdstones, tous les enfants n’étaient qu’un petit monde de vipères (comme si le Christ lui-même n’avait pas été un enfant), et ils ne pouvaient que se corrompre l’un l’autre.

Une pareille éducation qui dura, je suppose, six mois ou à peu près, devait naturellement m’assombrir le caractère et étouffer en moi toute intelligence. Ce qui y contribuait encore, c’était de voir le cœur de ma mère s’aliéner de moi tous les jours davantage : je crois que je serais devenu réellement stupide sans une circonstance que voici :

Mon père avait laissé quelques livres dans une petite chambre contiguë à la mienne, au second étage de la maison, et dont personne n’allait troubler la solitude. Ce fut de cette petite chambre que sortirent, l’un après l’autre, pour me tenir compagnie, Roderick Random, Peregrine Pickle, Humphrey Clinker, Tom Jones, le Vicaire de Wakefield, Don Quichotte, Gil Blas et Robinson Crusoé, — glorieuse famille ! Ils tinrent mon imagination éveillée, et me révélèrent un autre monde que celui où je vivais : grâces leur en soient rendues, à eux, aux Mille et une Nuits et aux Contes des Génies ! Ils ne me firent aucun mal ; car le mal que quelques-uns auraient pu me faire ne pouvait m’atteindre dans mon innocence. J’ai peine aujourd’hui à m’expliquer comment je trouvais le temps de lire tous ces livres au milieu de mes odieuses leçons. Mais je les lus, et, pour me consoler de mes petits malheurs (grands malheurs pour moi), je m’identifiai à mes héros favoris et transformai tous ceux qui excitaient mon antipathie en M. Murdstone et sa sœur. J’ai été, pendant toute une semaine, Tom Jones (un Tom Jones enfant, innocente créature); pendant tout un mois Roderick Random. Je ne saurais dire dans quel livre de voyages maritimes qui se trouvait avec ces romans, je pris goût aux aventures d’un brave capitaine, et, me substituant à lui, armé d’une vieille forme de bottes, je parcourus maintes fois les diverses régions de notre demeure en défiant les sauvages qui voulaient me faire prisonnier. Le capitaine ne trahit jamais la dignité de son grade, quoique boxé sur les deux oreilles avec la grammaire latine.

En dépit de toutes les grammaires du monde, je savourais ainsi les plus consolantes illusions. Assis sur mon lit, plongé dans mes livres sans faire attention aux cris des autres enfants du village qui jouaient sous mes fenêtres, sur la pelouse du cimetière, j’associais aussi les lieux de notre voisinage à ces aventures imaginaires. Combien de fois je vis Tom Pipes se hisser jusqu’à la pointe du clocher, comme si c’eût été le mât de son navire, et Strap, son havresac au dos, faire halte à la porte de notre jardin ! Je savais aussi, de science certaine, que le commodore Trunion tenait son club, avec Peregrine Pickle, dans une salle du cabaret où se réunissaient nos propres villageois.

Le lecteur comprend maintenant, aussi bien que moi-même, quel devait être mon caractère au moment de l’épisode de mon histoire que je vais lui raconter.

Un matin, en entrant dans le salon avec mes livres, je remarquai la physionomie inquiète de ma mère et la physionomie ferme de Miss Murdstone, pendant que M. Murdstone attachait quelque chose autour de sa canne, — canne élastique et mince qu’il discontinua de préparer ainsi à ma vue pour la faire tournoyer dans l’air.

« — Je vous répète, Clara, dit M. Murdstone, que j’ai été souvent fouetté moi-même.

» — Certainement, dit Miss Murdstone.

» — Je le crois, ma chère Jane, balbutia ma mère ; mais… pensez-vous que cela ait fait du bien à Édouard ?

» — Pensez-vous que cela ait fait du mal à Édouard, Clara ? demanda M. Murdstone avec gravité.

» — C’est là le point en question ! dit sa sœur.

» — Oui, vous avez raison, ma chère Jane, » reprit ma mère, et elle n’ajouta plus rien.

J’avais la vague appréhension d’être personnellement intéressé dans ce dialogue, et je cherchai à en être sûr en regardant M. Murdstone qui me regardait aussi en ce moment.

« — David, me dit-il, vous devez vous appliquer aujourd’hui plus que d’ordinaire. » En parlant ainsi, il fit encore tournoyer sa canne, acheva d’y attacher l’appendice dont j’ai parlé, la déposa contre son fauteuil en me jetant un coup d’œil significatif et prit son livre.

Il y avait là de quoi raviver certaines mémoires paresseuses ; mais non la mienne, car cette fois je sentis s’évanouir les mots de ma leçon, non plus l’un après l’autre, mais par pages entières. Je fis de vains efforts pour les retenir : nous commençâmes mal et tout alla de mal en pire. J’étais justement venu avec l’idée de me distinguer, me croyant bien préparé : je ne fis qu’accumuler faute sur faute, Miss Murdstone ne cessant de nous épier « avec toute sa fermeté ; » aussi, quand me fut adressée la question des cinq mille fromages doubles (que M. Murdstone changea en cannes ce jour-là), ma mère fondit en larmes.

« — Clara ! dit Miss Murdstone de sa voix la plus grave.

» — Je ne me sens pas très bien, ma chère Jane, dit ma mère. »

Je vis M. Murdstone lancer un coup d’œil à sa sœur, se lever et prendre sa canne.

« — Jane, dit-il, nous ne pouvons nous attendre à voir Clara supporter avec une fermeté parfaite les tourments que David lui a infligés aujourd’hui. Ce serait du stoïcisme. Clara s’est beaucoup fortifiée, mais n’exigeons pas trop d’elle. David, nous allons monter ensemble, mon garçon. »

Il m’entraînait vers la porte : ma mère courut à nous. Miss Murdstone dit : « Clara ! vous êtes vraiment folle ! » et elle la retint. Je vis alors ma mère se boucher les oreilles et j’entendis ses sanglots.

M. Murdstone me conduisit à ma chambre lentement et gravement. Je suis certain qu’il se complaisait à cette parade d’une justice solennelle… mais à peine entré je fus saisi vivement et ma tête passa sous son bras.

« — M. Murdstone ! Monsieur ! lui criai-je, arrêtez, — je vous conjure de ne pas me battre. J’ai fait tous mes efforts pour apprendre, Monsieur ; mais je ne le puis pendant que vous et Miss Murdstone êtes là ; je ne le puis, en vérité !

» — Vous ne le pouvez pas, en vérité, David ? dit-il, nous verrons cela. »

Il tenait ma tête comme dans un étau ; mais je parvins à l’enlacer de mon corps et l’arrêtai un moment en le suppliant de ne pas me battre… le moment d’après je sentis l’impression des lanières qu’il avait attachées à sa canne… dans ma rage je saisis moi-même entre mes dents la main qui me retenait et je la mordis… Je sens à mes dents que je le mordrais encore s’il était là.

Il me battit alors comme s’il eût voulu me faire périr sous ses coups. Malgré tout le bruit que nous faisions, j’entendis qu’on montait les escaliers en courant ; j’entendis qu’on pleurait ; — je reconnus la voix de ma mère et celle de Peggoty. Mais déjà il était parti, il avait fermé la porte à clé. Il m’avait laissé, me roulant sur le plancher, en proie au double supplice de ma douleur et de ma rage impuissante.

Devenu plus calme, quel silence étrange me sembla régner dans toute la maison ; en même temps, comme je commençais à me sentir méchant ! … J’écoutai, et je fus effrayé de ne rien entendre : je me relevai, et, me regardant à la glace, j’eus presque peur de mon visage si rouge et si enflé ; les coups de lanière m’avaient déchiré la peau, et j’en éprouvais une nouvelle cuisson qui m’arrachait encore des larmes quand je remuais ! mais ce n’était rien comparativement au remords qui me déchirait l’âme. Ce remords n’aurait pas été plus accablant si j’avais commis un crime atroce.

Le jour baissait et j’avais fermé la fenêtre de la chambre, quand la clé tourna dans la serrure de la porte, et Miss Murdstone entra avec une tasse de lait, un morceau de viande et du pain, qu’elle déposa sur la table sans prononcer une parole, me regardant avec une fermeté exemplaire : puis elle se retira tirant la porte après elle.

La nuit étant venue, je m’assis, m’attendant toujours à voir venir quelqu’un. Quand je renonçai à cette attente, je me déshabillai et me mis au lit où je repassai dans ma tête tout ce qu’on pouvait me faire. Était-ce bien un acte criminel que j’avais commis ? me ferait-on arrêter ? m’écrouerait-on en prison ? n’étais-je pas en danger d’être pendu ?

Je n’oublierai jamais mon réveil du lendemain. La première sensation fut douce, mais le sombre poids des souvenirs de la veille ne tarda pas à m’oppresser. Miss Murdstone reparut avant que je fusse levé, me dit que j’étais libre d’aller me promener dans le jardin pendant tout juste une demi-heure : puis elle se retira, laissant la porte ouverte afin que je pusse profiter de la permission.

J’en profitai en effet, et fis de même tous les matins pendant la durée de mon emprisonnement qui fut de cinq jours. Si j’avais pu voir ma mère seule, je me serais jeté à ses genoux pour implorer mon pardon, mais je ne voyais personne… Je me trompe : chaque jour, à l’heure de la prière. Miss Murdstone venait me chercher et m’escortait jusqu’au salon. Là, semblable à un jeune proscrit, je devais m’arrêter sur le seuil de la porte, et, la prière faite, j’étais solennellement reconduit par ma geôlière avant qu’on se fût relevé. Je remarquai que ma mère était aussi loin de moi que possible et le visage tourné d’un autre côté, de manière que je ne la voyais jamais. M. Murdstone avait une main entourée d’une large bande de linge.

Par quel moyen donnerai-je une idée de la longueur de ces cinq jours ? ils remplissent dans ma mémoire l’espace de cinq années et les moindres incidents y sont gravés distinctement : j’analysais tous les bruits de la maison qui parvenaient à mon oreille ; au dedans le tintement des sonnettes, l’ouverture ou la fermeture des portes, le murmure des voix, les pas sur l’escalier ; — au dehors, le vent, la pluie, l’écho d’un rire, d’un sifflement ou d’une chanson, qui me paraissaient plus lugubres que tous les autres bruits dans ma solitude. Comment décrire la marche incertaine des heures, surtout la nuit, lorsque je m’éveillais croyant déjà être au matin, et reconnaissant que, — personne de la famille n’étant encore couché, — j’avais à subir toute une longue nuit ! et quels rêves, quels cauchemars pendant mon sommeil ! Mais la journée, peut-être, n’était pas moins désolante, lorsque retentissait soudain la voix des autres enfants aux heures de la récréation, et que je les observais sans oser m’approcher de la fenêtre, de peur qu’ils ne vinssent à deviner que j’étais prisonnier ; enfin, c’était une sensation étrange que celle de mon propre silence au milieu de ce continuel retour des sons et du mouvement de la vie ordinaire, qui me rappelait un isolement dont je ne pouvais prévoir le terme.

La dernière nuit de cette séquestration, je fus éveillé en sursaut en entendant prononcer mon nom à voix basse. Je me redressai sur mon lit, et étendant les bras dans les ténèbres, je demandai :

« — Est-ce vous, Peggoty ? »

La réponse ne fut pas immédiate ; mais bientôt mon nom fut prononcé encore avec un ton si mystérieux et si effrayant, que je crois que j’aurais eu un accès de convulsion, si je n’avais enfin réfléchi que la voix m’appelait à travers le trou de la serrure.

J’allai à tâtons jusqu’à la porte, et appliquant mes propres lèvres au même étroit passage, je répétai tout bas :

« — Est-ce vous, ma bonne Peggoty ?

» — Oui, mon cher petit Davy, répondit-elle ; ne faites pas plus de bruit qu’une souris, ou le chat nous entendra. »

Je compris que le chat était Miss Murdstone, sa chambre étant tout proche.

« — Comment est maman, ma chère Peggoty ! est-elle bien irritée contre moi ? »

J’entendis à travers la porte Peggoty qui sanglotait en se contenant, comme je sanglotais moi-même de mon côté.

« — Non, pas beaucoup, me répondit-elle.

» — Qu’est-ce qu’on va me faire, Peggoty, le savez-vous ?

» — École… Londres ! »

Je fus obligé de lui faire répéter ces mots une seconde fois, car la première j’avais oublié d’ôter mes lèvres du trou de la serrure pour y coller mon oreille.

« — Et quand, Peggoty ?

» — Demain.

» — Est-ce pour cela qu’aujourd’hui Miss Murdstone a enlevé mes habits, mon linge et mon tiroir ?

» — Oui… malle !

» — Verrai-je ma mère ?

» — Demain matin. »

Après ces mots isolés, Peggoty essaya de m’adresser des phrases entières et y parvint à peu près en ces termes : « — Cher Davy, si je ne suis pas venue vous voir plus tôt… je ne vous en aime pas moins… Je vous aime toujours autant et davantage, mon chéri… J’ai cru mieux vous servir en ne venant pas… vous et une autre personne… M’écoutez-vous, mon petit homme, m’entendez-vous, m’écoutez-vous, mon petit Davy ?

» — Oui, ou…i, Pegg… oty.

» — Mon cher enfant, poursuivit-elle avec un accent de pitié, j’ai besoin de vous dire que vous ne devez pas m’oublier… car je ne vous oublierai pas, moi… je prendrai soin de votre maman comme j’ai pris soin de vous… Le jour peut venir où elle voudra s’appuyer sur le bras de sa fidèle Peggoty… et je vous écrirai… mon enfant… quoique je ne sois pas une savante. Oui, oui… je vous… » Ici Peggoty, interrompue par ses sanglots, se mit à baiser le trou de la serrure ne pouvant me baiser moi-même.

« — Merci, merci, Peggoty… voudrez-vous écrire à M. Peggoty, à Mrs Gummidge, à Cham et à la petite Émilie… que je ne suis pas aussi méchant qu’on pourrait le leur dire ?… écrivez-leur que je les aime… à la petite Émilie surtout… me le promettez-vous ? »

Elle me le promit, et, chacun de notre côté, nous nous mîmes à baiser la serrure que je me rappelle même avoir caressé avec ma main comme j’aurais pu caresser les joues de Peggoty. Là-dessus, nous nous dîmes adieu. De ce moment naquit en moi, pour Peggoty, un sentiment que je ne puis très bien définir. Elle ne remplaça pas ma mère, une mère ne pouvant être remplacée, mais j’éprouvai pour elle une affection comme ne m’en inspira jamais aucune créature humaine. C’était une affection qui avait son côté comique ; cependant je ne sais ce que j’aurais fait si elle fût morte.

Le lendemain matin, Miss Murdstone se montra à l’heure ordinaire et m’apprit que j’allais en pension ; ce qui n’était pas une nouvelle pour moi, comme elle le supposait. Elle me dit aussi que lorsque je serais habillé, je devais descendre au petit salon pour y déjeuner. Je trouvai là ma mère, très pâle et les yeux rouges. Je me jetai dans ses bras et lui demandai pardon du plus profond de mon âme.

« — Ah ! David, dit-elle, est-il vrai que vous ayez pu faire du mal à quelqu’un que j’aime ! Tâchez d’être meilleur, tâchez d’être meilleur ! Je vous pardonne ; mais je suis bien chagrine, David, de vous voir de si mauvaises passions dans le cœur. »

On lui avait persuadé que j’étais un méchant enfant, et elle était plus affligée de cette idée que de mon départ. J’éprouvais moi-même la peine la plus vive. J’essayai vainement de manger mon déjeuner d’adieu, mes larmes tombaient sur mon pain et dans ma tasse de thé. Les yeux de ma mère allaient tour à tour de Miss Murdstone à moi, et puis se baissaient ou se détournaient.

Une voiture s’arrêta à la grille du jardin et un homme entra dans la salle : « Prenez la malle de M. Copperfield, » dit Miss Murdstone. La malle fut portée à la voiture de mon ancienne connaissance, le voiturier qui nous avait conduit, Peggoty et moi, à Yarmouth. Peggoty n’était pas là ni M. Murdstone.

« — Clara ! dit Miss Murdstone avec sa voix grave.

» — Tout est prêt, ma chère Jane, répondit ma mère. Adieu Davy, c’est pour votre bien que vous partez. Adieu ! mon enfant. Vous viendrez à la maison pour les vacances et vous serez meilleur alors, n’est-ce pas ?

» — Clara ! répéta Miss Murdstone.

» — Certainement, ma chère Jane, dit ma mère qui me retenait contre son cœur. Je vous pardonne, mon cher enfant, Dieu vous bénisse.

» — Clara ! répéta encore Miss Murdstone. »

Miss Murdstone eut la bonté de me conduire elle-même jusqu’à la grille et de me dire qu’elle espérait que je me repentirais avant de faire une mauvaise fin. Je montai dans la voiture… et le cheval, levant paresseusement le pied, se mit en marche.

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CHAPITRE V.

Je suis exilé de la maison maternelle.


Nous pouvions avoir fait un demi-mille et mon mouchoir était tout trempé, lorsque le voiturier s’arrêta tout-à coup.

En regardant pour savoir ce qui se passait, je vis, à ma grande surprise, Peggoty s’élancer d’une haie et monter dans la voiture. Elle me prit dans ses bras et m’y serra avec sa brusque tendresse sans prononcer un mot. Enfin, détachant de mon cou un de ses bras, elle l’enfonça jusqu’au coude dans sa poche et en tira des sacs de papier pleins de gâteaux dont elle bourra les miennes, puis elle me remit une bourse… toujours sans parler. Après une autre embrassade finale, elle descendit de la voiture et se mit à courir, n’ayant plus, je crois, un seul bouton à sa robe ; j’en ramassai un pour le garder comme un souvenir.

Le voiturier me regardait ayant l’air de me demander si elle allait revenir. Je secouai la tête et lui dis : « Non ! elle ne reviendra pas. » « Alors, en avant ! » cria le voiturier au cheval paresseux, et le cheval se remit en marche.

Cependant, après avoir pleuré pendant une demi-heure, je commençai à penser qu’il était bien inutile de pleurer davantage, d’autant plus que ni Roderick Random, ni mon capitaine de la marine royale n’avaient jamais pleuré, si je m’en souvenais bien, dans les crises difficiles de leur vie. Le voiturier, me voyant dans cette nouvelle disposition, me proposa d’étendre mon mouchoir sur le dos du cheval pour le faire sécher. Je le remerciai en y consentant.

J’eus alors le loisir d’examiner la bourse : c’était une bourse en cuir à fermoir, et elle contenait trois shellings qui semblaient neufs, tant Peggoty les avait frottés avec du blanc d’Espagne pour me faire plus de plaisir. Mais le plus précieux de mon trésor étaient trois demi-couronnes enveloppées d’un papier sur lequel était écrit, de la main de ma mère ; « Pour Davy, avec ma tendresse ! » Je fus si ému que je priai le voiturier de me rendre mon mouchoir ; il me conseilla de m’en passer tant il était trempé encore, et je me contentai de m’essuyer les yeux avec le parement de ma manche.

Après quelques accès de sanglots, je m’avisai de demander au voiturier s’il devait me conduire jusqu’au terme du voyage.

« — Jusqu’à quel terme ? me demanda-t-il à son tour.

» — Jusqu’à Londres.

» — Oh ! répondit-il, ce cheval serait bien mort avant d’être à moitié chemin. Je vous conduis jusqu’aux environs de Yarmouth, et là, je vous remettrai à la diligence qui se chargera de vous. »

M. Barkis (ainsi se nommait le voiturier), était si avare de ses paroles, que, de sa part, c’était beaucoup de m’avoir répondu si catégoriquement. Je crus devoir, en conséquence, lui offrir un gâteau, qu’il avala flegmatiquement, n’en faisant qu’une bouchée, exactement comme eût fait un éléphant.

Cependant il hasarda cette question.

« — Est-ce elle qui les a faits ?

» — Qui, elle ? Peggoty.

» — Oui, elle !

» — C’est elle qui fait toutes nos pâtisseries, répondis-je.

» — Ah ! vraiment ! » s’écria M. Barkis en tournant la bouche comme s’il allait siffler, quoiqu’il ne sifflât pas et se contentât de regarder sentimentalement les oreilles de son cheval, puis il ajouta :

« — Fille sage, n’est-ce pas ?… Peut-être vous lui écrirez ?

» — Sans aucun doute, répondis-je.

» — Si vous lui écrivez, peut-être vous souviendrez-vous de lui dire que Barkis veut bien.

» — Que Barkis veut bien ? répétai-je innocemment.

» — Oui, que Barkis veut bien.

» — Mais vous serez demain de retour à Blunderstone, M. Barkis, lui dis-je tristement à l’idée que j’en serais alors si loin, et vous pourrez remplir votre message beaucoup mieux que personne.

» — Non, dit-il, faites-moi ce plaisir.

» — Volontiers, répondis-je ; et, en effet, ce soir-là même, en attendant la diligence à Yarmouth, je demandai du papier, une plume et de l’encre, pour écrire à Peggoty un billet conçu en ces termes : « Ma chère Peggoty, je suis arrivé ici en bonne santé. Barkis veut bien. Ma tendresse à maman. Tout à vous, votre affectionné. — P. S. Il dit qu’il insiste particulièrement pour que vous sachiez que Barkis veut bien… »

Une fois que j’eus pris l’engagement qu’il désirait, M. Barkis retomba dans son silence, et moi, fatigué de toutes mes émotions depuis quelque temps, je m’étendis sur un des coussins de la carriole et dormis jusqu’à Yarmouth. Dans l’auberge où nous nous arrêtâmes, tout me parut si nouveau et si peu familier à mes yeux, que je renonçai tout d’abord à l’espoir secret que j’avais un moment entretenu, de rencontrer quelque membre de la famille Peggoty, et peut-être la petite Émilie elle-même.

La diligence était dans la cour, toute propre et reluisante, mais sans qu’aucun cheval y fût attelé… Rien n’annonçait qu’elle partît jamais pour Londres. Pendant que je l’admirais et me demandais ce qu’il adviendrait définitivement de ma malle et de moi, une dame se montra à une fenêtre intérieure, et dit :

« — Est-ce là le petit Monsieur qui vient de Blunderstone ?

» — Oui, Madame, répondis-je.

» — Votre nom ?

» — Copperfield, Madame.

» — Ce n’est pas cela, reprit la dame ; on n’a payé ici le dîner de personne sous ce nom.

» — Est-ce sous le nom de Murdstone ? Madame, dis-je.

» — Si vous êtes M. Murdstone, demanda-t-elle, pourquoi preniez-vous d’abord un autre nom ? »

J’expliquai ce qui en était à la dame, qui sonna et dit à un garçon : « William, conduisez Monsieur à la salle à manger. » Le garçon qui sortit de la cuisine à cet ordre, parut très surpris de voir que ce n’était que moi.

Je fus introduit dans une grande salle tapissée de cartes géographiques. Je ne sais si je m’y serais trouvé plus étranger quand ces cartes auraient été réellement les pays qu’elles représentaient. Il me sembla que c’était prendre de grandes libertés que de m’asseoir, mon chapeau à la main, sur le bord d’une chaise près de la porte ; et lorsque le garçon mit une nappe exprès pour moi, et sur cette nappe une poivrière avec une salière, je devins tout rouge de modestie.

Le garçon apporta des côtelettes et des pommes de terre. Il ôta les couvercles des plats, et me dit en avançant une chaise vers la table avec beaucoup d’affabilité : « Maintenant, mon géant, asseyez-vous. » Je le remerciai et m’installai sur le siége ; mais en le voyant planté là devant moi, m’examinant avec ses yeux clignotants, mon embarras était extrême ; je ne savais comment me servir de la fourchette et du couteau. J’avais peur de m’éclabousser avec la sauce. J’allais cependant attaquer une seconde côtelette :

« — On a préparé, me dit-il, une pinte d’ale pour vous, faut-il vous la servir ?

» — Oui, répondis-je en le remerciant. »

Là-dessus il remplit un large verre, et l’élevant entre son œil et la lumière qui l’illumina comme un or liquide :

« — En vérité, poursuivit-il, c’est superbe, n’est-ce pas ?

» — C’est superbe, répétai-je en souriant », car je devenais enchanté de l’air amical de ce garçon aux cheveux hérissés en pointe, de son regard rieur, et de l’air cavalier avec lequel il se tenait là, debout, une main sur la hanche, élevant de l’autre le cristal couronné d’écume.

« — Il y avait hier ici, dit-il, un gentleman, un homme robuste, nommé Topsawyer… peut-être le connaissez-vous ?

» — Non, je ne crois pas…

» — Un homme avec des guêtres, chapeau à larges bords, redingote grise ?

» — Non, je n’ai pas le plaisir de le connaître, déclarai-je timidement.

» — Eh bien ! il entra dans cette salle, commanda un verre de cette même ale ; il le voulut absolument malgré ce que je lui dis, il l’avala et tomba raide mort sur le tapis. Elle était trop vieille pour lui. On n’eût pas dû la tirer, c’est un fait. »

Je fus très affecté de ce pénible incident, et dis que je pensais qu’il serait plus sage à moi de boire de l’eau.

« — Sans doute, » reprit-il fermant un œil sans cesser de fixer l’autre sur le verre plein, « mais les maîtres de la maison n’aiment pas qu’on laisse les choses qu’on a commandées, cela les blesse. Aussi je boirai cette ale moi-même, si vous le voulez bien. J’y suis habitué et l’habitude est tout. Je ne crois pas qu’elle me fasse mal, si je renverse la tête en arrière et l’avale d’un trait. La boirai-je ?

Je lui répondis qu’il m’obligerait beaucoup de la boire, à condition, toutefois, qu’il le ferait sans risque. En le voyant renverser sa tête et vider le verre d’un trait, j’eus une horrible peur, je le confesse, de le voir, comme le malheureux Topsawyer, tomber raide mort sur le tapis. Mais cela ne lui fit aucun mal ; au contraire, il me sembla encore plus gaillard et plus guilleret.

« — Oh ! qu’avons-nous ici ? » dit-il en mettant une fourchette dans le plat, « seraient-ce des côtelettes ?

» — Des côtelettes, oui, répondis-je.

« — Dieu me bénisse ! s’écria-t-il, je n’aurais pas cru que ce fussent des côtelettes. Or, une côtelette est justement la chose qu’il faut pour neutraliser les mauvais effets de cette bière. N’est-ce pas heureux. »

De sorte donc, que prenant une côtelette par l’os d’une main et une pomme de terre de l’autre, il mangea avec un excellent appétit, à mon extrême satisfaction ; il prit ensuite une seconde côtelette et une seconde pomme de terre, une troisième côtelette et une troisième pomme de terre. Alors, quand nous eûmes fini, il alla chercher un pouding, le servit devant moi, et parut rêver avec distraction pendant quelques instants.

« — Comment trouvez-vous le pâté ? demanda-t-il en s’arrachant à ses réflexions.

» — C’est un pouding, répondis-je.

» — Un pouding ! s’écria-t-il ; mais oui, Dieu me bénisse ! un pouding fait avec de la farine, de la graisse et des œufs ; mon pouding favori. N’est-ce pas heureux ! Allons, mon petit homme, à nous deux, voyons à qui en mangera le plus. »

Nous nous mîmes à l’œuvre ; mais vainement plus d’une fois me cria-t-il : courage !… que pouvait ma petite cuillère à thé contre sa grande cuillère à potage, mon appétit contre son appétit ? Dès la première bouchée je fus distancé, je n’eus plus de chance. L’admiration me laissa immobile ; jamais je n’avais vu personne se régaler ainsi d’un pouding, et lorsqu’il n’y en eut plus, il se mit à rire comme s’il s’en régalait encore.

Le trouvant si bon compagnon, ce fut alors que je lui demandai de l’encre, une plume et du papier pour écrire à Peggoty. Non-seulement il alla me chercher tout cela immédiatement, mais il eut la bonté de regarder par dessus mon épaule pendant que je griffonnais ma lettre. La lettre cachetée, il me demanda où j’allais en pension.

« — Près de Londres, » répondis-je. C’était tout ce que j’en savais.

« — Ah. ! mon Dieu, s’écria-t-il, j’en suis bien fâché.

» — Et pourquoi, je vous prie !

» — Ah ! mon Dieu, c’est à cette pension où l’on brisa deux côtes à un petit garçon ; oui, deux côtes… Le pauvre garçon, il avait… Voyons un peu… Quel âge avez-vous ?

» — Près de neuf ans.

» — C’est cela, juste son âge. Il avait huit ans six mois lorsqu’on lui brisa la première côte, et huit ans et huit mois lorsqu’on lui brisa la seconde. »

Je ne pus m’empêcher de remarquer tout haut que c’était une désagréable coïncidence, et je demandai comment cela avait eu lieu. La réponse n’avait rien de consolant, elle consistait en ces trois mots sinistres : En le fustigeant !

Le son du clairon de la diligence vint interrompre à propos une conversation qui cessait d’être gaie. Je pris ma bourse dans ma poche avec un mélange d’hésitation et d’orgueil.

« — Ai-je quelque chose à payer ? dis-je.

» — Une feuille de papier à lettre, répondit le garçon. Avez-vous jamais acheté une feuille de papier ?

» — Je ne m’en souviens pas.

» — Le papier est cher, reprit-il, à cause de la taxe ; six sous ! Voilà comme on nous surtaxe dans ce pays. Vous ne devez plus rien autre… excepté l’étrenne au garçon. Ne vous occupez pas de l’encre, c’est moi qui la fournis à mes frais. »

Je rougis et balbutiai en demandant : « — Combien puis-je… combien dois-je… donner au garçon, s’il vous plaît ?

» — Si je n’avais pas une petite famille d’enfants, et si mes enfants n’avaient pas la petite vérole, je ne recevrais pas une pièce de 12 sous. Si je n’avais pas à nourrir un père âgé et une jeune sœur (ici le garçon était vivement ému), je ne prendrais pas un liard. Si j’avais une bonne place et si l’on me traitait bien ici, je serais heureux de donner une bagatelle au lieu de la prendre ; mais je vis du rebut de la cuisine et je dors sur les sacs de charbon. » Ici le garçon fondit en larmes.

Je fus très touché de ses infortunes, et je me serais reproché ma dureté de cœur si je lui avais donné moins de dix-huit sous. Je lui glissai donc dans la main un de mes trois beaux shellings, qu’il reçut avec beaucoup de respect et d’humilité, sans oublier, un moment après, de vérifier avec le pouce s’il était bon.

Lorsque je fus installé sur le siège de derrière où j’avais ma place retenue, je fus un peu déconcerté de découvrir que j’étais supposé avoir mangé seul, sans aucun aide, tout le dîner qui m’avait été servi à l’auberge. Une dame qui voyageait dans l’intérieur, passa la tête par la portière et s’adressant au garde de la diligence : « George ! lui cria-t-elle, prenez garde à cet enfant, ou il crèvera. » Au même moment, les servantes de la maison accouraient sur le seuil de la cuisine pour admirer en riant le jeune phénomène. Quant au garçon malheureux, qui avait recouvré sa joyeuseté, il ne paraissait nullement confus ou troublé de me voir signalé ainsi comme une merveille, et il se joignait même à l’admiration générale. Si je l’avais soupçonné le moins du monde, je suppose que tous mes doutes eussent été éclaircis ; mais telle était ma simplicité confiante, tel était mon respect naturel pour les personnes plus âgées que moi (simplicité et respect que les enfants n’échangent que trop prématurément contre la sagesse mondaine)… je n’imaginais pas encore avoir été mystifié.

Je n’en trouvai pas moins, je l’avoue, qu’il était dur de me voir le sujet des grosses plaisanteries que se renvoyaient le cocher et le garde : « — La diligence est trop chargée par derrière ! » criait l’un. — « Il eût fallu mettre au roulage ce jeune voyageur ! » criait l’autre. Bientôt l’histoire de ma voracité supposée circula parmi tous mes compagnons de l’impériale et ils en firent des gorges chaudes. « — On vous fera payer pour deux à la pension, me disait celui-ci. » — « Vous avez dû faire des conditions particulières, me disait celui-là. » Mais le pire, c’est que je sentais que la honte m’empêcherait de manger, malgré mon léger repas, si nous faisions étape à une nouvelle auberge, et, dans ma précipitation de prendre ma place, j’avais oublié mes gâteaux. En effet, la diligence s’arrêta pour souper ; mais je n’eus pas le courage de m’asseoir avec les autres, quoique mon estomac criât la faim. « — Je n’ai besoin de rien, dis-je en me réfugiant au coin du feu. » Cette retraite ne me sauva pas des quolibets ; car un gros Monsieur, à la voix rauque, qui pendant tout le chemin s’était bourré de sandwiches en donnant de fréquentes accolades à une bouteille, prétendit que j’étais un boa constrictor qui, en un repas, dévorait assez pour toute sa journée. Cela dit, fidèle à son système de ne pas voyager sans provisions, il remplaça ses sandwiches par une énorme tranche de bœuf qu’il se découpa lui-même.

Nous étions partis de Yarmouth à trois heures de l’après-midi et nous devions être rendus à Londres vers les huit heures du matin. C’était la fin de l’été ; la soirée était belle. Lorsque nous traversions un village, je cherchais à me figurer ce qui se passait dans l’intérieur des maisons, et si les enfants couraient après nous pour se suspendre pendant un bout de chemin à l’arrière-train de la diligence, je me demandais s’ils avaient un père et s’ils étaient heureux chez eux. J’avais donc de quoi exercer mon imagination sans parler de l’endroit où j’allais… sujet de réflexion plus grave que les autres. Quelquefois aussi je revenais en idée à la maison maternelle, à mes premières sensations d’enfant, à la tendresse de ma mère et de Peggoty, puis enfin à cette dernière scène où j’avais mordu M. Murdstone.

La nuit ne fut pas aussi agréable que la soirée, car elle se fit froide. Assis entre deux Messieurs (celui qui m’avait comparé au boa et un autre), je faillis étouffer tant ils me serraient quand ils s’endormaient. Deux ou trois fois je ne pus m’empêcher de leur crier : « Pardon, s’il vous plaît. » Mais ils n’aimaient pas cela du tout, parce que je les réveillais. J’avais en face une vieille dame qui, s’enveloppant d’un grand manteau fourré, avait plutôt l’air, dans l’obscurité, d’une botte de foin que d’une dame. Elle voyageait avec un panier dont elle n’avait d’abord su que faire, jusqu’à ce que, sous prétexte que mes jambes étaient courtes, elle s’avisa de le pousser sous moi. Impossible de m’étendre et de m’allonger ; car si un de mes mouvements faisait résonner un verre logé dans le panier, je recevais un coup de pied auquel la dame ajoutait cette remontrance : « Ne pouvez-vous rester tranquille, mon petit poulet ? »

Enfin, le soleil se leva et mes compagnons semblèrent jouir d’un sommeil plus facile et plus léger, sans l’accompagnement de ces terribles bâillements et ronflements qui, pendant toute la nuit, avaient exprimé de véritables tortures. Ils finirent par se réveiller les uns après les autres, et je me rappelle ma surprise en les entendant tous déclarer qu’ils n’avaient pas dormi du tout ; ils repoussèrent même avec une sorte d’indignation l’accusation d’avoir fermé l’œil. C’est une surprise qui se renouvelle souvent pour moi aujourd’hui encore ; mais j’ai invariablement remarqué, sans m’en rendre bien compte, que de toutes les faiblesses humaines, celle dont nous nous reconnaissons le moins volontiers coupable, est de nous endormir dans la diligence.

Quelle merveilleuse apparition fut pour moi Londres aperçu à distance ! Quelle réalité l’approche de la capitale donna tout-à-coup aux aventures de mes héros favoris qui y étaient tous, ou à peu près, venus y chercher fortune ! « Oui, pensai-je, la voilà cette ville qui abonde plus qu’aucune autre au monde en prodiges et en crimes de toutes sortes ! » Je devais avoir retenu cette phrase de la lecture de quelque roman ; mais ce n’est pas le cas de citer ici tout mon monologue qui se termina au quartier de White-Chapel ; la diligence nous déposa, à l’heure annoncée, devant la porte de l’auberge où était le bureau des places retenues. Était-ce le Sanglier bleu ou le Taureau bleu ? Tout ce dont je me souviens, c’est qu’il y avait sur l’enseigne un animal bleu quelconque.

L’œil du garde se fixa sur moi lorsqu’il descendit de son poste, et il dit à la porte du bureau :

« — Y a-t-il ici quelqu’un pour réclamer un petit Monsieur appelé Murdstone de Blunderstone, comté de Suffolk ? »

Personne ne répondit.

« — Essayez le nom de Copperfield, je vous prie, Monsieur, lui dis-je avec un air malheureux.

« — Y a-t-il ici quelqu’un pour réclamer un petit Monsieur inscrit sous le nom de Murdstone de Blunderstone, comté de Suffolk, mais répondant au nom de Copperfield !… Allons, y a-t-il quelqu’un ? répéta le garde. »

Non, il n’y avait personne. Je promenais tout autour de moi des yeux inquiets ; mais la question n’avait appelé l’attention d’aucun de ceux qui étaient là, si j’en excepte un homme en guêtres, n’ayant qu’un œil, qui suggéra l’idée de me mettre un collier de cuivre comme à un chien, et de m’attacher dans l’écurie. »

On appuya l’échelle contre la diligence, et je descendis après la dame que j’ai comparée à une botte de foin, mais qui n’osa pas remuer que son panier ne fût déposé par terre. Bientôt, tous les voyageurs eurent disparu les uns après les autres, les bagages avec eux, et la voiture elle-même, les chevaux ayant été dételés, fut roulée à reculons par des palefreniers qui allèrent la remiser je ne sais où. Cependant, personne ne paraissait pour réclamer le petit Monsieur qui arrivait tout poudreux de Blunderstone, comté de Suffolk.

Plus solitaire que Robinson Crusoé, j’entrai dans le bureau où, sur l’invitation du commis, je passai derrière le comptoir et m’assis sur la balance qui servait à peser les bagages.

Là, pendant que je regardais les paquets, les malles, les registres, etc., respirant les parfums d’une écurie voisine, un cortège effrayant de réflexions nouvelles défila dans mon cerveau. Si personne ne venait me réclamer, combien de temps me tolérerait-on là ? Consentirait-on à m’y laisser jusqu’à ce que j’eusse dépensé les sept shellings qui restaient dans ma bourse ? Dormirais-je sur un des effets de voyage qui attendaient là leur propriétaire ? Irais-je me laver tous les matins à la pompe de la cour ? ou me mettrait-on chaque soir à la porte pour me permettre seulement de revenir le matin attendre toute la journée qu’on vînt me réclamer ? Et si ce n’était pas une méprise ou une négligence sans intention ? Si M. Murdstone avait imaginé ce plan pour se débarrasser de moi ? Une fois mes sept shellings consommés, que devenir ? Les gens du Sanglier bleu courraient-ils le risque de me voir mourir de faim dans le bureau et d’être forcés de m’enterrer à leurs frais ? Pourquoi ne pas partir tout de suite et retourner auprès de ma mère ! Mais comment retrouver ma route ? Et si j’arrivais qui me recevrait ! Étais-je sûr de personne, excepté de Peggoty ? Peut-être ferais-je mieux d’aller m’engager comme matelot ou comme soldat… Mais qui voudrait enrôler sur terre ou sur mer un petit garçon de mon âge ?

Ces pensées et cent autres semblables me donnèrent une véritable fièvre, et j’étais au plus haut paroxysme de mes appréhensions sinistres, lorsqu’entra un homme qui alla s’adresser directement au commis. Celui-ci vint me prendre par le bras sur le plateau de la balance, et me livra au survenant comme il eût fait d’un paquet pesé, enregistré et payé.

En sortant du bureau, tenu par la main, j’examinais cet homme haut de taille, jeune encore, les joues creuses, et ayant au menton une barbe aussi noire que celle de M. Murdstone ; mais il n’avait pas les cheveux lustrés de celui-ci : son habit râpé avait des manches un peu courtes ; son pantalon ne descendait qu’à la cheville, et sa cravate blanche n’était pas d’une propreté irréprochable ; quant au reste de son linge, impossible de le juger ; on ne le voyait pas.

« — Vous êtes le nouvel écolier ? me demanda-t-il.

» — Oui, Monsieur. » Réponse que je fis, persuadé, sauf preuve du contraire, que je devais être l’écolier en question.

« — Je suis un des maîtres du pensionnat Salem, dit-il. »

Je fis un salut respectueux et le suivis, ne sachant trop si je pouvais mentionner à un si digne personnage une chose aussi vulgaire que ma malle. Aussi étions-nous déjà à quelques pas du bureau, lorsque je me hasardai à y faire humblement allusion. Nous revînmes sur nos pas, et il donna quelques instructions au commis de la diligence, relativement au voiturier qui viendrait la prendre le lendemain matin.

« — Pardon, Monsieur, lui dis-je quelques pas plus loin, le pensionnat est-il loin ?

» — Au-delà de Blackheath, répondit-il ; » et, voyant bien que mes connaissances géographiques n’allaient pas jusqu’à me révéler cette distance, il ajouta :

« — Environ six milles de chemin ; mais nous irons par la voiture publique. »

J’avais l’estomac si faible, que l’idée de jeûner encore pendant un parcours de six milles m’effraya. Je m’armai de tout mon courage pour dire à mon guide que je lui serais bien obligé s’il me permettait d’acheter quelque chose à manger. Il parut surpris. — Après m’avoir bien regardé et avoir réfléchi : « J’ai à voir une vieille femme qui demeure ici tout près, me dit-il ; le mieux sera d’acheter un pain ou tout ce qui vous sera agréable, et de déjeuner chez cette personne qui nous procurera du lait. »

Nous cherchâmes en conséquence une boutique de boulanger, où nous nous décidâmes pour un pain brun qui me coûta six sous. De là, nous nous arrêtâmes aussi chez un épicier où nous achetâmes un œuf et une tranche de lard, dépense qui me laissa encore quelques sous du shelling dont le boulanger m’avait rendu la monnaie. Ces provisions faites, nous traversâmes un quartier qui me parut bruyant et tumultueux à donner le vertige ; nous passâmes sur un pont qui devait être London-Bridge, et nous arrivâmes à la demeure de la vieille femme, qui logeait dans un hospice charitable fondé pour quatre-vingts pauvresses, d’après l’inscription gravée au fronton de la porte principale.

Le maître du pensionnat Salem souleva le loquet d’une des petites portes toutes pareilles de cet établissement, et nous entrâmes dans le ménage d’une de ces vingt-quatre vieilles, qui soufflait son feu pour faire bouillir l’eau d’une petite casserole. En voyant entrer le maître, la vieille suspendit l’opération de son soufflet. Je crus entendre qu’elle disait : — « Ah ! c’est mon Charlot ! » Mais en voyant que le maître n’était pas seul, elle se leva et se frotta les mains, un peu confuse, en nous faisant une demi-révérence.

« — Pouvez-vous faire cuire le déjeuner de ce petit jeune homme, s’il vous plaît ? dit le maître du pensionnat Salem.

» — Si je le puis ? répondit la vieille ; oui, je le puis, assurément.

» — Comment se porte aujourd’hui Mistress Fibbitson ? » demanda le maître en regardant une seconde vieille dans un fauteuil près du feu, et cachée si bien sous un tas de vêtements que je me félicite encore de ne pas m’être assis sur elle par mégarde.

« — Ah ! elle n’est pas très bien, répondit la première : c’est un de ses mauvais jours. Elle a toujours froid, et je crois que si le feu s’éteignait par quelque accident, elle s’éteindrait aussi pour toujours. »

J’examinai alors plus attentivement cette pauvre invalide : quoiqu’il fît chaud ce jour-là, elle semblait ne penser qu’au feu. On l’aurait cru jalouse de la petite casserole ; or, comme on l’employa à faire cuire mon œuf et à frire mon lard, elle m’en voulut tout d’abord, me menaça même, une fois, du poing pendant cette opération culinaire ; ayant, du reste, rapproché encore son grand fauteuil de la cheminée, elle enveloppait ainsi le feu comme si c’était elle qui le réchauffait, et le surveillait avec une avare défiance. Enfin mon déjeuner étant cuit et le feu délivré, elle en exprima sa joie par un accès de rire… qui, je dois le dire, n’était nullement mélodieux.

Je m’assis pour manger mon œuf, mon lard et mon pain brun. Grâce à l’addition d’une jatte de lait qu’était allée me chercher la première vieille, je fis là un repas délicieux. Pendant que je jouissais de mon régal, la première vieille dit au maître :

« — Avez-vous sur vous votre flûte ?

» — Oui, répondit-il.

» — Jouez-en un air, dit la vieille avec un ton caressant. Jouez, je vous en prie. »

Le maître, sans se faire prier, passa une main sous son habit, il tira sa flûte en trois morceaux, et, les ayant ajustés, il commença immédiatement sa musique. Il m’en est resté l’impression que jamais homme ne joua plus mal de la flûte. Impossible d’imaginer une cacophonie pareille de sons naturels ou artificiels. Je ne sais si ces sons formaient ce qu’on appelle un air, et si cet air réveilla en moi mes plus tristes pensées ; mais le premier effet de son influence fut de me rappeler tous mes chagrins, jusqu’à me faire venir les larmes aux yeux ; le second, de m’ôter tout appétit, et le troisième de produire une telle somnolence, que j’avais peine à tenir les yeux ouverts. Ce souvenir m’endort presque encore aujourd’hui ; oui, j’ai beau faire, je cesse de voir cette petite chambre de l’hospice, avec son buffet dans un de ses quatre coins, ses fauteuils à dossiers carrés, l’escalier qui conduisait à la chambre au-dessus, la cheminée dont le manteau était décoré de trois plumes de paon (infortuné paon, s’il eût pu se douter du lieu où devait briller un jour sa queue superbe !). Tout cela s’efface et s’évanouit devant moi ; je sommeille… Ce n’est plus la flûte que j’entends, ce sont les roues de la diligence. Je recommence le voyage ; mais un cahot me réveille en sursaut ; la flûte gémit de nouveau, et le maître du pensionnat Salem, croisant les jambes, enchante mélancoliquement la pauvre vieille. La même influence reproduit les mêmes effets : tout disparaît encore : plus de flûte, plus de maître, plus de vieille, plus de pensionnat Salem, plus de David Copperfield, plus rien qu’un profond sommeil.

Je rêvai, cette fois, que, tandis que l’artiste exécutait cette mélodie lamentable, la pauvre vieille, qui s’était de plus en plus rapprochée de lui dans son extase d’admiration, s’appuyait sur sa chaise, l’embrassait affectueusement et arrêtait soudain la musique. J’étais dans un juste-milieu entre le sommeil et la veille ; mais bientôt après, je fus bien sûr de ne pas rêver en entendant, très distinctement, la même femme demander à Mrs Fibbitson : « — N’est-ce pas délicieux ? — Oui, oui, « répondit Mrs Fibbitson en regardant le feu, comme si c’était à lui qu’elle attribuait tout le mérite de cet enchantement.

Quand je lui parus avoir assez longuement sommeillé, le maître du pensionnat Salem démonta sa flûte en trois morceaux, les cacha dans sa poche, et m’emmena. La voiture publique de Salem n’était pas loin. Nous nous hissâmes sur l’impériale ; mais j’étais si enclin à dormir, qu’à la première halte, lorsque nous prîmes un nouveau voyageur, celui-ci s’installa à ma place, et l’on me mit dans l’intérieur, dont je me trouvai l’unique occupant. J’y goûtai un sommeil profond jusqu’à ce que la voiture gravît au pas une colline entre deux rangées d’arbres. Bientôt elle s’arrêta : elle était arrivée à destination.

Une courte promenade nous conduisit, — le maître et moi, — au pensionnat Salem, maison à l’aspect triste, et entourée d’un haut mur de briques. Sur la porte était un écriteau avec ces mots : Salem-House. Le maître sonna : avant qu’on nous ouvrît, nous fûmes reconnus, à travers un judas grillé, par un homme à figure farouche, au cou de taureau, à la chevelure tenue courte au-dessus des oreilles, et qui avait une jambe de bois.

« — Le nouvel écolier, dit le maître. »

L’homme à la jambe de bois inspecta d’un coup d’œil mon petit individu, et, quand il referma la porte sur moi, il mit la clé dans sa poche. Nous nous dirigions vers l’habitation, sous une allée touffue, lorsque l’homme à la jambe de bois, debout sur le seuil de sa loge, appela mon conducteur :

« — Holà ! »

Nous tournâmes la tête, et le vîmes armé d’une paire de bottes.

« — Holà ! le savetier est venu depuis que vous êtes parti, Monsieur Mell, et il dit qu’il lui est impossible de les raccommoder encore. Il prétend qu’il ne reste plus un seul morceau de la botte primitive, et il s’étonne que vous ayez pu songer à la possibilité d’un raccommodage. »

En parlant ainsi, il jeta les bottes vers M. Mell, qui fit quelques pas pour aller les ramasser, et qui, en les emportant, les regardait d’un air désolé. Je remarquai alors, pour la première fois, que celles qu’il avait aux pieds étaient passablement usées, et qu’on pouvait même apercevoir ses bas à travers une gerçure du cuir.

Salem-House était un bâtiment carré de briques avec deux ailes, sans ornement d’architecture extérieure, et d’un ameublement modeste. Cette maison me parut si solitaire et si silencieuse, que je demandai à M. Mell si les écoliers étaient sortis. Il eut l’air surpris que j’ignorasse que l’on était à l’époque des vacances ; — que tous les enfants étaient chez leurs parents ; que M. Creakle, le chef de l’établissement, était aux bains de mer avec Mrs et Miss Creakle ; enfin, qu’on m’y envoyait pendant les vacances comme punition.

La salle d’études, où il m’introduisit après m’avoir expliqué tout cela, était une triste et longue pièce avec trois rangs de pupitres, hérissée, tout le long des murs, de champignons pour y pendre les chapeaux et les ardoises. Deux misérables souris blanches, laissées là par leur propriétaire, parcouraient tous les recoins d’une cage en forme de château, cherchant avec leurs yeux rouges quelque chose à ronger. Dans une autre cage plus étroite, un oiseau voletait d’un bâton à l’autre sans chanter ni gazouiller. Une atmosphère étrange et d’une fadeur dégoûtante y rappelait à la fois la fétidité du cuir, celle du papier qu’on laisse moisir, et celle des pommes renfermées qui commencent à fermenter. Les taches d’encre étaient si multipliées, qu’il n’y en aurait pas eu davantage si, la toiture enlevée, il était tombé pendant quatre saisons une suite de pluies d’encre, de grêles d’encre et de neiges d’encre.

M. Mell m’ayant quitté pour aller porter dans sa chambre son irréparable paire de bottes, j’eus tout le loisir d’arpenter cette salle et d’en inspecter les divers compartiments. Tout-à-coup j’aperçus un pupitre sur lequel était un écriteau de carton avec ces mots écrits en grosses lettres : — Prenez garde à lui, il mord.

Je sautai aussitôt sur le banc, ayant peur qu’il y eût sous le pupitre quelque gros chien. Mais j’eus beau regarder, je ne le vis pas, et, en rentrant, M. Mell, me trouvant là, me demanda ce que je faisais.

« — Pardonnez-moi, Monsieur, lui dis-je, mais je cherche le chien.

» — Le chien ? quel chien ?

» — N’est-ce pas un chien ? Monsieur.

» — De quel chien voulez-vous parler, encore une fois ?

» — De celui auquel il faut prendre garde, Monsieur, parce qu’il mord.

» — Non, Copperfield, répliqua-t-il gravement, ce n’est pas un chien, c’est un petit garçon. J’ai pour instructions, Copperfield, de vous attacher au dos cet écriteau ; je suis fâché de commencer par là avec vous, mais j’y suis forcé. »

Ce disant, il me fit descendre, prit l’écriteau, parfaitement disposé pour cela, et me l’attacha aux épaules comme un havresac. Partout où j’allai ensuite, j’eus l’agrément de le porter avec moi.

On ne saurait imaginer tout ce que cet écriteau me fit souffrir. Qu’on pût me voir ou non, je croyais toujours que quelqu’un me voyait. Il ne me servait de rien de me retourner et de ne trouver personne, puisque quelqu’un pouvait toujours survenir du côté où j’avais le dos tourné. Mes souffrances étaient encore aggravées par l’homme cruel à la jambe de bois. Il était autorisé à me faire subir ce tourment, et s’il me surprenait adossé à un arbre ou un mur, il me criait de sa voix formidable : « Holà eh ! Copperfield ; montrez votre écriteau ou je ferai mon rapport. »

Je fus, un matin, obligé de me promener dans la cour de récréation, traversée par tous les employés et les fournisseurs de l’établissement, afin que mon écriteau, lu par tous les domestiques, par le boucher, par le boulanger, les avertît tous qu’on devait prendre garde à moi. Je commençais à avoir peur de moi-même comme d’une espèce de petit sauvage qui mordait.

Il y avait, dans cette cour, une vieille porte sur laquelle les écoliers avaient coutume de sculpter leurs noms : elle était complètement couverte de ces inscriptions à la pointe du couteau. En lisant tous ces noms, je me demandais : « Comment celui-ci et celui-là apprendront-ils, à leur retour des vacances, qu’ils ont un nouveau camarade dont il faut se défier parce qu’il mord ? » Un de ces noms, le plus souvent et le plus profondément gravé, était celui d’un certain J. Steerforth. « — Ce doit être un grand garçon me disais-je, qui lira mon écriteau avec emphase et me tirera les cheveux. » Un autre écolier s’appelait Tommy Traddles. « Ce Tommy-là, disais-je, me tournera en ridicule en prétendant être horriblement effrayé ; ce troisième, George Demple, fera une chanson à mes dépens ; » enfin, la pension se composait de quarante-trois élèves, selon M. Mell. Il n’y avait pas un seul de ces quarante-trois élèves qui ne m’apparût à la lecture de son nom sur cette porte, et qui ne me huât en criant à sa manière : « — Prenez garde à lui, il mord ! »

La même idée me poursuivait à côté de chaque pupitre et de chaque banc dans la salle d’étude, à côté de chaque couchette vide du dortoir, lorsque j’allais moi-même, le soir, me mettre au lit. Je me souviens d’avoir rêvé plusieurs nuits de suite de ma mère, quand ma mère n’aimait que moi ; puis je rêvais encore que je dînais chez la famille Peggoty ou que je voyageais sur l’impériale de la diligence, ou que j’admirais l’appétit de mon infortuné ami le garçon de l’auberge ; mais, tout-à-coup, ces divers personnages poussaient un cri de terreur en découvrant sur mon dos le fatal écriteau.

Dans la monotonie de ma vie, et avec l’appréhension continuelle de la réouverture des classes, c’était un insupportable supplice. J’avais, chaque jour, de longs exercices à faire avec M. Mell, et je m’en tirais assez bien, M. et Miss Murdstone n’étant pas là. Mais, entre ces leçons, je me promenais sous la surveillance de l’homme à la jambe de bois. J’eus ainsi le temps de graver dans ma mémoire toutes les particularités de cette grande maison, son atmosphère humide, certaines dalles verdâtres et effondrées de la cour, un vieux réservoir à travers les crevasses duquel l’eau filtrait goutte à goutte, quelques arbres au tronc décoloré, qui semblaient avoir été plus trempés par la pluie et avoir moins reçu les rayons du soleil que les autres.

Nous dînions à une heure après midi, M. Mell et moi, à l’entrée d’un long réfectoire rempli de tables de sapin et sentant l’odeur de la graisse. Après le dîner, venaient de nouvelles leçons jusqu’à l’heure où l’on servait le thé, que M. Mell buvait dans une tasse de porcelaine bleue, et moi dans une tasse d’étain. Tout le long de la journée, jusqu’à sept ou huit heures du soir, M. Mell, installé à son pupitre spécial de la salle d’étude, était incessamment occupé avec un registre, une règle et des feuilles volantes qu’il couvrait de chiffres et d’écritures. Je sus, plus tard, qu’il dressait ainsi les mémoires de chaque élève pour le dernier semestre expiré. Son labeur quotidien terminé, il prenait sa flûte et en jouait avec une telle ardeur qu’il me semblait qu’il finirait par y laisser son dernier souffle

Je me revois moi-même assis dans les salles mal éclairées, le front sur une main, écoutant les plaintives mélodies de M. Mell ou repassant mes leçons du jour suivant. Je me revois là encore, songeant à la maison qui avait autrefois été ma maison, et à la plage de Yarmouth, en me trouvant bien triste et bien seul. Je me revois traversant le double rang de couchettes du dortoir et m’asseyant sur le bord de la mienne pour pleurer, parce que Peggoty n’était pas là pour me consoler en me mettant au lit. Je me revois descendant, chaque matin, un long escalier, et regardant la cloche qui m’a réveillé. Je me répète que cette même cloche va bientôt réveiller aussi J. Steerforth et mes autres condisciples inconnus, — idée terrible qui ne le cède en terreur qu’à celle qui me représente l’homme à la jambe de bois ouvrant sa grille rouillée au redouté M. Creakle. Je ne puis croire que je fusse, en vérité, un bien dangereux caractère, mais je ne me dissimule pas que l’écriteau me dénoncera à tous.

M. Mell ne me parlait pas beaucoup, mais il ne me traitait jamais durement. Je suppose que nous nous tenions réciproquement compagnie sans nous parler. J’ai oublié de mentionner qu’il se parlait quelquefois à lui-même, faisant de gros yeux, grinçant les dents, serrant les poings ou s’arrachant les cheveux sans cause connue ; mais c’étaient là ses manies. J’en avais d’abord été effrayé, puis je m’y étais accoutumé.

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CHAPITRE VI.

J’agrandis le cercle de mes connaissances.


J’étais depuis un mois l’unique pensionnaire de Salem-House, lorsqu’un matin, le concierge à la jambe de bois, introduisant deux ou trois servantes sous ses ordres, parut dans la salle d’études armé d’un balai et avec un seau rempli d’eau : M. Mell et moi nous fûmes mis dehors ; pendant quatre jours nous nous réfugiâmes où nous pûmes, poursuivis de pièce en pièce par le balai, et surpris par un tourbillon de poussière qui nous faisait éternuer comme si Salem-House fût devenue une immense tabatière.

Ces préparatifs annonçaient la prochaine arrivée de M. Creakle. Le quatrième jour, M. Mell me prévint que ce personnage arriverait le soir même : à l’heure du thé, j’appris qu’il était arrivé ; avant l’heure du coucher, l’homme à la jambe de bois vint me chercher pour me faire comparaître devant lui.

L’aile de la maison qu’habitait M. Creakle était beaucoup plus confortable que la nôtre, et il avait, pour son usage, un petit jardin qui ressemblait à un Éden comparativement à la poudreuse cour des récréations, véritable désert d’Arabie en miniature où je me disais quelquefois que, pour s’y trouver bien, il faudrait être chameau ou dromadaire. Je ne songeais guère à ces comparaisons le soir où je fus conduit tout tremblant en présence de M. Creakle. Tel était mon trouble, qu’en entrant je ne vis ni Mrs Creakle, ni Miss Creakle — (quoiqu’elles fussent l’une et l’autre dans le salon), — ni ces dames, ni personne, excepté M. Creakle lui-même, robuste monsieur au gousset duquel pendait un trousseau de clés de montre et de cachets : il était assis dans un fauteuil, ayant près de lui une table avec une bouteille et un verre.

« — Ah ! dit M. Creakle, voici donc le jeune homme dont les dents ont besoin d’être limées ! Retournez-le un peu. »

L’homme à la jambe de bois me fit tourner sur moi-même, de manière à exhiber l’écriteau avec l’inscription qui me dénonçait comme un animal dangereux pour avoir mordu M. Murdstone. Quand M. Creakle m’eut examiné à loisir, l’homme à la jambe de bois me fit faire encore volte-face et alla se poster à côté de M. Creakle. Celui-ci avait un visage rubicond, de petits yeux enfoncés, de grosses veines sur le front, le nez court et un large menton. Chauve au sommet du crâne, il conservait encore quelques cheveux grisonnants, assujettis comme un bandeau sur chaque tempe, de manière à venir se joindre sur ses sourcils. Mais ce qui me fit le plus d’impression, c’est qu’il avait la voix éteinte et parlait comme quelqu’un qui vous chuchote à l’oreille. L’effort que lui coûtait la parole ou la contrariété qu’il éprouvait de parler ainsi, ajoutait à l’expression colère de sa physionomie et gonflait de plus en plus ses veines saillantes, ce qui m’explique comment je fus surtout frappé de cette particularité caractéristique.

« — Voyons, demanda M. Creakle, quel est le rapport sur cet enfant ?

» — Il n’y a encore rien contre lui, répondit l’homme à la jambe de bois, l’occasion a manqué. »

Il me sembla que M. Creakle était désappointé, et il me sembla aussi que Mrs et Miss Creakle ne l’étaient pas, car je venais enfin de les apercevoir et de les regarder l’une après l’autre attentives et immobiles.

« — Venez ici, Monsieur, me dit M. Creakle me faisant signe d’approcher.

» — Venez ici, dit l’homme à la jambe de bois répétant le geste.

» — J’ai le bonheur de connaître votre beau-père, poursuivit M. Creakle me saisissant par l’oreille, et c’est un digne homme, un homme d’un caractère énergique. Il me connaît et je le connais. Me connaissez-vous, eh ? dit M. Creakle me pinçant l’oreille avec une férocité badine.

» — Pas encore, Monsieur, répondis-je en me retenant pour ne pas crier.

» — Pas encore, eh ! répéta M. Creakle, mais vous me connaîtrez bientôt, eh ?

» — Vous le connaîtrez bientôt, eh ? » répéta à son tour l’homme à la jambe de bois, et j’appris par la suite qu’avec sa grosse voix il servait généralement d’interprète à M. Creakle auprès des élèves.

J’étais fort effrayé : « — Je l’espère, Monsieur, s’il vous plaît, essayai-je de dire, sentant, pendant ce temps-là, mon oreille en feu tant il me pinçait !

» — Je vais vous dire ce que je suis, reprit M. Creakle lâchant à la fin mon oreille avec un dernier pincement qui me fit jaillir les larmes dans les yeux, je suis un Tartare.

» — Un Tartare ! dit l’homme à la jambe de bois.

» — Quand j’ai dit que je ferai une chose, je la fais, dit M. Creakle, et lorsque j’ai dit que je veux qu’une chose soit faite, je veux qu’on la fasse.

» — … Qu’une chose soit faite, je veux qu’on la fasse, répéta l’homme à la jambe de bois.

» — Je suis d’un caractère inflexible, dit M. Creakle ; voilà ce que je suis. Je fais mon devoir, voilà ce que je fais ; mon sang et ma chair… — Il regarda ici Mrs Creakle, — mon sang et ma chair, lorsqu’ils se lèvent contre moi, ne sont plus ma chair et mon sang… je les renie… Cet individu est-il revenu ici ? demanda-t-il à l’homme à la jambe de bois.

» — Non, fut la réponse.

» — Non, dit M. Creakle ; il ne s’en aviserait pas. Il me connaît. Qu’il se tienne à l’écart, reprit M. Creakle frappant sur la table et regardant Mrs Creakle ; oui, il me connaît… Quant à vous, mon jeune ami, vous avez commencé de me connaître et vous pouvez vous retirer… Ramenez-le. »

Je fus enchanté d’être congédié ainsi, car Mrs et Miss Creakle essuyaient leurs yeux et je me sentais aussi chagrin pour elles que pour moi-même. Cependant, j’avais une pétition à faire, une pétition sur un sujet qui m’intéressait si vivement, que je recueillis tout mon courage, et, quoique surpris d’oser parler ainsi, je finis par dire :

« — Excusez-moi, Monsieur, si… »

M. Creakle m’interrompit en s’écriant de sa voix éteinte : « Ah ! qu’est-ce que c’est donc ? » et il fixa sur moi ses deux yeux comme s’il voulait me brûler de leur flamme.

Je repris en bégayant : « Excusez-moi, Monsieur, si je vous le demande, mais je vous assure que je suis bien fâché, Monsieur, de ce que j’ai fait… Voulez-vous permettre qu’on m’ôte cet écriteau avant que les élèves reviennent… »

M. Creakle était-il de bonne foi ? Ne voulait-il que m’effrayer ? je l’ignore ; mais il fit un bond comme pour s’élancer sur moi, et, sans attendre l’escorte de l’homme à la jambe de bois, je m’esquivai au plus vite. Je ne m’arrêtai qu’à la porte de ma chambre, et là, voyant que je n’étais pas poursuivi, je me mis au lit où je restai à trembler pendant une couple d’heures.

Le lendemain matin revint M. Sharp. M. Sharp était le premier maître et le supérieur de M. Mell. M. Mell prenait ses repas avec les élèves, mais M. Sharp dînait et soupait à la table de M. Creakle. C’était un homme à l’air délicat, le nez un peu saillant, et portant la tête penchée sur une épaule comme si elle était trop lourde pour lui. Il avait la chevelure bouclée ; mais le premier élève qui fut de retour m’apprit que c’était une perruque (achetée d’occasion, prétendait-il), et que M. Sharp sortait tous les samedis, dans l’après-midi, pour aller la faire friser.

Ce premier élève de retour se trouvait être justement Tommy Traddles, et nous fîmes tout d’abord connaissance. « Vous avez dû, me dit-il, remarquer mon nom gravé sur la grande porte de la cour, à côté du verrou ?

» — Traddles ! lui répondis-je ; car j’avais, en effet, remarqué surtout ce nom-là et celui de Steerforth.

» — C’est cela même ; et, à votre tour, qui êtes-vous ? me demanda Tommy Traddles. »

Je me nommai, et il me fit raconter toute mon histoire.

Ce fut, pour moi, une heureuse circonstance que Traddles revînt le premier à la maison. Du caractère dont il était, il s’amusa tellement de mon écriteau, qu’il m’épargna l’embarras de le montrer ou de le cacher ; car ce fut lui qui fit en quelque sorte les honneurs de ma personne aux autres élèves, grands et petits, en leur disant : « Regardez, voici de quoi rire. » Un peu de honte est bientôt passé : j’éprouvai la vérité du proverbe, grâce à cette brusque introduction. Il faut dire aussi que la plupart des élèves revenaient assez tristes, et qu’ils ne firent pas tant de bruit à mes dépens que je l’avais pensé. Il y en eut bien quelques-uns qui dansèrent autour de moi comme des sauvages indiens autour d’un prisonnier. Quelques-uns encore ne purent résister à la tentation de prétendre que j’étais un chien, pour me caresser et me flatter comme s’ils avaient peur d’être mordus, en me disant : Tout beau, Monsieur ! et en m’appelant : Toutou ! Cela était assez humiliant pour moi au milieu d’étrangers : j’en éprouvai quelque confusion, je versai quelques larmes, mais sur le tout je m’étais attendu à pire.

Cependant, on ne me considéra pas comme formellement accepté dans la pension, jusqu’à ce que J. Steerforth fût arrivé. J. Steerforth était une sorte de chef, il passait pour fort dans ses classes, avait un air de distinction naturelle, et il devait être mon aîné au moins de six ans. On m’amena devant lui comme devant un magistrat. Il était assis sous un auvent comme sous un dais de cérémonie, et il me questionna sur les motifs de ma punition.

« — Allons, dit-il, c’est une injustice. » Je lui fus à jamais reconnaissant de cette sentence.

« — Avez-vous de l’argent, Copperfield ? me demanda-t-il ensuite en me prenant à part, lorsqu’il eut ainsi prononcé sur mon sort.

» — Oui, sept shellings.

» — Vous feriez mieux de me les confier, me dit-il, j’en aurai soin… si toutefois vous le voulez, car vous n’y êtes pas forcé. »

Je m’empressai de me rendre à cette invitation amicale, et, ouvrant la bourse que Peggoty m’avait donnée, je la vidai dans la main de J. Steerforth.

« — Désirez-vous dépenser quelque chose à présent ? me demanda-t-il.

» — Non, merci.

» — Vous le pouvez si vous le voulez, dit Steerforth, vous n’avez qu’à parler.

» — Non, merci, répétai-je.

» — Peut-être aimeriez-vous à dépenser deux ou trois shellings pour acheter une bouteille de vin de groseilles que nous boirions ce soir dans le dortoir ! dit Steerforth… je sais que vous êtes de mon dortoir.

» — Oui, j’aimerais assez cela, » répondis-je, quoique certainement l’idée ne m’en fût pas venue un moment auparavant.

« — Très bien, dit Steerforth ; vous seriez encore charmé de dépenser un autre shelling en gâteaux d’amande, n’est-ce pas ?

» — Oui, j’aimerais encore assez cela.

» — Et un autre shelling en biscuits, puis un autre en fruits. Eh ! je vous vois venir, petit Copperfield ! »

En parlant ainsi, Steerforth sourit et je souris comme lui, mais j’avais une sorte de trouble intérieur.

« — Fort bien, dit-il ; nous ferons tout ce que l’on peut faire avec une pareille somme, et je vous promets, quant à moi, de faire de mon mieux. J’ai la permission de sortir et j’introduirai notre régal en contrebande. »

À ces mots, il glissa l’argent dans sa poche et ajouta avec bienveillance que je pouvais être tranquille parce qu’il se chargeait de tout.

Il fut fidèle à sa parole, et je n’eus rien à lui reprocher, quoique au fond du cœur j’éprouvasse, pour mon compte, un certain remords à dissiper ainsi tout d’un coup les shellings de ma mère. Quand le dortoir fut fermé et qu’il n’y eut plus d’autre lumière que la clarté de la lune à travers les croisées, Steerforth mit sur mon lit la provision en disant :

« — Voilà ce que c’est, petit Copperfield ; vous avez là de quoi banqueter royalement. » À mon âge, avec un camarade comme lui à mon côté, je ne pouvais songer à faire les honneurs du festin ; l’idée seule eût paralysé ma main. Je le priai donc de présider ; ma requête étant appuyée par les autres élèves de notre dortoir, il s’y rendit, s’assit sur mon oreiller, distribua les gâteaux avec une égalité parfaite, et versa à chacun sa part de vin de groseille dans un petit verre sans pied qui était sa propriété particulière. J’étais moi-même assis à sa gauche : les autres convives groupés autour de nous sur les couchettes les plus proches ou sur le plancher.

Je me rappelle tous les détails de notre petite fête et notre causerie à voix basse, ou plutôt leur causerie, car je me contentais d’écouter avec une attention respectueuse : la lune dessinait sur le plancher la forme décalquée de la fenêtre à travers laquelle ses rayons s’introduisaient obliquement dans le dortoir ; cette espèce de crépuscule lunaire s’illuminait quelquefois aussi artificiellement, lorsque Steerforth, pour mieux voir les friandises dont nous nous régalions, plongeait une allumette dans un briquet phosphorique d’où elle ressortait comme une petite fusée, jetant une flamme bleuâtre qui s’éteignait presque aussitôt. On devine l’impression que dut produire sur mon imagination d’enfant cette fête secrète, célébrée avec tant de mystère, au milieu de la nuit, et chaque convive parlant bas : par moment, je ne pouvais tout-à-fait bannir un sentiment de terreur vague et je ne souriais qu’à demi lorsque Traddles prétendait apercevoir un revenant dans un coin.

Je fus dès lors mis au courant du pensionnat et de tout ce qui lui appartenait ou en dépendait. J’appris que ce n’était pas sans raison que M. Creakle s’était vanté d’être un Tartare ; car il était le plus dur et le plus sévère des maîtres de pension, passant la journée à exécuter lui-même ses propres jugements sur les élèves : Steerforth ajoutait que c’était d’ailleurs là tout ce qu’il savait faire, étant aussi ignorant que l’écolier le plus ignare de la pension. Son premier métier ne lui avait pas réussi ; car, avant de se faire maître de pension, il avait été petit marchand de houblon dans un faubourg de Londres, et ayant perdu à ce commerce la dot de Mrs Creakle, il avait fini par se déclarer en banqueroute. J’étais étonné de tout ce que savaient mes chers condisciples ; ils m’apprirent encore que l’homme à la jambe de bois, qui s’appelait Tungay, était un autre barbare qui avait autrefois assisté M. Creakle dans le trafic du houblon, et s’était même cassé la jambe au service de son maître, ce qui expliquait suffisamment comment ce serviteur dévoué l’avait suivi dans l’exploitation du commerce scolaire ; mais, selon les élèves, à qui cette supposition ne coûtait guère, il avait d’autant plus de titres à la reconnaissance de M. Creakle, qu’il était le confident et même le complice de mainte action peu délicate. D’ailleurs, à l’exception de M. Creakle, Tungay considérait le reste de l’établissement, maîtres et enfants, comme ses ennemis naturels, mettant tout le bonheur de sa vie à satisfaire sa méchanceté. M. Creakle avait un fils qui n’était pas l’ami de Tungay : ce fils, étant au nombre des maîtres, n’avait pas craint d’adresser quelques remontrances à son père sur quelques abus de sa cruelle discipline : il s’était permis aussi de protester contre la tyrannie exercée sur sa mère. En conséquence, M. Creakle l’avait mis à la porte : depuis ce temps-là, me dit-on. Mrs et Miss Creakle versaient souvent des larmes.

Mais ce que j’appris de plus merveilleux relativement à M. Creakle, c’est qu’il y avait dans la pension un élève sur lequel il ne se hasardait jamais à lever la main, et cet élève, c’était J. Steerforth. Steerforth lui-même confirma l’observation, lorsqu’elle fut faite, en disant : « Je voudrais bien qu’il s’avisât de me toucher. — Et si on vous touchait ? lui demanda un élève timide (ce n’était pas moi). » Steerforth plongea une allumette dans le phosphore comme pour éclairer sa réponse : « S’il s’en avisait, dit-il, je commencerais par lui asséner un coup de la grosse bouteille d’encre qui est toujours sur la cheminée. » À cette réplique, chacun des auditeurs admira J. Steerforth.

J’appris que M. Sharp et M. Mell passaient pour être très mal payés : quand on servait sur la table de M. Creakle un plat de viande froide et un plat de rôti chaud, il était à peu près convenu que M. Sharp préférait toujours la viande froide : « C’est la vérité pure, » dit Steerforth, le seul élève qui dînât quelquefois à la table des maîtres. — « Et sa perruque, dit Traddles, est-ce que M. Sharp s’imagine qu’elle lui va bien ? Il ne faut pas qu’il en soit si fier, comme si on ne voyait pas sortir par derrière ses cheveux rouges ? »

Autre anecdote : un des élèves, fils d’un marchand de charbon, payait sa pension avec le mémoire de l’établissement, d’où provenait son sobriquet de M. Troc ; au moins avait-on ainsi de bon combustible ; mais la bière de table était, disait-on unanimement, un vol fait aux parents, et le pouding qu’on vantait dans les prospectus n’était qu’une déception. On parla de Miss Creakle : tout le monde s’accordait pour dire qu’elle aimait J. Steerforth ; et, certes, on pouvait le croire, en pensant à la voix agréable de cet élève, à son air distingué, à ses cheveux bouclés, à ses manières aisées.

Et M. Mell, que disait-on de lui ? Que ce n’était pas un mauvais homme, mais qu’il n’avait pas six pence vaillant et que l’on croyait savoir que sa mère était pauvre comme Job. Je me souvins de mon déjeuner à l’hospice et de la vieille qui avait appelé M. Mell mon Charlot ; mais je suis heureux de pouvoir ajouter que je restai là-dessus muet comme un poisson.

Toute cette causerie se prolongea quelque temps après le banquet. Puis, peu à peu, tous les convives gagnèrent leurs couchettes : il ne restait plus que Steerforth et moi, lorsque celui-ci me dit :

« — Bonne nuit, petit Copperfield, j’aurai soin de vous.

« — Vous êtes bien bon, répondis-je avec gratitude : bonne nuit ; » et j’avoue que je ne fus pas médiocrement heureux de cette assurance de protection de la part d’un élève qui exerçait un tel ascendant sur toute la pension. Qui m’eût prédit qu’un jour ?… mais je ne raconte encore que mes souvenirs d’écolier.

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CHAPITRE VII.

Mon premier semestre à Salem-House.


Les classes commencèrent tout de bon le lendemain. Je me rappelle quelle impression fut produite sur moi par le tumulte de voix qui remplissait la salle d’études, et par le silence soudain, le silence de mort qui lui succéda, lorsque, après le déjeuner, nous vîmes apparaître M. Creakle… il s’arrêta sur le seuil et promena son regard comme le géant du conte lorsqu’il inspecte ses captifs.

Tungay se tenait à côté de M. Creakle. Il me sembla qu’il aurait bien pu se dispenser de crier avec un accent si féroce : « Silence ! » car nous étions tous immobiles et muets.

Nous vîmes parler M. Creakle et nous entendîmes Tungay prononcer à peu près ce discours :

« — Or, çà, élèves, voici un nouveau semestre. Attention, s’il vous plaît, à ce que vous allez faire pendant ce nouveau semestre. Je vous engage à être bien appliqués à vos leçons, car je serai appliqué au châtiment. Je ne faiblirai pas ; vous aurez beau vous gratter, vous ne gratterez pas les marques que j’imprimerai sur votre peau. À l’ouvrage donc, chaque élève. »

Après ce formidable exorde, M. Creakle s’approcha de mon banc et me dit que si j’étais fameux pour mordre, il n’était pas moins fameux pour mordre aussi à sa manière. Et me montrant sa canne : « — Que pensez-vous de cette dent, eh !… est-ce une dent bien aiguisée ? Est-ce une double dent ? Croyez-vous qu’elle morde bien, eh ? » À chacune de ces questions, je recevais un coup qui me faisait tressaillir sur mon banc. Je fus bientôt, comme dit Steerforth, un des chevaliers de Salem-House, grâce à cette accolade.

Je partageai cette marque de distinction spéciale avec beaucoup d’autres. M. Creakle, en faisant le tour de la salle, s’arrêtait à chaque élève, et la plupart, les plus petits surtout, avaient aussi l’honneur de sentir la canne sur les épaules : je craindrais de paraître exagérer si je disais que la grande majorité attesta aux autres, par ses cris et ses pleurs, que M. Creakle revenait des bains de mer plus tyran que jamais.

Je ne pense pas qu’aucun maître de pension ait joui de sa profession avec un bonheur égal à celui de M. Creakle. Frapper les enfants était pour lui un besoin, un appétit qu’il ne pouvait s’empêcher de satisfaire. Il ne résistait pas au plaisir de souffleter un enfant joufflu ; des joues vermeilles exerçaient sur lui une véritable fascination : il les regardait le matin avec une envie inquiète, et la journée ne se passait pas sans qu’il eût trouvé l’occasion d’y appeler une teinte plus foncée encore avec le revers de sa main. J’étais un petit joufflu moi-même et j’en parle en connaissance de cause. Je ne saurais penser à M. Creakle aujourd’hui sans éprouver l’indignation désintéressée qui me révolterait si j’avais pu le connaître sans avoir été en son pouvoir ; mais je m’indigne, parce que je sais quelle incapacité s’alliait à cette brutalité, chez cet homme aussi peu propre à conduire des enfants qu’à être grand-amiral ou général en chef, — deux fonctions dans lesquelles il eût moins fait de mal, à coup sûr, que dans celle de maître de pension.

Et nous, infortunées victimes d’une idole implacable, avec quelle abjection nous cherchions à l’apaiser. Quelle honte, il me semble aujourd’hui, quelle honte et quelle dégradation, même pour des enfants, d’être si servilement soumis à un homme aussi médiocre !

Je me vois assis à mon pupitre, épiant humblement son regard, tandis qu’il règle le cahier d’une victime qui essuie ses larmes. Un double rang d’élèves épient, comme moi ce regard funeste avec la même anxiété, ne sachant lequel de nous va avoir son tour. Je crois, en vérité, que, malgré sa feinte indifférence, il nous guette de son côté et jouit malignement de cette cruelle fascination qu’il exerce sur ses jeunes victimes : on le devine à son oblique clignotement, et, bientôt, ayant choisi un second coupable : « Approchez ici ! » lui dit-il. L’infortuné obéit, balbutie une excuse, promet de mieux faire le lendemain : M. Creakle lui lance un quolibet avant de le battre, et nous d’en rire… oui, lâches que nous sommes, nous rions, pâles et tremblants !

Assis à mon pupitre encore, dans l’après-midi d’un jour étouffant de l’été, je sens que je m’assoupis en entendant autour de moi comme le bourdonnement de grosses mouches, et je donnerais tout au monde pour qu’il me fût permis de dormir ; mais M. Creakle vient d’entrer, et mon œil le suit, mon œil à demi-ouvert, comme celui d’un jeune hibou luttant contre la lumière. Je succombe enfin, et incline sur mon livre ma tête accablée, croyant l’observer toujours dans mon sommeil ; lui, cependant, est venu sournoisement par derrière, et un coup de canne me réveille en sursaut.

Me voici dans la cour de récréation, ne pouvant l’apercevoir, mais poursuivi par la conviction qu’il ne me perd pas de vue. À une courte distance est la fenêtre de la salle où je sais qu’il est à dîner, et c’est cette fenêtre qui me fascine. Montre-t-il son visage à travers les carreaux, le mien prend une expression de soumission suppliante. Si la fenêtre s’ouvre, le plus hardi des élèves (excepté Steerforth) interrompt le jeu le plus animé. Un jour, Traddles (le plus chanceux enfant du monde) brisa, avec sa balle, une vitre de cette fenêtre. Je frémis au souvenir terrible de cet accident, comme si la balle bondissait de nouveau sur le front sacré de M. Creakle.

Pauvre Traddles ! à la foi le plus gai et le plus misérable de tout le pensionnat, il était comme prédestiné aux coups de canne. Je crois qu’il n’y eut pas un jour de ce semestre qu’il n’en reçut, excepté un lundi où il fut quitte pour avoir des coups de règle sur les doigts. Traddles avait un oncle ; il parlait toujours d’écrire à son oncle pour se plaindre, et il n’écrivait jamais ; mais, après avoir caché sa tête un moment sur son pupitre, il la relevait, reprenait son air joyeux, et, avant que ses dernières larmes fussent essuyées, il se remettait à dessiner des squelettes sur son ardoise. Je ne pouvais, au commencement, m’expliquer quel plaisir trouvait Traddles à dessiner des squelettes, et, pendant quelque temps, je le considérais comme une espèce d’ermite qui, par ces emblèmes de notre vie mortelle, cherchait à se rappeler que les coups de canne ne pouvaient durer toujours ; mais je crois qu’il dessinait plutôt ces figures que d’autres, parce qu’elles étaient plus faciles, n’exigeant aucune variété de physionomie.

C’était, d’ailleurs, un enfant plein d’honneur que Traddles, estimant que le devoir inviolable des élèves était de ne jamais se trahir les uns les autres. En maintes occasions, ce sentiment-là lui coûta cher, une fois particulièrement : Steerforth avait ri à la chapelle, et le bedeau, pensant que c’était Traddles, l’expulsa de son banc. Je le vois sortir, sous la garde du bedeau, au milieu des fidèles scandalisés. Il ne voulut jamais dire quel était le vrai coupable, quoiqu’il fût puni le lendemain et passât plusieurs heures au cachot, d’où il sortit avec tout un cimetière de squelettes dessinés sur son dictionnaire latin. Mais il eut sa récompense : Steerforth déclara qu’il n’y avait rien du capon dans Traddles, et nous sentîmes tous que c’était là un grand éloge. Quant à moi, j’aurais consenti à bien des choses (quoique moins brave que Traddles et plus jeune) pour mériter une récompense semblable.

C’était pour moi un beau spectacle que de voir Steerforth nous précéder à la chapelle en donnant le bras à Miss Creakle. Je ne croyais pas Miss Creakle aussi jolie que la petite Émilie, et je ne l’aimais pas (je n’eusse pas osé) ; mais elle me semblait une jeune personne extraordinairement attrayante et d’une distinction supérieure. Quand Steerforth, en pantalon blanc, lui portait son ombrelle, j’étais fier de connaître Steerforth, et je comprenais qu’il était impossible qu’elle ne l’aimât pas. M. Sharp et M. Mell étaient, à mes yeux, deux personnages notables ; mais Steerforth était à M. Sharp et à M. Mell ce que le soleil est à deux astres secondaires.

Steerforth continua de me protéger, et son amitié me fut très utile, personne n’osant tourmenter quelqu’un qu’il honorait de son appui. Il ne me protégeait pas contre les sévérités de M. Creakle, — l’aurait-il pu ? mais, chaque fois que j’étais traité plus cruellement que d’ordinaire, il me répétait que je manquais de son énergie, et qu’à ma place il ne se laisserait pas tyranniser ainsi. C’était un encouragement dont je lui savais gré : la barbarie même de M. Creakle eut cela de bon pour moi, qu’elle me débarrassa de mon écriteau. Il s’aperçut qu’il me servait en partie de bouclier contre ses coups de canne, et il ne tarda pas à me le faire ôter pour cette raison.

Une circonstance particulière cimenta mon intimité avec Steerforth : ce fut pour moi un sujet d’orgueil, quoique non sans inconvénients. Je ne sais plus à quel propos je comparais, un jour, quelqu’un à l’un des héros de Peregrine Pickle : « — Vous avez donc lu ce roman ? « me demanda Steerforth, le soir, quand nous montâmes au dortoir.

« — Ce roman et plusieurs autres, » lui répondis-je en lui expliquant comment.

» — Et vous en souvenez-vous ?

» — Oui, certainement, » répliquai-je ; car j’avais, en effet, une excellente mémoire.

« — Eh bien ! savez-vous ? mon petit Copperfield, me dit Steerforth, vous me les raconterez. J’ai quelque peine à m’endormir, et je me réveille toujours de bonne heure chaque matin ; nous les repasserons tous, les uns après les autres : nous en ferons une sorte de Mille et une Nuits. »

Je me sentis très flatté de ce projet et nous commençâmes à l’exécuter le même soir. Ah ! comme je dus arranger mes auteurs favoris en me rendant leur interprète ! Mais j’avais la foi du lecteur ingénu, et peut-être une certaine manière de raconter avec une simplicité sérieuse qui devait plaire à mes auditeurs.

Malheureusement, j’avais souvent envie de dormir, ou j’étais peu en train de continuer une histoire, et c’était alors une tâche pénible qu’il fallait toutefois accomplir à tout prix… Comment désappointer Steerforth ? comment songer à lui déplaire ! Puis, le matin, si je me sentais fatigué et disposé à goûter une heure de repos de plus, c’était peu amusant d’être réveillé comme la sultane Scheherazade et forcé de débiter de longues aventures avant que la cloche sonnât. Mais Steerforth était un auditeur résolu, et comme, en retour, il m’expliquait mes leçons d’arithmétique, mes versions ou tout ce qu’il y avait de difficile dans mes devoirs de classe, je gagnais quelque chose à notre transaction : je veux cependant me rendre cette justice que je n’étais excité par aucun motif d’intérêt ou de crainte. J’admirais et j’aimais Steerforth : son approbation me dédommageait amplement.

Steerforth avait d’ailleurs des attentions pour son conteur, et il me le prouva dans une circonstance où Traddles et les autres durent subir le supplice de Tantale. Dans le second mois du semestre arriva la lettre promise de Peggoty, — aimable lettre accompagnée d’un gâteau au milieu de deux douzaines d’oranges et de deux bouteilles de vin de primevère. Comme de raison, je déposai ce trésor aux pieds de Steerforth pour qu’il en disposât.

« — Non, mon petit Copperfield, me dit-il, le vin servira à vous humecter le gosier quand vous me conterez des histoires. »

Je rougis à cette idée et le priai modestement d’y renoncer. Mais il prétendit avoir observé que je m’enrouais quelquefois et il voulait que personne ne me fît tort d’une goutte. Il s’empara donc des bouteilles qu’il enferma dans sa malle, près de son lit, et le contenu m’en fut administré par lui-même, toutes les fois qu’il jugeait que j’avais besoin d’être rafraîchi, au moyen d’un tuyau de plume adapté au bouchon. Parfois, pour rendre le spécifique souverain, il y ajoutait un quartier d’orange ou une pastille de menthe, et quoique tout cela ne composât pas précisément un stomachique selon l’ordonnance de la Faculté, j’avalais avec reconnaissance.

Peregrine Pickle dut bien durer plus d’un mois, et plus d’un mois aussi chacune de mes autres histoires. Ce qu’il y a de certain, c’est que la pension avait encore sa provision de contes lorsque le conteur eut épuisé ses rafraîchissements. Pauvre Traddles… je ne pense jamais à cet élève sans avoir à la fois envie de rire et de pleurer… Il remplissait à côté de moi les fonctions du chœur dans les pièces antiques, affectant des convulsions de rire aux endroits plaisants, et tremblant comme la feuille quand survenait une péripétie alarmante. J’en étais quelquefois embarrassé. Une de ses plaisanteries habituelles était de prétendre ne pouvoir s’empêcher de claquer des dents dès qu’il était question de certain alguazil des Aventures de Gil Blas, et lorsque Gil Blas rencontra à Madrid le capitaine des voleurs, mon infortuné bouffon feignit un tel accès d’épouvante, qu’il finit par être entendu par M. Creakle, qui rôdait dans le corridor comme un chat en quête d’une proie : Traddles fut fustigé d’importance, atteint et convaincu d’avoir troublé l’ordre dans le dortoir.

Tout ce qu’il y avait en moi de romanesque et de rêveur, fui entretenu et surexcité par ces continuels récits d’histoires et de contes faits dans l’obscurité : sous ce rapport, c’était un exercice dangereux. Mais j’étais stimulé par la gloriole de me voir aimé et recherché comme un élève précieux pour amuser les autres ; car mon petit talent fit du bruit parmi nos camarades. Dans une pension dirigée par un système de cruauté, que ce soit un sot ou un homme capable qui y préside, on risque de ne pas apprendre grand’chose. Je crois que les élèves de M. Creakle étaient aussi ignorants qu’aucun écolier au monde ; ils étaient trop souvent maltraités et battus pour apprendre : qu’apprendrait dans la vie ordinaire un homme tourmenté par une incessante persécution ? Mais ma petite vanité et le secours de Steerforth développèrent ma jeune intelligence, et, quoique je ne fusse guère moins puni que les autres, je faisais exception en ramassant réellement quelques bribes d’instruction.

Je dus aussi beaucoup aux soins de M. Mell, qui avait conçu pour moi une affection dont je me souviens avec gratitude. Cela m’affligeait d’observer que Steerforth le traitait avec un dénigrement systématique et saisissait volontiers l’occasion de blesser son amour-propre. J’en étais d’autant plus chagrin que, n’ayant aucun secret pour Steerforth, je lui avais confié notre visité aux deux pauvresses, et j’avais toujours peur que Steerforth n’en parlât pour humilier l’infortuné sous-maître.

Nous ne nous doutions guères, ni lui ni moi, des conséquences qu’aurait l’introduction de mon insignifiante personne dans cette maison de charité où je m’endormis au son de la flûte, sous l’ombre des deux plumes de paon.

Un jour que M. Creakle avait gardé la chambre par indisposition, ce qui naturellement répandait une vive joie parmi nous, la classe du matin avait été très bruyante. En vain le redoutable Tungay se présenta jusqu’à trois fois pour rétablir l’ordre et prendre les noms des plus turbulents. La jambe de bois n’en imposa guère. On était sûr d’être puni le lendemain, on voulait au moins jouir d’un jour de liberté.

C’était un samedi, et l’usage en faisait presque un demi-congé ; mais le temps n’étant pas favorable pour une promenade, nous reçûmes l’ordre de rentrer en classe dans l’après-midi. Nous aurions pu troubler le repos de M. Creakle en jouant sous ses fenêtres, et l’on se contenta de nous imposer quelques devoirs faciles, préparés pour la circonstance. C’était le jour de la semaine où M. Sharp sortait pour faire friser sa perruque ; de sorte que M. Mell, à qui incombait toujours la corvée, présidait seul à l’étude.

Si je pouvais associer l’image d’un ours ou d’un taureau avec un homme aussi doux que M. Mell, je le comparerais à un de ces animaux assailli par une meute de chiens. Je me le rappelle, au plus fort de la tempête, appuyant sa tête brûlante sur sa main osseuse et cherchant misérablement à poursuivre son travail au milieu d’un tumulte qui aurait donné le vestige à l’orateur de la chambre des Communes. Il y avait des élèves qui quittaient leurs places pour aller dans un coin jouer au chat ; il y en avait qui riaient, il y en avait qui chantaient, d’autres qui parlaient haut, d’autres qui dansaient ; il y en avait qui hurlaient, il y en avait qui piétinaient, qui pirouettaient sur leurs talons autour de la classe, faisant la grimace à M. Mell, le singeant derrière son dos ou même en face, le tournant en déraison, ridiculisant sa pauvreté, ses bottes, son habit râpé, sa mère, tout ce qui aurait dû être respecté par eux.

« — Silence ! » s’écria M. Mell se levant tout-à-coup et frappant avec un livre sur son pupitre. « Qu’est-ce que cela signifie ? Impossible de le supporter. C’est à en devenir fou. Comment pouvez-vous, Messieurs, vous conduire ainsi envers moi ? »

C’était avec mon livre qu’il avait frappé sur son pupitre. Et comme j’étais en ce moment à côté de lui, je suivis son regard d’indignation promené autour de la salle où les élèves s’arrêtèrent tout-à-coup, quelques-uns surpris, quelques-uns un peu intimidés, d’autres éprouvant un regret peut-être.

La place de Steerforth était à l’extrémité de la salle : il se trouvait là adossé négligemment à la muraille, les mains dans les goussets et regardant M. Mell avec les lèvres à demi closes de quelqu’un qui siffle.

« — Silence, M. Steerforth ! lui dit M. Mell.

» — Silence vous-même, répliqua Steerforth devenant rouge ; à qui parlez-vous donc ?

» — Asseyez-vous ! dit M. Mell.

» — Asseyez-vous vous-même, répondit Steerforth, et occupez-vous de vos affaires. »

Il se fit un chuchotement d’approbation ; mais M. Mell était si pâle que le silence se rétablit immédiatement : un élève, qui s’était avancé en imitant sa mère, la main tendue à l’aumône, renonça à cette parodie et prétendit n’avoir voulu que le prier de tailler sa plume.

« — Pensez-vous, Steerforth, dit M. Mell, que j’ignore quelle influence vous pouvez exercer sur tous ici ? — (et en parlant il posa machinalement, je suppose, sa main sur ma tête.) Ne vous ai-je pas vu, il y a quelques minutes, excitant les autres à m’outrager de toutes les manières ?

» — Je ne me donne pas la peine de penser à vous, dit froidement Steerforth, c’est là toute ma réponse.

» — Pouvez-vous bien, Monsieur, poursuivit M. Mell les lèvres frémissantes, pouvez-vous bien abuser de votre favoritisme pour insulter un gentleman ?

» — Un quoi ? où est-il ce gentleman ? » demanda Steerforth avec ironie.

Ici quelqu’un s’écria : « Fi ! J. Steerforth, c’est indigne ! » Ce quelqu’un était Traddles : M. Mell l’arrêta aussitôt en lui intimant de se taire, et il reprit :

« — Oui, pour insulter quelqu’un qui n’est pas dans une situation heureuse, Monsieur, et qui ne vous a jamais offensé en rien. À votre âge, Monsieur, vous pouvez comprendre fort bien les mille raisons qu’il y aurait de ne pas agir ainsi ; c’est donc un acte vil et bas que vous commettez. Vous pouvez maintenant vous asseoir ou rester debout, comme il vous plaira, Monsieur… Copperfield, continuez votre leçon.

» — Copperfield, un moment ? » dit Steerforth qui s’avança au milieu de la salle. « Je veux vous apprendre une chose, M. Mell, une fois pour toutes. Quand vous prenez la liberté de me traiter de vil ou de bas, savez-vous ce que vous êtes : un impudent mendiant ! Vous êtes toujours un mendiant, vous le savez ; mais quand vous me manquerez, vous serez un impudent mendiant. »

Je ne sais trop ce qui allait se passer entre eux : M. Mell aurait-il frappé Steerforth ou Steerforth aurait-il frappé M. Mell ? Peut-être n’en avaient-ils l’intention ni l’un ni l’autre ; mais soudain tous les élèves furent comme pétrifiés : M. Creakle se montrait au milieu d’eux avec Tungay à sa droite, Mrs et Miss Creakle, effrayées, s’étant arrêtées sur le seuil de la porte. M. Mell, les coudes sur son pupitre et le visage dans ses mains, observa lui-même le silence.

« — M. Mell, » lui dit M. Creakle en le secouant par le bras, et, malgré sa voix éteinte, on l’entendit si clairement que l’homme à la jambe de bois jugea inutile de répéter ses paroles, « M. Mell, vous ne vous êtes pas oublié, j’espère ?

» — Non, Monsieur, non, » répondit le sous-maître en se découvrant le visage et se frottant les mains avec tous les signes d’une vive agitation… « Non, Monsieur, non. Je ne me suis pas oublié, Monsieur, et je voudrais… que vous vous fussiez un peu plus tôt souvenu de moi, Monsieur Creakle. C’eût été de votre part, Monsieur, un témoignage de bienveillance et de justice, ajouterai-je ; cela m’eût épargné quelque chose, Monsieur. »

M. Creakle, fixant sur M. Mell son regard le plus dur et s’appuyant sur l’épaule de Tungay, se tourna vers Steerforth et dit :

« — Voyons, Monsieur, puisque M. Mell ne daigne pas me l’apprendre, de quoi donc s’agit-il ? »

Steerforth éluda d’abord de répondre, se contentant de jeter sur son adversaire un regard de colère méprisante : j’avoue qu’en comparant alors l’air fier de Steerforth et l’air humilié de M. Mell, c’était l’élève qui avait sur le maître tous les avantages d’une noble distinction. Enfin Steerforth se décida à parler :

« — Demandez-lui, Monsieur, dit-il à M. Creakle, ce qu’il entend par favoritisme ?

» — Favoritisme ! répéta M. Creakle dont les veines frontales se gonflèrent insensiblement, favoritisme ! qui a parlé de favoritisme ?

» — C’est M. Mell, dit Steerforth.

» — Je vous prie, Monsieur, » reprit M. Creakle se tournant avec colère du côté de son sous-maître, « je vous prie, qu’entendez-vous par là ?

» — J’entendais, Monsieur, répondit M. Mell d’un ton modeste, qu’aucun élève n’a le droit de se prévaloir des privilèges du favoritisme pour me dégrader.

» — Pour vous dégrader ! vous ! dit M. Creakle se croisant les bras et fronçant les sourcils. Eh ! mon Dieu, permettez-moi de vous demander… Monsieur comment vous appelez-vous… si, en parlant de favoritisme, vous avez eu pour moi le respect que vous me devez ? pour moi, Monsieur, qui suis le principal de cet établissement et celui de qui vous tenez votre place.

» — Monsieur, répondit M. Mell, je conviens que je ne l’eusse pas fait si j’avais été de sang-froid. »

Ici Steerforth intervint de nouveau en ces termes :

« — Il a dit encore que j’étais vil, que j’étais bas, et moi je l’ai appelé un mendiant. Si j’avais été de sang-froid, moi aussi, je ne l’eusse pas appelé mendiant ; mais je l’ai fait et je suis prêt à en subir les conséquences. »

Ce discours nous parut à tous un discours courageux, et il nous enthousiasma pour Steerforth, sans qu’aucun de nous se donnât la peine de considérer quelles pouvaient être ces conséquences que Steerforth avait le courage de braver.

« — Votre franchise vous honore, Steerforth, dit M. Creakle, oui, elle vous honore certainement, quoique je sois surpris, je dois le déclarer, que vous appliquiez un pareil terme à quelqu’un qui est employé et payé dans ce pensionnat. »

Steerforth fit entendre un petit ricanement.

« — Ce n’est pas répondre, Monsieur, à ma remarque, dit M. Creakle. J’attends quelque chose de plus explicite, Steerforth. »

Si M. Mell avait paru vulgaire à mes yeux d’enfant à côté du beau et fier élève, je ne saurais dire combien plus vulgaire, en ce moment, m’apparut M. Creakle.

« — Qu’il ose le nier, dit Steerforth.

» — Nier qu’il est un mendiant, Steerforth ? s’écria M. Creakle. Où donc va-t-il mendier ?

» — S’il n’est pas un mendiant lui-même, sa plus proche parente en est une, dit Steerforth, n’est-ce pas la même chose ? »

Steerforth me regarda et M. Mell appuya doucement sa main sur mon épaule : s’il eût détaché ses yeux de ceux de Steerforth pour examiner les miens, il aurait pu y lire l’expression de mon remords.

« — Puisque vous voulez que je me justifie, continua Steerforth, et que je m’explique, — ce que j’entends, c’est que sa mère vit d’aumônes dans une maison de charité. »

La main de M. Mell ne quitta pas mon épaule, et je crus entendre qu’il se disait tout bas à lui-même : « Je m’y attendais. »

M. Creakle se tourna vers son sous-maître avec un front sévère et une politesse affectée :

« — Vous avez entendu, M. Mell, dit-il, ayez l’obligeance de démentir ceci devant toute la pension,

» — Monsieur, » répondit M. Mell au milieu d’un profond silence, « je n’ai rien à démentir ; ce qu’il a dit est vrai.

» — Alors soyez assez bon, » poursuivit M. Creakle en promenant son regard dans la salle, « soyez assez bon pour déclarer publiquement si je savais jusqu’à ce matin ce que je viens d’apprendre.

» — Je ne crois pas que vous l’ayez su directement, répliqua M. Mell.

» — Vous ne croyez pas, vraiment, mon cher M. Mell ?

» — Je ne crois pas, veux-je dire, que vous ayez jamais supposé que je fusse dans une situation brillante, répondit le sous-maître. Vous savez quelles fonctions je remplis ici.

» — Puisque vous en venez là, » dit M. Creakle dont les veines se gonflèrent de plus en plus, « je crains que vous ayez pris mon établissement pour une école de charité. M. Mell, nous nous quitterons, s’il vous plaît. Le plus tôt sera le mieux.

» — Le plus tôt… c’est à l’instant, Monsieur, dit M. Mell.

» — Comme il vous plaira, repartit M. Creakle.

» — Je prends congé de vous, M. Creakle, et de vous tous, messieurs, » dit M. Mell promenant son regard autour de lui et me frappant de nouveau doucement sur l’épaule. — « James Steerforth, le meilleur souhait que je puisse vous laisser en partant, c’est que vous ayez honte un jour de ce que vous avez fait aujourd’hui. Quant à présent je ne voudrais pas de vous pour être mon ami ni l’ami de qui m’intéresse. »

Une dernière fois il posa la main sur mon épaule ; puis, prenant sa flûte et quelques volumes dans son pupitre, il quitta la pension avec tout son bagage sous le bras. M. Creakle fit alors un discours par l’organe de Tungay, remerciant Steerforth d’avoir défendu (quoique trop chaudement peut-être) l’indépendance et la considération de Salem-House : il conclut par donner une poignée de main à Steerforth, et nous poussâmes trois acclamations… Ces trois acclamations étaient pour Steerforth aussi, je suppose, ou du moins, si j’y mêlai ma voix, ce fut pour lui, malgré le sentiment pénible dont je ne pouvais me défendre. Enfin M. Creakle donna quelques coups de canne à Traddles pour le punir de pleurer au lieu d’applaudir comme les autres à cause du départ de M. Mell. Après cette exécution, il retourna à son lit ou à son sofa.

Ainsi laissés à nous-mêmes, nous échangeâmes entre nous des regards très peu triomphants. Quant à moi, j’éprouvais un tel remords de ce qui était arrivé, que j’aurais pleuré, je crois, comme Traddles, si je n’avais craint de paraître déserter la cause de mon ami Steerforth… ou plutôt de mon protecteur, quand je pense à la distance qui séparait mon âge du sien. Il en voulait beaucoup à Traddles et il lui dit qu’il était bien aise d’avoir appris à le connaître.

Le pauvre Traddles, qui cherchait déjà à se distraire des derniers coups de canne qui venaient de lui être administrés en créant une nouvelle famille de squelettes, selon sa coutume, répondit qu’il se moquait du déplaisir de Steerforth et qu’il croyait que M. Mell avait été indignement traité.

« — Et qui l’a traité indignement, femmelette que vous êtes ? lui dit Steerforth.

» — Vous-même, répondit Traddles.

» — Et qu’ai-je fait à M. Mell ?

» — Ce que vous lui avez fait ? répliqua Traddles, vous avez blessé son amour-propre et l’avez privé de sa place.

» — Son amour-propre ! répéta Steerforth dédaigneusement, son amour-propre reprendra le dessus, j’en suis certain ; son amour-propre n’est pas le vôtre, mademoiselle Traddles ; quant à sa place… fameuse place, n’est-ce pas ? Pensez-vous que je ne vais pas écrire à ma mère pour qu’on lui compte une indemnité. »

Nous trouvâmes que Steerforth exprimait là de nobles intentions : il avait pour mère une veuve riche qui, disait-on, ne refusait rien à son fils. Nous finîmes par être tous enchantés de voir Traddles si bien relevé et nous exaltâmes Steerforth presqu’au troisième ciel, — surtout lorsqu’il nous eut déclaré, comme il daigna nous le répéter, qu’il n’avait rien fait que dans notre intérêt.

Il eut beau dire, ce soir-là, tandis que je racontais une histoire dans l’obscurité du dortoir, plus d’une fois je crus entendre la vieille flûte de M. Mell résonner mélancoliquement à mon oreille, et lorsque Steerforth s’endormit, je me trouvai très malheureux en fermant les yeux pour m’endormir moi-même, parce que je pensais que probablement l’infortuné sous-maître cherchait quelque part à se consoler avec son instrument bien-aimé.

Je l’oubliai, néanmoins, en admirant toujours Steerforth qui, jusqu’à l’arrivée de son successeur, entreprit de le remplacer avec l’air aisé d’un amateur, sans le secours d’un livre, comme s’il savait tout par cœur. Le nouveau sous-maître n’entra pas en fonctions sans avoir dîné à la table de M. Creakle avec Steerforth, à qui il fut ainsi présenté pour que celui-ci en pût dire son opinion. Steerforth le trouva à son gré et nous le vanta comme très supérieur à M. Mell. Peut-être l’était-il réellement, mais il ne prit pas pour m’instruire la même peine que M. Mell avait prise.

Plusieurs raisons me feront enregistrer ici un autre événement qui, en dehors des incidents journaliers de l’école, fit époque pour moi parmi ceux du semestre.

Une après-midi, la grosse voix de Tungay vint crier dans la salle : « Une visite pour Copperfield ! »

Quelques mots ayant été échangés entre M. Creakle et Tungay pour décider entre eux où la visite serait reçue, on m’ordonna d’aller la recevoir dans le réfectoire. J’y courus tout troublé, me demandant qui ce pouvait être, pensant d’abord à M. ou à Miss Murdstone, puis à ma mère, et à cette dernière idée, ma main, déjà sur le loquet de la porte, ne le leva pas ; je m’arrêtai pour soulager mon cœur par un sanglot.

En entrant, je ne vis d’abord personne ; quand mon émotion se fut calmée, je reconnus MM. Peggoty et Cham qui, serrés contre le mur, me saluaient à grands coups de chapeaux. Je ne pus m’empêcher de rire, mais ce fut surtout de plaisir : les larmes vinrent après le rire dans l’échange de nos cordiales poignées de main… larmes de plaisir encore. M. Peggoty s’écria que j’étais bien grandi : Cham fit la même exclamation. Je leur demandai comment étaient ma mère, la bonne Peggoty, Mrs Gummidge et la petite Émilie, — série de questions sur lesquelles ils me satisfirent de leur mieux ; puis, après un intervalle de silence, M. Peggoty tira de sa poche deux énormes homards, une large écrevisse de mer et un grand sac plein de crevettes :

« — Nous n’avons pas oublié que vous les aimiez, dit-il ; c’est la vieille mère, la veuve de l’ancien, qui les a fait bouillir. »

Je remerciai.

M. Peggoty m’apprit ensuite comment sa sœur ayant su qu’il devait conduire un jour sa barque de Yarmouth jusqu’à Gravesend, elle lui avait envoyé mon adresse en lui recommandant de ne pas manquer de venir me voir à Salem-House : — « Or, le vent et la marée aidant, ajouta-t-il, nous sommes venus comme vous voyez ! »

J’étais de plus en plus ravi, et les questions se multipliaient : — « Vous me trouvez bien grandi et bien développé, dis-je à M. Peggoty ; mais la petite Émilie doit être, comme moi, bien changée ?

» — Oh ! répondit-il, c’est une petite femme à présent ! » et, avec l’enthousiasme d’une affection vraiment paternelle, M. Peggoty me racontait tous les progrès, toutes les perfections de cette charmante petite femme, lorsque Steerforth survint, et, me voyant dans un coin avec deux étrangers, interrompit une chanson qu’il fredonnait pour me dire : « — Je ne savais pas que vous étiez ici, mon cher Copperfield. »

En effet, M. Creakle n’avait pas jugé à propos de me faire recevoir deux pêcheurs, même endimanchés, dans le salon réservé aux visites.

« — Ne vous en allez pas, Steerforth, lui répondis-je ; » car, dans mon petit orgueil, je n’étais pas fâché de présenter à mes deux visiteurs un ami tel que Steerforth ni de faire connaître à celui-ci qui étaient M. Peggoty et Cham : « — Ne vous en allez pas, Steerforth, je vous prie. Voici deux mariniers de Yarmouth, — braves et excellentes gens, — des parents de ma bonne, et venus de Gravesend pour me voir.

» — Oui, oui, » dit Steerforth revenant sur ses pas, « je serais charmé de faire leur connaissance. Je vous salue, Messieurs. »

Quelle aisance dans ses manières ! quelle grâce naturelle et quelle distinction ! Sa voix avait un timbre si séduisant. Ah ! il avait réellement un attrait auquel peu de personnes pouvaient résister ! Je ne fus pas surpris qu’il produisît son effet ordinaire sur l’oncle et le neveu.

« — Quand vous verrez ma chère Peggoty, leur dis-je, ou quand Émilie lui écrira, je veux qu’on sache à la maison que M. Steerforth est bien bon pour moi, et que sans lui je ne sais ce que je deviendrais ici.

» — Allons donc, n’allez rien dire de cela ! s’écria Steerforth en riant.

» — Et si M. Steerforth vient jamais dans le comté de Suffolk, soyez certain, M. Peggoty, poursuivis-je, que je l’emmènerai à Yarmouth pour voir votre maison. Jamais vous n’avez vu une maison pareille, Steerforth, elle est faite d’un navire.

» — Vraiment ? dit Steerforth, faite d’un navire ! C’est bien alors la maison qu’il fallait à un marin bâti comme celui-là !

» — Vous avez raison, mon jeune Monsieur, » s’écria Cham tout fier du compliment adressé à son oncle, « c’est un marin bien bâti ! »

M. Peggoty ne fut pas moins charmé que son neveu, quoique sa modestie l’empêchât de le crier aussi haut que Cham.

« — Merci, Monsieur, merci, dit-il, je fais de mon mieux mon métier, voyez-vous !

» — C’est tout ce que les plus grands génies peuvent faire, répliqua Steerforth ; » — et les bonnes paroles échangées entre nous ne s’arrêtèrent pas là, tant nous étions contents les uns des autres.

Quand M. Peggoty et Cham eurent enfin pris congé de nous, ce fut secrètement que nous transportâmes les homards et les crevettes dans le dortoir, où nous fîmes un grand festin. Hélas ! le pauvre Traddles joua seul de malheur, comme d’habitude. Il fut réveillé au milieu de la nuit par d’horribles coliques ; c’était une indigestion, pour laquelle il lui fallut avaler je ne sais combien d’amères pilules et de médecines noires. Puis, après avoir été drogué, comme il refusa d’avouer ce qui l’avait rendu malade, il reçut en punition des coups de canne avec six chapitres du Nouveau-Testament à traduire du grec.

Mes souvenirs du reste de ce semestre sont un chaos de nos leçons de chaque jour, de mauvais dîners où le mouton et le bœuf rôtis et bouillis alternaient avec le bœuf et le mouton bouillis et rôtis, de poudings à la graisse et de tartines de beurre, de rudiments avec des oreilles à chaque page, d’ardoises écornées ou fendues, et de cahiers tachés de larmes, de coups de canne et de coups de règle, de cheveux tondus, de dimanches pluvieux, et de nos récréations d’hiver dans la grande salle d’étude, vaste réfrigérant où nous grelottions du matin au soir, etc.

À la fin, au milieu de cette atmosphère de poussière et d’encre, l’idée lointaine des vacances, après être restée long-temps comme un point imperceptible et stationnaire à l’horizon, s’avança vers nous comme une réalité de plus en plus prochaine ; après avoir compté par mois, nous comptâmes par semaines et puis par jours. Alors aussi je me demandai avec inquiétude si l’on me ferait venir auprès de ma mère ; quelle joie lorsque Steerforth m’apprit tenir de M. Creakle que l’on avait écrit à ce personnage de m’envoyer à Blunderstone, et que ma place était même retenue dans la diligence de Yarmouth !

Lecteur, me voilà en chemin dans l’intérieur de cette diligence ; le sommeil m’a gagné, je rêve, je crois être encore à Salem-House : quel est le bruit qui m’a réveillé, loué soit le ciel, c’est le cocher qui a fait claquer son fouet, ce n’est pas M. Creakle brisant sa canne sur les épaules de Traddles.

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CHAPITRE VIII.

Mes vacances de la Noël.


Nous arrivâmes, avant le jour, à l’auberge où s’arrêtait la diligence : ce n’était pas celle à laquelle était attaché mon ami le garçon qui m’avait si bien aidé à faire honneur à mon dîner. On me conduisit à une petite chambre avec un dauphin peint sur la porte. J’avais bien froid, malgré une tasse de thé qu’on m’avait servie devant un grand feu dans une pièce du rez-de-chaussée. Après m’être déshabillé au plus vite dans la chambre du dauphin, je fus très heureux de pouvoir m’enfoncer dans le lit du dauphin, de me mettre autour de la tête les draps du dauphin et de m’endormir dans le lit du dauphin !

M. Barkis, le voiturier, devait venir me chercher le matin à neuf heures. Je me levai à huit, un peu fatigué encore après un si court sommeil, mais je tenais à être prêt. M. Barkis me reçut exactement comme s’il s’était écoulé tout juste cinq minutes depuis notre dernier voyage, plaça ma malle dans sa voiture, m’y fit monter, s’assit lui-même sur le siège et mit le cheval à son pas accoutumé.

« — Vous vous portez bien, M. Barkis ? » lui dis-je pensant lui être agréable.

M. Barkis, pour toute réponse, passa sa manche sur son visage.

« — Je fis votre commission, j’écrivis à Peggoty, » repris-je espérant le rendre plus communicatif.

« — Ah ! dit M. Barkis assez sèchement.

» — Est-ce que j’ai mal fait ?

» — Non, mais elle n’a pas répondu.

» — Y avait-il donc une réponse ?

» — Quand un homme dit qu’il veut bien, c’est comme s’il disait qu’il attend une réponse, dit M. Barkis avec un air grognon.

» — Désirez-vous que je le lui rappelle ?

» — Volontiers, répliqua-t-il, je vous serai obligé de lui dire cette fois : Barkis veut bien et il attend une réponse… À propos, quel est son nom ?

» — Peggoty.

» — Est-ce son nom de chrétienne ou son nom de famille ?

» — Peggoty est son nom de famille, son nom de baptême est Clara.

» — Ah ! dit M. Barkis. » Et, trouvant là sans doute un sujet de réflexion profonde, il prit un air rêveur comme s’il sifflait en dedans :

« — Eh bien ! répéta-t-il au bout de quelque temps, dites-lui que Barkis veut bien et qu’il attend une réponse.

» — Je vous le promets, M. Barkis ; » et sur cette assurance le taciturne voiturier retomba dans son silence jusqu’à ce que nous fussions arrivés, après avoir tiré toutefois de sa poche un morceau de craie blanche et écrit en forme de memorandum, sur la bâche de sa voiture : Clara Peggoty !

Ah ! quelle étrange sensation de retourner à la maison quand ce n’est plus la maison pour nous, quoique tous les objets qu’on revoit vous rappellent le temps où elle l’était encore ! qu’il me semblait loin dans le passé ce temps où ma mère, Peggoty et moi nous étions tout les uns pour les autres, sans que personne s’interposât entre nous ! souvenirs qui me semblaient être ceux d’un rêve que je ne ferais plus ! J’en ressentis une telle tristesse, que je ne savais comment expliquer la joie avec laquelle j’étais parti de Salem-House, et je crois que j’en aurais de bon cœur repris le chemin pour me retrouver avec Steerforth ; mais au moment où je faisais cette réflexion amère, les vieux ormes agitaient sur ma tête leurs branches dépouillées de feuilles en éparpillant les derniers débris des nids de grolles.

Le voiturier déposa ma malle à la grille du jardin et me laissa là. Je m’engageai dans le sentier qui aboutissait à la maison, regardant les fenêtres et craignant à chaque fois d’y voir apparaître M. ou Miss Murdstone. Mais personne. Je parvins inaperçu jusqu’à la porte du vestibule, et ayant l’habitude de l’ouvrir, j’entrai, sans frapper, d’un pas timide.

Mon Dieu, quel ressouvenir de ma première enfance réveille en moi le son de la voix que j’entends dans le salon ! Ma mère murmure un chant que je crois reconnaître, quoique nouveau pour mon oreille, un chant que je comparerais à la voix de ces figures amies dont on cherche à démêler les traits au retour d’une longue absence. Ah ! si j’ai déjà entendu cet air et ces paroles, ce doit être lorsqu’elle me berçait dans ses bras pour appeler le sommeil.

Le murmure mélancolique de la voix de ma mère me révélait qu’elle était seule… Je me glissai sans bruit dans le salon : elle était assise au coin du feu, seule en effet, dans ce sens qu’elle n’avait d’autre compagnon qu’un petit enfant à qui elle donnait le sein et qui entourait son cou de sa petite main. Elle le contemplait et lui chantait le refrain qui m’avait si tendrement ému.

« Ma mère ! » À ce mot que je prononçai sur le seuil de la porte, elle tressaillit et poussa un cri. Mais, en me voyant, elle m’appela son cher Davy, son cher enfant ! et, venant au-devant de moi jusqu’au milieu du salon, s’agenouilla, me baisa et pressa ma tête sur son sein, près de la petite créature qu’elle y abritait en portant sa main à mes lèvres.

Ah ! si j’avais pu mourir… mourir ainsi, avec le sentiment qui me remplissait le cœur ! le ciel se fût ouvert pour moi, j’en suis certain.

« — C’est ton frère, dit ma mère en me caressant : Davy, mon pauvre enfant, mon chéri ! »

Et elle me couvrait de baisers en passant son bras autour de mon cou, lorsque survint Peggoty accourant, Peggoty qui se mit à faire des folies à côté de nous pendant un quart d’heure.

Je n’étais pas attendu si tôt, le voiturier ayant de beaucoup devancé l’heure de son voyage habituel : M. et Miss Murdstone, qui étaient allés faire une visite dans le voisinage, ne devaient pas être de retour avant la nuit. Je n’avais pas espéré cela. Je n’avais pas pensé que nous pourrions nous retrouver une fois encore tous les trois ensemble : il me sembla que nous étions revenus au temps où j’étais si heureux.

Nous dînâmes auprès du feu. Peggoty voulait nous servir, mais ma mère exigea qu’elle se mît à table avec nous. J’eus mon ancienne assiette, sur laquelle, dans un fond brun, était peint un vaisseau déployant toutes ses voiles ; Peggoty l’avait cachée quelque part pendant mon absence, « et, dit-elle, pour cent guinées elle n’aurait pas voulu qu’elle fût cassée. » J’eus mon ancien verre de cristal avec David gravé dessus, mon ancienne fourchette et mon ancien petit couteau qui ne voulait pas couper !

Tandis que nous étions à table, j’eus l’occasion favorable pour parler à Peggoty de M. Barkis. Je n’avais pas fini qu’elle rit aux éclats et se couvrit le visage avec son tablier.

« — Peggoty, demanda ma mère, de quoi s’agit-il ? »

Peggoty de rire plus fort sans ôter son tablier qui resta comme un sac sur sa tête lorsque ma mère voulut le tirer.

« — Qu’est-ce que cela signifie ? sotte que vous êtes, dit ma mère riant à son tour.

» — Oh ! quel homme ! s’écria Peggoty ; il veut se marier avec moi.

» — Ce serait un bon mariage pour vous, n’est-ce pas ? dit ma mère.

» — Oh ! je ne sais pas, répondit Peggoty. Ne me le demandez pas. Je ne voudrais pas l’épouser pour son pesant d’or, ni lui ni un autre.

» — Alors, pourquoi ne pas le lui dire, sotte, dit ma mère.

» — Le lui dire ! » répliqua Peggoty jetant un coup d’œil de dessous son tablier. « Il ne m’en a jamais soufflé un mot. Il sait trop bien ce qui l’attendrait. S’il avait la hardiesse de me parler, je lui appliquerais un soufflet sur la joue. »

Son visage était devenu pourpre, mais elle le voila de nouveau avec son tablier et puis fut prise encore d’un accès de rire. Après deux ou trois de ces accès, elle continua son dîner.

Je remarquai que ma mère avait eu beau sourire en regardant Peggoty, elle devenait de plus en plus pensive et sérieuse. J’avais déjà observé en arrivant qu’elle était changée : toujours jolie, mais ayant l’air soucieux : sa main avait maigri et paraissait d’une blancheur presque transparente. Je fus surtout frappé de l’expression de physionomie avec laquelle ma mère entendit parler d’une proposition de mariage faite à sa fidèle servante ; j’y lus une inquiétude et une anxiété qui ne tardèrent pas à se manifester plus clairement.

« — Peggoty, dit-elle en prenant affectueusement la main de celle-ci ; Peggoty, ma chère, vous n’allez pas vous marier ?

» — Moi, Madame, répondit Peggoty effarée, Dieu vous bénisse, non.

» — Pas encore, n’est-ce pas, dit ma mère tendrement.

» — Jamais ! s’écria Peggoty.

» — Ne me quittez pas, Peggoty, reprit ma mère en lui serrant la main ; restez avec moi : ce ne sera pas pour long-temps peut-être. Que ferais-je sans vous ?

» — Moi vous quitter ! s’écria Peggoty ; non, pour rien au monde. Qui a pu vous mettre cela en tête ? Quelle folle idée vous avez là ? » Car Peggoty était depuis long-temps habituée à traiter quelquefois ma mère comme un enfant.

« — Je vous remercie, Peggoty, dit ma mère.

» — Moi vous quitter ! poursuivit-elle ; comment cela me serait-il possible ? Peggoty s’en irait d’auprès de vous… Je voudrais bien l’y voir. Non, non, répéta-t-elle en secouant la tête et croisant les bras, elle n’en fera rien. Ce n’est pas qu’il n’y ait des chats qui en seraient enchantés ; mais elle ne leur fera pas ce plaisir. Qu’ils attendent. Je veux demeurer avec vous jusqu’à ce que je soye une vieille décrépite ; quand je serai trop sourde, trop aveugle, trop impotente pour être bonne à rien, même à être grondée… alors j’irai trouver mon Davy et le prierai de me recevoir.

» — Et moi, Peggoty, dis-je, je serai heureux de vous voir et vous recevrai comme une reine.

» — Le ciel vous bénisse, cher enfant ! s’écria Peggoty, je sais bien comme vous me recevrez. » Et elle m’embrassa à-compte sur sa reconnaissance pour ma future hospitalité. Après quoi elle se couvrit encore le visage de son tablier et eut un accès de rire aux dépens de M. Barkis ; puis elle prit le petit enfant dans son berceau et le dorlota sur ses genoux. Enfin, elle ôta la table, sortit, revint avec un nouveau bonnet, sa boîte à ouvrage, son morceau de bougie, son ruban à mesurer ; toujours la même Peggoty d’un autre temps.

Assis autour du feu, nous eûmes une causerie délicieuse. Je leur racontai les cruautés de M. Creakle et elles me plaignirent. Je leur dis quel aimable protecteur était Steerforth, et Peggoty déclara qu’elle ferait dix lieues à pied pour aller le voir. Je pris dans mes bras mon petit frère quand il s’éveilla, et je le berçai avec affection ; quand il se rendormit, je me rapprochai de ma mère comme j’avais toujours fait, j’inclinai ma tête sur son épaule et sentis sur mon front la douce impression de ses beaux cheveux… que je comparais à une aile d’ange. Je m’en souviens… ah ! j’étais heureux. Assis là, regardant le feu et y contemplant les figures de la flamme, je me laissais aller à croire que je n’avais jamais quitté la maison ; que M. et Miss Murdstone n’étaient aussi que des figures fantastiques qui s’évanouiraient quand s’éteindrait le feu, et qu’il n’y avait de réel dans tous mes souvenirs, que ma mère, Peggoty et moi.

Peggoty raccommodait un bas, tant qu’elle pouvait y voir, puis le passait sur sa main gauche comme un gant, son aiguille dans sa main droite, prête à repriser une autre maille dès que la flamme jetait une lueur.

« — Je me demande, » dit Peggoty qui interrompait quelquefois ses éternelles reprises pour se demander tout-à-coup quelque chose, « je me demande ce qu’est devenue la grand’tante de Davy ? »

Ma mère, en ce moment, était à rêver, et cette question la tira de sa rêverie.

« — Qui peut vous la rappeler ainsi ? dit-elle à son tour.

» — Je ne sais, Madame ; mais je me demande ce qu’elle est devenue.

» — Que vous êtes absurde, Peggoty ! répliqua ma mère : on supposerait que vous désireriez qu’elle nous fît une seconde visite.

» — Le ciel nous en préserve ! s’écria Peggoty.

» — Eh bien ! alors, dit ma mère, à quoi bon en parler ? Miss Betsey doit être enfermée dans son cottage près de la mer, et elle y restera. À tout événement, il n’est guère probable qu’elle vienne nous troubler encore.

» — Non, ce n’est pas probable, murmura Peggoty ; mais je me demande si, venant à mourir, elle ne laisserait pas quelque chose à Davy.

» — Ah ! mon Dieu ! Peggoty, reprit ma mère, quelle femme absurde vous faites ! Avez-vous oublié qu’elle prit comme un affront personnel la naissance du pauvre enfant ?

» — Je suppose, dit Peggoty, qu’elle ne serait pas trop disposée à lui pardonner à présent.

» — Et pourquoi ? dit ma mère d’un ton un peu dépité.

» — À présent qu’il lui est venu un frère, dit Peggoty. »

Ma mère se mit à pleurer.

« — Comment pouvez-vous parler ainsi ? dit-elle. Quel mal a pu vous faire, à vous ou à personne, ce pauvre petit innocent dans son berceau, jalouse que vous êtes ! Vous feriez mieux d’épouser M. Barkis, le voiturier ! Pourquoi ne l’épouseriez-vous pas ?

» — Je rendrais Miss Murdstone trop heureuse, répliqua Peggoty.

» — Quel mauvais caractère vous avez, Peggoty ! Vous êtes ridiculement jalouse de Miss Murdstone. Vous voudriez tenir les clés de la maison ? je suppose. Vous savez bien cependant qu’elle ne les garde que par complaisance pour moi et avec les meilleures intentions.

» — La peste soit des bonnes intentions ! murmura Peggoty.

» — Je vous comprends, méchante fille, dit ma mère. Comment ne rougissez-vous pas de juger ainsi une personne qui vous a répété si souvent que je suis trop étourdie et trop…

» — Trop jolie… dit Peggoty voyant que ma mère hésitait pour prononcer le mot.

» — Eh bien ! reprit ma mère en souriant, est-ce ma faute si elle est assez folle pour le dire et si elle veut m’épargner tous les ennuis qu’elle s’impose à elle-même, allant fureter dans tous les recoins et jusque dans le trou au charbon, où, certes, je n’irais pas à sa place ?… N’est-ce pas du dévoûment ? Oseriez-vous l’insinuer ?

» — Je n’insinue rien du tout, dit Peggoty.

» — Si, si, Peggoty, vous ne faites que cela, vous insinuez toujours, poursuivit ma mère ; et M. Murdstone, ne parlez-vous pas aussi de ses bonnes intentions ?…

» — Je n’en ai jamais parlé, répliqua Peggoty.

» — Non, Peggoty ; mais, encore une fois, vous l’avez insinué comme vous faites selon votre coutume : nierez-vous que vous ayez maintes fois voulu interpréter défavorablement les motifs qui se font agir ? N’ai-je pas été obligée maintes fois de le justifier ? Car s’il semble sévère avec quelqu’un… et je ne parle de personne qui soit ici, Davy… c’est pour le bien de ce quelqu’un, oui, uniquement pour son bien. Il aime ce quelqu’un à cause de moi, et il sait mieux que moi ce qu’il faut faire pour lui, car je suis une tête étourdie et il est un homme ferme, sérieux, grave. Aussi dois-je lui être bien reconnaissante des peines qu’il se donne avec moi… Quand je ne crois pas être reconnaissante comme je le devrais, je me le reproche, Peggoty ; je m’en veux alors et je doute de mon pauvre cœur. »

Ici Peggoty, voyant les yeux de ma mère se remplir de larmes, resta silencieuse en regardant le feu, et ma mère, à son tour, voyant Peggoty prendre l’air si triste, changea encore de ton et lui dit :

« — Allons, Peggoty, ne nous querellons pas ; vous êtes ma véritable amie, si j’en ai une au monde. Quand je vous appelle une créature absurde ou tourmentante, ou n’importe quel nom je vous donne, je ne cesse pas de penser que vous êtes ma meilleure amie et que vous l’avez toujours été, depuis le soir où M. Copperfield, m’amenant ici pour la première fois, vous vîntes sur la porte pour me recevoir. »

Peggoty ne tarda pas à répondre à ces cordiales paroles, et ratifia le traité d’amitié en me faisant à moi une de ses plus caressantes embrassades : je pense bien avoir deviné alors le vrai motif de cette explication ; mais aujourd’hui je suis certain que la bonne fille l’avait provoquée à dessein, uniquement pour que ma mère pût se consoler par la petite conclusion contradictoire qui la terminait. Elle réussit, car je me souviens que ma mère parut tout-à-fait heureuse pendant le reste de la soirée.

Nous prîmes le thé. Je voulus lire à Peggoty un chapitre du livre des crocodiles, en souvenir d’autrefois… le livre se trouvait justement dans sa poche, comme si elle l’y avait toujours gardé. Puis nous reparlâmes de Salem-House, ce qui me ramena à Steerforth, mon texte favori. Soirée de bonheur, la dernière des soirées bénies de mon enfance ! Jamais elle ne sortira de ma mémoire !

Il était près de dix heures quand nous entendîmes le bruit de la voiture qui s’arrêtait devant la grille. Nous nous levâmes tous. Ma mère dit qu’il était bien tard, ajoutant que, comme M. Murdstone et Miss Murdstone approuvaient que les enfants allassent se coucher de bonne heure, je ferais peut-être mieux d’aller me mettre au lit. Je l’embrassai et montai dans ma chambre aussitôt, avant que M. Murdstone et sa sœur entrassent au salon. Sur les degrés de l’escalier, mon imagination d’enfant me fit penser qu’ils introduisaient avec eux, dans la maison, un souffle glacial qui faisait évanouir toutes les images de mes premières années. Hélas ! ma chambre avait été aussi ma prison.

Le lendemain matin, je me sentis peu à mon aise en descendant pour déjeuner. Je n’avais plus fixé les yeux sur M. Murdstone depuis mon mémorable attentat. Cependant il fallait bien le revoir. Je me présentai donc au salon, non sans avoir fait deux ou trois haltes à moitié chemin et être remonté en courant dans ma chambre sur la pointe des pieds.

M. Murdstone était debout, le dos tourné au feu, tandis que Miss Murdstone faisait le thé. Il me regarda d’un air sec, n’ayant pas l’air de me reconnaître.

J’allai à lui après un moment de confusion, et lui dis :

« — Je vous prie de me pardonner, Monsieur ; je suis bien fâché de ce que j’ai fait.

» — Je suis charmé d’apprendre que vous êtes fâché, David, répondit-il. »

La main qu’il me tendit était la main que j’avais mordue. Je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil sur une petite cicatrice ; mais je fus bientôt troublé par la simple expression de sa physionomie.

« — Comment vous portez-vous, Madame ? dis-je à Miss Murdstone.

» — Ah ! Seigneur Dieu ! » répondit-elle avec un soupir et en me tendant la pince à sucre au lieu de ses doigts, « combien durent les vacances ?

» — Un mois, Madame.

» — À compter depuis quand ?

» — D’aujourd’hui, Madame.

» — Oh ! alors, dit Miss Murdstone, c’est un jour de passé. »

Elle tint un calendrier de vacances conforme à cette manière de compter, et chaque matin elle effaçait un jour lorsqu’il était à peine commencé. Elle fit cette opération avec humeur jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à dix. Mais quand elle put mettre deux chiffres à côté l’un de l’autre, l’espérance commença à épanouir son visage, et en voyant approcher le trentième jour, elle eut même une certaine gaieté.

Hélas ! dès le premier jour, j’eus le malheur de la jeter dans une terreur violente, quoi qu’elle ne fût pas, en général, sujette à ces faiblesses.

J’étais entré dans le salon où elle était assise, occupée à enfiler des perles d’acier, sa récréation ordinaire. Le nouveau-né (qui n’avait que quelques semaines) étant sur les genoux de ma mère, je le pris avec précaution dans mes bras. Tout-à-coup Miss Murdstone poussa un cri si effrayant, que je faillis le laisser tomber.

« — Ma chère Jane ! s’écria à son tour ma mère.

» — Bonté du ciel ! Clara ! voyez-vous cela ! s’écria encore Miss Murdstone.

» — Quoi donc ? Mais qu’est-ce, ma chère Jane, demanda ma mère.

» — Il l’a pris ! dit Miss Murdstone avec la même épouvante, Davy a pris le petit enfant. »

Elle était comme paralysée d’horreur ; mais elle se raidit pour s’élancer sur moi et me reprendre mon petit frère ; puis elle faillit s’évanouir, se plaignit comme si elle était très souffrante, et il fallut lui faire avaler de l’eau-de-vie de cerises. Dès qu’elle eut recouvré ses sens, elle m’interdisit solennellement de jamais toucher mon frère, n’importe sous quel prétexte, et ma pauvre mère, qui, je le voyais bien, eût désiré le contraire, confirma doucement l’interdiction en ajoutant : « Sans doute, vous avez raison, ma chère Jane. »

Un autre jour, nous trouvant encore tous trois ensemble, ce même cher petit frère (car il m’était vraiment cher, à cause de notre mère), devint une nouvelle occasion, pour Miss Murdstone, de se mettre en colère. Ma mère, qui venait d’examiner ses yeux pendant qu’il était sur ses genoux, me dit :

« — Davy, venez ici ? » et elle examina les miens.

Miss Murdstone était tout attention.

« — Je déclare, dit ma mère avec douceur, qu’ils sont exactement semblables. Je suppose qu’ils viennent de moi ; je crois qu’ils sont de la couleur des miens ; mais ils sont étonnamment semblables.

» — Que dites-vous là, Clara ? demanda Miss Murdstone.

» — Ma chère Jane, » répondit ma mère en balbutiant, un peu troublée par le ton dur de cette interrogation, « je trouve que les yeux de l’enfant et ceux de Davy sont exactement semblables.

» — Clara, » dit Miss Murdstone se redressant d’un air fâché, « vous êtes quelquefois bien folle.

» — Ma chère Jane ! » dit ma mère comme si elle voulait réclamer.

« — Une vraie folle ! reprit Miss Murdstone. Qui pourrait comparer l’enfant de mon frère avec le vôtre ? Ils ne se ressemblent en rien. Ils diffèrent complètement l’un de l’autre. J’espère qu’il en sera toujours ainsi. Je ne resterai pas ici pour entendre faire de pareilles comparaisons. »

Là-dessus elle sortit et referma la porte avec humeur.

Bref, je n’étais pas le favori de Miss Murdstone ; à vrai dire, je n’étais le favori de personne ; car ceux qui m’aimaient ne pouvaient le témoigner, et ceux qui ne m’aimaient pas le témoignaient si clairement, que j’avais la conscience intérieure de me sentir toujours maussade, contraint, gêné et gênant pour les autres. Si j’entrais dans le salon où ma mère était avec M. Murdstone et sa sœur, tous les trois causant ensemble et ma mère paraissant disposée à une certaine gaieté, je voyais un nuage d’inquiétude se répandre aussitôt sur son charmant visage. Si, par hasard, M. Murdstone était de bonne humeur, il devenait sombre ; si Miss Murdstone était dans un de ses plus mauvais quarts d’heure, je la rendais plus grondeuse encore. À travers ma susceptibilité, je reconnaissais bien que ma mère était une victime. Elle avait peur de me parler ou de paraître tendre pour moi, de peur d’être sermonée plus tard, comme si elle eût commis un crime : aussi était-elle continuellement sur ses gardes pour elle-même, en même temps qu’elle suivait tous mes mouvements en redoutant l’effet qu’ils pouvaient produire sur les autres. Je résolus donc de me tenir à l’écart autant que possible. Maintes fois j’entendis sonner la cloche dans le silence de ma chambre, enveloppé de ma petite redingote, ou gardant le lit, occupé à lire un de mes romans.

Quelquefois, dans la soirée, j’allais m’asseoir avec Peggoty dans la cuisine. Là, je me retrouvais à mon aise et n’avais plus peur de me montrer ce que j’étais naturellement. Mais on n’approuva, au salon, aucune de ces deux ressources, et l’esprit de tyrannie qui y régnait chercha à me priver de l’une et de l’autre. On me jugeait encore nécessaire à l’éducation de ma pauvre mère, et comme un moyen d’éprouver ses progrès à l’école de la fermeté. Mes absences furent donc un nouveau grief contre moi.

« — David, » me dit M. Murdstone un jour qu’après le dîner j’allais quitter le salon comme à l’ordinaire, « je suis fâché d’observer que vous êtes d’un caractère boudeur et sombre.

» — Aussi sombre qu’un ours, » dit Miss Murdstone.

Je ne bougeai pas et baissai la tête.

« — Or, David, reprit M. Murdstone, un caractère boudeur, sombre et obstiné est le pire de tous les caractères.

» — Et cet enfant, remarqua sa sœur, est, de tous les enfants boudeurs, sombres et obstinés que j’ai vus, le plus boudeur, le plus sombre et le plus obstiné. Je pense, ma chère Clara, que vous l’avez observé vous-même.

» — Pardonnez-moi, ma chère Jane, dit ma mère ; mais êtes-vous bien sûre, vous ne m’en voudrez pas de ce doute, êtes-vous bien sûre de comprendre Davy ?

» — Je serais un peu honteuse de moi-même, Clara, répondit Miss Murdstone, si je ne comprenais pas cet enfant ou n’importe quel enfant. Je ne me vante pas d’être très profonde, mais j’ai la prétention d’avoir le sens commun.

» — Sans doute, ma chère Jane, dit ma mère, vous êtes d’une intelligence peu ordinaire, et…

» — Non, ma chère, non : je vous prie de ne pas dire cela, interrompit Miss Murdstone d’un ton aigre.

» — Si, si, j’en suis sûre, repartit ma mère, et c’est l’opinion de tout le monde. Je profite tellement de votre rare intelligence, ou du moins je devrais si bien en profiter, que personne n’en est plus convaincue que moi. Aussi je parle avec une grande défiance toutes les fois que j’exprime un avis contraire au vôtre.

» — Eh bien ! soit, Clara, » dit Miss Murdstone en rajustant sur ses poignets ses bracelets d’acier ; » mettons que je ne comprenne pas l’enfant… je conviendrai, si cela vous plaît, que je ne le comprends pas du tout, qu’il est trop profond pour moi… Mais peut-être la pénétration de mon frère lui permet-elle de voir clair dans ce caractère, et je crois que mon frère en parlait lorsque, peu discrètement, nous l’avons interrompu.

» — Je pense, Clara, » dit M. Murdstone d’une voix grave, « qu’il est des juges plus clairvoyants et plus impartiaux que vous sur une pareille question.

» — Édouard, » répondit timidement ma mère, « vous êtes, sur toutes les questions, meilleur juge que je n’ai la prétention de l’être. Jane et vous, je vous reconnais comme très supérieurs à moi. Je disais seulement…

» — Vous disiez quelque chose de très léger et de très inconsidéré, repartit M. Murdstone ; tâchez de ne plus le faire, Clara, et de veiller sur vous. »

Ma mère remua les lèvres comme si elle répondait : « Oui, mon cher Édouard ; » mais elle ne prononça pas distinctement cette réponse.

M. Murdstone s’adressa alors à moi de nouveau, et me répéta très sérieusement et très sèchement : « — J’ai le regret d’observer, David, que vous êtes d’un caractère boudeur et sombre. Ce n’est pas un caractère que je puisse laisser se développer devant mes yeux, sans m’efforcer de le corriger. Vous devez chercher, David, à combattre cette disposition. Nous devons la combattre nous-mêmes.

» — Je vous demande pardon, Monsieur, dis-je en balbutiant, je n’ai jamais eu l’intention de bouder depuis que je suis revenu du pensionnat.

» — N’ayez pas recours à un mensonge. Monsieur, pour vous justifier, » répliqua-t-il avec une telle impétuosité, que ma mère étendit involontairement sa main tremblante comme pour intervenir entre nous, — « vous vous êtes retiré dans votre chambre pour bouder ; vous y êtes resté quand vous auriez dû être ici. Je vous déclare, une fois pour toutes, que je veux que vous soyez ici et non pas là. De plus, je veux que vous apportiez ici un air de soumission. Vous me connaissez, David, je le veux ! »

Miss Murdstone fit entendre un rire enroué.

« — Je veux une conduite respectueuse, de la docilité et de l’empressement envers moi, continua-t-il, envers Jane Murdstone et envers votre mère. Je ne veux pas qu’on fuie ce salon comme s’il était infecté. Je ne veux pas avoir à lutter contre le caprice d’un enfant. Asseyez-vous. »

Il me parla comme s’il eût parlé à un chien, et j’obéis comme un chien.

« — Une chose encore, dit-il ; j’observe que vous avez les goûts vulgaires. Vous ne devez pas vivre dans l’intimité des domestiques. Ce n’est pas dans la cuisine que vous acquerrez les qualités qui vous manquent. Quant à la servante qui vous gâte… je n’en parle pas… puisque vous, Clara, ajouta-t-il d’une voix moins élevée en s’adressant à ma mère, puisque vous-même, une longue habitude et d’anciens souvenirs vous inspirent pour elle une faiblesse que vous ne pouvez encore vaincre.

» — Illusion bien inexplicable ! » s’écria Miss Murdstone.

« — Je dis seulement, David, » reprit-il revenant à moi, « je dis que je désapprouve que vous préfériez une compagnie comme celle de Mistress Peggoty à la nôtre, et qu’il faut y renoncer. Maintenant, vous me comprenez, je veux être obéi à la lettre, et vous savez quelles seraient les conséquences de votre désobéissance. »

Je le savais, mieux peut-être qu’il ne le pensait, relativement à ma pauvre mère, et je lui obéis à la lettre. Je ne me retirai plus dans ma chambre, je ne me réfugiai plus auprès de Peggoty ; je demeurai ennuyeusement au salon, appelant de tous mes vœux l’heure de me mettre au lit.

Quelle monotone contrainte je subis, passant des heures entières dans la même attitude, n’osant remuer un bras ou une jambe, de peur que Miss Murdstone ne se plaignît de ma turbulence ; évitant son regard, de peur d’y trouver l’expression de son mécontentement ! Quel ennui intolérable d’écouter le tic-tac du balancier de la pendule, ou de compter tout bas les petites perles d’acier que Miss Murdstone enfilait en chapelets ! Quelquefois, je me demandais si elle ne se marierait jamais, et cette supposition me faisait déplorer le sort du malheureux qui la prendrait pour femme.

Que de promenades solitaires je fis dans les sentiers de notre voisinage, par le ciel gris d’hiver, emportant avec moi le triste salon avec la présence de M. et Miss Murdstone, monstrueux fardeau qui me suivait partout, cauchemar de jour qu’il était impossible de secouer et qui engourdissait ma vivacité naturelle !

Que de repas silencieux où je sentais qu’il y avait à table un couvert de trop, le mien ; une chaise de trop, la mienne ; quelqu’un de trop, enfin, moi !

Que de soirées où l’on s’attendait à me voir prendre un livre, et où, n’osant pas en lire un qui fût amusant, je choisissais moi-même quelque traité d’arithmétique et essayais en vain de trouver les termes du problème, qui se mettaient d’accord pour moi comme un air à boire et une romance !

Que de bâillements involontaires, que de pénibles efforts contre le sommeil, que de réveils en sursaut, lorsque j’espérais pouvoir dormir inaperçu ; que de réponses vainement attendues à de petites observations, rares d’ailleurs ! Je me sentais à la fois compté pour rien, et néanmoins gênant pour tout le monde. Je n’avais souvent qu’un moment d’aise dans la journée, c’était le dernier, lorsque sonnait le premier coup de neuf heures, et que Miss Murdstone, ravie elle-même, me disait : « Allez vous coucher. »

Ainsi se traînèrent les vacances de Noël, jusqu’au matin, où Miss Murdstone s’écria : « C’est aujourd’hui le dernier jour, » et me versa la dernière tasse de thé.

Je ne fus pas fâché de partir. J’étais tombé dans un état de torpeur stupide ; cependant, je commençais à me réveiller un peu en songeant que j’allais revoir Steerforth, quoique M. Creakle fût derrière lui. M. Barkis reparut encore une fois à la grille du jardin, et, encore une fois, lorsque ma mère se baissait pour me donner le baiser d’adieu, Miss Murdstone, de sa voix sévère, lui dit : « Clara ! »

J’embrassai ma mère ainsi que mon petit frère, et j’éprouvai alors un vif chagrin, quoique ce ne fût pas le chagrin de la quitter ; car, dans la maison même, existait un vide entre nous ; — dans la maison même, notre séparation se renouvelait chaque jour. C’est aussi bien moins le baiser de ma mère que je retrouve gravé dans ma mémoire, quoiqu’il fût aussi tendre qu’il pouvait l’être… c’est bien moins ce baiser que ce qui suivit.

J’étais déjà dans la voiture, quand je m’entendis appeler. Je regardai, et ma mère était sur le seuil de la grille, seule, tenant dans ses bras mon petit frère. Le froid était vif : elle restait là, immobile, fixant sur moi son ardent regard et tenant son second enfant.

Ainsi je la quittai, ainsi je la revis ensuite dans mon sommeil au pensionnat ! — silencieuse et immobile près de mon lit ; — fixant sur moi le même regard ; — tenant son enfant dans ses bras !

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CHAPITRE IX.

Mémorable anniversaire.


J’omets tout ce qui se passa au pensionnat jusqu’à l’anniversaire de ma naissance, qui revenait en mars. Je ne me souviens de rien, si ce n’est que Steerforth obtenait de plus en plus mon admiration. Il devait partir à la fin du semestre ou même avant. De plus en plus indépendant, de plus en plus sûr de lui-même, il me semblait doué, chaque jour, de séductions nouvelles ; mais tout le reste est sorti de ma mémoire. Le grand événement qui signala pour moi cette époque, a absorbé en quelque sorte tous les autres, et il survit seul dans mon imagination.

J’ai même quelque difficulté à me persuader qu’il y eut un intervalle de deux longs mois entre mon retour à Salem-House et le mémorable anniversaire. Pour le comprendre, j’ai besoin de savoir que cela fut, j’ai besoin de me le dire ; autrement je croirais bientôt qu’il y eut tout au plus l’intervalle de deux fois vingt-quatre heures.

Comme je me rappelle quel temps il faisait ce jour-là ! Je sens le brouillard du matin qui enveloppait la maison ; je vois, à travers sa vapeur, la neige tombée la veille ; les mèches de mes cheveux se transforment en glaçons sur mes joues ; de distance en distance, la lueur d’une chandelle lutte contre l’atmosphère brumeuse de la salle d’étude, qu’épaissit encore la respiration des élèves soufflant dans leurs doigts pour les réchauffer, et battant de la semelle sur le plancher.

C’était après le déjeuner, et nous avions été rappelés de la cour dans la salle, lorsque entra M. Sharp, qui dit :

« — On demande David Copperfield au parloir. »

J’attendais une bourriche de Peggoty et je devins tout radieux. Quelques-uns de mes camarades s’approchèrent de moi et me prièrent de ne pas les oublier dans la distribution des friandises que je leur avais annoncées. Je prenais donc joyeusement ma course vers le parloir.

« — Ne vous pressez pas tant, David, dit M. Sharp ; vous avez le temps, mon enfant, ne vous pressez pas. »

Si j’y avais réfléchi, j’aurais pu être surpris de l’accent compatissant de M. Sharp ; mais je n’y songeai qu’ensuite. Je courus au parloir. J’y trouvai M. Creakle assis à table, occupé à déjeuner, ayant sa canne et un journal devant lui, Mrs Creakle une lettre ouverte à la main… et point de bourriche.

« — David Copperfield, dit Mrs Creakle me conduisant à un sopha et m’y faisant asseoir auprès d’elle, j’ai à vous parler en particulier… J’ai quelque chose à vous dire, mon enfant. »

M. Creakle, que je regardai naturellement, secoua la tête sans la tourner de mon côté, et il étouffa un soupir en avalant une tartine de beurre.

« — Vous êtes trop jeune pour savoir combien le monde change chaque jour, continua Mrs Creakle, et avec quelle rapidité la vie y passe ; mais nous sommes tous condamnés à l’apprendre, David, quelques-uns dans la jeunesse, d’autres dans la vieillesse, d’autres encore à tout âge. »

Je la regardai attentivement.

« — Lorsque vous quittâtes vos parents après les vacances de Noël, reprit Mrs Creakle, se portaient-ils tous bien ?… »

Je ne répondis rien.

« — Votre mère était-elle malade ? » demanda Mrs Creakle au bout d’une minute de silence.

Je tremblais sans savoir pourquoi, et je la regardais toujours avec la même attention sans essayer de répondre.

« — C’est parce que… continua-t-elle… c’est parce que j’ai la douleur de vous apprendre qu’on m’écrit ce matin… que votre mère est très malade. »

Un nuage se leva entre Mrs Creakle et moi : je la voyais encore, mais bientôt je ne la vis plus, tant mes yeux se remplissaient de larmes.

« — Votre mère est en danger, » ajouta-t-elle…

Ah ! je savais tout avant qu’elle m’eût dit : « Elle est morte. » Elle aurait pu se dispenser de me le dire. J’avais déjà poussé un cri de désespoir, le cri de l’enfant qui se sent orphelin dans le désert du monde.

Mrs Creakle fut très bonne pour moi. Elle me garda tout le jour, me laissant quelquefois seul. Je pleurai et pleurai encore jusqu’à éprouver l’accablement qui précède le sommeil ; je dormis, et me réveillai pour recommencer à pleurer. Lorsque mes larmes se tarirent, je me mis à réfléchir, et alors l’oppression de mon cœur fut telle qu’il me semblait que rien ne pouvait le soulager.

Cependant mes réflexions se succédaient vagues et sans suite. Elles ne se concentraient pas sur mon malheur : je passais en revue tous les souvenirs qu’il avait réveillés, et cherchais à me figurer quelles en devaient être les conséquences immédiates : je pensais à notre maison fermée, au silence qui y régnait, à mon petit frère que Mrs Creakle m’avait dit être languissant et ne pouvant long-temps survivre ; je pensais au tombeau de mon père dans le cimetière, et à l’arbre si bien connu de moi sous lequel ma mère aussi allait être déposée. Lorsque Mrs Creakle me laissa seul, j’étais assis ; je me levai pour regarder à la glace si mes yeux étaient rouges et mon visage affligé. En remarquant que mes larmes cessaient déjà de couler au bout de quelques heures, je me demandai avec inquiétude si elles seraient toutes taries pour le jour des funérailles… car on m’attendait pour conduire le deuil : j’éprouvais un singulier sentiment d’importance, comme si ma perte et ma douleur me revêtaient d’une dignité parmi les autres élèves.

Si jamais enfant fut pénétré d’une affliction sincère, c’est moi. Mais je me souviens que cesse importance me causait une sorte de satisfaction lorsque, dans l’après-midi, je traversai la cour et que je vis mes camarades me regarder par les fenêtres en se rendant à leurs classes : je me sentis distingué, je pris un air plus triste et ralentis le pas ! La classe finie, ils vinrent me parler, et je me trouvai un bon et modeste enfant de leur répondre sans orgueil et de les reconnaître tous comme auparavant.

Je partis le soir par une lourde diligence de nuit, qui desservait principalement les petites localités intermédiaires de la route. Je ne songeais guère, en quittant Salem-House, que je ne reverrais plus le pensionnat. Nous n’arrivâmes à Yarmouth que le lendemain matin entre neuf et dix heures. Je cherchais des yeux M. Barkis : à sa place je vis un petit vieillard, un peu obèse, à respiration courte et l’air riant, vêtu de noir, en bas de soie avec des ganses de ruban aux genoux, un chapeau à larges bords. Il s’approcha tout essoufflé de la portière de la diligence et prononça mon nom sur un ton d’interrogation.

« — Le jeune M. Copperfield ?

» — Oui, Monsieur, c’est moi.

» — Venez avec moi, s’il vous plaît, mon jeune Monsieur, j’aurai le plaisir de vous conduire à la maison. »

Je mis ma main dans la sienne, ne sachant qui il pouvait être, et l’accompagnai ainsi jusqu’à un magasin situé au milieu d’une rue étroite : on lisait sur l’enseigne :

OMER, DRAPIER, TAILLEUR, PASSEMENTIER,
Fournisseur d’Articles de Deuil et entrepreneur de
Pompes Funèbres.

Ce magasin était encombré de vêtements, les uns tout faits, les autres à demi confectionnés : la croisée contenait l’étalage, qui se composait aussi de chapeaux de castor et autres. Nous passâmes dans une arrière-boutique où nous trouvâmes trois jeunes femmes occupées à coudre une masse d’étoffes noires entassées sur la table et dont les découpures jonchaient le plancher. Un bon feu pétillait dans la cheminée : on respirait une odeur de crêpes échauffées… J’ai appris depuis à distinguer cette odeur qu’alors je ne connaissais pas encore.

Les trois jeunes femmes, qui semblaient très actives, levèrent la tête pour me regarder et se remirent à leur ouvrage. Le petit bruit de leur couture me frappa, et je remarquai aussi que d’un atelier placé dans la cour, au-delà de l’arrière-boutique, partait le retentissement régulier d’un marteau : toc, toc, toc, etc., sans variation de cadence.

« — Fort bien ! » dit mon guide à l’une des trois jeunes ouvrières ; « avançons-nous, Minette ?

» — Nous serons prêtes à l’heure, » reprit-elle gaîment sans tourner la tête ; « n’ayez pas peur, mon père. »

M. Omer déposa son chapeau à larges bords, s’assit et reprit haleine, après quoi il répéta :

« — Fort bien !

» — Mon père, » dit Minette d’un air folâtre, « comme vous gagnez de l’embonpoint !

» — C’est vrai, répondit-il, ma chère, je m’en aperçois.

» — Vous vivez si confortablement, dit Minette, et vous prenez toutes choses si tranquillement.

» — Il ne faut pas les prendre autrement, ma chère, répondit M. Omer.

» — Non, sans doute, dit Minette ; aussi sommes-nous tous ici très gais, n’est-ce pas, mon père ?

» — Je l’espère, ma fille, » dit M. Omer, et il ajouta : « Maintenant que j’ai un peu respiré, je prendrai mesure à ce jeune écolier ; voulez-vous venir dans la boutique, M. Copperfield ? »

Je fis ce qu’il désirait. Après m’avoir montré une pièce d’un drap qu’il vanta comme superfin et dit être exactement ce qu’il fallait pour le deuil d’un père ou d’une mère, il me prit mesure en s’interrompant pour inscrire ses notes sur un registre. Puis, cela fait, il appela mon attention sur les articles de son industrie de tailleur, me montrant une mode nouvelle et une autre déjà vieillie.

« — Et ce sont toutes ces brusques variations de la mode qui nous font perdre des sommes considérables, dit M. Omer. Mais les modes sont comme les hommes mortels. Elles viennent on ne sait ni comment ni pourquoi ; elles s’en vont de même. Tout est l’image de la vie humaine, selon moi, si vous voulez voir les choses à ce point de vue. »

En toutes circonstances, ces réflexions eussent fait, je suppose, fort peu d’impression sur mon esprit d’enfant. Dans mon vif chagrin, je ne pouvais guère les discuter, et M. Omer ayant satisfait son habitude de les émettre à tout venant, me ramena auprès de ses ouvrières.

Là, ouvrant une petite porte qui donnait sur un escalier, il s’écria : « — Apportez le thé et les tartines de beurre ! »

Au bout de quelque temps que je passai à regarder et à écouter le bruit de la couture avec l’accompagnement du marteau, une servante vint avec un plateau à thé qui se trouva être pour moi.

Mais je ne me pressais pas d’en profiter : au milieu de cet atelier de deuil, mon appétit n’était pas très vif. M. Omer me contempla pendant quelques minutes, et me dit :

« — Je vous connais depuis long-temps, mon jeune ami !

» — Vraiment, Monsieur ?

» — Je vous ai connu depuis votre naissance, et, pourrais-je dire, avant que vous fussiez né, reprit M. Omer. Je connaissais aussi votre père : il avait cinq pieds neuf pouces et quelques lignes ; il repose dans un terrain de vingt-cinq pieds carrés. »

Ici le bruit du marteau : toc, toc, toc.

« — Oui, il repose dans un terrain de vingt-cinq pieds carrés, reprit M. Omer : il avait lui-même désigné l’emplacement…

» — Savez-vous comment est mon petit frère, Monsieur ? demandai-je. »

M. Omer se contenta de hocher la tête, et le marteau seul répondit : toc, toc, toc ; mais mon regard lui exprimant encore ma question, M. Omer dit enfin :

« — Il est dans les bras de sa mère.

» — Ah ! le pauvre enfant ! est-il mort ?

» — Modérez votre chagrin, mon jeune M. Copperfield… oui, il est mort. »

Cette nouvelle rouvrit la plaie de ma douleur. Au lieu de goûter au déjeuner qu’on venait de me servir, j’allai pleurer dans un coin de l’arrière-boutique, en me penchant sur une petite table d’où Minette se dépêcha d’enlever les étoffes qui la garnissaient et que mes larmes auraient pu tacher. C’était une bonne fille, dont la main caressante écarta mes cheveux qui tombaient sur mes yeux humides ; mais elle était toute joyeuse d’avoir presque fini son ouvrage et d’être certaine d’arriver à temps. Quelques minutes après, en effet, le bruit de la couture et le bruit du marteau s’arrêtèrent : un jeune homme de bonne mine entra par la porte de la cour : il avait à la main un marteau et entre les lèvres de petits clous qu’il fut obligé d’ôter pour parler.

« — Eh bien ! Joram, dit M. Omer, où en êtes-vous ?

» — C’est fini, Monsieur, répondit Joram. »

Minette rougit, et les deux autres jeunes filles se regardèrent en souriant.

« — Vous y avez donc travaillé hier au soir, à la lumière, pendant que j’étais au club ? » dit M. Omer en clignotant.

« — Oui, répondit Joram, vous nous aviez promis de nous laisser faire avec vous cette promenade. Minette et moi, si tout était fini à l’heure convenue !

» — Je l’ai promis, en effet, dit M. Omer.

» — Et maintenant, reprit Joram, voulez-vous venir voir la chose et m’en dire votre opinion.

» — Volontiers, dit M. Omer. Allons, mon cher… » Et, se tournant vers moi : « Seriez-vous bien aise, ajouta-t-il, de voir le…

» — Non, mon père, non, dit Minette s’interposant.

» — Je pensais que cela pouvait lui être agréable, ma chère, dit M. Omer, mais peut-être avez-vous raison ! »

Je ne saurais expliquer comment je savais que c’était le cercueil de ma pauvre mère qu’on allait voir. Je n’avais jamais entendu faire un cercueil, je n’en avais jamais vu un… mais j’avais déjà tout deviné en entendant le bruit du marteau, et quand le jeune homme entra, je ne doutais pas de ce qu’il venait de faire.

L’ouvrage étant fini, les deux ouvrières dont j’ignorais les noms ayant passé une brosse sur leurs robes, allèrent dans le magasin pour mettre tout en ordre et attendre les pratiques. Minette resta pour plier ce qu’elles avaient cousu et le ranger dans deux corbeilles. Pendant qu’elle s’acquittait de cette tâche en fredonnant un air de joyeuse chanson, Joram, qui me parut son prétendu, vint furtivement lui dérober un baiser sans faire la moindre attention à moi. « Votre père, lui dit-il, est allé chercher la voiture et je n’ai que le temps d’aller tout préparer. » Il sortit alors ; — quant à Minette, elle mit son dé et ses ciseaux dans sa poche, fixa au corsage de sa robe une aiguille encore enfilée d’un fil noir, et rajusta proprement les diverses parties de son costume devant un miroir où j’apercevais l’image de sa figure heureuse.

J’observais tout cela du coin où j’étais assis, la tête penchée sur ma main et occupé de pensées bien différentes. La voiture, espèce de tapissière peinte en noir et attelée d’un cheval noir à longue queue flottante, s’arrêta bientôt devant la porte : on y transporta les corbeilles, et il y avait encore de la place pour nous tous.

Après ce que ces personnes venaient de faire, me trouver là avec elles, et les voir jouir du voyage que nous faisions ensemble comme d’une partie de plaisir !… je ne crois pas avoir jamais éprouvé depuis dans ma vie une sensation si étrange. Je ne leur en voulais pas ; non, mais c’était une sorte de frayeur qu’elles m’inspiraient, comme si elles eussent été des créatures d’une autre nature que la mienne. Rien n’interrompait leur gaieté. Le vieux M. Omer conduisait la voiture, assis sur la première banquette et se retournant de temps en temps pour répondre à Minette et à Joram, dont la causerie ne tarissait pas : ils m’adressèrent deux ou trois fois la parole ; mais je boudais, sombre et silencieux, choqué de leurs joyeux propos, et m’étonnant que le ciel ne punît pas ce qui me semblait une grande dureté de cœur.

Quand nous fîmes une halte pour rafraîchir le cheval, je refusai d’accepter aucune des friandises qu’ils avaient touchées, préférant ne rien manger, et quand nous fûmes à quelques pas de la maison, je me laissai glisser de la voiture par derrière, aussi lestement que possible, afin de ne pas me trouver avec eux devant ces mélancoliques croisées qui me faisaient l’effet de grands yeux frappés tout-à-coup de cécité. Et moi qui m’étais inquiété de savoir ce qui rouvrirait la source de mes larmes ! il suffit de la fenêtre de la chambre de ma mère à côté de celle qui, en des temps plus heureux, avait été la mienne.

J’étais dans les bras de Peggoty avant d’avoir franchi le seuil de la porte, et ce fut avec elle que j’entrai. Sa douleur avait éclaté dès qu’elle m’avait aperçu ; mais elle la contint, me parla à voix basse et évita de faire du bruit en marchant, comme si on pouvait troubler le sommeil des morts ! La pauvre fille, il y avait deux semaines qu’elle ne s’était couchée, passant les nuits à veiller sa pauvre chérie comme elle appelait ma mère, — et elle l’avait veillée encore les deux nuits précédentes, ne voulant pas l’abandonner tant qu’elle serait sur la terre.

M. Murdstone ne fit aucune attention à moi lorsque j’entrai dans le salon, où je le trouvai assis près du feu, les larmes aux yeux, je dois le dire. Miss Murdstone, très affairée à copier des lettres qui couvraient déjà le bureau où elle écrivait, me tendit ses doigts glacés en me demandant, avec son accent dur, si on m’avait pris mesure pour le deuil.

« — Oui, répondis-je.

» — Et vos chemises, dit-elle, les avez-vous rapportées ?

» — Oui, Madame, j’ai rapporté tous mes effets et tout mon linge. »

Ce fut toute la consolation dont sa fermeté me gratifia. Je ne doute point qu’elle n’éprouvât un vrai plaisir à faire parade, en pareille occasion, de ce qu’elle appelait sa présence d’esprit, sa force d’âme, son bon sens et tout le catalogue de ses diaboliques qualités. Elle était particulièrement fière de son aptitude aux affaires : elle en donna la preuve en réduisant tout à des écritures et en ne se laissant émouvoir de rien. Pendant cette triste entrevue et jusqu’au lendemain, elle ne cessa pas d’écrire, parlant de temps en temps avec le même accent imperturbable, toujours raide, toujours impassible.

Son frère prenait un livre, l’ouvrait, avait l’air de le lire, et restait une heure entière sur la même page, puis le fermait, le laissait là, et se promenait en long et en large dans le salon. Je restais, de mon côté, les mains jointes, l’observant, comptant ses pas. Il parlait rarement à sa sœur, jamais à moi. Il semblait le seul de la maison qui fît un mouvement.

Je ne revis Peggoty que le soir, lorsqu’elle vint elle-même s’asseoir quelque temps au chevet de mon lit dès qu’elle me sut couché. Le lendemain matin, en passant près de la chambre où était toujours ma mère avec mon petit frère, je trouvai Peggoty sur le seuil de la porte, et elle me prit la main pour me faire entrer. Je remarquai le lit fait avec un soin particulier. Je me souviens que sous quelque chose comme une couverture blanche, il me sembla qu’il devait y avoir la personnification glacée de cette solennelle et silencieuse immobilité qui régnait dans la maison. Je ne sais quelle direction prenait déjà ma pensée, lorsque Peggoty fit un geste pour soulever la couverture. « Oh ! non, oh ! non, » m’écriai-je, et je lui retins la main

Toute la cérémonie des funérailles m’est présente à l’esprit comme si elle avait eu lieu hier. Je revois, tel qu’il était arrangé, le grand salon, la flamme brillante de la cheminée, la table sur laquelle on avait disposé des carafes contenant du vin, et des assiettes avec le gâteau d’usage, le costume de Miss Murdstone et celui des autres personnes qu’on introduisait silencieusement. Avant moi était entré l’accoucheur, M. Chillip, et il vint me saisir la main.

« — Comment êtes-vous, mon cher David ? » me demanda-t-il affectueusement.

Pour toute réponse, je laissai ma main dans la sienne.

« — Bonté du ciel, » poursuivit-il essayant de sourire et se retournant du côté de Miss Murdstone avec une larme aux yeux, « comme nos jeunes amis grandissent autour de nous ! Il faut ne pas les avoir perdus de vue pour les reconnaître, Madame. »

Miss Murdstone resta muette comme moi.

« — Il s’est fait ici de grandes améliorations, Madame, » dit encore M. Chillip que ce silence embarrassait.

Cette fois, Miss Murdstone fronça le sourcil. M. Chillip, déconcerté, se retira avec moi dans un angle du salon, et il n’ouvrit plus la bouche.

Au reste, je me sentis indifférent à cette scène et à quelques autres, observant tout avec une sorte de stupeur jusqu’à ce que j’entendisse le son de la cloche de l’église qui me fit tressaillir. Puis entra M. Omer avec un autre Monsieur qui nous dit de nous préparer. Peggoty m’a répété souvent que le salon réunissait les mêmes personnes qui avaient accompagné mon père au même cimetière.

Nous marchions en tête, M. Murdstone, notre voisin M. Grayper, M. Chillip et moi. Nous trouvâmes devant la porte les quatre porteurs avec le cercueil : nous les suivîmes dans le sentier du jardin, sous les grands ormes, et de là dans la triste enceinte où j’ai si souvent entendu les oiseaux gazouiller au lever du soleil.

Nous voici autour de la fosse, tous tête découverte. Le jour me semble différent de tout autre jour, la lumière n’est plus de la même couleur, elle a une teinte plus triste. Après un recueillement solennel, le prêtre, d’une voix grave, lente et distincte, prononce ces mots : « Je suis la résurrection et la vie, dit le Seigneur. » Des sanglots l’ont interrompu. Je regarde : à part, à quelques pas de nous, c’est elle, cette bonne et fidèle servante, celle que j’aime le mieux dans ce monde, celle à qui, mon cœur d’enfant en est sûr, le Seigneur dira un jour : « Vous avez bien agi. »

Je vois d’autres visages à moi connus, des visages que je voyais à l’église quand j’y laissais errer mes regards distraits pendant le service, — les mêmes qui avaient dû sourire les premiers à ma mère le jour où elle arriva dans le village, parée de tout l’éclat de sa jeunesse. Je les vois, je les reconnais, je ne puis faire autrement, quoique tout entier à ma douleur qui ne m’empêche pas non plus de remarquer Minette échangeant un regard d’intelligence avec son prétendu, debout auprès de moi !

Tout est terminé : la fosse est comblée ; nous nous retirons en silence. Devant moi est notre maison, toujours jolie, toujours la même, toujours intimement associée dans ma mémoire à tous les incidents de mon jeune âge : à cette vue, je crois ressentir un nouveau chagrin plus amer que celui qui m’accable depuis trois jours. Mais on m’entraîne, M. Chillip me parle, et quand nous sommes dans le salon, il me rafraîchit les lèvres avec un verre d’eau ; je lui demande la permission de me retirer dans ma chambre : « Oui, mon ami, allez-y, » me dit-il avec la tendresse d’une femme.

Tout cela, je le répète, me paraît l’histoire d’hier. Que d’événements plus récents se sont effacés de mon souvenir pour ne reparaître qu’au jour où tous les événements de notre existence seront évoqués à nos regards… mais celui-là est toujours présent.

Je savais que Peggoty viendrait me retrouver dans ma chambre. Le calme de ce jour correspondait si bien à toutes nos pensées, le calme d’un jour de dimanche, car j’avais oublié cette ressemblance de jours. Elle s’assit à côté de moi sur mon petit lit ; elle me prit la main dans la sienne, tantôt la portant à ses lèvres, tantôt la caressant comme elle eût fait à mon petit frère si c’eût été lui qu’elle avait à consoler. Enfin, par un effort, elle me fit, à sa manière, ce récit de tout ce qui s’était passé :

« Elle n’avait plus sa santé depuis long-temps ; son esprit était troublé, elle n’était pas heureuse. Quand le petit enfant vint au monde, je crus d’abord qu’elle irait mieux ; mais, de plus en plus délicate, elle s’affaiblissait de jour en jour. Avant sa naissance, elle aimait à rester seule pour pleurer ; mais après, elle avait pris la coutume de chanter au nouveau-né d’une voix si douce, que je crus une fois, en l’entendant, que c’était la voix d’un ange qui volait au-dessus d’elle.

» Il semblait, dans ces derniers temps, qu’elle devenait plus timide et frappée d’une secrète terreur. Un mot dur la blessait comme un coup qu’on lui eût donné. Mais, pour moi, elle n’était pas changée. Elle fut toujours la même pour sa folle Peggoty, cette chère petite. »

Ici Peggoty fit une pause et me caressa la main, puis elle poursuivit :

« La dernière fois que je la revis telle qu’elle avait été jadis, ce fut le soir que vous revîntes de la pension, mon cher David. Le jour que vous partîtes, elle me dit : « Je ne reverrai plus mon cher enfant, quelque chose m’en avertit, quelque chose qui m’assure que c’est la vérité, je le sais. »

» Elle s’efforça ensuite de dissimuler ce pressentiment, et maintes fois, quand on lui reprochait d’être légère d’esprit et de cœur, elle eût voulu elle-même le faire croire ; mais cela n’était plus. Elle ne confia jamais à son mari ce qu’elle m’avait confié… elle avait peur de le dire à personne autre… jusqu’à ce qu’un soir, une semaine environ avant l’événement, elle dit à M. Murdstone : « Mon cher ami, je crois que je vais mourir. »

« — J’ai soulagé mon âme d’un poids, ma chère Peggoty, me dit-elle ce soir-là quand je l’aidai à se coucher… il y croira davantage chaque jour, le pauvre homme, pendant quelque temps, et puis ce sera passé. Je sens une grande fatigue. Si c’est là du sommeil, reste près de mot pendant que je dormirai. Ne me quitte pas. Dieu bénisse mes deux enfants ! Dieu protège et conserve mon enfant orphelin. »

» Je ne la quittai plus à compter de ce moment, reprit Peggoty. Elle parlait souvent à ces deux personnes de là-bas… car elle les aimait ; elle n’aurait pas pu ne pas aimer n’importe qui était auprès d’elle… mais quand elles s’éloignaient de son lit, elle se retournait toujours vers moi, comme s’il n’y avait pour elle de repos que là où était Peggoty, et ce n’était qu’avec moi qu’elle s’endormait.

» La dernière nuit, elle m’embrassa et dit : « Si mon petit enfant mourait aussi, Peggoty, je désire qu’on le place dans mes bras et qu’on nous ensevelisse ensemble » (ce qui a été fait, car le pauvre agneau n’a vécu que quelques heures de plus qu’elle). Puis elle ajouta : « Que mon bien-aimé Davy nous accompagne à notre dernière demeure, et répète-lui que sa mère ne l’a pas béni une fois mais mille. »

Après un autre moment de silence et une autre caresse sur ma main, Peggoty poursuivit :

« C’était bien avant dans la nuit lorsqu’elle me demanda quelque chose à boire, et quand elle eut rafraîchi ses lèvres, elle me remercia par un sourire de patience si doux…ma chérie ! ma toute belle !…

» Le jour avait paru et le soleil se levait lorsqu’elle me rappela combien M. Copperfield avait toujours été pour elle bon et attentif, lui répétant, quand elle doutait d’elle-même, qu’un cœur aimant valait mieux que le plus brillant esprit, et qu’elle le rendait le plus heureux des hommes… « Peggoty, ma chère, ajouta-t-elle ensuite, rapproche-moi de toi… (car elle se sentait bien faible), soutiens-moi avec ton bras, ma bonne fille, et ne détourne pas la tête, car je veux te voir… » — Je fis ce qu’elle voulait… ah ! Davy, le moment était venu où se réalisait ce que je vous avais annoncé en vous faisant mes adieux… Oui, hélas ! il était venu le moment où elle se trouvait heureuse de pouvoir s’appuyer sur le bras de sa vieille Peggoty… et elle mourut comme un enfant qui s’endort. »

Ainsi finit le récit de Peggoty. Du moment que j’avais su la mort de ma mère, l’image de ce qu’elle était devenue pendant les derniers mois de sa vie s’était effacée de ma mémoire. Je ne me la rappelai plus que comme la jeune mère de mes premières impressions, roulant les belles boucles de ses cheveux autour de son doigt ou sautant avec moi dans le parloir. Ce que Peggoty venait de me raconter, loin de raviver mes souvenirs plus récents, ne fit que graver plus profondément dans mon esprit la première image. Cela peut paraître étrange, mais c’est ce qui est. Par sa mort je la vis revoler vers sa calme et belle jeunesse, et tout le reste s’évanouit.

La mère qui reposait dans son tombeau fut la mère de mon enfance : la petite créature dans ses bras, ce fut moi-même, tel que j’avais été autrefois… dormant à jamais sur son cœur.

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CHAPITRE X.

On me néglige et l’on me trouve une condition.


« — Peggoty, vous avez un mois pour chercher une autre place. » Ce congé donné à Peggoty fut le premier acte d’administration que fit Miss Murdstone le lendemain des funérailles et dès que la lumière put de nouveau pénétrer dans la maison. Quelque désagréable qu’eût été pour Peggoty le service de M. et Miss Murdstone, je suis certain qu’elle eût préféré encore cette maison à toute autre à cause de moi. Elle m’apprit que nous devions nous séparer et nous échangeâmes en toute sincérité nos mutuelles condoléances.

Quant à moi, quant à mon avenir, il n’en fut pas dit un mot ; il ne fut fait aucune démarche. J’ose dire qu’on eût été heureux si on avait pu me donner aussi mon congé en me prévenant un mois d’avance. Je m’armai une fois de tout mon courage pour demander à Miss Murdstone si je devais bientôt retourner au pensionnat. Elle me répondit sèchement qu’elle croyait que je n’y retournerais plus du tout : ce fut toute la réponse que j’obtins d’elle. Je restai donc très inquiet sur mon sort ; Peggoty n’était pas moins inquiète à mon sujet. Qu’allait-on faire de moi ? il nous fut impossible d’en rien savoir.

Dans ma situation s’opéra un changement qui me délivrait en grande partie de mes ennuis présents, mais qui, si j’avais été capable d’y réfléchir sérieusement, aurait pu augmenter mon anxiété pour l’avenir. On cessa d’exercer sur moi la contrainte qui m’avait rendu si malheureux. Loin d’exiger que j’occupasse mon triste poste au salon, plus d’une fois Miss Murdstone, me voyant entrer, fronça le sourcil et d’un geste me mit à la porte. Loin de m’interdire la société de Peggoty, on ne s’occupait nullement de savoir où je pouvais être, pourvu que je n’eusse pas l’air de vouloir m’imposer à la solitude de M. Murdstone. J’avais d’abord eu une peur atroce qu’il n’entreprit de nouveau mon éducation ou que Miss Murdstone ne daignât s’y dévouer ; mais je ne tardai pas à penser que ces terreurs étaient sans fondement et que je ne devais m’attendre qu’à une chose, à être négligé.

Cette découverte ne me causa pas alors beaucoup de peine, j’étais encore tout étourdi de la mort de ma mère. Parfois je me figurais qu’abandonné totalement à moi-même, je pourrais bien être réduit à vagabonder avec les enfants du village : alors, semblable à l’un de mes héros de roman, j’entrevoyais la perspective de mon départ à la recherche de la fortune. Mais ces visions passagères, qui se retraçaient d’elles-mêmes sur la muraille de ma chambre, en disparaissaient aussi bientôt et elles me laissaient seul, libre d’aller rejoindre Peggoty à sa cuisine et de m’y réchauffer les mains au feu du dîner.

« — Peggoty, » lui dis-je un soir en baissant la voix, — « M. Murdstone m’aime de moins en moins. Il ne m’a jamais aimé beaucoup, mais je crois qu’à présent il se passerait volontiers de ma vue.

» — C’est peut-être l’effet de son chagrin, » répondit Peggoty en posant une main sur mes cheveux.

« — Non, Peggoty : j’ai du chagrin, moi aussi, je pense. Si je croyais que c’est son chagrin, je n’y ferais pas attention ; mais ce n’est pas cela, oh non ! ce n’est pas cela.

» — Comment savez-vous que ce n’est pas cela ? me demanda Peggoty.

» — Oh ! répondis-je, son chagrin est tout autre chose. Il a du chagrin en ce moment, assis au coin du feu avec Miss Murdstone ; mais si j’entrais, Peggoty, il témoignerait quelque chose de plus.

» — Et quoi donc ?

» — De la colère, » répliquai-je en imitant involontairement le sombre froncement de ses sourcils. « S’il n’avait que du chagrin, il ne me ferait pas les yeux qu’il me fait. Je n’ai que du chagrin, moi, et je ne m’en sens que plus tendre. »

Peggoty se tut pendant quelques instants et me laissa, silencieux comme elle, me réchauffer les doigts.

« — Davy, écoutez-moi, dit-elle à la fin.

» — Je vous écoute, Peggoty, répondis-je.

» — J’ai fait tout ce que j’ai pu, mon cher enfant, pour trouver ici, à Blunderstone, une place, une condition quelconque : j’ai tout fait et tout imaginé, j’ai frappé à toutes les portes… Rien, mon enfant.

« — Et que comptez-vous faire, ma bonne Peggoty, dis-je tout pensif, où comptez-vous aller chercher fortune ?

» — Je m’attends à être forcée d’aller à Yarmouth, répondit-elle, pour tâcher d’y vivre.

» — Vous auriez pu aller beaucoup plus loin, dis-je un peu rassuré ! Vous auriez pu aller si loin que vous auriez été perdue pour moi. Je vous reverrai encore, ma bonne Peggoty ; Yarmouth n’est pas tout-à-fait à l’autre bout du monde. Vous viendrez quelquefois à Blunderstone !

» — Certes, oui, j’y viendrai, s’écria Peggoty avec animation : s’il plaît à Dieu, aussi long-temps que vous y serez, mon chéri, je viendrai toutes les semaines de ma vie pour vous embrasser. Une fois toutes les semaines. »

Cette promesse m’ôtait déjà un grand poids de dessus le cœur ; mais Peggoty n’avait pas encore tout dit.

« — Je vais aller d’abord, poursuivit-elle, faire une autre visite de quinze jours à mon frère… pour me donner le temps de me reconnaître et de prendre un parti définitif. Or, j’ai pensé que peut-être, comme on n’a pas besoin de vous ici pour le moment, on pourrait vous laisser venir avec moi. »

Dans les circonstances où je me trouvais, si quelque chose pouvait tout-à-coup réveiller en moi un sentiment de plaisir, c’était un pareil projet. Ce fut un baume pour mon cœur que l’idée de me revoir entouré de ces figures bienveillantes et charmées de me recevoir, d’aller avec Émilie errer le dimanche matin sur la plage, de lui raconter mes peines, de jouir du son des cloches, de ramasser des coquillages, etc. ; mais, le moment d’après, mon espérance était déjà troublée par le doute que Miss Murdstone voulût y consentir !

Heureusement ce doute ne fut pas long ; car nous causions ensemble de nos projets, lorsque Miss Murdstone vint faire son inspection du soir dans l’office, et Peggoty, avec une adresse qui m’émerveilla, mit la question sur le tapis.

« — L’enfant fera là de la paresse, dit Miss Murdstone, et la paresse est la mère de tous les vices. Mais certainement il fera de la paresse ici… il en fera partout ; c’est mon opinion. »

Je vis, à l’air de Peggoty, qu’elle avait sur les lèvres une réplique un peu vive ; mais elle la supprima pour l’amour de moi et garda le silence.

« — Ainsi donc, » reprit Miss Murdstone en examinant un pot de conserves, « comme il y a une chose plus importante qu’aucune autre, le repos de mon frère… je crois que je ferai mieux de dire : oui. »

Je la remerciai sans aucune démonstration de joie, de peur qu’elle ne rétractât ce consentement. Je n’aurais pas eu l’expérience du passé, que cette prudence m’eût été inspirée par la malignité du regard qu’elle fixait sur moi. Cependant elle se montra au moins femme de parole, et, le mois expiré, Peggoty et moi nous fîmes notre voyage.

M. Barkis vint dans la maison chercher les deux malles de Peggoty : pour la première fois il franchissait la grille du jardin, et en chargeant sur son épaule la malle la plus lourde, il m’adressa un coup d’œil qui me parut significatif, si cette impassible physionomie pouvait réellement exprimer quelque chose.

Peggoty était naturellement triste de quitter une maison qui avait été si long-temps la sienne, et où elle avait formé les deux grands attachements de sa vie, pour ma mère et pour moi. Elle était sortie de bonne heure le matin pour aller au cimetière. Quand elle monta dans la carriole, elle avait son mouchoir sur les yeux.

Tant qu’elle resta ainsi, M. Barkis ne fit pas le moindre mouvement : assis sur son siège habituel, il aurait pu être pris pour un conducteur empaillé. Mais quand elle commença à relever et tourner la tête, quand elle me parla, M. Barkis fit une grimace. À qui l’adressait-il ? qu’exprimait-elle ? Je ne sais.

« — La journée est belle, M. Barkis, » lui dis-je par politesse.

« — Elle n’est pas laide, » répondit l’énigmatique messager, qui se compromettait rarement par une parole affirmative.

« — Peggoty est tout-à-fait bien à présent, M. Barkis, » lui dis-je pensant lui faire plaisir.

« — Est-elle tout-à-fait bien ? » répondit-il.

Après y avoir réfléchi d’un air qui prétendait à la sagacité, M. Barkis se décida à regarder Peggoty et à lui faire la question :

« — Êtes-vous réellement bien ? »

Peggoty répondit oui en riant.

Cet oui ravit M. Barkis, et pour l’entendre encore : « — Êtes-vous réellement bien ? » répéta-t-il ; mais, cette fois, joignant le geste à la parole, il imagina de donner un léger coup de coude à Peggoty, et, en se rapprochant d’elle avec cette intention, il faillit m’étouffer.

Sur l’observation que Peggoty lui en fit, il se remit sur son siège ; mais il avait pris goût à cette ingénieuse pantomime, il trouvait sans doute que c’était là une merveilleuse invention pour causer sans frais de discours, et de temps en temps j’eus à supporter ses lourdes approches. Je finis par prendre mes précautions chaque fois que je le voyais s’émouvoir, et je me penchais aussi lestement que possible afin de le prévenir, livrant la pauvre Peggoty à ces singulières interrogations qui, pour elle, étaient plus risibles que dangereuses.

M. Barkis se montra, d’ailleurs, galant d’une autre manière : il nous fit faire halte à une auberge située à mi-chemin, et insista pour nous y régaler d’une côtelette de mouton sur le gril avec une bouteille de bière ; mais là encore un coup de coude faillit faire perdre la respiration à Peggoty au moment où elle buvait tranquillement. Heureusement, quand nous fûmes plus près de Yarmouth, M. Barkis revint à sa discrétion habituelle, obligé de faire attention à son cheval et à la carriole pour ne pas être accroché par les voitures que nous rencontrions plus souvent sur le pavé.

M. Daniel Peggoty et Cham nous attendaient à l’endroit accoutumé. Ils nous reçurent affectueusement et échangèrent une poignée de main avec M. Barkis qui, son chapeau sur le derrière de sa tête et s’efforçant de sourire significativement, avait vraiment un air tout-à-fait comique.

Tandis que l’oncle et le neveu chargeaient chacun une des malles de Peggoty, M. Barkis m’appela d’un geste du doigt sous une porte voûtée.

« — J’espère, me dit-il, que tout va bien. »

Je le regardai en face, et, voulant me donner l’air de le comprendre, puisqu’il me faisait l’honneur de me choisir pour confident, je lui répondis gravement : ah !

« — Tout n’est pas fini encore, » me dit-il avec mystère, « mais cela va bien.

» — Ah ! répondis-je de nouveau.

» — Je suis votre ami, reprit M. Barkis, car je sais ce que je vous dois ; vous vous rappelez… Barkis veut bien ! eh ? »

Je répondis cette fois par un simple signe de tête, et je ne sais pas si je serais parvenu à deviner ce sphinx de la réticence à force de le regarder en face ; mais Peggoty me cria qu’elle m’attendait, et j’allai la rejoindre.

En cheminant devant MM. Daniel et Cham, elle me demanda ce que M. Barkis m’avait dit : « — Il prétend que tout va bien, répondis-je.

» — Voyez un peu l’impudence, dit-elle ; mais que m’importe ! Mon cher Davy, que penseriez-vous si je songeais à me marier ? »

Je réfléchis un moment et lui dis : « Ce que je penserais ? je suppose que vous m’aimeriez toujours autant que vous m’aimez à présent, Peggoty ! »

Au grand étonnement des passants et de ses deux parents qui nous précédaient, la bonne créature ne put résister au désir de s’arrêter pour m’embrasser dans la rue, en me faisant mainte protestation de son inaltérable attachement.

Après cette explosion de tendresse, lorsque nous nous remîmes en marche, elle me demanda encore : « Voyons, que diriez-vous, mon chéri ?

» — Si vous pensiez à vous marier… avec M. Barkis, Peggoty ?

» — Oui, dit-elle.

» — Je penserais que ce serait une très bonne chose ; parce qu’alors, voyez-vous, Peggoty, vous auriez toujours à votre disposition la carriole et le cheval pour venir me voir : vous viendriez pour rien, et seriez certaine de pouvoir venir.

» — Quelle intelligence a ce cher enfant ! s’écria Peggoty. C’est justement ce à quoi je pense depuis un mois. Oui, mon chéri, et j’aurais ainsi beaucoup plus d’indépendance : je laisserais mon ouvrage bien plus tranquillement dans ma propre maison que dans celle de n’importe qui. Et puis, à quoi pourrais-je être bonne désormais, s’il me fallait être la servante d’une étrangère ? oui, je serai, par ce moyen, toujours dans le voisinage de mon chéri : je pourrai le voir toutes les fois que je le voudrai, et, lorsque je serai morte, je ne serai pas enterrée loin de ma maîtresse bien-aimée. »

Nous paraphrasâmes ce texte-là pendant quelque temps.

« — Mais, reprit Peggoty, je n’y aurais pas songé un moment de plus si mon Davy avait été opposé à ce mariage… S’il avait dit non, je n’aurais jamais dit oui, m’aurait-on déjà mis la bague au doigt au pied de l’autel.

» — Regardez-moi, Peggoty, répondis-je, et voyez si je ne suis pas réellement enchanté. » Et c’était vrai, je l’étais.

» — Eh bien ! mon chéri, dit-elle, puisque c’est ainsi et que nous sommes d’accord, je vais y penser sérieusement et consulter mon frère : jusque-là, gardons le secret vous et moi. Barkis est un brave homme : je puis être pour lui une bonne femme, attentive à mes devoirs, et, par conséquent, tout peut aller, puisqu’il veut toujours bien. »

La citation des propres paroles de M. Barkis venait tellement à propos, que nous en rimes de bon cœur et que nous entrâmes tout joyeux chez M. Peggoty.

La maison-navire était toujours la même, excepté peut-être qu’elle s’était un peu amoindrie à mes yeux : Mrs Gummidge se tenait debout sur la porte, immobile comme si elle n’avait pas bougé de là depuis la dernière fois que je l’avais vue. À l’intérieur, rien de changé ; je reconnus ma petite cabine, et quand j’allai faire ma visite aux homards, aux crabes et aux autres crustacés dans le recoin où ils étaient mis en réserve, je les retrouvai les mêmes aussi, toujours agglomérés, toujours ouvrant leurs pinces pour mordre.

Mais où était la petite Émilie ?

À cette question, que je fis naturellement en ne l’apercevant pas, M. Daniel Peggoty, débarrassé de la malle de sa sœur et s’essuyant le front, me répondit :

« — Elle est à l’école ; encore vingt minutes et elle sera de retour, Dieu merci ! car nous sentons tous qu’elle nous manque dès qu’elle n’est plus là. »

Mrs Gummidge fit entendre un gros soupir.

« — Allons, du courage, la mère, lui dit M. Peggoty.

» — C’est que je sens cela plus que personne, » répondit la veuve plaintive ; « je suis une créature isolée et il n’y avait que la petite Émilie qui ne me contrariât pas. »

À ces mots, Mrs Gummidge, murmurant et hochant la tête, se mit à souffler le feu. Le bon M. Daniel Peggoty, nous regardant, sa sœur et moi, avec la main sur le coin de la bouche pour n’être pas entendu de la pauvre femme, nous dit à demi-voix : — « Elle pense à l’ancien. » De tout cela je conclus que Mrs Gummidge n’avait pas changé non plus.

Je dois le dire, quelque plaisir que j’éprouvasse à me retrouver dans cette originale habitation qui m’avait tant charmé lors de ma première visite, il me sembla qu’un certain désappointement se mêlait à ce plaisir : peut-être était-ce parce que la petite Émilie n’était pas là ; sachant par où elle devait passer pour revenir, je sortis pour aller au-devant d’elle.

Je ne tardai pas à l’apercevoir de loin. Elle était toujours la petite Émilie, quoi qu’elle eût grandi et se fût développée. À mesure qu’elle approchait, je remarquai tout ce que sa petite personne avait acquis de grâces : sa physionomie était devenue à la fois plus réfléchie et plus vive, ses yeux avaient une teinte bleue plus prononcée… Je ne saurais définir le sentiment qui me fit feindre de ne pas la reconnaître ; mais je la laissai passer à côté de moi comme si je regardais quelque chose au-delà ! Plus tard, dans ma vie, je crois bien avoir une fois ou deux joué la même scène.

La petite Émilie n’eut pas l’air de s’en préoccuper. Elle comprit tout de suite ce jeu, et au lieu de venir à moi, de tourner autour de moi, elle passa et se mit à rire en courant. Cela me força de courir après elle, et elle courut si vite que nous étions près de la porte lorsque je la rattrapai.

« — Ah ! est-ce donc vous ? dit la petite Émilie.

» — Mais vous saviez bien qui c’était, Émilie, lui répondis-je.

» — Et vous donc, reprit-elle, ne saviez-vous pas qui c’était ? » Je voulais l’embrasser, mais elle couvrit de ses mains sa bouche vermeille en disant : « Je ne suis plus une petite fille à présent… » Puis elle s’esquiva et entra dans la maison, riant plus que jamais.

Elle parut prendre plaisir à me contrarier. C’était là en elle un changement qui me surprit beaucoup. La théière fumait sur la table et notre petit coffre fut mis à l’ancienne place… mais, au lieu de venir s’y asseoir à côté de moi, elle voulut tenir compagnie à la plaintive Mrs Gummidge ; lorsque M. Daniel Peggoty lui demanda pourquoi, elle feignit d’ajuster ses cheveux pour cacher son visage et ne fit que rire.

« — C’est une petite chatte, » dit M. Daniel Peggoty en la caressant de sa large main.

» — Oui, c’en est une ! s’écria Cham : c’est une petite chatte, M. Davy. » Et le brave Cham rit si fort en la regardant d’un air d’admiration, qu’il en devint tout rouge.

Par le fait la petite Émilie était leur enfant gâté à tous, mais plus encore l’enfant gâté de M. Daniel Peggoty lui-même, à qui elle aurait fait faire n’importe ce qu’elle aurait voulu, rien qu’en allant poser sa joue sur ses rudes favoris. Je fus plus d’une fois témoin de ce manège enfantin, et j’avoue que je compris comment M. Peggoty y cédait avec une si heureuse complaisance. Si affectueuse, si douce, sachant si bien être à la fois malicieuse et tendre, Émilie me captiva plus que jamais.

Dès le premier soir j’eus un témoignage de sa sensibilité ; car, pendant que nous étions assis autour du feu, M. Daniel Peggoty ayant fait allusion à ma perte récente, je la vis se tourner vers moi et m’adresser à travers ses larmes un regard de si sincère compassion que je lui en fus reconnaissant.

« — Ah ! » dit M. Daniel Peggoty en déroulant sur ses doigts une des longues boucles de ses blonds cheveux : « elle est aussi orpheline, voyez-vous, M. Davy, — et voici encore un autre orphelin, » ajouta-t-il en montrant Cham, « dont je suis le tuteur…

» — Ah ! si vous étiez mon tuteur, M. Peggoty ! m’écriai-je.

» — Vous avez bien raison, M. Davy ! » s’écria à son tour Cham que ce sentiment vrai transporta : « c’est un bon tuteur que nous avons là, » et il serra affectueusement la main de son oncle que la petite Émilie voulut embrasser.

« — Et comment se porte votre ami ? » me demanda M. Daniel Peggoty.

« — Mon ami Steerforth ?

» — C’est son nom, en effet, que j’avais oublié, car je n’ai pas la mémoire des noms, mais celle des gens… Votre ami Steerforth, comment se porte-t-il ?

» — Il se portait bien lorsque je l’ai quitté, répondis-je ?

» — Ah ! cela me réjouit, dit M. Daniel Peggoty. C’est un ami, celui-là, un véritable ami ! Je donnerais quelque chose pour le revoir.

» — C’est un beau jeune homme, n’est-ce pas ? » m’écriai-je avec l’enthousiasme de mon amitié.

« — Il est plus que beau, dit M. Daniel Peggoty.

« — Et brave comme un lion, ajoutai-je, et instruit, et adroit, et parlant bien… et généreux, etc. ; » car, une fois lancé, je ne pouvais assez vanter Steerforth, mon ami, mon protecteur !

La petite Émilie, comme mes autres auditeurs, m’écoutait avec la plus vive attention, et chacun la remarqua, tant ses beaux yeux bleus s’étaient animés.

« — Émilie est comme moi, dit M. Daniel Peggoty, et elle voudrait bien voir votre ami. »

Mais cette observation la rendit confuse. Voyant que nous la regardions tous, elle rougit de plus en plus, se leva sans rien dire, se retira et ne reparut pas de la soirée.

Je me couchai dans le vieux petit lit à l’arrière de la maison-navire, et, avant de m’endormir, je pus entendre le vent gémir sur la plage comme autrefois ; mais cette voix de la mer n’évoqua plus pour moi les mêmes images : je ne me figurai plus que l’Océan pouvait tout-à-coup soulever ses vagues et submerger la demeure de l’honnête famille qui me donnait l’hospitalité : je pensai à ma propre maison et à son naufrage. Je pensai à ceux qui dormaient à jamais sous l’if de Blunderstone. Je priai pour eux… Puis, faisant un retour sur moi-même, je mis une clause à ma prière afin que Dieu m’accordât la grâce de grandir pour épouser un jour la petite Émilie. Je fermai les yeux pour continuer dans mon sommeil ce rêve d’amour enfantin.

Pendant cette seconde visite à Yarmouth, nos journées se passèrent à peu près comme pendant la première, excepté toutefois, — et c’était une grande exception, — excepté que la petite Émilie et moi nous nous promenâmes beaucoup plus rarement sur la plage. Elle avait des leçons à apprendre, des ouvrages d’aiguille à faire, et elle était absente une bonne partie des vingt-quatre heures. Je sentais d’ailleurs qu’en eût-il été autrement, nous n’aurions pu recommencer nos longues courses au bord de la mer. Quoique toujours capricieuse et folâtre enfant, Émilie était, plus que je ne pensais, devenue une petite femme. Une année ou deux lui avaient suffi pour me devancer considérablement. Elle m’aimait, oui, mais elle riait de moi et me tourmentait ; elle affectait de m’éviter si j’allais à sa rencontre et prenait un autre chemin : je retournais tout désappointé et la voyais qui riait sur le seuil de la porte. Mes plus doux moments étaient quand elle s’asseyait tranquillement devant la maison, et que moi à ses pieds, sur un tabouret, je lui faisais la lecture. Charmantes matinées d’avril, je n’ai jamais admiré depuis un soleil aussi brillant que le vôtre, une plus jolie image que celle de cette petite fée attentive à ma voix, un ciel plus pur, une mer plus belle, de plus glorieux vaisseaux déployant leurs blanches voiles dans un horizon doré.

Dès le lendemain de notre arrivée, M. Barkis vint le soir saluer la famille, et nous remarquâmes sa physionomie embarrassée. En se retirant, il oublia une douzaine d’oranges qu’il avait apportées dans un mouchoir. Cham, croyant à sa distraction, courut après lui afin de les lui restituer ; mais il revint en nous disant qu’elles avaient été laissées à l’intention de Peggoty. Le lendemain et les jours suivants, à la même heure, nouvelle apparition de M. Barkis avec un nouveau paquet, régulièrement déposé derrière la porte et toujours oublié à son départ. Ces offrandes galantes étaient variées d’une manière fort originale ; je me rappelle, entre autres, qu’il oublia une brosse, une grosse pelote à épingles, un demi-boisseau de pommes, une paire de pendants d’oreilles en jais, une douzaine d’oignons d’Espagne, une boîte de dominos, un serin dans sa cage et un jambonneau mariné.

Je me rappelle aussi que M. Barkis faisait sa cour d’une façon toute spéciale ; il ne parlait pas, il s’asseyait au coin du feu dans la même attitude que sur le siège de sa carriole, et contemplait Peggoty, assise en face de lui, occupée à coudre. Un soir, dans un tendre accès, je suppose, il s’empara violemment du morceau de bougie dont elle se servait pour son fil de couture, le mit dans son gilet et l’emporta. Après cela, sa grande jouissance était, chaque fois qu’on en avait besoin, de le tirer à moitié liquéfié de son gousset pour l’y replonger quand on s’en était servi. Il paraissait d’ailleurs jouir pleinement de son silencieux bonheur, sans se croire obligé de dire une parole. Si, par occasion, il lui était accordé une promenade en tête-à-tête sur la plage avec sa prétendue, il se contentait de lui demander de temps en temps comment elle se trouvait, puis retombait dans sa quiétude amoureuse : quelques incidents rendaient parfois ces visites assidues assez plaisantes, puisque je me rappelle encore que lorsque M. Barkis était parti, Peggoty se couvrait la tête de son tablier et riait pendant une demi-heure. Bref, nous nous en amusions tous, plus ou moins, excepté la lamentable Mrs Gummidge, qui, probablement, avait été autrefois courtisée de la même manière, puisque cela lui remettait toujours en mémoire la perte de l’ancien.

Enfin, la quinzaine était sur le point d’expirer : on parla d’une partie que devaient faire ensemble M. Barkis et Peggoty : partie dont la petite Émilie et moi nous devions être. Je n’eus, la veille, qu’un sommeil interrompu, tant j’étais agité par l’idée de passer un jour tout entier avec Émilie. Nous fûmes tous levés de bonne heure, et nous étions encore à déjeuner, lorsque parut à distance M. Barkis, conduisant une carriole plus légère que la sienne, et la dirigeant vers l’objet de ses affections.

Peggoty avait une robe noire très simple, sa toilette habituelle de deuil ; mais M. Barkis s’était donné un habit neuf en drap bleu ! Le tailleur le lui avait taillé si large et si ample, que les manches auraient rendu les gants superflus, même par le froid le plus vif ; son collet montait si haut, qu’il lui relevait les cheveux sur le sommet de la tête ; ses boutons de métal étaient du plus grand calibre : grâce à ce costume, complété par un pantalon gris et un gilet chamois, M. Barkis me parut un personnage digne de toute considération.

Le signal du départ produisit une certaine agitation, et je vis M. Daniel Peggoty s’armer d’un vieux soulier qui devait être jeté après nous pour porter bonheur.

« — C’est vous que cela regarde, » dit M. Peggoty à Mrs Gummidge en lui tendant le singulier talisman.

« — Non, répondit-elle ; non, Daniel, il vaut mieux que ce soit toute autre personne. Je suis moi-même une pauvre créature, seule sur la terre, et tout ce qui me rappelle ceux que j’ai perdus me fend le cœur.

» — Allons, ma vieille amie, s’écria M. Daniel Peggoty, prenez et jetez !

» — Non, non, Daniel, répéta-t-elle tout en larmes, je ne le puis ; vous ne savez pas, vous, tout ce que je souffre : jetez-le vous-même. »

Mais la bonne Peggoty qui, après avoir pris congé de Cham, s’était installée avec M. Barkis, la petite Émilie et moi dans la carriole, s’écria qu’il fallait que Mrs Gummidge jetât le soulier et Mrs Gummidge s’y décida. Hélas ! la chose faite, ce fut pour elle une nouvelle explosion de sanglots qui faillit troubler la gaîté de notre partie, car elle tomba dans les bras de Cham et sembla au moment de s’évanouir.

M. Barkis n’était pas homme à renoncer à la partie, quand bien même, moins occupé de sa prétendue, il aurait pu croire que Mrs Gummidge avait réellement perdu connaissance. Il fit claquer légèrement son fouet et nous partîmes au trot dans la direction de l’église. Là, nous fîmes déjà une première halte : M. Barkis attacha le cheval à la grille, fit descendre Peggoty qui, nous priant, Émilie et moi, d’attendre un quart d’heure, entra au bras de son fiancé.

« — Je vais bientôt vous quitter, » dis-je à la petite Émilie, « j’espère que nous serons d’accord et heureux toute la journée ?

» — Je le veux bien, répondit-elle.

» — D’abord, poursuivis-je, je commence par vous embrasser. »

La petite Émilie consentit à ce nouveau gage d’alliance. Mais quand, exalté par une telle faveur, je lui fis une belle déclaration, en jurant que je tuerais quiconque oserait prétendre à sa main, — la petite Émilie eut un accès de fou rire ; puis, prenant un air grave et se redressant avec la dignité d’une jeune matrone : « Vous êtes un enfant ! » me dit-elle.

Un enfant ! quand je venais de faire ma déclaration. Mon dépit fut extrême : mais son rire était si charmant, que j’oubliai, en la regardant, cette expression qui me dégradait à mes propres yeux.

M. Barkis et Peggoty dépassèrent bien de quelques minutes le quart d’heure qu’ils avaient demandé. Cependant ils revinrent à la fin et le cheval trotta du côté de la campagne.

« — À propos, M. Davy, » dit M. Barkis ne pouvant lui-même, avec toute sa réserve habituelle, garder plus long-temps le secret qui lui avait été recommandé, « à propos, vous rappelez-vous le nom que j’écrivis sur la bâche de ma voiture ?

» — Clara Peggoty, répondis-je.

» — Eh bien ! quel nom écrirais-je à présent s’il y avait une bâche ici ?

» — Clara Peggoty encore, je suppose.

» — Clara Peggoty Barkis ! » s’écria-t-il, et il partit d’un éclat de rire qui ébranla sa carriole.

En un mot, ils étaient mariés ; ils n’étaient entrés à l’église que pour cela. Peggoty avait décidé que la cérémonie se passerait ainsi, sans témoins. Le sacristain avait fait les fonctions de père. Elle fut un peu confuse quand M. Barkis révéla brusquement son mariage, et elle m’embrassa avec un redoublement de tendresse comme pour me prouver que j’étais toujours son bien-aimé ; cependant elle recouvra son calme habituel et dit qu’elle était enchantée que tout fût fini.

Nous prîmes un chemin de traverse et nous arrêtâmes à une auberge où nous étions attendus ; on nous servit un bon dîner, et la journée s’acheva gaiement. Peggoty aurait compté dix ans de mariage qu’elle n’aurait guère été plus à son aise. C’était toujours la même Peggoty, et, avant le thé, elle nous mena faire une promenade Émilie et moi, laissant M. Barkis fumer philosophiquement sa pipe, dans la douce contemplation de son bonheur. Du reste, le mariage ne lui ôta pas l’appétit ; car, quoiqu’il eût fort bien dîné, il demanda une tranche de jambon pour son souper, et s’en régala en l’arrosant de plusieurs tasses de thé.

Quelle noce singulière ! J’ai souvent pensé depuis à l’innocente originalité de notre partie. Il commençait à faire nuit lorsque nous remontâmes en voiture, et, tout le long de la route, nous admirâmes les étoiles en répétant que le ciel était magnifique. J’avais déjà reçu à Salem-House quelques notions d’astronomie élémentaire, et je fis parade de mon savoir d’écolier. M. Barkis lui-même m’écoutait avec extase : j’avais regret de ne pas en avoir appris davantage, tant son attention me flattait ; ah ! si j’avais été aussi fort sur la sphère céleste que sur les romans ! n’importe, M. Barkis n’en revenait pas de tout ce que je lui débitais : à cette époque, le prodige à la mode était ce tragédien de douze ans qui jouait Shakspeare sur les grands théâtres. M. Barkis dit à sa femme en parlant de moi : c’est un jeune Rochus (Roscius).

Lorsque j’eus épuisé le thème des étoiles ou plutôt l’admiration de M. Barkis, la petite Émilie et moi nous fîmes un manteau d’une vieille toile cirée, et nous nous abritâmes dessous pendant le reste du voyage, Ah ! que je l’aimais ! quel bonheur, pensais-je, si nous étions mariés, pour aller n’importe où vivre ensemble dans une forêt enchantée, sans cesser d’être jeunes, toujours enfants, errant en nous donnant la main à travers les prairies émaillées de fleurs, reposant la nuit sur un lit de mousse, goûtant le sommeil des innocentes amours, et ensevelis par les petits oiseaux, comme les enfants de la ballade, quand la mort viendrait nous surprendre. Cette vie idéale avec ses pures jouissances fut mon unique désir tout le long du chemin. Il m’est doux de penser qu’il y ait eu deux cœurs aussi innocents que celui d’Émilie et le mien au mariage de Peggoty ; il m’est doux de penser que les amours et les grâces de ma rêverie formaient l’invisible cortège de ce simple hyménée.

Nous fûmes de retour avant neuf heures au vieux navire, où M. et Mrs Barkis ne firent qu’une courte apparition pour se retirer au domicile conjugal. Pour la première fois, je sentis que j’avais perdu Peggoty ; je crois que je me serais trouvé, cette nuit-là, bien triste sous tout autre toit que celui qui protégeait la tête de la petite Émilie.

M. Daniel Peggoty et Cham devinèrent ma secrète pensée ; leur bienveillante hospitalité chercha à me distraire : on servit le thé, la petite Émilie vint s’asseoir à côté de mot sur notre siège de ma première visite, ce qu’elle n’avait pas fait encore. J’acceptai de bon cœur toutes ces consolations.

C’était une nuit de marée : à l’heure du coucher, M. Daniel Peggoty et Cham partirent pour la pêche. Je fus tout fier de me croire, dans la maison solitaire, le protecteur d’Émilie et de Mrs Gummidge. Ah ! si un lion ou un serpent ou tout autre monstre non moins terrible était venu nous attaquer, afin que je pusse le tuer et me couvrir de gloire ! Comme nulle créature de cette espèce ne se hasarda cette nuit-là sur la plage de Yarmouth, il fallut bien me contenter de combattre des dragons en rêve jusqu’au lendemain matin.

Était-ce donc un songe aussi que l’événement de la veille ? M. Barkis n’était-il qu’un personnage imaginaire ? j’aurais pu le penser à mon réveil en entendant Peggoty qui m’appelait comme à son ordinaire. Après le déjeuner, elle me conduisit à sa propre maison… jolie petite maison ! De tous les meubles qui la garnissaient, je fus surtout émerveillé d’un vieux bureau en bois noir qui était dans le petit salon, car la cuisine servait de grand salon. Ce bureau s’ouvrait par en haut et devenait un pupitre en laissant voir au fond une belle édition in-4o du Livre des Martyrs par Fox, précieux volume dont je ne me rappelle pas un mot, quoique je l’aie bien souvent lu par la suite, n’ayant rien de plus pressé, dès que j’entrais chez Peggoty, que d’aller au bureau, d’y prendre ce trésor théologico-biographique, et de le dévorer. Je crains d’avoir été surtout édifié par les images qui étaient en grand nombre et représentaient toutes sortes de sombres horreurs. Quoi qu’il en soit, je ne puis séparer le Livre des Martyrs du souvenir de la maison de Peggoty.

Je pris congé, ce jour-là, de M. Daniel, de Cham, de Mrs Gummidge et de la petite Émilie, pour aller m’installer dans une petite chambre qui devait être toujours la mienne chez M. Barkis. Ainsi le dit Peggoty en me montrant, sur une petite tablette au chevet du lit, le fameux livre des crocodiles.

« — Jeune ou vieux, cher Davy, tant que je vivrai, tant que je pourrai avoir ce toit sur ma tête, vous trouverez cette chambre préparée pour vous recevoir. C’est moi qui me charge d’en avoir soin, comme j’avais soin de votre chambre à Blunderstone, mon chéri. Vous iriez en Chine que vous pourriez vous dire qu’elle vous attend à votre retour.

Excellente créature ! Comment me lasser de raconter les témoignages de sa persévérante affection ! Hélas ! il fallait déjà lui dire adieu et reprendre le chemin de Blunderstone. Elle voulut du moins m’y ramener elle-même avec M. Barkis et m’embrasser encore à la grille du jardin. Cruelle séparation ! On devine ce que j’éprouvai en voyant la carriole s’éloigner, emportant Peggoty et me laissant seul sous les grands ormes ; ici, plus une figure amie pour me recevoir, personne pour m’aimer.

J’étais de retour. Ce fut alors que je me vis tellement négligé que je ne puis me le rappeler sans me faire pitié à moi-même ; mon isolement devint complet : pas un enfant de mon âge pour jouer un moment, pour échanger une parole ; je n’eus de compagnie que celle de mes lugubres réflexions… dont l’ombre semble encore assombrir la page que j’écris.

Que n’aurais-je pas donné pour être envoyé à l’école la plus sévère… où l’on pût m’enseigner quelque chose. Cette espérance m’était interdite. J’étais détesté, on me regardait à peine ou c’était avec des yeux qui me remplissaient de terreur. Je crois que M. Murdstone se trouvait un peu gêné dans ses affaires ; mais le contraire eût existé, il eût été millionnaire, que cela ne lui eût pas inspiré plus d’amitié pour moi ; je crois qu’il aurait voulu ne pas me voir pour oublier qu’il avait des devoirs à remplir à mon égard… il y réussit.

Je n’étais pas maltraité, battu, privé de nourriture ; mais j’étais la victime d’un froid et systématique abandon. Qu’aurait-on fait de moi si j’étais tombé malade ? il y a apparence qu’on m’eût oublié dans ma chambre et que j’y serais mort faute de soins.

Quand M. et Miss Murdstone habitaient la maison, je mangeais avec eux ; en leur absence, je mangeais seul. Je pouvais, il est vrai, aller en liberté rôder dans le voisinage, mais avec l’injonction d’éviter les personnes qui auraient pu s’intéresser à moi… on avait peur, sans doute, que je ne me plaignisse et que le souvenir de mon père ou de ma mère ne me suscitât une protection. C’est pourquoi M. Chillip avait beau m’inviter d’aller le voir, je n’osais que rarement accepter cette invitation charitable ; cependant, je passais de temps en temps l’après-midi dans son cabinet de chirurgie, lisant là comme partout, car j’avais heureusement conservé la passion des livres, ou me rendant utile en pilant quelques drogues dans un mortier, sous la direction du bon Esculape.

Par le même motif, outre l’ancienne haine contre Peggoty, on m’accordait bien rarement la permission d’aller lui rendre visite. Fidèle à sa promesse, ou elle venait me voir ou elle me rencontrait quelque part toutes les semaines, et jamais les mains vides. Après bien des refus, on me laissait, à de longs intervalles, aller passer quelques jours à Yarmouth. J’appris là que M. Barkis avait son imperfection. Il était un peu avare ou un peu serré, comme disait Peggoty, qui, en femme respectueuse, n’eût pas voulu employer le premier mot en parlant de son mari. M. Barkis aimait à thésauriser : il entassait des écus dans un coffre placé sous son lit, et qui, selon lui, ne contenait que des hardes. Pour soustraire de ce coffre l’argent nécessaire aux dépenses de la semaine, Peggoty était réduite à une foule d’artifices et de petits complots.

Je disais que j’avais heureusement conservé ma passion de lecture : j’aurais été complètement misérable sans la vieille bibliothèque de mon père. Les livres, mes fidèles amis, me trouvèrent fidèles comme eux. Je les lisais et relisais avec un plaisir toujours nouveau.

Un épisode vint enfin varier cette existence monotone : j’étais destiné à une épreuve nouvelle, et voici comment elle fut amenée.

J’étais allé, un matin, rêver oisivement, selon mon usage ; je revenais à petits pas de ma solitaire excursion, lorsqu’au détour d’une des ruelles de Blunderstone, je rencontrai M. Murdstone qui marchait avec un autre gentleman. Un peu embarrassé, je voulais passer outre sans rien dire ; mais le gentleman m’aperçut et me cria :

« — Ah ! c’est Brooks !

» — Pardon, Monsieur, répondis-je, je suis David Copperfield.

» — Non, non, reprit-il ; vous êtes Brooks, Brooks de Sheffield. C’est votre nom. »

Le lecteur se rappellera ici la promenade que me fit faire un jour M. Murdstone à Lowestoft, la rencontre de ses deux amis et le nom qu’ils me donnèrent pour parler de moi tout à leur aise et abuser de ma naïveté. Je regardai attentivement le gentleman qui persistait à m’appeler Brooks, et je reconnus M. Quinion.

« — Et comment allez-vous, Brooks ? dans quelle pension êtes-vous ? » me demanda M. Quinion en me mettant la main sur l’épaule pour m’arrêter et me faisant pirouetter devant lui. Je ne savais que répondre, et mes yeux interrogèrent timidement ceux de M. Murdstone, qui répondit pour moi :

« — Il est à la maison pour le quart d’heure ; il n’est dans aucune pension. Je ne sais qu’en faire : c’est un sujet difficile. »

En parlant ainsi, il fixa sur moi, un moment, son regard sévère, et puis il le détourna en fronçant le sourcil pour exprimer son aversion. Je songeais au moyen d’échapper à la main qui pesait toujours sur mon épaule ; mais M. Quinion aurait voulu prolonger l’entretien :

« — Je suppose, me dit-il, que vous êtes toujours un petit gaillard intelligent.

» — Oui, oui, il n’est pas sot, » répondit encore pour moi M. Murdstone avec impatience ; « mais vous ferez mieux de le laisser aller : il ne vous saura pas gré de le retenir. »

Là-dessus M. Quinion me relâcha, et je me mis à courir du côté de la maison. Avant de prendre la rue de traverse qui devait me conduire à la grille du jardin, je m’arrêtai, et, en tournant la tête, je vis M. Murdstone appuyé sur le guichet du cimetière pendant qu’il écoutait M. Quinion. Ils me suivaient des yeux, et je compris qu’ils parlaient de moi.

M. Quinion coucha à Blunderstone ce jour-là, et le lendemain il déjeuna avec nous. Le déjeuner fini, j’écartais ma chaise pour me retirer ; M. Murdstone me rappela. Il alla s’asseoir à une petite table où sa sœur s’installait en même temps pour faire ses écritures. M. Quinion, les mains dans ses poches, regardait par la fenêtre, moi je les regardais tous les trois.

« — David, » me dit M. Murdstone avec gravité, « dans ce monde l’inaction ne vaut rien pour la jeunesse ; la jeunesse ne doit pas passer le temps à bouder…

» — Comme vous faites, ajouta sa sœur.

» — Jane Murdstone, laissez-moi parler seul, je vous prie. Je répète donc, David, que dans ce monde l’inaction ne vaut rien pour la jeunesse, et qu’elle ne doit pas passer le temps à bouder. Cela est vrai, surtout, pour un jeune garçon de votre caractère, qui a besoin de correction et à qui on ne peut rendre de plus grand service que de le forcer de se façonner aux habitudes du travail : il faut vous dompter et vous rompre, David…

» — Car l’obstination ne réussirait pas ici, dit sa sœur. Le caractère de cet enfant a besoin d’être dompté ; il a besoin de l’être, il faut qu’il le soit et il le sera. »

M. Murdstone, à cette nouvelle interruption, regarda sa sœur d’un air qui exprimait moitié le reproche et moitié l’approbation ; puis il continua :

« — Je suppose que vous savez, David, que je ne suis pas riche. En tout cas, apprenez-le à présent. Vous avez déjà reçu une dose considérable d’éducation. L’éducation est dispendieuse ; d’ailleurs, elle ne le serait pas, et je pourrais y pourvoir, que je suis d’avis qu’il ne serait nullement avantageux pour vous d’être mis en pension. Quelle est la perspective que vous avez devant vous ? la lutte avec le monde : eh bien ! le plus tôt vous la commencerez, le meilleur ce sera. »

Il me semble que j’avais déjà commencé cette lutte sur mon petit théâtre : peut-être même, tout enfant que j’étais, cette réflexion me vint-elle à l’esprit pendant ce discours.

« — Vous avez entendu parler quelquefois, dit M. Murdstone, du comptoir ?

» — Du comptoir, Monsieur ? répétai-je.

» — Oui, du comptoir de Murdstone et Grinby, pour le commerce des vins. »

Je suppose que je lui parus assez mal informé de ce dont il était question, car il reprit :

« — Vous avez dû entendre mentionner le comptoir, ou la raison commerciale, ou les caves, ou quelque chose comme cela.

» — Je pense, Monsieur, avoir entendu mentionner cette affaire, » répondis-je (me rappelant, en effet, vaguement, qu’on disait que M. Murdstone et sa sœur avaient un intérêt dans un commerce…) « Oui, Monsieur, mais je ne sais pas quand.

» — Peu importe quand, répliqua-t-il, M. Quinion dirige cette maison. »

Je regardai avec un air de déférence M. Quinion qui était toujours à la fenêtre.

« — M. Quinion, dit M. Murdstone, me suggère que nous employons là quelques autres garçons de votre âge, et qu’il ne voit pas de raison qui empêche de vous employer aussi aux mêmes conditions.

» — S’il n’a d’autre perspective que celle-là, » remarqua ici M. Quinion en se tournant de notre côté et à demi-voix.

M. Murdstone ne répondit à cette interruption que par un geste d’impatience, et reprit le fil de son discours :

« — Ces conditions sont que vous gagnerez assez par vous-même pour vous nourrir comme vous l’entendrez et avoir le surplus comme argent de poche. Quant à votre logement, je m’en charge : je m’en occupe déjà ; votre blanchissage sera aussi à mon compte…

» — Et c’est moi qui réglerai cette dépense, dit la sœur.

» — On se chargera aussi de vous habiller ; car, de quelque temps encore, vous ne pourrez gagner assez pour cela. Ainsi donc, vous allez partir pour Londres, David, avec M. Quinion, pour y débuter dans la vie active.

» — Bref, » dit la sœur pour résumer aussi la harangue, « vous voilà pourvu et vous voudrez bien faire votre devoir. »

Quoique je comprisse bien que tout cela tendait à se débarrasser de moi, je ne saurais me rappeler très distinctement si j’en fus content ou effrayé. Probablement j’eus à lutter contre la confusion de mes idées, sans pouvoir me fixer sur aucune ; le temps me manqua aussi pour les définir très clairement, M. Quinion devant partir le lendemain.

Lecteur, voyez-moi donc le lendemain avec un petit chapeau gris passablement, usé et entouré d’un crêpe de deuil, avec une veste noire et un pantalon de velours à côtes que Miss Murdstone estimait la meilleure de toutes les armures pour défendre les jambes dans la bataille de la vie : voyez-moi ainsi équipé, emportant tout ce que je possédais au monde dans une petite malle. Pauvre enfant isolé (comme aurait pu dire la plaintive Mrs Gummidge), je prends place dans la chaise de poste de louage qui conduisait M. Quinion jusqu’à Yarmouth, où nous devions joindre la diligence de Londres. Adieu notre maison et notre église qui disparaissent déjà dans le lointain. J’ai beau tourner la tête, je ne saurais plus apercevoir ni le tombeau sous l’if du cimetière, ni l’if lui-même, ni la flèche du clocher…

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CHAPITRE XI.

Mon début dans la vie active.


Je connais assez le monde à l’âge où je rédige ces souvenirs pour être difficilement surpris de quelque chose, et, cependant, je ne puis m’empêcher d’être un peu surpris aujourd’hui même, qu’on pût si facilement se débarrasser d’un enfant si jeune. Je devais inspirer d’autant plus d’intérêt que j’étais réellement d’une précocité d’intelligence peu commune, d’une sensibilité exquise, et avec cet air à la fois délicat et vif qui fait remarquer un orphelin. Eh bien ! non, personne ne fit la moindre démonstration en ma faveur, et je devins, à l’âge de dix ans, un petit ilote au service du comptoir de Murdstone et Grinby.

Le comptoir ou magasin de Murdstone et Grinby était sur le bord de la Tamise, près du pont de Blackfriars. Ce quartier a reçu quelques améliorations depuis ce temps-là. La maison où je fus conduit par M. Quinion était la dernière d’une rue étroite, aboutissant à quelques escaliers d’embarcadère où l’on venait prendre le bateau à la marée haute ; car, à la marée basse, la rivière, en se retirant, laissait là une vase sur laquelle venaient s’ébattre les rats du voisinage. Je fus frappé de l’aspect sale et enfumé de cette vieille baraque, de ses planchers effondrés, de ses marches en ruine et de l’odeur de moisissure qu’on y respirait.

Le comptoir de Murdstone et Grinby fournissait du vin et des liqueurs à plusieurs classes de consommateurs ; mais la branche la plus importante de leur commerce était l’approvisionnement de divers paquebots qui faisaient, je crois, la plupart, la traversée régulière des Indes et des Antilles. Une des conséquences de ce trafic était l’arrivée continuelle d’une quantité de bouteilles vides, qu’il fallait examiner à la lumière afin de rejeter celles qui pouvaient être fêlées, et de rincer les autres. Après ce travail sur les bouteilles vides venait le travail sur les bouteilles pleines, qu’il fallait décorer d’une étiquette, ou boucher hermétiquement, ou coiffer d’une cire rouge, ou emballer dans des caisses quand le reste était fait. Tout cela était mon ouvrage ; c’est-à-dire j’étais un des jeunes garçons qui remplissaient cet emploi spécial dans le magasin. Nous étions trois ou quatre en me comptant ; ma place fut marquée dans un angle de l’entrepôt, où M. Quinion pouvait m’apercevoir en se redressant sur l’espèce d’estrade grillée qu’occupait son pupitre dans le comptoir. Ce fut là que, dès le premier matin de mon début, le plus ancien de mes co-employés fut chargé de m’enseigner ma tâche. Il s’appelait Mick Walker, était coiffé d’un chapeau de papier et portait un tablier déchiré. Il m’informa que son père était un canotier de la Cité, et qu’à la cérémonie de l’installation du lord-maire, il marchait dans le cortège avec une toque de velours noir. Passant de là aux renseignements sur nos collaborateurs, il nomma le principal d’entre eux Pomme-de-terre-farineuse. Je découvris plus tard que ce nom, qui me semblait assez extraordinaire, n’était ni un nom de famille ni un nom de baptême, mais un sobriquet indiquant le teint pâle ou farineux de ce brave jeune homme, dont le père avait deux professions qu’il exerçait, l’une de jour, l’autre de nuit. Batelier sur la Tamise, il était pompier attaché à l’un des grands théâtres, où une petite sœur de Pomme-de-terre-farineuse jouait les lutins dans les pantomimes.

Je me sentis secrètement humilié de ces nouveaux compagnons, les comparant aux petits amis de ma première enfance si heureuse, et à ceux du pensionnat, à Traddles, à Steerforth surtout. Plus d’espoir pour moi, me disais-je, de devenir jamais un homme instruit et distingué ! Quelle honte, quelle angoisse pour mon jeune cœur qui avait sa petite ambition et son petit orgueil ! On s’en ferait difficilement une idée, et mes larmes se mêlèrent souvent à l’eau avec laquelle je rinçais les bouteilles, lorsque je croyais ne pas être vu.

Mais je ne suis encore qu’à mon apprentissage.

La pendule du comptoir marquait midi et demi, et chacun se préparait à dîner, lorsque M. Quinion me fit signe de venir près de lui. Je le trouvai avec un personnage à large tête chauve, d’une quarantaine d’années, en habit râpé, armé d’une canne, et ayant un lorgnon en sautoir, ornement de toilette et rien de plus, car il ne s’en servait jamais et il n’aurait pu utilement s’en servir.

« — Le voilà, » dit M. Quinion en me montrant.

« — Ah ! c’est donc là le jeune M. Copperfield, » répondit le personnage avec un air de dignité indéfinissable qui me fit beaucoup d’impression, d’autant plus qu’il ajouta avec un accent affable : « J’espère que vous vous portez bien. Monsieur.

» — Très bien, Monsieur, je vous remercie, » répondis-je, dissimulant de mon mieux mon malaise moral, parce que je n’étais pas d’une nature plaintive.

« — J’ai reçu, » poursuivit-il avec un sourire, « une lettre de M. Murdstone, qui m’exprime le désir que je vous donne un lit dans un appartement de ma maison. J’ai, sur le derrière, une pièce à présent inoccupée, et je suis enchanté de l’offrir à un jeune homme tel… que vous.

» — Vous voyez M. Micawber, me dit M. Quinion.

» — Ah ! oui, c’est mon nom, » dit le personnage en relevant les deux angles d’un énorme col de chemise qui encadrait sa large figure.

« — M. Micawber, dit M. Quinion, est connu de M. Murdstone ; il prend par commission des commandes pour notre comptoir. M. Murdstone s’est adressé à lui pour vous procurer un logement, et vous serez son locataire.

» — Mon adresse, dit M. Micawber, est Terrasse de Windsor (City-Road) ; et… bref, c’est là que je demeure, » répéta-t-il avec le même air de condescendance et le sourire d’un homme content de lui-même.

Je m’inclinai pour lui faire un salut.

« — Soupçonnant, reprit-il, que vous n’avez pas encore beaucoup pérégriné dans cette métropole, et que vous auriez quelque peine à vous reconnaître à travers les méandres de la moderne Babylone, — craignant, en d’autres termes, que vous ne vous égariez… je serai heureux de passer ce soir, en personne, pour vous révéler la science du chemin le plus court. »

Je le remerciai de tout mon cœur de cette offre amicale, rendue en style si imposant.

« — À quelle heure ? » demanda M. Micawber, qui, je m’en aperçus bientôt, parlait tour à tour à demi-mot et par périphrases.

» — À huit heures à peu près, répondit M. Quinion.

« — À huit heures à peu près donc ! dit M. Micawber ; je vous souhaite le bonjour, M. Quinion, sans vous importuner plus longtemps. »

Ayant remis son chapeau, il s’en alla, sa canne sous le bras, le buste droit et fredonnant un air dès qu’il eut franchi le seuil du comptoir.

Alors M. Quinion m’exhorta solennellement à me rendre aussi utile que possible dans le magasin, pour mériter mon salaire fixé à 6 ou 7 shellings par semaine ; — c’est-à-dire à 6 pour commencer et à 7 un peu plus tard. Il me remit une semaine d’avance, et je donnai 6 pence à Pomme-de-terre-farineuse pour faire porter ma malle à la Terrasse-Windsor, quand la nuit serait venue ; car, toute petite qu’elle était, je n’aurais pu la charger sur mes épaules. Je dépensai 6 pence encore pour mon dîner, qui consista en un pâté à la viande arrosé de l’eau d’une pompe voisine ; repas bientôt expédié et dont je fis la digestion en me promenant dans les rues.

Le soir, à l’heure précitée, M. Micawber reparut. Je me lavai les mains et le visage pour faire honneur à la dignité de mon hôte, et nous nous rendîmes ensemble à notre maison, si je puis l’appeler notre. En chemin, M. Micawber me nommait les rues et me faisait observer celles qui avaient quelque signe caractéristique, pour que je me reconnusse le lendemain.

Arrivé à la Terrasse-Windsor, je remarquai que la demeure de M. Micawber lui ressemblait assez, car elle n’était pas neuve, mais ne manquait pas d’une certaine apparence. Les fenêtres du premier restaient fermées, pour dissimuler aux voisins que cet étage était tout-à-fait sans meubles. Dans le salon du rez-de-chaussée était assise une dame, maigre, vêtue d’une robe fanée, ayant un nourrisson à son sein. C’était Mrs Micawber à qui je fus présenté. Le nourrisson avait un frère jumeau, et je dirai ici, par anticipation, que je devais rarement voir les deux frères détachés en même temps du sein maternel : il y en avait toujours un qui tétait pendant que l’autre attendait son tour.

Outre les jumeaux, deux autres enfants faisaient partie de la famille, le petit Micawber l’aîné, âgé de quatre ans, et Miss Micawber, âgée de trois. Une servante, qui était affligée d’un reniflement continuel, vint une demi-heure après faire aussi ma connaissance, en se disant orpheline et élevée à l’hospice Saint-Luc. Ce fut Mrs Micawber elle-même cependant qui voulut m’installer dans ma chambre, située sous le toit à l’arrière de la maison : le mobilier en était peu considérable, et son plus bel ornement provenait d’une sorte de badigeon bleu sur la muraille.

« — Je n’aurais jamais pensé, » dit Mrs Micawber en s’asseyant pour reprendre haleine, « quand, avant mon mariage, je vivais chez papa et maman, que je serais un jour forcée de recevoir un locataire. M. Micawber, malheureusement, est dans des circonstances difficiles, et il faut taire tout sentiment de susceptibilité.

» — Oui, Madame, » dis-je, ne sachant que répondre à cette confidence.

« — Les circonstances difficiles, poursuivit-elle, sont même accablantes pour le quart d’heure, et je ne sais trop si M. Micawber pourra s’en tirer. Quand je vivais chez papa et maman, je ne me serais guère doutée du sens pénible de ces mots… l’expérience ne me l’a que trop appris, — comme disait papa. »

À moins que ma mémoire ne me trompe, elle me raconta alors que M. Micawber avait été officier dans l’artillerie de marine ; mais qu’il eût été officier ou qu’il eût appartenu à l’armée de mer sous un autre titre, il était devenu une espèce de commis-voyageur dans l’enceinte de la capitale pour placer diverses marchandises, et malheureusement il n’en plaçait guère, j’en ai peur.

« — Si les créanciers de M. Micawber ne veulent pas lui donner du temps, » continua Mrs Micawber qui tenait à me mettre au courant, « ils en subiront les conséquences. Le plus tôt sera le meilleur : on ne peut tirer du sang d’une pierre, et, pour le moment, on ne tirerait pas d’argent de M. Micawber ; on aura beau faire des frais de justice, on en sera pour les frais. »

Mon émancipation prématurée trompait-elle Mrs Micawber sur mon âge ? ou était-elle si pleine de son sujet qu’il lui fallait à tout prix un confident ? Je crois vraiment, qu’à mon défaut, elle eût adressé le même discours à ses deux jumeaux. Aussi, cette première communication se renouvela-t-elle souvent avec quelques variantes, pendant tout le temps que j’eus l’honneur de la connaître.

Pauvre Mrs Micawber ! « J’ai tout fait pour lutter contre la fortune. » disait-elle, et c’était vrai, je n’en doute pas. Une grande plaque de cuivre couvrait le centre de la porte de la rue ; on y lisait, gravé en lettres noires : « Pensionnat de jeunes personnes tenu par Mrs Micawber. » Hélas, aucune jeune personne n’y venait recevoir les leçons de l’institutrice, aucune n’était venue se proposer, rien n’annonçait qu’on en eût sérieusement attendu une seule. Les visiteurs uniques dont j’entendisse parler ou que je rencontrasse, étaient des créanciers. Oh ! ceux-là venaient et revenaient à toute heure, et quelques-uns se montraient réellement féroces. Un entr’autres, au teint sombre et sale, un bottier, je crois, se plantait tous les matins, à sept heures, dans le corridor au bas de l’escalier, et, de là, il criait à M. Micawber : « Allons, paraissez donc, vous savez bien que vous n’êtes pas sorti. Payez-nous. Voulez-vous nous payer ? Ne vous cachez pas, voyons ! c’est une bassesse ; je ne voudrais pas faire de bassesse à votre place. Décidez-vous enfin à nous payer… payez ; oh ! vous m’entendez bien, quoique vous ne répondiez pas. » Comme on ne lui répondait pas davantage, le terrible bottier changeait de ton et se servait de gros mots : « Voleurs, filous. » Puis, exaspéré par le silence, il retraversait la rue, se postait sur le trottoir de l’autre côté, et là, il vociférait jusqu’au second étage, où il savait que se tenait M. Micawber. Dans ces occasions-là, M. Micawber, mortifié et désespéré, menaçait de se suicider avec un rasoir, comme j’en fus instruit un matin par le cri d’épouvante que jeta sa pauvre femme. Mais, deux heures après, cet infortuné débiteur, revenu à lui-même, se mettait à cirer ses bottes, et puis sortait en fredonnant un air de chanson avec sa dignité et son affabilité habituelles. Mrs Micawber n’était pas d’humeur moins élastique. Je l’ai vue s’évanouir à quatre heures en recevant une assignation du fisc, et l’heure d’ensuite manger des côtelettes panées arrosées d’un verre d’ale, après avoir été forcée de mettre en gage deux petites cuillers à thé pour se procurer ce dîner. Le soir venu, ayant réparé le désordre de ses cheveux et allaité successivement ses deux jumeaux, elle m’invitait à m’asseoir à côté d’elle, devant le feu, et là me racontait des histoires de papa et de maman, ainsi que du beau monde qu’on traitait à la maison paternelle.

C’était dans l’intérieur de cette famille que je passais mes heures de loisir. Je me procurais moi-même mon déjeuner exclusif, qui consistait en un penny de lait et un pain de la même somme (deux sous ou dix centimes). Je gardais un second petit pain et un morceau de fromage sur la planche d’une armoire pour faire mon souper lorsque je rentrais le soir. Je faisais là une soustraction sur les six ou sept shellings de ma journée, je le sais bien, et il fallait avec le reste me sustenter toute la semaine. On conviendra que c’était assez chanceux, pour un enfant qui, depuis le lundi matin jusqu’au samedi soir, n’avait ni conseil, ni encouragement, ni consolation, ni secours, ni assistance d’aucune sorte. Si jeune, si dépourvu de toute expérience, s’étonnera-t-on que je cédasse à certaines tentations ? Oubliant que j’avais seul la charge de tous mes repas, il m’arriva deux ou trois fois, en me rendant au comptoir, de m’arrêter devant un pâtissier, et là, séduit par les gâteaux de rebut, d’y dépenser ce que j’aurais dû réserver pour mon dîner. Ces jours-là, je dînais par cœur ou j’achetais tantôt un pain d’un penny, tantôt une tranche de pouding aux raisins de Corinthe, selon l’état de mes finances. Quand je dînais régulièrement, c’était tour à tour avec une tranche de veau ou une tranche de bœuf rôti, que j’allais chercher moi-même chez un traiteur ; parfois encore je me contentais d’un morceau de fromage et d’un verre de bière que je prenais dans un misérable cabaret à l’enseigne du Lion. Je me rappelle enfin qu’un jour, avec mon pain sous le bras enveloppé dans du papier comme un livre, j’entrai près du théâtre de Drury-Lane, chez le fameux restaurant du Bœuf à la mode, et je me fis servir une portion de cette friandise culinaire. À la vue d’un consommateur de ma taille, le garçon me regarda d’abord tout ébahi, et puis alla chercher un camarade pour lui faire partager sa surprise ou son admiration. Je lui donnai un demi-penny en guise de pourboire, et il n’eut pas honte de l’accepter.

Une autre fois, ma hardiesse me valut un admirateur plus consciencieux : — c’était l’après-midi, il faisait chaud ; la circonstance, je ne sais laquelle, me semblait mériter un extrà : peut-être était-ce l’anniversaire de ma naissance ; j’entrai chez un débitant de spiritueux, et dis au publicain : « Quelle est votre ale de meilleure qualité, — de qualité supérieure ? et combien le verre ?

» — Trois pence le verre est le prix de la véritable Stunning Ale, »  répondit le débitant.

« — Eh bien ! » repartis-je en produisant les trois pence, « versez-moi un verre de la véritable Stunning Ale et que la mousse déborde. »

Le débitant me regarda des pieds à la tête avec un sourire étrange et, au lieu de tirer la bière, il tourna la tête et dit quelques mots à sa femme assise derrière lui : sa femme se leva et tous les deux me contemplèrent un moment : j’étais confus. Ils me firent ensuite plusieurs questions : Quel âge avais-je ! Quel était mon nom ? mon état ? D’où étais-je venu et où allais-je ? Je me piquai de discrétion et je dois m’accuser d’avoir inventé quelque histoire qui satisfit d’ailleurs le mari et la femme, car ils se décidèrent à remplir un verre, quoique je soupçonne que ce n’était pas de la véritable Stunning Ale. Mais lorsque je l’eus vidé, la femme, venant à moi, me rendit mon argent et me donna un baiser, moitié d’admiration, moitié de compassion : je suis sûr qu’elle avait un excellent cœur de femme.

Je n’exagère, qu’on le croie bien, ni la mesquinerie de mes ressources ni les difficultés de ma vie. Je travaillais bravement du matin au soir avec mes camarades, et je ne tardai pas à être presque aussi mal vêtu qu’eux. J’aurais fini, sans doute, si Dieu n’avait eu pitié de moi, par devenir un petit voleur ou un petit vagabond ; car, lorsqu’un shelling de gratification m’était donné par M. Quinion, je ne me faisais aucun scrupule de dîner ce jour-là plus copieusement ou de régaler les autres employés avec un thé complet ou du café. J’avais surtout une propension à la flânerie qui me poussait tantôt vers le marché de Covent-Garden, où je regardais les ananas avec une certaine convoitise, tantôt sous les arcades d’Adelphi, mystérieux labyrinthe, tantôt enfin du côté d’un cabaret, près de la rivière, où les charbonniers se donnaient rendez-vous devant la porte et dansaient joyeusement. Cela m’amusait d’être le témoin muet de ce bal vulgaire : que devaient penser de moi tous les danseurs ?

M’étais-je ainsi peu à peu accoutumé à une condition qui m’avait d’abord paru dégradante ? On l’aurait cru, tant j’étais parvenu à déguiser mon sentiment d’humiliation. C’était encore un soin que je prenais de ma dignité : je n’aurais pas voulu qu’on sût tout ce que j’avais souffert, tout ce que je souffrais toujours. Je compris bientôt que, traité par M. Quinion sur le même pied que les autres employés du comptoir, je serais mal venu à afficher aucune supériorité d’origine : je me taisais sur ma famille et je ne cherchais d’autre distinction que celle que pouvait m’attirer le mérite d’être laborieux et expéditif. Cette justice me fut rendue facilement. Peut-être, cependant, ma conduite et mes manières contrastaient-elles encore avec la familiarité que j’affectais avec tous, puisque, lorsque l’on me chercha un surnom, on me trouva celui de Petit-Gentilhomme. Je m’avisai aussi de me souvenir de mon talent de conteur si apprécié de Steerforth, et j’eus un succès qui causa un accès d’envie à Pomme-de-terre-farineuse : je crois même que ce noble fils du pompier me traita un jour d’aristocrate ; mais j’avais pour moi Mick Walker, un nommé Gregory, le chef des emballeurs, et Tipp, le camionneur, qui m’appelait amicalement David.

Il me semblait si difficile de m’arracher à cette existence, qu’en écrivant à Peggoty, je me serais bien gardé de lui révéler la vérité et de lui dire à quel point j’étais malheureux. Avec elle aussi j’éprouvais une certaine honte, et puis, à quoi bon désespérer la pauvre femme, puisque j’avais pris mon parti ?

Les embarras de M. Micawber aggravaient encore mes ennuis. Dans mon abandon je m’étais attaché à sa famille : combien de fois je me promenai tout pensif, portant sur mes épaules le poids des dettes du mari, calculant les ressources de la femme. Le samedi soir même cette préoccupation troublait le plaisir que j’éprouvais à me voir libre pour toute la journée du dimanche avec mes sept shellings dans la poche. Pendant ces vingt-quatre heures-là, les confidences de Mrs Micawber étaient naturellement plus longues et plus expansives ; mais heureusement elles se terminaient toujours de la même manière ; après des sanglots à fendre le cœur, elle trouvait une transition pour chanter une chanson ou une ballade, et M. Micawber, à son tour, une fois qu’il avait déclaré qu’il n’avait plus d’autre chance que d’aller vivre en prison, soupait de bon appétit et allait se coucher en calculant ce que lui coûterait le balcon neuf dont sa maison avait besoin « si jamais les dés tournaient en sa faveur. »

Malgré la distance de nos âges, nos situations respectives établissaient une curieuse égalité entre la famille Micawber et moi ; mais on aura une nouvelle preuve de ma délicate discrétion, lorsque l’on saura que je me serais fait un scrupule d’accepter la moindre invitation de m’asseoir à la table de ceux que je savais en discussion continuelle avec le boucher et le boulanger. En effet, Mrs Micawber me fit un soir sa confidence entière :

« — Mon cher M. Copperfield, me dit-elle, je ne vous regarde pas comme un étranger, je n’hésite donc pas à vous avouer que les embarras de M. Micawber touchent à une crise. »

Je contemplai avec une douloureuse sympathie la pauvre femme en pleurs, et elle poursuivit en ces termes :

« — À l’exception d’une croûte de fromage de Hollande qui n’est guère propre à mettre sous la dent de nos enfants, je n’aperçois plus rien sur la planche de l’office. Je me servais du mot d’office quand je vivais chez papa et maman : c’est par habitude et sans y faire attention que je m’en sers encore : ce que je veux exprimer par là, c’est qu’il n’y a rien à manger dans la maison.

» — Hélas, mon Dieu ! m’écriai-je. »

J’avais dans ma poche deux ou trois shellings sur les gages de ma semaine (ce qui me fait présumer que nous étions à mercredi), et je les offris cordialement à Mrs Micawber. « — Non, non, » me dit-elle en m’embrassant, « je n’accepterai pas ; mais vous me rendrez un service… parce que vous êtes la discrétion même malgré votre âge.

» — Que faut-il faire ? je suis prêt.

» — J’ai vendu moi-même, continua-t-elle, toute notre argenterie ; mais il nous reste quelques bagatelles… quoique M. Micawber y tienne, il faut bien nourrir ces pauvres enfants. Charger de cette commission l’orpheline de Saint-Luc, ce serait l’autoriser à des libertés qui me seraient pénibles… Puis-je vous prier, vous, mon cher M. Copperfield ?… »

Je compris alors de quoi il s’agissait. Dès ce soir-là j’allai faire un premier message, et puis un autre le lendemain matin, et ainsi de suite tous les jours de la semaine, avant de me rendre au comptoir ou lorsque j’en étais revenu. Ainsi partirent d’abord quelques volumes que M. Micawber appelait pompeusement sa bibliothèque, et qui passèrent successivement de la maison à l’étalage d’un bouquiniste du voisinage ; après les volumes disparurent, par mon intermédiaire, plusieurs autres articles qui me rendirent très connu d’un prêteur sur gages demeurant quelques portes plus loin : le bouquiniste savait, par parenthèse, à peine lire : il était souvent ivre et sa femme concluait les marchés pour lui ; tandis que le prêteur sur gages était un latiniste qui me priait de lui conjuguer un verbe pendant qu’il inscrivait sur son registre ce que je lui apportais de la part de Mrs Micawber.

Ces dernières ressources s’épuisèrent aussi : la crise éclata enfin, et un beau matin M. Micawber, arrêté tout de bon, fut emmené à la prison du Banc du Roi. « C’en est fait, » me dit-il en quittant sa maison : « le dieu du jour a tiré le rideau sur moi ! » Je le crus réellement au désespoir. J’appris plus tard que le soir même il avait fait une partie de quilles dans la cour de la geôle.

Le dimanche après son incarcération, j’allai lui rendre ma première visite, non sans avoir été forcé de demander plusieurs fois mon chemin ; lorsque je franchis le seuil fatal, je me souvins de mon héros Roderick Random, grâce auquel je n’ignorais pas tout-à-fait ce qu’était une prison pour dettes.

M. Micawber m’attendait au préau ; il pleura et me supplia solennellement de ne jamais oublier que si un homme qui a vingt livres sterling de rente ne dépense que dix-neuf livres dix-neuf shellings et six pence, il sera heureux ; mais que s’il dépense la somme totale il sera misérable. Après cette sentence, qui lui était familière, il m’emprunta un shelling pour faire venir une bouteille de porter, écrivit un bon à mon ordre en remboursement sur Mrs Micawber, s’essuya les yeux et reprit courage.

Nous fûmes joints par un autre débiteur qui faisait chambre commune avec lui, et qui apportait pour son écot de leur souper une longe de mouton : je fus prié alors d’aller jusqu’à la chambre au-dessus emprunter « au capitaine Hopkins » un couteau et une fourchette.

Le capitaine Hopkins occupait cette chambre avec sa femme et ses deux filles. Ces dames étaient si mal coiffées que je me félicitai de ne pas être chargé de leur demander leur peigne : le capitaine, dont les cheveux n’étaient guère plus soignés et qui avait une redingote aussi sale que râpée, me confia le couteau et la fourchette, que je lui rapportai, deux heures après, avec les remercîments de M. Micawber.

Je m’en retournai ensuite pour donner des nouvelles de celui-ci à sa femme : elle s’évanouit en m’apercevant ; mais non moins prompte à se consoler que le prisonnier, elle fit pour la soirée un petit punch aux œufs dont j’acceptai ma part.

Je ne sais comment se vendirent les derniers meubles de la famille ; mais ils furent vendus et emportés, excepté quatre chaises, la table de cuisine et deux lits, y compris le mien. Nous campâmes quelques jours encore dans la maison désolée de la Terrasse-Windsor, jusqu’à ce que M. Micawber ayant obtenu une chambre pour lui à la prison. Mrs Micawber put s’y transporter. On me loua une petite chambre dans le voisinage, à ma grande satisfaction, car nous étions trop nécessaires les uns aux autres, les Micawber et moi, pour nous séparer. L’orpheline de Saint-Luc fut aussi pourvue d’un logement peu coûteux dans le même quartier. Le mien était un petit grenier sous les combles d’où la vue s’étendait sur un chantier. J’en pris possession avec une joie relative, en pensant que les affaires de mes amis ne pouvaient empirer après la crise, et, qu’en attendant, il me serait accordé, matin et soir, d’être introduit une heure au moins auprès d’eux.

Nouveau témoignage de ma discrétion : je n’ouvris pas la bouche de tous ces incidents au comptoir de Murdstone et Grinby. Ce fut un de mes secrets. D’ailleurs rien de nouveau dans mon occupation de tous les jours : même travail, même assiduité, même dégoût, même mystère. Il n’y eut de changé pour moi que les nouvelles relations que me procurèrent mes visites journalières à la prison pour dettes, jusqu’à ce que M. Micawber se fût décidé à profiter du bénéfice de la loi qui permet à tout débiteur anglais de se proclamer judiciairement insolvable. « On me rendra au moins ma liberté, dit-il ; je commencerai une vie nouvelle, et qui sait si cette fois les dés ne tourneront pas en ma faveur ? »

Il voulut aussi que son passage à la prison fût signalé par un acte de philanthropie, et il rédigea une pétition adressée à la Chambre des communes, pour réclamer une modification de la législation sur l’emprisonnement pour dettes.

Il y avait dans la prison même un club. M. Micawber, en homme comme il faut, en était devenu un membre influent. Il communiqua son idée au club et y fut fortement approuvé. La pétition avait été transcrite sur une immense feuille de papier ; chacun reçut l’invitation d’y venir apposer sa signature, et l’on fixa un jour pour la faire sanctionner solennellement, comme cela se pratique : je me procurai un demi-jour de congé afin d’assister à la cérémonie et pris place dans un coin, mon vieil ami, le capitaine Hopkins, lisait lui-même le document à tous ceux qui désiraient signer en connaissance de cause, et quoique plusieurs l’en dispensassent, d’autres demandaient la lecture. Le capitaine ne se faisait pas prier et prenait même un vrai plaisir à sa déclamation : chaque fois M. Micawber l’écoutait avec l’attention vaniteuse d’un auteur dont un bon acteur fait valoir l’œuvre, ou plutôt avec la satisfaction d’un philanthrope qui espérait ne pas invoquer en vain, par des raisons si pathétiques, la sagesse et l’humanité de la législature.

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CHAPITRE XII.

Je prends une grande résolution.


Le jour où la cour du Banc du Roi prononça formellement que M. Micawber était libre, fut célébré par un grand dîner au club de la prison. Mrs Micawber me retint pour lui faire compagnie à table, et porta un toast au souvenir de papa et maman.

Je me permis de lui demander, dans ce tête-à-tête, ce que son mari avait l’intention de faire dès qu’il aurait réglé son compte avec le geôlier.

« — Ma famille, » répondit Mrs Micawber, qui prononçait toujours ce mot avec un certain air… quoique je n’aie pu découvrir quelles personnes désignait cette dénomination, depuis que papa et maman étaient morts… « ma famille est d’avis que M. Micawber doit quitter Londres, et qu’avec son talent… car il a du talent, aidé de quelque protection locale, il peut obtenir à Plymouth un emploi dans la douane. »

Cette nouvelle confidence fut suivie d’une scène attendrissante dont je supprime les détails ; et, lorsque je me retirai, je me sentis moi-même tout ému en pensant que notre séparation était inévitable. Je passai une nuit d’insomnie, pendant laquelle je fis sur moi-même un si pénible retour, qu’effrayé de l’isolement où j’allais bientôt me trouver, je conçus la première idée d’un projet qui, peu à peu, se transforma en résolution inébranlable.

« — Impossible, me dis-je, de subir plus long-temps l’existence à laquelle m’ont condamné à tout jamais M. et Miss Murdstone ! »

J’avais rarement entendu parler du frère et de la sœur : deux fois seulement un paquet de vêtements neufs ou raccommodés avait été envoyé à M. Quinion pour m’être remis, avec une simple note qui disait que J. Murdstone espérait que David C… s’appliquait à son emploi et se dévouait à tous ses devoirs !… Ce laconisme m’annonçait qu’on ne songeait guère à me chercher une condition nouvelle. C’était donc à moi et à moi seul d’y songer.

Dès le lendemain, je vis bien que la famille Micawber ne ferait plus, en effet, qu’un court séjour à Londres. Elle loua un logement dans la maison où était mon galetas et elle ne le loua que pour une semaine… À l’expiration du septième jour, le père, la mère et les enfants devaient être en route pour Plymouth. M. Micawber vint au comptoir prévenir M. Quinion qu’il me rendrait à lui avant la huitaine expirée, et il ajouta que je méritais ses éloges pour ma conduite exemplaire. M. Quinion appela Tipp, le camionneur, homme marié et qui avait une chambre à louer. Il fut convenu entre eux et moi que j’en serais le locataire ; je dis entre eux et moi parce que le proverbe prétend que qui ne dit mot consent ; je ne dis rien… mais ma détermination était déjà arrêtée.

Pendant tout le temps que nous résidâmes sous le même toit, je passai mes soirées avec M. et Mrs Micawber, toujours plus enchantés eux de moi et moi d’eux. Le dernier dimanche, ils m’invitèrent à dîner. J’avais apporté un cheval de bois au petit Wilkins Micawber et une poupée à la petite Emma. J’avais aussi donné un shelling à l’orpheline qui devait retourner à l’hospice.

La journée fut charmante, quoique notre plaisir fût un peu troublé par la pensée de la séparation prochaine.

« — Mon ami, » me dit mon hôte, « car vous êtes mon ami et non un locataire… j’ai sur vous l’avantage de l’expérience, et, en attendant un meilleur coup de dé, il faut bien que je vous offre tout ce que je puis vous offrir pour le moment : c’est un bon avis… Hélas ! j’aurais dû le suivre moi-même, misérable que je suis !…

» — Mon cher Micawber ! » interrompit sa femme avec un air qui le conjurait tendrement de s’épargner tout reproche.

« — Non, non, reprit M. Micawber, misérable que je suis ! Mon bon avis est qu’il ne faut jamais faire demain ce que vous pouvez faire aujourd’hui. Retardement est un voleur qui nous dérobe notre temps : prenez-le au collet :

» — La maxime de mon pauvre papa, » observa Mrs Micawber.

« — Ma chère, dit M. Micawber, votre papa était un homme parfait dans son genre. Le ciel me préserve d’en mal parler. Je n’oublierai pas qu’il fut ma caution plusieurs fois. Oui, tout bien considéré… nous ne verrons jamais peut-être son égal… pour lire sans lunettes à son âge… Mais la maxime que je cite c’est à notre mariage qu’il l’appliqua, ma chère, et, en conséquence, il fut conclu si prématurément que je n’en ai pas retrouvé les frais… Non que j’en sois fâché, ma chère amie, » ajouta-t-il en regardant sa femme avec un sourire pour lui prouver qu’il n’avait voulu faire qu’une plaisanterie, et, sans attendre qu’elle lui dît qu’elle ne l’entendait pas autrement, il continua :

« — J’ai encore un autre avis, Copperfield, qui est excellent à retenir, et celui-là vous le connaissez déjà. Revenu : 20 £ ; dépense 19 £ et 6 pence ; résultat : bonheur. Revenu : 20 £ ; dépense : 20 £ 6 pence ; résultat : misère. La fleur se fane, la feuille se flétrit, l’arbre meurt… bref, vous êtes par terre… comme moi ! »

Pour donner plus d’emphase à sa comparaison, M. Micawber but un verre de punch avec une vive satisfaction et siffla un air populaire.

Je lui promis de ne pas oublier ses avis, et je déclare que, tout jeune que j’étais, ils m’affectèrent visiblement. Le lendemain, j’allai accompagner toute la famille à la diligence qui devait la conduire à Plymouth.

« — Mon cher Copperfield, » me dit Mrs Micawber, « que le ciel vous bénisse. Je me souviendrai toujours de vous.

» — Copperfield, » dit à son tour M. Micawber, « adieu. Soyez heureux. Si par la suite du temps je pouvais croire que ma funeste destinée a été pour vous un exemple profitable, je croirais n’avoir pas vécu en vain. Si les dés tournent en ma faveur (et je l’espère), je ne négligerai pas de faire quelque chose pour votre fortune. »

Je restai là jusqu’au dernier moment. Je ne puis m’empêcher de croire que, lorsque Mrs Micawber se fut assise sur l’impériale et qu’elle me regarda, ses yeux se dessillèrent et elle ne vit plus en moi que ce que j’étais : le pauvre petit enfant abandonné. Je le crois, dis-je, parce qu’elle me fit signe de monter auprès d’elle et qu’il y avait dans son visage une nouvelle expression, celle de la tendresse maternelle. Oui, elle m’embrassa alors comme elle eût embrassé son propre fils. Je n’eus que le temps de redescendre. La diligence s’éloigna au trot des chevaux, et la minute d’après je vis disparaître aussi, au détour de la rue, les mouchoirs agités… le dernier adieu des voyageurs. L’orpheline de Saint-Luc et moi nous nous trouvâmes seuls. Nous prîmes aussi congé l’un de l’autre. Elle s’en retourna à l’hospice, et moi je regagnai le comptoir de Murdstone et Grinby pour y commencer ma laborieuse journée.

Mais mon intention était de ne pas en recommencer beaucoup d’autres. Non, j’avais résolu de prendre la fuite… d’aller, n’importe comment, hors de Londres, trouver la seule parente que j’eusse au monde, et de raconter mon histoire à ma tante Miss Betsey.

J’ai déjà dit que j’ignorais comment cette idée désespérée m’était venue à l’esprit, mais qu’une fois là elle y resta et s’y transforma en résolution inébranlable, non que je fusse positivement convaincu qu’il en résulterait pour moi quelque chose d’heureux ; mais rien n’aurait pu me détourner de l’exécution.

Depuis la nuit où cette pensée avait entretenu mon insomnie, cent fois et cent fois encore je m’étais raconté à moi-même la vieille histoire de ma naissance que ma mère aimait tant à redire et que j’aimais tant à lui entendre répéter. Ma tante était, dans ce récit, un personnage imposant et redoutable ; mais il était un petit détail de son apparition qui me donnait un peu de courage. Je ne pouvais oublier que ma mère prétendait avoir senti qu’elle touchait ses beaux cheveux avec une main caressante. Peut-être n’était-ce qu’une supposition gratuite de ma mère, mais je m’en emparai comme d’un fait ; j’en conclus que ma terrible tante n’avait pu s’empêcher d’éprouver un tendre intérêt pour cette pauvre jeune mère, dont l’image angélique ne me quittait jamais. C’en était assez pour me faire espérer que quelque vif qu’eût été son désappointement de voir venir au monde un neveu au lieu d’une nièce, elle ne repousserait pas trop durement le petit orphelin qui viendrait se livrer à elle.

Comme je ne savais même pas où demeurait Miss Betsey, j’écrivis une longue lettre à Peggoty et lui demandai, incidemment, si elle pouvait me l’apprendre, ajoutant que j’avais ouï parler d’une dame du même caractère, qui habitait une ville que je nommais au hasard, et que je serais curieux de savoir si c’était la même. Dans un autre paragraphe de la même lettre, je disais à Peggoty que j’avais un grand besoin d’une demi-guinée, et que si elle pouvait me prêter cette somme, je lui dirais plus tard, en la lui rendant, ce que j’en voulais faire.

La réponse de Peggoty arriva bientôt, réponse affectueuse et contenant la demi-guinée… Hélas ! que de peine elle avait dû se donner pour la soutirer du coffre de M. Barkis ! Elle m’apprenait que Miss Betsey vivait près de Douvres, mais sans pouvoir dire si c’était à Douvres même, à Hythe, à Sandgate ou à Folkstone. Un de nos journaliers, à qui je fis quelques questions sur ces trois localités, m’ayant dit qu’elles étaient toutes rapprochées les unes des autres, je pensai que cela me suffirait et je me décidai à partir le dernier jour de la semaine.

Honnête enfant et ne voulant laisser après moi qu’une mémoire honorable, je me considérai comme obligé de rester jusqu’au samedi soir. J’avais reçu une semaine d’avance lors de mon installation. Je ne devais donc pas me présenter au comptoir à l’heure ordinaire pour y toucher mon salaire. C’était pour cette raison que j’avais emprunté la demi-guinée, ne voulant pas non plus me mettre en route sans avoir de quoi fournir à mes frais de voyage. En conséquence, le samedi soir venu, au moment où les autres se rendaient à la paye, je priai Mick Walker de dire à M. Quinion que j’étais allé faire transporter ma malle chez Tipp. Je dis aussi un dernier bonsoir à Pomme-de-terre farineuse et me mis à courir de l’autre côté de l’eau, dans la direction de la prison pour dettes, où j’avais encore couché la veille.

Au dos d’une des cartes d’adresse que nous fixions avec des clous sur nos caisses de vin, j’avais écrit d’avance : « M. David, à Douvres, pour être laissée au bureau de la diligence jusqu’à ce qu’on la réclame ; » c’était l’adresse que je comptais mettre sur ma malle après l’avoir retirée de mon ancien logement. Quand je fus aux environs de la rue même où il était situé, je cherchai des yeux quelqu’un qui m’aidât à transporter mon bagage au bureau de Londres.

Près de l’obélisque, dans Blackfriars-Road, j’aperçus un grand jeune homme qui stationnait là, à côté d’une petite charrette vide attelée d’un âne. « Voilà un drôle qui n’a pas six pence vaillant, à moins que ce ne soient six pence volés, » me dit-il, importuné sans doute de mon regard inquisiteur.

« — Je n’ai nullement prétendu vous offenser, lui dis-je, et la preuve, c’est que je vous proposerai de me rendre un service, en vous payant, bien entendu.

» — Quel service ? » me demanda-t-il.

» — De me transporter une malle,

» — Quelle malle ?

» — La mienne, qui est là dans la rue voisine et que je vous prierai de me transporter au bureau de la diligence de Douvres, pour six pence.

» — Cela me va ! » répliqua le grand jeune homme qui mit aussitôt sa petite charrette en mouvement et d’un train à me permettre tout au plus de suivre le pas de l’âne.

Il y avait dans les manières du grand jeune homme, je ne sais quoi de méprisant qui ne me souriait guère ; mais le marché était fait : je le menai avec moi jusqu’à ma chambre. Nous descendîmes la malle et la plaçâmes sur la voiture. Je n’aurais pas voulu mettre encore l’adresse sur la malle, de peur d’un curieux voisin qui me regardait faire. « Vous voudrez bien, dis-je au jeune homme, vous arrêter au tournant de la rue ; » mais à peine avais-je prononcé ces mots que le jeune homme, l’âne, la voiture et ma malle partirent comme si le diable les emportait et je ne pus les atteindre qu’en face de la cour du Banc du Roi.

Là, encore tout essoufflé et troublé par ma course, je fis tomber ma demi-guinée de ma poche en retirant ma carte d’adresse, et pendant que j’attachais celle-ci d’une main tremblante, je mis, pour plus de sûreté, la pièce d’or entre mes dents. Tout-à-coup je me sens violemment frappé sous le menton par le grand jeune homme et vois ma demi-guinée passer de ma bouche dans sa main.

« — Oh ! oh ! » me dit-il en me saisissant par le collet, « c’est ici un cas de police. Vous allez mettre votre vol en sûreté, n’est-ce pas ? À la police, mon jeune coquin, à la police.

» — Rendez-moi mon argent, s’il vous plaît, et laissez-moi ! » lui dis-je très effrayé.

« — À la police, » répéta le jeune homme, « à la police, vous prouverez là que tout ceci est à vous.

» — Rendez-moi ma malle et mon argent, » lui dis-je fondant en larmes.

« — À la police, à la police ! » Le jeune homme n’avait pas d’autre réponse, me poussant contre son âne comme s’il y avait quelque affinité entre l’animal et un magistrat, lorsque, changeant tout-à-coup d’idée, il me laissa, monta dans sa voiture, et, fouettant l’âne en disant qu’il allait à la police, il partit d’un train plus rapide encore que tout à l’heure.

Je courais après lui, mais j’étais trop hors d’haleine pour crier, et peut-être n’aurais-je pas osé si je l’avais pu. Je faillis plus de vingt fois être écrasé par les voitures que je rencontrai dans une course d’un demi-mille, tantôt apercevant mon grand jeune homme, tantôt le perdant de vue, ici recevant le coup de fouet d’un cocher, là tombant dans le ruisseau, me relevant et me précipitant dans les bras d’un passant ou contre un poteau de réverbère. Enfin, étouffant de peur et de chaleur, craignant que tout Londres ne fût à mes trousses, je laissai aller le grand jeune homme où il voulut avec mon argent et ma malle. Je reconnus alors que j’étais bientôt hors de la ville et dans la direction de Greenwich ; je savais que c’était aussi la route de Douvres ; hors d’haleine, fondant en larmes, mais sans m’arrêter, je continuai de marcher pour arriver si je le pouvais à la maison de ma tante Miss Betsey, n’étant guère mieux pourvu sur ma personne que le jour où ma naissance la contraria si désagréablement.

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CHAPITRE XIII.

Conséquences de ma résolution.


Une fois sur la route du comté de Kent et renonçant à poursuivre le voleur de ma malle et de ma demi-guinée, j’allai d’un pas à arriver tout droit aux portes de Douvres ; mais le moment vint où mon épuisement trahit un dernier effort, et j’allai m’asseoir sur les marches d’une entrée de maison en terrasse. Je me rappelle qu’il y avait un bassin au milieu et un informe Triton de pierre soufflant dans une conque marine. Là je calmai un peu mon agitation, et après avoir pleuré en me reposant, je me levai en entendant sonner dix heures.

La nuit était venue cependant : par bonheur, c’était une belle nuit d’été. D’ailleurs, quelle que fût ma détresse, je ne songeais nullement à rebrousser chemin… je n’y aurais pas songé probablement, alors même qu’une avalanche de neige m’eût barré le passage.

Je me remis donc à marcher ; mais mon inquiétude ne fit que s’accroître quand je réfléchis que j’avais tout juste dans ma poche la somme de trois pence (30 centimes). Comment en avais-je même autant ? je ne sais trop, en vérité, puisque c’était le samedi soir. Je commençai à me figurer l’effet que produirait, dans un jour ou deux, sur les lecteurs de journaux, la nouvelle qu’on m’avait trouvé mort au pied d’une haie. Un moment après je passai devant une petite boutique sur la fenêtre de laquelle était écrit qu’on achetait la garde-robe des dames et des messieurs, un prix honnête étant garanti pour les chiffons, les os et les débris de la cuisine. Le maître de cette boutique, assis en manche de chemise sur le banc à côté de sa porte, fumait sa pipe. En voyant tant d’habits, de pantalons et autres vêtements suspendus au plafond, on aurait pu penser, à la lueur de deux chandelles fumeuses qui composaient tout l’éclairage intérieur, que c’étaient les dépouilles de tous ses ennemis que cet homme avait tués, et qu’il jouissait tranquillement de sa vengeance.

Mes dernières relations avec la famille Micawber me suggérèrent que je pourrais trouver là de quoi écarter de moi pendant quelque temps, le loup de la faim. Je m’éloignai jusqu’à la plus proche ruelle, j’ôtai mon gilet, le roulai sous mon bras, et revenant à la boutique : « S’il vous plaît, Monsieur, » dis-je au fripier, « je voudrais vendre ceci à un prix raisonnable. »

M. Dolloby, — Dolloby était du moins le nom qu’on lisait sur la porte, déposa sa pipe, me dit de le suivre dans sa boutique, y moucha les deux chandelles avec ses doigts, prit le gilet, l’étendit sur le comptoir, l’examina, le retourna en tous sens et dit enfin :

« — Qu’appelez-vous un prix pour ce petit gilet ?

» — Ah ! vous le savez mieux que moi, » répondis-je modestement.

« — Je ne puis, répliqua-t-il, être à la fois l’acheteur et le vendeur ; nommez vous-même votre prix.

» — Serait-ce trop de dix-huit pence ? » (1 fr. 80 c.) me hasardai-je à dire après un peu d’hésitation. M. Dolloby roula le gilet et me le rendit en disant : « Je volerais ma famille si j’en offrais neuf pence. »

C’était une cruelle manière de présenter le marché, — puisque je me voyais, moi étranger, accusé de vouloir voler sa famille à mon profit. La circonstance était malheureusement si pressante que je déclarai que je me contenterais de neuf pence ; M. Dolloby me les compta, non sans grogner. Je lui souhaitai le bonsoir et sortis de la boutique plus riche de neuf pence et plus pauvre de mon gilet, mais je boutonnai ma veste : « Elle me suffit bien, » pensai-je… si surtout je pouvais n’être pas forcé de m’en défaire comme du gilet.

Hélas ! je prévoyais déjà qu’elle y passerait aussi, et que je devrais m’estimer bien heureux si j’arrivais à Douvres avec ma chemise et mon pantalon !

Toutefois je bannis cette préoccupation du lendemain et, satisfait de mes neuf pence, je me dis que le plus pressé était de faire un plan pour passer la nuit. Je reconnaissais les lieux où je me trouvais, et il me parut très ingénieux d’aller me coucher contre le mur même de mon ancien pensionnat, dans un coin où je me rappelais qu’il y avait habituellement une meule de foin. « Je dormirai, me dis-je, près du dortoir où j’ai raconté de si belles histoires à mes jeunes camarades, et ils ne se douteront pas qu’ils ont si près d’eux le pauvre conteur. »

Je me traînai donc jusqu’à Salem-House : une meule de foin était encore derrière la maison ; je m’y réfugiai après avoir regardé aux fenêtres et m’être assuré que tout était nuit et silence autour de moi. Je n’oublierai jamais la sensation que j’éprouvai en me couchant ainsi pour la première fois sans un toit sur ma tête.

Le sommeil me ferma les yeux comme il ferma, cette nuit-là, ceux de tant d’autres infortunés qui n’auraient pu s’approcher d’une maison où il y avait un chien sans être repoussés par ses farouches aboiements. Je dormis et rêvai que j’occupais mon ancienne couchette du dortoir, amusant mes camarades par un romanesque récit. Je me réveillai au bout de quelques heures, le nom de Steerforth sur mes lèvres ; surpris d’abord d’apercevoir les étoiles, mon premier mouvement fut de me lever et de m’éloigner avec un sentiment de terreur indéfinissable ; mais je me rassurai aussitôt et je revins à la même place où je me rendormis… quoique souffrant légèrement de la froidure du matin. Le soleil brillait quand j’entendis la cloche qui réveillait aussi les élèves de Salem-House. Si j’avais pu espérer que Steerforth fût du nombre, je me serais tenu caché quelque part afin de le guetter au passage ; mais je savais qu’il n’y était plus depuis long-temps ; Traddles pouvait y être encore ; c’était douteux cependant, et puis, quelle que fût ma confiance en son bon cœur, je n’en avais pas assez en sa discrétion ; il était si chanceux dans tout ce qu’il entreprenait, le pauvre Traddles, que je n’étais guère tenté d’avoir recours à lui. Je me glissai donc le long du mur et gagnai furtivement le chemin poudreux que nous avions maintes fois traversé dans nos promenades d’écoliers. C’était le chemin de Douvres : je le connaissais depuis ces promenades, alors que je ne me serais guère douté qu’on me verrait un jour le parcourir comme un petit vagabond.

C’était dimanche et les cloches carillonnèrent toute la matinée dans les airs ! Ô mes cloches des dimanches de Yarmouth, ce n’étaient plus vos joyeuses voix qui charmaient tant mes excursions sur la plage. Vainement celles-ci invitaient aussi le monde au repos et à la prière ; vainement, passant devant une église, je pus apercevoir par la grande porte à deux battants, la congrégation des fidèles paisiblement assise en attendant le prédicateur ; vainement, de l’enceinte d’une autre, vint jusqu’à moi le chant des psaumes accompagné par les mélodies de l’orgue ; vainement je vis sous le porche le bedeau endimanché respirer la fraîcheur de sombre, — ce dimanche n’était pas un de mes anciens dimanches… le calme et le repos étaient partout excepté en moi : en me sentant sale, poudreux, presque déguenillé, les cheveux en désordre, je sentais aussi naître dans mon cœur de malveillants instincts. Ah ! pour continuer mon triste pèlerinage, plus d’une fois j’eus besoin d’évoquer le tableau qui me représentait ma mère, belle, jeune et pure, pleurant auprès de son feu et inspirant une tendre pitié à ma tante redoutée… heureusement cette image ne m’abandonna pas, je ne cessai de la voir devant moi et je la suivis.

Je fis, ce dimanche-là, vingt-trois milles sur la route directe, quoique non sans peine, car j’étais neuf à ce genre de fatigue. Je me vois, à la tombée de la nuit, passant le pont de Rochester, les pieds endoloris et mordant un morceau de pain que j’avais acheté pour souper. Une ou deux petites maisons m’avaient tenté par leurs enseignes qui annonçaient « qu’on y logeait les voyageurs ; » mais j’avais peur de dépenser les pence qui me restaient, et j’étais plus effrayé encore d’y rencontrer les hommes de mauvaise mine qui parcouraient la même route que moi. Je ne cherchai donc d’autre abri que la voûte du ciel, et me traînai jusqu’à Chatham qui, tel qu’il m’apparut ce soir-là, serait encore un chaos de terre crayeuse, de pont-levis et de navires sans mâts, avec une toiture comme celle de l’arche de Noé ; je me glissai sur une espèce de batterie revêtue de gazon, qui dominait un sentier creux où une sentinelle faisait sa faction. Je me couchai là, près d’un canon, heureux d’entendre le bruit régulier des pas du factionnaire, quoiqu’il ne se doutât pas plus de mon voisinage que les écoliers de Salem-House ne s’étaient douté, la veille, qu’ils avaient si près d’eux un de leurs anciens condisciples. Je dormis profondément jusqu’au lendemain.

Je me réveillai, cette fois, au son des tambours, et il me semblait, en entendant de tous côtés la marche des détachements de troupes, qu’une armée entière m’entourait : je descendis de ma batterie vers la longue rue étroite de Chatham ; mais, à la raideur de mes pieds, je compris que si je voulais pouvoir arriver jusqu’à Douvres, je ferais prudemment de ménager, ce jour-là, mes forces, en me contentant d’une courte étape. Je calculai aussi mes finances, et résolus de commencer mes opérations par la vente de ma veste. Je m’en dépouillai donc pour apprendre à m’en passer, et, la mettant sous mon bras, j’inspectai les diverses boutiques de fripier.

Je me trouvais dans le meilleur lieu du monde pour vendre une veste, car les marchands d’habits d’occasion étaient non-seulement nombreux, mais généralement aux aguets des chalands sur le seuil de leurs portes. La plupart aussi avaient, parmi leurs défroques, un ou deux uniformes d’officiers avec épaulettes et le reste : ces splendides costumes me rendirent timide, et je n’aurais jamais osé déployer ma modeste marchandise dans de si belles boutiques.

Je me rabattis, en conséquence, sur les fripiers qui étalaient des costumes de calfats ou de matelots, et sur ceux dont le vulgaire étalage me rappelait M. Dolloby. J’en découvris un à la fin que je crus être ce qu’il me fallait, au coin d’une sale ruelle, et dont la fenêtre grillée offrait à ma vue de vieilles nippes suspendues parmi des fusils rouillés, des chapeaux en toile cirée, de vieilles ferrailles et des clés assez variées pour ouvrir toutes les portes du monde.

Dans cette boutique étroite, basse, que la fenêtre assombrissait plutôt qu’elle ne l’éclairait, on descendait par quelques degrés de pierre. J’y entrai le cœur palpitant, et mon émotion ne fut pas calmée lorsque, d’une noire alcôve, s’élança sur moi un horrible vieillard qui me saisit aux cheveux. Il avait une barbe grise touffue, portait une veste de flanelle jaunâtre et puait le rhum.

« — Oh ! que voulez-vous » ? marmotta le vieillard d’un son de voix rauque, sourd et monotone. « Oh ! par les cornes de Moïse ! que voulez-vous ? gr, gr, gr, gr, gr. »

Je fus si troublé par cette brusque attaque et surtout par le grognement qui terminait la question, que je ne pus répondre. Le vieillard me répéta donc :

« — Oh ! que voulez-vous ? par les cornes de Moïse, que voulez-vous ? que voulez-vous ? gr, gr, gr, gr.

» — Je voulais, » répondis-je alors, retrouvant la parole, « je voulais savoir si vous m’achèteriez une veste ?

» — Oh ! voyons la veste ! s’écria-t-il. Oh ! par les cornes de Moïse ! voyons la veste ! »

Et, se détachant de mes cheveux, ses mains, vraies serres d’oiseau de proie, cherchèrent des besicles dont il orna ses yeux aux paupières rouges.

« — Combien pour la veste ? » dit-il après l’avoir examinée. « Combien ? gr, gr, gr, gr.

» — Une demi-couronne (3 fr. 10 c), » dis-je, retrouvant ma présence d’esprit.

« — Oh ! par les cornes de Moïse ! s’écria le vieillard, non, non ; dix-huit pence ! gr, gr, gr. »

Chaque fois qu’il adjurait ainsi les cornes de Moïse, il répétait aussi ce grognement guttural dont je rends mal le son odieux par deux consonnes empruntées à l’alphabet des langues humaines.

J’avais hâte de conclure mon marché : « Eh bien ! lui dis-je, je me contenterai de dix-huit pence (1 fr. 80 c.).

» — Oh ! » me dit alors le vilain vieillard, comme désolé d’être pris au mot et gardant cependant ma veste, « oh ! par les cornes de Moïse ! sortez de ma boutique… gr, gr, gr, ne me demandez pas d’argent, faisons un troc. »

Je surmontai mon épouvante en lui répondant humblement que c’était d’argent que j’avais besoin, mais que j’irais volontiers l’attendre dehors. Je sortis en effet, je m’assis contre le mur et j’attendis… mais j’attendis en vain pendant plusieurs heures.

Là, j’appris bientôt à qui j’avais affaire : le vieillard était un ivrogne, un avare, connu dans le voisinage, où il avait la réputation de s’être vendu au diable : de temps en temps les enfants venaient escarmoucher aux alentours de la boutique et provoquer le misérable fripier en lui criant : « Tu sais bien que tu n’es pas pauvre, Charley. Apporte ton or ; donne-nous quelques-unes des guinées que tu caches dans ton lit, et pour lesquelles tu t’es livré à Satan. Veux-tu un couteau pour éventrer ta paillasse : viens le chercher, en voilà un ; viens, Charley, si tu n’es plus ivre ! » Ces provocations exaspéraient le vieux juif, et il faisait une sortie contre les enfants qui s’enfuyaient et revenaient sans cesse. Quelquefois, dans sa rage, il me prenait pour un des assaillants et me menaçait comme s’il allait me mettre en pièces : puis, me reconnaissant juste à temps, il me laissait là, se replongeait dans sa boutique, et je devinais qu’il s’étendait sur le grabat de son alcôve en distinguant les grognements de son rauque gosier. Pour comble de disgrâce, les enfants, à me voir là si patient, finirent par me confondre avec l’établissement, me jetèrent des pierres et me crièrent des injures.

Je ne savais quel parti prendre, lorsque le vieux fripier, vaincu aussi par ma persévérance, essaya de se débarrasser de moi en me proposant toutes sortes de trocs, etc. « Voulez-vous une ligne à pêcher ? un violon ? un chapeau à retroussis ? une flûte ? » Je résistai à toutes ces belles offres et le suppliai, les larmes aux yeux, de me rendre ma veste ou de me compter mon argent. À la longue, il se décida à me payer, mais en menue monnaie, penny par penny et laissant l’intervalle d’une heure entre chaque demi-shelling.

Il s’en fallait de six pence que j’eusse touché mon total, lorsqu’il me proposa de me contenter de deux encore.

« — Je ne le puis, lui dis-je. Je mourrais de faim.

» — En voulez-vous trois ?

» — Non, non, tout l’argent m’est nécessaire.

» — En voulez-vous quatre ? gr, gr, gr, gr. »

J’étais si fatigué que je consentis, et, tirant de ses griffes les quatre pence, je partis, plus que jamais affamé et altéré. Avec trois pence, je me restaurai si complètement, que je me remis en route et fis sept milles jusqu’à la nuit.

Je passai cette nuit-là, comme la première, sous une meule de foin, ayant d’abord lavé mes pieds dans un ruisseau et pansé avec des feuilles vertes les ampoules qui les enflaient.

Le lendemain matin, quand je poursuivis mon voyage, je fus charmé de voir que c’était entre des plantations de houblon et des vergers d’arbres à fruits. Les pommes commençaient à rougir et, dans quelques endroits, la récolte du houblon occupait déjà les paysans. Ce fut pour moi un beau spectacle et je me réjouis à l’idée de dormir cette nuit sous les guirlandes d’une houblonnière ; il fallait toute la magie de ma jeune imagination, pour me promettre une nuit de doux repos au milieu de ces échalas autour desquels s’enroulaient les festons gracieux du houblon.

Les rencontres que je fis ce jour-là n’étaient cependant pas rassurantes. Je me croisai avec de grands coquins dont le regard féroce me glaçait d’un nouveau genre de terreur. Quelques-uns s’arrêtaient après m’avoir laissé passer et me criaient de revenir sur mes pas afin de leur parler : ils me jetaient des pierres quand ils me voyaient courir. Un jeune drôle, un chaudronnier ambulant, je suppose, — à en juger par son havresac et son brasier portatif, — qui cheminait avec une femme, commença de même par me regarder, et, quand je fus à vingt pas, me rappela d’une voix si tonnante, que je fis halte malgré moi.

« — Voulez-vous venir quand on vous le dit, répéta le chaudronnier, ou je vous ouvre les entrailles ! »

Je crus plus sage d’obéir, et, en me rapprochant, je remarquai que la femme avait un œil poché.

« — Où allez-vous ? » me demanda le chaudronnier en me saisissant par la chemise avec sa main noircie.

« — À Douvres, dis-je.

» — D’où venez-vous ? » poursuivit-il en donnant un tour de main à ma chemise pour être sûr que je ne lui échapperais pas.

« — Je viens de Londres.

» — Quel est votre état ? Êtes-vous un filou ?

» — Non, répondis-je.

» — Non, de par Dieu ! si vous voulez faire le fanfaron de votre honnêteté avec moi, je vous fais sauter le crâne. »

À cette menace se joignit un geste qui eût suffi pour me prouver qu’il était le plus fort.

« — Avez-vous sur vous le prix d’une pinte de bière ? Si vous l’avez, donnez-le avant que je le prenne. »

Je l’aurais certainement donné si un regard de la femme, son léger hochement de tête et un mouvement de ses lèvres ne m’eussent inspiré la réponse négative.

« — Je suis très-pauvre, » dis-je en essayant de sourire, « et je n’ai pas d’argent.

» — Qu’entendez-vous par là ? » repartit le chaudronnier avec un regard tellement sinistre, que je craignais presque qu’il ne vît mon argent à travers ma poche.

« — Que signifie, » continua le jeune coquin, « la cravate de soie que vous avez au cou ? C’est celle de mon frère : rendez-la moi. » Et, la détachant lui-même au même instant, il la jeta à la femme.

La femme partit d’un éclat de rire, comme si elle pensait que ce n’était qu’une plaisanterie, et me rejeta la cravate avec un nouveau signe de tête qui me disait aussi clairement que possible : « Allez-vous en. » Avant que j’eusse levé le pied, le chaudronnier ressaisit la cravate avec un geste violent, puis, se retournant sur la femme, lui asséna un coup terrible sur la tête. Je la vis tomber, rouler dans la poussière, et quand, ayant fui à quelques pas, je ne pus m’empêcher de la regarder encore, elle était assise sur le bord de la route, s’essuyant avec un coin de son châle ce qui me parut du sang.

Cette aventure me causa une telle alarme, que du plus loin que j’apercevais ou croyais apercevoir un de ces chaudronniers, je me cachais jusqu’à ce qu’il eût passé, et cela m’arrivait assez souvent pour retarder sérieusement ma marche. Mais ce danger, comme tous les autres, ne m’arrêta pas. L’image de ma mère était toujours à mes côtés. Elle était avec moi dans le champ de houblon où je dormis cette nuit-là ; elle y était à mon réveil ; elle m’accompagna le lendemain encore toute la journée, si bien que je ne saurais la séparer de la perspective où m’apparurent aussi le profil de la vénérable cathédrale de Cantorbéry, les portes gothiques de la ville, les grolles et les corneilles voltigeant au-dessus des tours. L’image protectrice fit encore luire un rayon d’espérance sur les dunes solitaires de Douvres : c’était le sixième jour ; mais, chose étrange !… ce jour-là, l’image sembla s’évanouir comme un rêve, me laissant à demi-nu, avec des souliers en lambeaux et découragé, au moment où je touchai à ce but si désiré de ma fuite.

Je me dirigeai du côté du port et m’adressai d’abord aux bateliers en leur demandant s’ils connaissaient la demeure de Miss Betsey Trotwood. Je reçus diverses réponses :

« — Miss Trotwood ! dit l’un, elle habite dans le phare de South-Foreland, et elle s’y est roussi les moustaches !

» — Eh non ! dit un autre, c’est cette dame qui s’est fait attacher par un câble à la grande bouée de l’entrée du port, et il faut attendre la marée basse pour aller lui rendre visite.

» — Allons donc ! dit un troisième, c’est la vieille qu’on a enfermée dans la prison de Maidstone pour avoir volé un enfant.

» — Mon garçon, dit un quatrième, vous arrivez trop tard : on a vu cette Miss Betsey, tout à l’heure, monter sur un balai et faire voile pour Calais. »

Les cochers des voitures de place, que j’interrogeai ensuite, ne furent ni moins plaisants, ni plus respectueux pour Miss Betsey. Les marchands en boutiques, à qui mon air piteux ne plut guère, me répondaient généralement sans m’écouter : « Allez-vous en, nous n’avons rien pour vous. » Je ne m’étais pas senti encore si triste et si malheureux depuis le premier jour de ma fuite. Mon argent était épuisé ; je n’avais plus rien dont je pusse faire ressource. J’avais faim, j’avais soif, j’éprouvais une affreuse lassitude, et il me semblait que j’étais aussi loin de mon but que si je n’eusse pas quitté Londres.

La matinée s’était passée ainsi en vaines recherches. Je m’assis découragé au coin d’une rue, près du marché, sur la borne d’une boutique vide. Je délibérais en moi-même si je n’irais pas parcourir les villages et la banlieue de Douvres, lorsqu’un cocher, survenant avec sa voiture, laissa tomber la couverture du cheval. Je la ramassai pour la lui remettre, et je crus trouver un air de bonté dans la physionomie de cet homme. Je me hasardai donc encore à lui demander s’il pouvait me dire où demeurait Miss Trotwood. J’avais répété si souvent la question, que la parole faillit expirer sur mes lèvres.

« — Trotwood, répondit-il ; voyons donc, je crois connaître ce nom : une dame d’âge ?

» — Oui, cela doit être ! repris-je.

» — Taille un peu raide ? » ajouta le cocher en redressant son épine dorsale.

« — Oui, dis-je, ce doit être elle.

» — Qui porte un sac ?… un grand sac accroché à sa ceinture ? Elle est brusque et vient sur vous vivement. Eh !… »

Je sentis battre mon cœur en croyant reconnaître le portrait de ma tante.

« — Eh bien ! écoutez-moi, » poursuivit cet homme en me montrant avec son fouet les hautes falaises de Douvres, « montez par là, tournez à droite, et arrêtez-vous aux maisons qui ont leur façade sur la mer ; demandez-y Miss Trotwood, je crois bien qu’elle habite par là, et voilà un penny pour vous, mon petit garçon. »

J’acceptai le penny avec reconnaissance, et achetai un petit pain que je mangeai en suivant la direction que m’avait indiquée le brave cocher. Il me fallut marcher long-temps ; mais enfin j’aperçus les maisons avec la façade sur la mer, et entrant dans une petite boutique d’épicier :

« — Voulez-vous avoir la bonté de m’apprendre où demeure Miss Trotwood ? » dis-je en m’adressant à un homme qui pesait une livre de riz à une jeune fille. Ce fut celle-ci qui prit la question pour elle et se retourna pour y répondre :

« — Ma maîtresse ! dit-elle. Que lui voulez-vous, mon petit garçon ?

» — Je désirerais lui parler, s’il vous plaît.

» — Pour lui demander l’aumône, n’est-ce pas ? » répliqua la jeune fille.

» — Non, certes ! » répondis-je. Mais me rappelant qu’au fond elle avait à peu près deviné, je me tus et me sentis monter le rouge au visage.

La servante de ma tante, — car elle l’était, puisqu’elle l’avait nommée sa maîtresse, — mit son riz dans un petit cabas et sortit de la boutique en me disant que je pouvais la suivre si je voulais savoir où demeurait Miss Trotwood. Je n’eus pas besoin de me le faire répéter et je la suivis, quoique mon agitation fût telle que mes jambes tremblantes pouvaient à peine me porter. Nous fûmes bientôt arrivés à une jolie maisonnette isolée, avec de gracieuses fenêtres cintrées : sur le devant, un jardinet bien cultivé, aux allées sablées en gravier, embaumait l’air du parfum de ses fleurs.

« — Voici la maison de Miss Trotwood, » dit la servante, « c’est tout ce que je peux faire que de vous la montrer ! » Et, à ces mots elle me laissa là comme pour se débarrasser de toute responsabilité à mon égard. Je restai donc à la grille, les yeux fixés sur la fenêtre du salon : un rideau de mousseline, en partie écarté, me permettait de voir une petite table et un grand fauteuil qui me suggéra la pensée que ma tante pouvait bien, en ce moment, y être assise solennellement.

J’ai dit que mes souliers étaient dans un misérable état : à peine s’ils conservaient quelque chose de leur forme primitive, tant les semelles étaient déchiquetées, tant le cuir était crevassé. Mon chapeau, qui m’avait servi aussi de bonnet de nuit, ne ressemblait guère non plus à un chapeau. Ma chemise et mon pantalon, souillés par la sueur, la rosée, le gazon et l’argile du comté de Kent, auraient suffi pour effrayer les moineaux du jardin de ma tante. La brosse et le peigne n’avaient plus touché ma chevelure depuis mon départ de Londres. Le grand air et le soleil avaient tanné et noirci la peau de mon visage, de mon cou et de mes mains, une poussière si épaisse me poudrait de la tête aux pieds, que je semblais sortir d’un four à plâtre. Tel était mon accoutrement, telle était mon apparence extérieure : impossible de me dissimuler qu’elle n’était pas propre à faire une impression très favorable sur mon imposante tante, si je persistais à m’introduire ainsi devant elle ; mais je ne pouvais plus reculer.

Le silence qui régnait au salon me fit enfin conclure que la maîtresse du logis n’y était pas et je levai les yeux jusqu’à la fenêtre du premier étage. Là, j’aperçus un Monsieur à la mine fleurie, au regard affable, dont les cheveux grisonnaient, et qui fermait de temps en temps un œil de la façon la plus grotesque. Il m’avait aperçu lui-même, puisqu’il me fit plusieurs fois un signe de tête et me sourit également, après quoi il se retira.

Que voulait-il dire ? Se moquait-il de moi ? Je fus interdit par cette pantomime muette, et je crois que j’allais m’éloigner pour réfléchir à ce que je devais faire, quand je vis sortir de la maison une dame avec un mouchoir noué par dessus son bonnet, des gants de jardin aux mains, un sac ou une grande poche à la ceinture, semblable à celui que portent les gardiens du péage, et une petite serpette à tailler les plantes. Je reconnus immédiatement Miss Betsey, car elle sortit de sa maison exactement comme elle était entrée dans notre jardin de Blunderstone, d’après la description qui m’en avait été si souvent faite par ma mère.

« — Allez-vous en, » me dit Miss Betsey en décrivant un demi-cercle dans l’air avec sa serpette, — « allez-vous en ! nous ne voulons pas d’enfants ici. »

Je la suivis des yeux, le cœur sur les lèvres, lorsqu’elle alla dans un coin du jardin où elle se baissa pour arracher je ne sais quelle mauvaise herbe. Ce fut alors qu’avec un accès de courage ou plutôt de désespoir, j’entrouvris la grille et me glissai sans bruit jusqu’auprès d’elle.

« — S’il vous plaît, Madame, » dis-je en la touchant du bout du doigt.

Elle tressaillit en se relevant, et regarda.

« — S’il vous plaît, ma tante.

» — Eh ! » s’écria Miss Betsey avec un accent d’étonnement dont rien ne peut donner l’idée.

« — S’il vous plaît, ma tante, je suis votre neveu.

» — Oh ! seigneur Dieu ! » s’écria encore ma tante, et cette fois-ci elle fut si stupéfaite que les jambes lui manquèrent sans doute, car elle s’assit au milieu de l’allée du jardin.

Cependant, je poursuivis :

« — Je suis David Copperfield, de Blunderstone dans le comté de Suffolk, où vous vîntes le jour de ma naissance comme me l’a raconté ma pauvre mère. J’ai été bien malheureux depuis qu’elle est morte. On m’a négligé, on ne m’a rien appris, on m’a abandonné à moi-même, et puis on m’a condamné à un travail qui n’est pas convenable pour moi ; c’est pour cela que je me suis enfui et que je viens à vous. De Londres à Douvres j’ai fait toute la route à pied, sans me coucher une seule fois dans un lit depuis le commencement du voyage ; j’ai été volé, dépouillé, et vous me voyez… »

Je ne sais d’où m’était venue la force d’en dire tant d’une seule haleine ; mais enfin cette force était épuisée. Je ne pus que faire un geste de mes mains pour appeler l’attention de ma tante sur mon aspect déguenillé, qui attestait suffisamment tout ce que j’avais dû souffrir, et, fondant en larmes, je suppose que je versai toutes celles qui s’étaient amassées en moi depuis une semaine.

Ma tante, dont les yeux fixés sur les miens n’exprimaient jusque-là que la plus singulière surprise, ne tint pas à l’explosion de ma douleur : elle se releva vivement, me saisit et m’entraîna dans le salon. Là, son premier soin fut d’ouvrir une grande armoire d’où elle tira diverses bouteilles et me fit avaler quelques gouttes de chacune. Il paraît qu’elle les avait prises au hasard, car je suis sûr d’avoir avalé successivement de l’eau d’anis, de la sauce aux anchois et du vinaigre. Ces cordiaux ne suffisant pas pour calmer mes sanglots, qui étaient devenus tout-à-fait convulsifs, ma tante, effrayée, me coucha sur le sopha, avec un châle sous ma tête et son propre fichu sous mes pieds de peur que je ne salisse trop l’étoffe du meuble. Cela fait, elle alla s’asseoir contre la fenêtre et y répéta l’exclamation de : « Miséricorde ! Miséricorde ! » pendant près de dix minutes, sans pouvoir dire autre chose.

Enfin elle sonna et la servante entra. « — Jeannette, lui dit ma tante, montez chez M. Dick, saluez-le de ma part et priez-le de descendre parce que je désire lui parler. »

Jeannette ne fut pas peu étonnée de m’apercevoir étendu sans mouvement sur le sopha, car je n’osais bouger de peur de déplaire à ma tante : mais elle alla remplir son message. Miss Betsey, les mains derrière le dos, se promena en long et en large dans le salon jusqu’à ce qu’entrât le personnage qui m’avait souri ou fait la grimace de la fenêtre du premier étage.

« — M. Dick, » lui dit ma tante, « ne soyez pas un fou, parce que personne ne saurait être plus sensé que vous quand vous le voulez. Nous le savons bien tous. Ne soyez donc pas un fou, n’importe ce que vous êtes. »

Le personnage ainsi interpellé prit aussitôt un air sérieux et me regarda d’une manière qui me sembla signifier qu’il me priait de ne rien dire de ce que j’avais aperçu à la fenêtre.

« — M. Dick, » lui demanda alors ma tante, « vous m’avez entendu mentionner David Copperfield ?… Ne prétendez pas avoir perdu la mémoire, car vous et moi nous savons que vous l’avez très bien conservée.

» — David Copperfield ! » répondit M. Dick qui ne semblait pas s’en souvenir parfaitement ; « David… Copperfield ? Oh ! oui, assurément, David !

» — Eh bien ! » reprit ma tante, « voici son enfant… son fils… il ressemblerait autant que possible à son père s’il ne ressemblait aussi à sa mère.

» — Son fils ? dit M. Dick, le fils de David ? En vérité !

» — Oui, » continua ma tante, « et il a fait une jolie chose ! il s’est échappé de Londres où il était. Ah ! sa sœur, Betsey Trotwood, n’aurait jamais pris la fuite !… »

Ma tante secoua la tête avec l’expression de sa ferme conviction sur le caractère et la conduite de cette sœur qui n’avait jamais existé.

» — Ah ! vous croyez qu’elle n’aurait jamais pris la fuite ? dit M. Dick.

» — Dieu vous bénisse, M. Dick, et moi aussi ! » s’écria ma tante avec un peu de dépit. « Me contesterez-vous cela à présent ? Je le sais bien, M. Dick. Elle aurait vécu avec sa marraine, et nous aurions été dévouées l’une à l’autre. Je vous le demande au nom du ciel, pourquoi la sœur de cet enfant se serait-elle enfuie, et pour aller où ?

» — Nulle part, » répondit M. Dick.

» — Eh bien donc ! » dit ma tante apaisée par cette réponse, « comment pouvez-vous prétendre que vous divaguez, M. Dick, quand vous avez l’esprit aussi pointu qu’une lancette ? Ainsi vous voyez là le fils de David Copperfield, et la question que je vous pose par rapport à cet enfant est celle-ci : — Qu’en ferai-je ?

» — Ce que vous en ferez ? » répondit M. Dick à demi-voix et se grattant l’oreille. « Oh ! ce que vous en ferez ?

» — Oui, » répliqua ma tante d’un air grave et levant son index. « Allons, parlez, j’ai besoin d’un bon avis.

» — Eh bien ! si j’étais vous, » dit M. Dick m’examinant et ayant l’air de réfléchir. « Eh bien !… » Il hésitait ; mais après m’avoir regardé encore, il parut inspiré par une idée soudaine et ajouta vivement : « — Je le ferais laver !

» — Jeannette, » dit ma tante se retournant vers la servante avec l’expression d’un calme triomphe que je ne compris pas alors : « — Jeannette, M. Dick nous tire d’embarras. Chauffez le bain. »

Quoique très intéressé au résultat de ce dialogue, je ne pus m’empêcher, tout en l’écoutant, d’observer ma tante, M. Dick et Jeannette, comme aussi de compléter l’inspection de la pièce où nous nous trouvions tous les quatre.

Ma tante était une femme grande de taille et dont la physionomie avait quelque chose de dur, mais nullement désagréable. Il y avait dans son visage, sa voix, dans sa démarche et dans toute son allure, une sorte d’inflexibilité qui m’expliquait fort bien l’impression produite par elle sur une douce et timide créature comme ma mère ; mais, malgré leur austérité, ses traits étaient plutôt beaux que laids. Je remarquai surtout qu’elle avait un œil vif et brillant. Ses cheveux, déjà gris, se partageaient en deux grands bandeaux. Sa coiffe ou bonnet, plus simple que ceux qu’on porte aujourd’hui, se nouait par deux rubans sous le menton. Sa robe, couleur de lavande, était d’une propreté extrême, mais taillée juste et courte ; on eût dit d’un costume d’amazone dont elle aurait rogné la jupe comme une superfluité embarrassante. À sa ceinture on voyait une montre d’homme en or avec une chaîne et des breloques. Autour du cou elle avait une collerette qui ressemblait assez à nos cols de chemise d’homme, et au poignet des manchettes de toile.

J’ai déjà dit que M. Dick était un homme à tête grise et au teint fleuri. J’ajouterai seulement que sa tête était curieusement penchée, non par l’âge… non, c’était plutôt comme la tête d’un des écoliers de M. Creakle lorsqu’il venait de recevoir des coups de canne. Ses yeux saillants brillaient d’une sorte d’éclat humide qui contribuait avec son air distrait, sa soumission à ma tante et la joie enfantine que lui causait un compliment, à me faire soupçonner que c’était un fou. Mais s’il était fou, me disais-je quand cette idée me venait, comment serait-il ici ? Je ne savais donc trop qu’en penser. Son costume était celui de tout le monde : petite redingote du matin, gilet blanc et pantalon blanc. Il avait une montre dans son gousset et de l’argent dans sa poche, car il le faisait sonner en frappant dessus comme s’il en était fier.

Quant à Jeannette, qui pouvait avoir de dix-huit à dix-neuf ans, c’était une jolie fille, proprette et fraîche. J’appris plus tard que ma tante l’avait prise à son service, comme elle prenait successivement toutes ses servantes, qui formaient une série de protégées élevées expressément dans le renoncement au mariage, et qui finissaient toutes généralement par épouser le boulanger de la maison.

Par sa propreté, le salon était digne de ma tante et de Jeannette. Avant de le décrire, j’ai déposé un moment ma plume pour me le rappeler en détail. J’ai aspiré encore l’air de la mer qui est venu à moi imprégné du parfum des fleurs. J’ai revu l’antique mobilier bien ciré et bien luisant, le grand fauteuil inviolable de ma tante et son guéridon contre la croisée, le tapis recouvert d’une serge, le chat, la bouilloire, les deux canaris, la vieille porcelaine, un grand vase plein de feuilles de roses desséchées, la vaste armoire, réceptacle de toute une armée de pots et de bouteilles, le sopha, moi-même enfin, étendu tout sale, tout déguenillé, sur ce beau meuble et prenant note de tout.

Jeannette venait de sortir pour préparer et chauffer le bain, lorsque je fus alarmé à la vue de ma tante, saisie d’une subite indignation, rappelant sa servante et s’écriant d’une voix presque étouffée : « Jeannette ! des ânes ! Jeannette ! des ânes ! » — Accourant à ces mots Jeannette descendit l’escalier à la hâte, comme si le feu était à la maison, et franchit au plus vite le jardin. Sur une petite pelouse, de l’autre côté de la grille, deux ânes sellés et montés par des dames avaient osé profaner de leur sabot vulgaire ce carré de verdure. Jeannette leur dit de se retirer, tandis que ma tante elle-même, qui avait suivi sa fidèle servante, saisissant par la bride un troisième baudet, le remettait dans le chemin après avoir administré une paire de soufflets au malencontreux écuyer de la cavalcade, petit polisson à peu près de mon âge.

Aujourd’hui encore, il me serait difficile d’établir que ma tante avait le moindre titre qui légitimât sa prétention à la propriété de cette pièce de gazon ; mais elle s’était persuadée qu’elle était bien à elle, et cela revenait au même. Le plus grand outrage qu’on pût lui faire, outrage qui demandait une vengeance immédiate, était le passage d’un âne sur le terrain sacré. Quelle que fût l’occupation intérieure qui réclamât ses soins, quelqu’intéressant que fût l’entretien dans le salon, un âne survenait-il, le cours de ses idées se trouvait soudain détourné, ma tante fondait sur le profane animal. Des bâtons étaient cachés derrière la porte, armes défensives et offensives. Des vases et des arrosoirs remplis d’eau étaient tenus en réserve dans un coin du jardin pour pouvoir être vidés sur les petits âniers qui se faisaient un malin plaisir de perpétuer les incursions et de revenir sans cesse à la charge ; peut-être aussi l’obstination naturelle des ânes les ramenait-elle volontiers dans cette direction. Toujours est-il qu’avant que le bain fût prêt, trois nouvelles alarmes eurent lieu, et que la troisième attaque, plus sérieuse que les autres, faillit amener un combat singulier entre ma tante armée d’un bâton et un méchant ânier qui avait peine à comprendre qu’il dût rebrousser en arrière sur un simple avertissement.

Le bain fut pour moi un réconfort parfait. Je commençais à ressentir de grandes douleurs dans tous les membres, une fatigue générale et une somnolence contre laquelle j’avais peine à lutter. Quand je sortis de la baignoire, ma tante et Jeannette me firent entrer dans une chemise et dans un pantalon appartenant à M. Dick, puis elles m’enveloppèrent de deux ou trois châles. Ainsi empaqueté, je fus encore transporté sur le sopha ; là, ma tante s’étant imaginé que je devais mourir de faim et qu’il fallait me nourrir à petites doses, me faisait avaler du bouillon par cuillerées, lorsqu’une nouvelle interruption ridicule la fit courir, pour la quatrième fois, à la défense de son territoire violé par l’ennemi… « Jeannette, des ânes ! » À ce cri, je fus laissé sur mon lit provisoire où je m’endormis tout de bon.

Serait-ce dans un songe que je crus avoir entrevu ma tante revenant auprès de moi, arrangeant confortablement un coussin sous ma tête, écartant d’une main délicate mes cheveux tombés sur mes yeux et me regardant avec bienveillance ? Lorsque je me réveillai, j’avais aussi dans l’oreille les mots de gentil enfant et de pauvre enfant ! Oui, c’était peut-être encore dans mon songe que je les avais entendus, car ma tante était tranquillement assise près de la fenêtre, rêvant ou occupée à admirer la mer.

Nous dînâmes bientôt après que je fus réveillé : un poulet rôti et un pouding garnissaient la table ; quant à moi, toujours empaqueté sur ma chaise, j’étais fort gêné dans le mouvement de mes bras ; mais comme c’était ma tante qui m’avait arrangé ainsi, je n’aurais jamais osé me plaindre. Une vive préoccupation m’agitait au fond du cœur. Que ferait-elle de moi ? Mon inquiétude était extrême. Elle ne dit rien qui pût la calmer, dînant en silence et se contentant de s’écrier de temps en temps : Miséricorde ! miséricorde ! lorsqu’elle fixait les yeux sur moi. Ce n’était pas cette exclamation qui pouvait m’apprendre grand’chose sur ma future destinée.

La nappe ayant été enlevée, une bouteille de xérès fut apportée par Jeannette ; ma tante m’en fit avaler un petit verre et envoya chercher M. Dick, qui n’avait pas dîné avec nous. Elle voulut que je lui racontasse toute mon histoire, et m’aida elle-même par de nombreuses questions en priant M. Dick de bien écouter. Celui-ci me parut deux ou trois fois assez disposé à faire un petit somme ; mais les yeux de ma tante ne le perdaient pas de vue, et il n’osait ni dormir ni sourire quand elle fronçait le sourcil en le regardant.

Mon récit fini, vinrent les commentaires de ma tante et de M. Dick :

« — Je ne puis concevoir ce qui forçait cette malheureuse enfant à se remarier, » dit ma tante en parlant de ma mère ; « non, je ne puis le concevoir.

» — Peut-être, » répliqua M. Dick, « était-elle devenue amoureuse de son second mari.

» — Amoureuse, » s’écria ma tante, « qu’entendez-vous par là ? Qu’avait-elle besoin de devenir amoureuse, je vous prie ?

» — Peut-être, » balbutia M. Dick après un moment de réflexion, « peut-être crut-elle se donner un protecteur.

» — Un protecteur, en vérité ! » répliqua ma tante. « La belle chance que cherchait la pauvre enfant ! Quelle confiance devait-elle avoir en un homme qui ne cherchait qu’à la tromper d’une manière ou d’une autre ? Non, non, ce n’est pas cela, et je voudrais savoir quel était son but, son véritable but ? Elle avait déjà eu un mari ; elle savait ce que c’est : cela devait lui suffire. Elle avait un enfant… Ah ! mon Dieu, la mère était un enfant elle-même lorsqu’elle mit au monde celui que vous voyez là assis devant nous. Je vous prie donc de me dire ce qu’elle voulait de plus ? »

M. Dick secoua la tête en me regardant et de l’air d’un homme qui ne savait comment résoudre le problème.

Ma tante, heureusement, en posa un autre sans attendre la solution du premier.

« — Avait-elle envie d’avoir une fille après un garçon ? À la bonne heure ! mais alors, pourquoi ne pas commencer par là ? Je le lui avais positivement demandé : « Faites-moi une fille. » Mais la sœur de ce garçon, la petite Betsey Trotwood, ne vint pas. Où était-elle ? Faites-moi le plaisir de me l’apprendre ? »

M. Dick parut réellement effrayé de cette question-ci ; mais ma tante poursuivit :

« — C’était un vendredi. Si vous aviez vu ce petit accoucheur, qu’on appelait, je crois, M. Jellip, avec sa tête penchée sur l’épaule, lorsqu’il vint m’annoncer que c’était un garçon : « Un garçon ! » Les voilà bien tous ! les imbéciles ! »

Cette franche dénonciation de tout notre sexe ne rassura nullement M. Dick et j’avoue que, pour ma part, je tremblais sur le sort qui m’était réservé.

« — Eh bien ! ce garçon, le voilà ! oui, le voilà ! et bien heureux d’avoir pris la place de sa sœur ! n’est-ce pas ? Il vient de vous dire ce que c’était que ce Murdstone qu’on lui avait donné pour second père. Il n’y a pas tenu ; il a pris la fuite, et, comme un petit Caïn, il a été vagabond sur la grande route ! »

M. Dick, à son tour, fronça le sourcil en m’examinant, pour vérifier si j’avais réellement sur le front la marque du fratricide !

Ma tante avait encore quelque chose sur le cœur. Je lui avais dit que Peggoty s’était mariée, elle aussi. Il fallait que Peggoty eût son paquet :

« — Et cette femme au nom payen, dit-elle, cette Peggoty, qui met comme les autres sa tête dans le guêpier !… Comme si elle n’avait pas assez des deux mariages de sa maîtresse, ne va-t-elle pas aussi prendre un mari… Tout ce que j’espère, c’est que ce mari est au moins une de ces brutes dont les gazettes nous racontent journellement la belle conduite, et qu’il la battra pour lui apprendre ce que c’est que le mariage. »

Je ne pus laisser traiter ainsi ma bonne Peggoty ni entendre l’expression d’un pareil vœu sans tenter de la défendre : « — Vous vous trompez, ma tante, m’écriai-je ; Peggoty est la meilleure, la plus fidèle, la plus dévouée des amies et des servantes. Peggoty m’a toujours aimé tendrement, elle a toujours aimé ma mère : c’est elle qui a soutenu dans ses bras sa tête mourante ; c’est elle qui a reçu son dernier baiser avec son dernier soupir. »

Ce souvenir m’émut au point que je ne pus raconter qu’en balbutiant, comment Peggoty m’avait toujours déclaré que sa maison était la mienne, et que si je n’avais pas craint d’être une charge pour elle dans son humble situation, c’était à elle que j’avais d’abord songé à aller demander un asile.

Je ne pus en dire davantage ; mes sanglots m’étouffaient, et je me cachai le visage dans mes mains en appuyant mes deux coudes sur la table.

« — Bien, bien, dit ma tante ; l’enfant a raison de défendre ceux qui l’ont défendu… Jeannette ! des ânes ! »

Sans ces malheureux ânes, je crois vraiment que nous étions au moment de nous entendre ; car ma tante avait posé sa main sur mon épaule, et, encouragé par son approbation, je l’aurais embrassée et suppliée d’être ma protectrice. Mais l’interruption et l’accès d’indignation qui en fut la suite, comme cela ne manquait jamais à chaque attaque, bannirent pour le moment toutes les bonnes pensées : jusqu’à l’heure du thé, Miss Trotwood ne parla plus à M. Dick que des ânes de Douvres et de leurs propriétaires, exprimant la résolution de s’adresser aux tribunaux afin d’obtenir contre eux un bon arrêt.

Après le thé, nous nous assîmes près de la fenêtre, et l’air de vexation inquiète que prit ma tante me fit supposer que c’était pour surveiller l’invasion : heureusement l’ennemi ne se montra plus, et quand la nuit vint, Jeannette ayant baissé les stores, nous nous plaçâmes autour d’une table de trictrac où ma tante et M. Dick firent la conversation à la clarté des bougies.

Ma tante, levant gravement son index, dit à son partenaire : « Or ça, M. Dick, je vais vous adresser une autre question. Regardez cet enfant.

» — Le fils de David ? » répondit M. Dick avec sa physionomie à la fois attentive et embarrassée.

« — Oui, exactement, reprit ma tante ; qu’en feriez-vous à présent ?

» — Ce que je ferais du fils de David ?

» — Oui, du fils de David.

» — Oh ! dit M. Dick, ce que j’en ferais… Eh bien !… je le mettrais au lit.

» — Jeannette ! » s’écria ma tante avec la même satisfaction triomphante que j’avais déjà remarquée, « Jeannette, M. Dick a raison, si le lit est prêt, nous allons l’y mettre. »

Le lit étant prêt, au dire de Jeannette, j’y fus immédiatement conduit, avec bienveillance, mais comme une espèce de prisonnier, entre ma tante et Jeannette, ma tante devant moi et Jeannette à l’arrière-garde. La seule circonstance qui ranima mon espérance, fut que ma tante s’arrêta sur l’escalier pour demander ce que signifiait certaine odeur de roussi : Jeannette répondit qu’elle avait brûlé ma chemise dans la cuisine. La chambre qui m’était destinée ne contenait d’autres vêtements à mon usage que ceux dont j’étais si burlesquement attifé : mon escorte féminine m’y laissa seul avec un bout de bougie que ma tante m’avertit ne devoir durer que cinq minutes, et j’entendis qu’on fermait la porte en dehors. En réfléchissant à ce qui venait de se passer, je conclus que, peut-être, Miss Betsey Trotwood, ne me connaissant pas, soupçonnait que c’était en moi une habitude de m’évader et qu’elle prenait ses précautions pour me retrouver le lendemain matin.

La chambre était une jolie chambrette à l’étage le plus élevé de la maison, et de la fenêtre on avait vue sur la mer où brillait la lune dans toute sa splendeur. Après avoir dit mes prières et lorsque la bougie s’éteignit, je me rappelle avoir quelque temps contemplé ces vagues si magnifiquement éclairées, comme si j’espérais y lire ma destinée, ou comme si, sur cette voie lumineuse, ma mère allait venir à moi, son enfant dans les bras, pour me sourire ainsi qu’elle m’avait souri la dernière fois que je l’avais vue. Lorsqu’enfin, le cœur plein d’une émotion solennelle, après cette vaine attente, je me retournai vers le lit aux rideaux blancs où je pouvais me reposer, tout autre sentiment fit place bientôt à celui de la reconnaissance pour la protection céleste qui m’y avait conduit. Cette reconnaissance ne diminua en rien après que je me fus doucement étendu entre les draps, où j’éprouvai un bien-être sensuel en pensant aux nuits que je venais de passer en plein air, exposé à toutes les inclémences de l’atmosphère : « Mon Dieu, dis-je, daignez m’accorder la grâce de ne plus être sans asile, et faites que je n’oublie jamais ceux qui n’en ont pas. » En m’endormant avec de telles dispositions, je ne pouvais manquer de descendre bientôt moi-même sur le brillant sentier des vagues pour aller de là faire une excursion dans le paradis des songes.

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CHAPITRE XIV.

Ma tante prend un parti à mon égard.


Le lendemain matin je n’étais plus sous clé ; une fois levé, je me rendis auprès de ma tante et je la trouvai plongée dans une méditation profonde, accoudée sur la table du déjeuner et ne s’apercevant pas que l’eau bouillante commençait à s’échapper de l’urne à thé. Je me persuadai que j’étais le sujet de ses réflexions et je me sentais de plus en plus curieux de savoir ce qu’elle avait décidé à mon égard : cependant je n’osai pas exprimer tout haut mon anxiété, de peur qu’elle ne parût indiscrète.

Mes yeux ne pouvaient cependant être aussi facilement contenus que ma langue, et, bien souvent, pendant le déjeuner, je regardai ma tante. Chaque fois elle m’examinait de même avec une attention extraordinaire ; puis, le déjeuner fini, se renversant sur sa chaise, contractant ses sourcils, croisant ses bras, elle me contempla encore tout à son aise, et je finis par être troublé, confus même, d’être étudié et observé ainsi : mon embarras se trahit par toutes sortes de maladresses et de gaucheries, justement parce que, pour le cacher, voulant paraître tout occupé de finir mon déjeuner, je heurtais mon couteau contre ma fourchette et m’étouffais en avalant trop vite ma tasse de thé.

« — Eh bien ! » s’écria ma tante.

Cette fois je levai les yeux avec respect.

« — Je lui ai écrit, dit-elle.

» — À… ?

» — À votre beau-père, » répondit-elle, voyant bien que je n’osais achever ma question. « Je lui ai écrit une lettre à laquelle il faudra qu’il fasse attention ou nous aurons maille à partir.

» — Sait-il où je suis ? » demandai-je avec alarme.

« — Je lui le ai appris, » dit ma tante en hochant la tête.

« — Lui serai-je… lui serai-je livré ? » demandai-je en balbutiant.

« — Je ne sais pas, » répondit ma tante, « nous verrons.

» — Ah ! m’écriai-je, et moi je ne sais pas ce que je ferai si je dois retourner chez M. Murdstone.

» — Je ne suis encore décidée à rien, » reprit ma tante : « nous verrons. »

Je fus accablé par ces paroles : je ne pus dissimuler mon abattement et ma tristesse. Ma tante, sans paraître beaucoup s’occuper de moi, ouvrit l’armoire, en retira un tablier qu’elle mit par dessus sa robe, lava elle-même les tasses, et quand elles furent lavées, essuyées, rangées en ordre sur le plateau, sonna Jeannette pour lui dire de tout emporter : alors elle se ganta, s’arma d’un petit balai et balaya le tapis où vous auriez en vain cherché un atome de miette de pain. Après le tapis, elle épousseta les meubles qui avaient été déjà époussetés le matin. Quand ce soin de ménage fut accompli à sa satisfaction, elle ôta ses gants et son tablier, les plia, les serra dans l’armoire, posa sa boîte à ouvrage sur le guéridon près de la croisée ouverte, et se mit à travailler paisiblement.

« — Je vous prie de monter chez M. Dick, » me dit ma tante en enfilant son aiguille, « et vous lui ferez mes compliments ; je désire savoir où il en est de son Mémoire. »

Je me levai avec empressement pour m’acquitter de ce message. Ma tante m’arrêta en me regardant comme elle regardait tout à l’heure l’œil de son aiguille : « Je suppose, ajouta-t-elle, que vous trouvez que M. Dick a un nom bien court, n’est-ce pas ?

» — C’est, en effet, répondis-je, la remarque que je faisais en moi-même hier.

» — Vous ne supposez pas à votre tour, j’espère, » dit ma tante d’un air plus hautain, « que s’il voulait en porter un autre plus long, il ne le pourrait pas. Il s’appelle Babley, — M. Richard Babley, — c’est là son vrai nom. »

J’allais, avec la familiarité de mon âge, et en toute humilité cependant, demander à ma tante s’il ne serait pas convenable à moi d’accorder à M. Dick tout le bénéfice de son vrai nom, lorsqu’elle reprit :

« — Mais n’allez pas le nommer ainsi : il ne peut souffrir son nom : c’est une de ses bizarreries, quoique peut-être n’est-ce pas une bizarrerie si déraisonnable, tant il a été maltraité par des gens qui ont le droit de le porter comme lui ? Je comprends son antipathie et je m’y prête ; il s’appelle donc M. Dick ici et partout ailleurs même, si jamais il pouvait songer à aller ailleurs. Prenez donc garde, mon enfant, de ne pas l’appeler autrement que M. Dick. »

Je promis de me conformer à cette recommandation et je montai pour demander à M. Dick des nouvelles de son Mémoire, puisque c’était un Mémoire qu’il faisait. J’avoue que le matin, en descendant de ma chambre et passant devant la sienne, dont la porte était entrouverte, je l’avais aperçu fort affairé à écrire au milieu de paperasses. Je le trouvai dans la même attitude, et si appliqué, qu’il me fut loisible, avant qu’il se doutât de ma présence, de voir dans un coin, sur un tas de manuscrits, un énorme cerf-volant.

« — Ah ! Phébus ! » s’écria-t-il enfin en s’interrompant, « quel drôle de monde que celui-ci ! voulez-vous que je vous dise tout bas ce qu’est ce monde, mon jeune ami ? approchez, car je ne veux pas qu’on m’entende ! » Je m’approchai, et il me glissa dans le tuyau de l’oreille : « Ce monde-ci est un monde de fous, un grand hôpital de lunatiques ! » Après cette confidence, il puisa une prise de tabac dans une boîte ronde qui était sur la table, et partit d’un éclat de rire.

Sans oser donner mon opinion sur cette question grave, je m’acquittai du message de ma tante.

« — Bien ! » répondit M. Dick, « portez-lui mes compliments et dites-lui que je crois avoir fait un grand pas… je crois avoir fait un grand pas, » répéta-t-il en passant la main à travers ses cheveux gris et lançant un coup d’œil à sa copie… « Vous avez été dans un pensionnat ?

» — Oui, Monsieur, pendant quelque temps.

» — Vous rappelez-vous la date de l’année où Charles Ier fut décapité ? » me demanda-t-il avec un regard très sérieux et s’apprêtant à noter ce que j’allais répondre.

« — Je crois, » lui dis-je, car j’avais assez bonne mémoire, « je crois que ce fut l’année seize cent quarante-neuf.

» — Oui, » répliqua M. Dick se grattant l’oreille avec sa plume et me regardant d’un air dubitatif. « Oui, c’est ce que les livres prétendent ; mais je ne vois pas comment cela pourrait être, car s’il y a si long-temps de cela, comment les gens de son entourage auraient-ils pu faire pour avoir transvasé de sa tête dans la mienne quelques-uns des soucis qui la troublaient avant qu’on la lui tranchât ? »

Je laisse à deviner la surprise que me causa ce problème dont il me fut impossible de trouver la solution.

« — C’est étrange, » répéta M. Dick en regardant ses papiers d’un air désolé et passant encore la main à travers ses cheveux. « C’est très étrange que je ne puisse éclaircir tout cela, ni le rendre parfaitement clair. Mais n’importe, n’importe ! poursuivit-il moins tristement, j’ai le temps d’y arriver. Faites mes compliments à Miss Trotwood et dites-lui que j’avance. »

Je me retirais, lorsqu’il appela mon attention sur le cerf-volant.

« — Que pensez-vous de ce cerf-volant ? me dit-il. »

Je répondis qu’il était magnifique. En effet, il pouvait bien avoir sept pieds de haut.

« — C’est moi qui l’ai fait. Nous irons l’enlever, vous et moi, » ajouta M. Dick. « Voyez-vous ceci ? »

Il me montra que le cerf-volant était recouvert de manuscrits en lignes fines et soignées, d’un caractère si lisible que je crus y distinguer dans deux ou trois endroits quelque allusion à la tête de Charles Ier.

« — La ficelle est longue, dit M. Dick, et, lorsqu’il est lancé, il porte loin avec lui les faits authentiques. Je ne sais pas où ils peuvent retomber. Cela dépend du temps, du vent et de tout ce qui s’ensuit : mais c’est une chance. »

M. Dick me dit cela avec un air si doux et si agréable, il avait dans sa physionomie quelque chose de si honnête, que je ne savais plus s’il voulait plaisanter un moment avec moi. Je me mis à rire et il rit aussi : nous nous quittâmes donc les meilleurs amis du monde.

« — Eh bien ! mon enfant, » me demanda ma tante quand je fus redescendu, « où en est M. Dick, ce matin ? »

Je répondis qu’il lui envoyait ses compliments et qu’il avançait dans son travail.

« — Que pensez-vous de lui ? dit ma tante. »

J’avais quelque idée d’éluder la question et de répondre qu’il me semblait un homme fort aimable ; mais ma tante n’était pas femme à se contenter d’une réponse évasive. Elle laissa son ouvrage, et se croisant les mains :

« — Allons ! parlez… votre sœur Betsey Trotwood m’aurait dit tout de suite ce qu’elle pensait de quelqu’un : soyez comme votre sœur autant que possible, et parlez.

» — Est-ce que M. Dick… je le demande parce que je ne le sais pas, ma tante… est-ce qu’il serait insensé ?… dis-je en balbutiant. »

Je sentais que je marchais sur un terrain dangereux.

« — Pas le moins du monde, » répliqua ma tante.

» — Ah ! en vérité, » dis-je timidement.

« — S’il est au monde quelque chose que M. Dick ne soit pas, » dit ma tante d’un ton positif et ferme… » c’est cela !

» — Ah ! en vérité ! » Cette exclamation fut tout ce que je pus répondre encore.

« — On l’a appelé fou, dit ma tante : j’éprouve un égoïste plaisir à répéter qu’on l’a appelé fou… Sans cela je n’aurais pas, depuis plus de dix ans, l’avantage de sa société et de ses bons avis… En effet, c’est depuis le désappointement que votre sœur Betsey Trotwood me fit éprouver.

» — Il y a aussi long-temps que cela ! » observai-je.

« — Oui, » continua ma tante, « et c’étaient des gens d’esprit qui avaient l’audace de l’appeler fou. M. Dick est un de mes parents éloignés… peu importe à quel degré, cela n’y fait rien. Sans moi son propre frère l’aurait tenu enfermé pour le reste de sa vie… Rien que cela ! »

J’ai bien peur d’avoir eu un peu d’hypocrisie lorsque, voyant ma tante si affectée et si indignée, je m’efforçai de paraître aussi indigné qu’elle.

« — Orgueilleux sot ! s’écria-t-elle… parce que son frère était un peu excentrique… et quoiqu’il ne soit pas moitié aussi excentrique que bon nombre de gens à moi connus… il ne se souciait pas qu’on le vît dans sa maison et il l’envoya dans un asile d’aliénés, trahissant ainsi les volontés de leur père défunt qui l’avait recommandé particulièrement à ses soins, le père aussi s’imaginant que son pauvre Richard était ce qu’on appelle un idiot… En vérité, le père devait croire aussi avoir toute la sagesse du monde, pour porter un tel jugement… un idiot lui-même, je gage, ce père-là ! »

Ma tante ayant encore parlé avec un air de ferme conviction, je m’efforçai d’être convaincu comme elle et elle continua en ces termes :

« — J’intervins entre les deux frères et fis une offre au prétendu sage : votre frère a la tête saine, lui dis-je, plus saine que la vôtre aujourd’hui… plus saine, j’espère, que la vôtre ne sera jamais. Laissez-lui son petit revenu et qu’il vienne vivre avec moi. Je n’en ai pas peur, je ne suis pas fière, moi ; je suis prête à en prendre soin et je ne le maltraiterai pas comme l’ont maltraité certaines gens, sans parler des gardiens de la maison d’aliénés. » Là-dessus, grande discussion, querelle même entre le prétendu sage et moi… Mais je l’emportai à la fin et le pauvre Richard vint ici où il est resté depuis. C’est la créature la plus affectueuse et la plus docile qui se puisse voir : et pour donner un bon conseil… Ah ! il n’y a que moi qui sache ce qu’est l’esprit de cet homme. »

En prononçant cette dernière phrase, ma tante prit un air de défi comme si elle eût voulu que quelqu’un vînt lui contester son opinion, et je n’eus garde d’exprimer le moindre doute.

« — Il avait une sœur, » poursuivit ma tante, « une sœur qu’il aimait, une bonne fille, et qui était pleine d’attentions pour lui. Mais elle fit ce qu’elles font toutes… elle se maria… et le mari qu’elle avait choisi fit ce qu’ils font tous… il la rendit malheureuse. Le chagrin de cette sœur produisit une telle impression sur l’esprit de M. Dick (ce n’est pas de la folie, j’espère), que, jointe à la peur qu’il avait de son frère, elle lui causa un accès de fièvre. C’était avant qu’il ne vînt chez moi… cependant il en a gardé un souvenir qui l’affecte péniblement. Vous a-t-il parlé du roi Charles Ier, mon enfant ?

» — Oui, ma tante.

» — Ah ! » reprit-elle en se grattant le front comme si elle était un peu contrariée, « c’est sa manière allégorique d’exprimer le souvenir que je vous raconte : il rattache ses chagrins à sa maladie, n’est-ce pas naturel ? Et c’est la figure, la similitude ou n’importe comme on l’appelle, dont il se sert pour en parler. Et pourquoi ne le ferait-il pas ? il en a bien le droit, si cela lui convient.

» — Certainement, ma tante, » répondis-je.

« — Ce n’est pas, » dit ma tante, « la langue des affaires, ni même celle du monde. Je le sais, et c’est pourquoi j’insiste pour qu’il ne dise pas un mot de cela dans son Mémoire.

« — Est-ce un Mémoire sur sa propre histoire qu’il écrit, ma tante ? » demandai-je.

» — Oui, mon enfant, » répondit-elle en se grattant encore le front : « il compose un Mémoire pour le lord-chancelier ou le lord n’importe qui, — pour un de ces personnages qu’on paye afin d’avoir le droit de leur adresser des Mémoires ; il relate dans le sien ce qu’on lui a fait. Je suppose qu’il l’aura terminé un de ces jours… Il n’a pu encore le rédiger sans y introduire sa façon particulière de s’exprimer, et il recommence souvent ; mais, qu’importe ? cela l’occupe. »

Dans le fait, j’appris, par la suite, que M. Dick s’efforçait depuis plus de dix ans d’évincer Charles Ier de son Mémoire, sans pouvoir y parvenir. Charles Ier y revenait toujours et il y était encore.

« — Je vous le répète, » reprit ma tante, « il n’y a que moi qui sache ce qu’est l’esprit de cet homme, et c’est la nature la plus douce et la plus affectueuse qui soit au monde ; il aime, sans doute, de temps en temps, à lancer un cerf-volant ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Franklin aimait aussi à lancer un cerf-volant. Franklin était un quaker ou quelque chose de ce genre, si je ne me trompe. Un quaker qui lance un cerf-volant est bien plus ridicule que toute autre personne qui en fait autant. »

Si j’avais pu supposer que ma tante avait raconté tous ces détails pour m’en faire la confidence spéciale, je me serais cru très honoré de cette distinction et j’aurais tiré un augure favorable de cette marque de son attachement ; mais je ne pus m’empêcher d’observer qu’elle satisfaisait le besoin qu’elle avait d’en parler à quelqu’un : c’était évidemment un problème qu’elle aimait à poser et à résoudre pour elle-même : un auditeur la mettait en verve, et si elle s’adressait à moi, c’était faute d’un autre, uniquement parce que j’étais là.

Cette réflexion, que je fis à part moi, en cherchant toujours à deviner ce que je pouvais devenir, ne me découragea pas ; au contraire, la générosité avec laquelle ma tante s’était fait le champion du pauvre M. Dick, me fit espérer qu’elle ne serait pas moins généreuse à mon égard. C’était pour moi la révélation du bon côté de son caractère. Je commençai à penser que malgré toutes ses bizarreries et ses humeurs excentriques, ma tante était un de ces bons cœurs qui savent aimer et se faire aimer. Je la redoutai un peu moins et l’honorai davantage ce jour-là, quoiqu’elle se montrât plus irritée que la veille, chaque fois que les ânes de Douvres renouvelèrent leurs incursions ; un affront nouveau et le pire de tous, vint même mettre le comble à son indignation : — un jeune homme osa, sans respect pour la dignité de la maison, s’approcher de la fenêtre et lancer des œillades à Jeannette à travers les carreaux !

L’anxiété que j’éprouvai jusqu’à ce qu’arrivât la réponse de M. Murdstone, fut extrême, mais je fis tout mon possible pour la contenir afin de me rendre agréable à ma tante et à M. Dick ; celui-ci m’aurait mené avec lui pour lancer le grand cerf-volant, si j’avais eu un costume qui me permît de faire cette sortie ; mais accoutré comme je l’étais encore, je ne pouvais songer à me montrer de jour hors de la maison, et ma tante elle-même n’osait me faire faire une promenade hygiénique que le soir, où elle me conduisait pendant une heure sur le rocher de Douvres avant de me faire monter dans ma chambre. Enfin, après l’intervalle nécessaire, la réponse de M. Murdstone arriva, et ma tante m’informa, à ma grande terreur, qu’il devait venir lui-même en personne le lendemain pour lui parler. Le lendemain, toujours attifé de mes curieux habillements, je restai toute la matinée assis sur une chaise, comptant les minutes, agité par le conflit de mes espérances et de mon découragement, regardant du côté de la porte et tressaillant au moindre bruit qui annonçait l’approche de quelqu’un.

Ma tante me parut encore un peu plus impérieuse et sévère que les jours précédents : je n’observai d’ailleurs aucun préparatif de sa part pour recevoir la visite par moi si redoutée ; elle était assise près de la croisée, travaillant à l’aiguille, et moi à côté d’elle. Notre dîner avait été indéfiniment différé, jusqu’à une heure assez avancée de l’après-midi. Dans mon agitation d’esprit j’aurais oublié plus long-temps encore mon jeune appétit ; mais il se faisait si tard que ma tante sonna enfin Jeannette et lui dit de servir. En ce moment même eut lieu une nouvelle invasion : ma tante poussa le cri d’alarme, et jugez de ma consternation lorsque je vis Miss Murdstone, montée sur un âne, traverser hardiment la pelouse sacrée et s’arrêter devant la maison en regardant autour d’elle.

« — Voulez-vous bien vous en aller ! » s’écria ma tante montrant le poing par la fenêtre. « Que venez-vous faire ici ? Comment osez-vous violer ma propriété ? A-t-on vu une pareille audace ? »

Ma tante fut si exaspérée du sang-froid avec lequel Miss Murdstone promenait ses regards autour d’elle, que, contre sa coutume, elle restait immobile et incapable de fondre sur l’ennemi. Je crus devoir lui apprendre qui était cette femme, en ajoutant que M. Murdstone lui-même était le Monsieur qui arrivait en ce moment à pied, sur les traces de sa sœur, ayant eu quelque peine à gravir le sentier par lequel celle-ci avait conduit sa monture ou ayant fait peut-être un détour.

« — Que m’importe qui ce peut être ! » s’écria ma tante continuant à gesticuler très peu gracieusement à la fenêtre : « Je ne veux pas qu’on viole ma propriété. Je ne le tolère point. Retirez-vous ! Jeannette, faites éloigner cet âne, chassez-le ! » Tout tremblant derrière ma tante, je fus témoin d’une espèce de bataille sur la pelouse, le baudet entêté résistant à tout le monde, Jeannette voulant le faire tourner à gauche, M. Murdstone le tirant pour le faire avancer, Miss Murdstone donnant un coup de parasol à Jeannette, et cinq à six petits garçons, accourus au bruit, criant de toute la force de leurs poumons. Soudain ma tante reconnut le jeune malfaiteur qui était le gardien de l’âne et un de ses assaillants les plus invétérés, quoiqu’à peine âgé de dix ans. Elle s’élance à son tour sur la scène, le saisit, le fait prisonnier et le traîne avec sa veste par dessus la tête jusque dans le jardin d’où elle crie à Jeannette d’aller chercher les constables pour qu’il soit appréhendé au corps, jugé et exécuté sur place ! Cet épisode ne dura pas long-temps, toutefois ; car le jeune drôle, pétri de malice et qui savait des stratagèmes dont ma tante n’avait aucune idée, lui échappa bientôt et s’en alla en sifflant avec son âne, non sans laisser sur les plates-bandes les traces profondes de ses gros souliers ferrés.

Pendant cette dernière scène de l’action, Miss Murdstone avait mis pied à terre et elle attendait avec son frère, sur le seuil de la porte, que ma tante eût le loisir de les recevoir. Ma tante, un peu ébouriffée par le combat, rentra chez elle avec une froide dignité, les coudoyant sans les voir, ne faisant aucune attention à eux jusqu’à ce que Jeannette vînt les annoncer.

« — Dois-je me retirer, ma tante ? » lui demandai-je toujours tremblant.

« — Non, certes, Monsieur, non, » me répondit-elle, et elle me poussa dans un coin où elle plaça une chaise devant moi comme pour en faire la barre du tribunal derrière laquelle on installe le prisonnier dans les cours de justice. Je gardai cette position jusqu’à la fin de l’entrevue et ce fut de là que je vis entrer M. et Miss Murdstone.

« — Ah ! » dit ma tante, « je ne savais pas d’abord à qui j’avais affaire ; mais je n’autorise personne à passer sur cette pièce de gazon ; je ne fais d’exception pour personne… pour personne.

» — Votre règle invariable est assez singulière pour des étrangers, » répondit Miss Murdstone.

« — Vraiment ! » répliqua ma tante.

M. Murdstone parut avoir peur du renouvellement des hostilités et intervint en disant :

« — Miss Trotwood !

» — Je vous demande pardon, » interrompit ma tante avec un regard scrutateur :

« Vous êtes le Monsieur Murdstone qui a épousé la veuve de feu mon neveu, David Copperfield, de Blunderstone-Rookery ?… quoique je ne sache trop pourquoi on ajoute Rookery à Blunderstone.

» — C’est moi-même, » répondit M. Murdstone.

« — Vous m’excuserez, Monsieur, si je dis, » poursuivit ma tante, « que, selon moi, il eût été beaucoup mieux et plus heureux de laisser veuve cette pauvre enfant.

« — Je suis d’accord avec Miss Trotwood, » observa Miss Murdstone en redressant la tête, — dans ce sens que je considère notre regrettée Clara comme ayant été une enfant.

» — C’est, » dit ma tante, « une consolation pour vous et pour moi, qu’on ne puisse dire la même chose de nous, qui commençons à vieillir et qui n’avons guère la chance d’être rendues malheureuses par nos agréments personnels.

» — Sans doute, » répliqua Miss Murdstone qui ne me sembla pas accepter de très bonne grâce ce compliment… « et certainement aussi j’ajouterai, comme vous, qu’il eût été mieux et plus heureux pour mon frère de n’avoir jamais contracté ce mariage, ce fut toujours mon opinion.

» — J’en suis bien persuadée, » dit ma tante qui sonna et qui ajouta en s’adressant à sa servante : « Jeannette, faites mes compliments à M. Dick et priez-le de descendre. »

Jusqu’à ce que M. Dick vînt, ma tante n’ouvrit plus la bouche, se tournant du côté du mur en fronçant le sourcil : quand M. Dick entra, elle le présenta officiellement :

« — M. Dick !… c’est un ancien et intime ami, sur le jugement duquel je compte, » poursuivit ma tante avec emphase pour avertir M. Dick qui se mordait l’index et commençait ses grimaces de fou.

M. Dick, averti ainsi, retira son doigt de sa bouche et se plaça au milieu du groupe avec une expression de gravité attentive. Ma tante fit un signe de tête à M. Murdstone pour l’inviter à parler, et M. Murdstone commença en ces termes :

« — Miss Trotwood, à la réception de votre lettre, j’ai cru que je me devais à moi-même, peut-être aussi que je vous devais à vous…

» — Merci, » dit ma tante le regardant toujours avec la même défiance ; « merci, vous n’avez pas besoin de ces précautions.

» — J’ai cru, je le répète, » reprit M. Murdstone répétant encore sa phrase, « — que je me devais à moi-même et peut-être aussi que je vous devais à vous d’apporter ma réponse en personne, plutôt que de la faire par écrit. Je n’ai donc pas fait attention au dérangement du voyage : me voici. Ce malheureux enfant, qui a déserté ses protecteurs et son travail…

» — Et dont l’accoutrement est parfaitement scandaleux, » dit Miss Murdstone appelant l’attention sur mon costume indéfinissable.

« — Jane Murdstone ! » s’écria son frère, « ayez la bonté de ne pas m’interrompre… Ce malheureux enfant, Miss Trotwood, a été la cause de bien des ennuis domestiques, soit durant la vie de ma chère défunte femme, soit depuis sa mort. Il a un caractère sombre, boudeur, indocile, violent, intraitable. Ma sœur et moi nous avons tout fait pour le corriger de ses vices, mais sans aucun résultat. J’ai donc compris… nous avons compris tous les deux, ma sœur ayant toute ma confiance, qu’il était juste de vous faire entendre cette sérieuse et calme déclaration.

» — Il n’est guère nécessaire que je confirme tout ce que mon frère a exposé, » dit Miss Murdstone ; « mais je désire faire l’observation que de tous les enfants de ce monde, celui-ci est le pire sans contredit.

» — C’est un peu fort ! » dit ma tante.

« — C’est cependant conforme aux faits, » reprit Miss Murdstone.

» — Ah ! » murmura ma tante. « Eh bien ! Monsieur ? »

Le visage de M. Murdstone s’assombrissait à mesure qu’il échangeait des regards avec ma tante :

« — J’ai mon opinion, dit-il, sur le meilleur moyen de diriger l’éducation de cet enfant, et cette opinion se fonde d’une part sur l’étude que j’ai faite de ce caractère difficile, et de l’autre sur mes moyens de fortune. Je suis responsable envers moi-même de cette opinion ; j’agis en conséquence et il est inutile que j’en parle plus longuement. J’avais placé cet enfant sous la surveillance d’un ami, dans un commerce honorable. Eh bien ! cela ne lui plaît pas : il s’échappe, court les grands chemins comme un vagabond, et arrive ici, tout déguenillé, pour avoir recours à vous, Miss Trotwood. Je désire vous exposer, loyalement, les conséquences exactes de l’appui que vous lui donneriez…

» — Oui ; mais d’abord, « dit ma tante », parlons de ce commerce honorable ; s’il était votre propre fils, vous l’auriez placé là de même, je suppose.

» — S’il avait été le propre fils de mon frère, » dit Miss Murdstone qui ne put s’empêcher d’intervenir encore ici, « son caractère, j’espère, aurait été tout-à-fait différent.

» — Et si sa mère avait vécu, » reprit ma tante, « le pauvre enfant aurait-il été placé de même dans ce commerce honorable !

» — Je crois, » répondit M. Murdstone en secouant la tête, « que Clara n’aurait pas eu d’objection à faire une fois que ma sœur et moi nous aurions été d’accord sur le meilleur parti à prendre. »

Miss Murdstone confirma la déclaration de son frère par un murmure inarticulé.

« — Ah ! » s’écria ma tante, « la malheureuse enfant ! »

Ici M. Dick fit résonner l’argent contenu dans son gousset, si bien que ma tante crut devoir lui imposer silence par un regard sévère avant de faire une question à M. Murdstone :

« — La pauvre enfant avait une rente viagère qui a dû cesser à sa mort ?

» — Oui, » répondit M. Murdstone.

« — Et la maison de mon neveu, cette propriété qu’on appelle Rookery, avait été léguée par lui à sa veuve sans faire retour à l’enfant.

» — Elle lui avait été léguée sans condition aucune par son premier mari, » dit M. Murdstone.

« — Sans condition aucune ! » s’écria ma tante qui ne put contenir son impatience ! « Je le sais ; vous n’avez pas besoin d’insister sur cette expression. Il me semble voir David Copperfield rédigeant lui-même ses dernières volontés, et parfaitement convaincu que ce serait faire injure à sa veuve que de lui imposer des conditions en faveur de son enfant. Mais quand elle se décida à vous accepter vous-même pour mari, M. Murdstone, personne, donc, ne songea à défendre et à garantir les intérêts de l’enfant !

» — Ma défunte femme aimait son second mari, Madame, et avait entière confiance en lui, » dit M. Murdstone.

« — Votre défunte femme, » répliqua ma tante de plus en plus aigrie, « était une très innocente et très infortunée enfant. Voici ce qu’elle était, Monsieur ; et maintenant qu’avez-vous à ajouter encore ?

» — Simplement ceci, Miss Trotwood, dit-il ; je suis venu ici pour ramener David, pour le ramener sans condition, pour faire de lui ce que je croirai convenable, pour agir à son égard comme je le croirai juste. Je ne veux faire aucune promesse ni prendre aucun engagement avec personne. Vous auriez peut-être quelque idée, Miss Trotwood, de le soutenir, d’écouter ses plaintes, d’approuver sa fuite. Vos manières qui, j’ose le déclarer, n’ont rien de très conciliant, me font supposer que telle pourrait bien être votre intention. Or, je vous préviens que si vous le soutenez une fois vous le soutenez pour toujours : si vous vous interposez entre lui et moi, Miss Trotwood, c’est pour tout de bon. Je ne suis pas homme à traiter les choses légèrement. Il ne faut pas me traiter légèrement non plus. Je viens une fois pour toutes afin de ramener David. Est-il prêt à revenir ? S’il n’est pas prêt… si c’est vous qui me le dites, n’importe sous quel prétexte, cela m’est indifférent… ma porte lui est fermée dorénavant, et la vôtre lui est ouverte : telle est ma conclusion. »

Ma tante avait attentivement écouté cette harangue, la taille droite et raide, les mains croisées sur un genou, et fronçant le sourcil pour examiner l’orateur. Quand il eut fini, elle se tourna du côté de Miss Murdstone et lui lançant un regard qui prévint l’envie que celle-ci avait de placer aussi ses phrases, elle lui dit :

« — Eh bien ! Madame, avez-vous quelque observation à faire ?

» — En vérité, Miss Trotwood, » répondit Miss Murdstone, « tout ce que je pourrais dire a été si bien dit par mon frère, il a si bien exposé les faits, si exactement et si clairement, que je n’ai rien à ajouter. Il ne me reste qu’à vous remercier de votre politesse, — de votre extrême politesse, » répéta Miss Murdstone avec un accent d’ironie qui ne troubla pas plus ma tante que le canon sous lequel j’avais dormi à Chatham.

« — Et que dit l’enfant ? » me demanda ma tante : — « Êtes-vous prêt à vous en retourner, David ?

» — Non, non, m’écriai-je, je vous supplie, ma tante, de ne pas me laisser aller ! » Alors, inspiré par la peur d’être livré à M. et à Miss Murdstone, j’osai dire qu’ils ne m’avaient jamais aimé, qu’ils ne m’avaient jamais traité avec bonté : « Oui, ils ont rendu aussi bien malheureuse ma pauvre mère par rapport à moi, ma pauvre mère qui m’aimait, elle ! Je le sais bien ; Peggoty aussi le sait : jamais enfant de mon âge n’a pu être à plaindre autant que je l’ai été. Je vous en conjure donc, ma tante, soyez mon amie et ma protectrice pour l’amour de mon père ! » Je ne saurais citer précisément les expressions de cette supplique, mais je me souviens que j’en trouvai de très touchantes.

« — M. Dick, » demanda ma tante à son oracle, » que ferai-je de cet enfant ? »

M. Dick réfléchit, hésita, puis réfléchit encore, et s’écria enfin : « Il faut lui faire prendre immédiatement mesure d’un habillement complet.

» — M. Dick, » répliqua ma tante triomphante, « donnez-moi la main, car votre bon sens est inappréciable. »

Ayant secoué cordialement la main de M. Dick, elle me poussa devant elle et dit à M. Murdstone :

« — Vous pouvez aller où bon vous semblera. Je courrai la chance de garder l’enfant. S’il est aussi détestable que vous le prétendez, je puis au moins ici faire autant pour lui que vous avez fait vous-même ; mais je n’en crois pas un mot.

» — Miss Trotwood, » reprit M. Murdstone en haussant les épaules et se levant, « si vous étiez un homme…

» — Bah ! phrases ! phrases qui n’ont pas de sens, » dit ma tante ; « dispensez-moi de vous entendre.

» — Quelle exquise politesse ! » s’écria Miss Murdstone se levant aussi : « c’est admirable réellement !

» — Pensez-vous que je ne sais pas, » poursuivit ma tante sans écouter la sœur et s’adressant au frère avec une expression d’indéfinissable dédain, « pensez-vous que j’ignore quelle vie a dû subir avec vous la pauvre et malheureuse enfant qui vous prit pour son second protecteur ? Pensez-vous que j’ignore quelle fatale fascination vous dûtes exercer sur la timide créature le jour où elle vous rencontra sur son chemin, tout miel et tout sourires, ouvrant de grands yeux, n’est-ce pas, et puis clignotant, déclamant de belles paroles, et puis jouant au silence éloquent.

» — Je n’ai jamais rien ouï de plus élégant, » remarqua Miss Murdstone.

« — Croyez-vous, » continua ma tante, « que je ne vous sais pas par cœur, maintenant que je vous ai entendu… et, je le confesse franchement, ce n’est guère un plaisir pour moi ? Oh ! oui, béni soit le ciel ! Comme il était doux et aimable d’abord, ce cher M. Murdstone, comme il faisait bien patte de velours ! comme il adorait la pauvre petite veuve, — et son enfant donc, il l’aimait aussi, il le trouvait bien gentil alors. Il promettait d’être pour lui un second père : quel aimable et charmant homme ! Avec lui la vie serait couleur de roses ! N’est-ce pas, M. Murdstone ?… Il me semble que vous vous reconnaissez-là, Monsieur ?

» — Je n’ai jamais entendu une pareille femme ! » s’écria Miss Murdstone.

Mais ma tante était décidée à défiler tout son chapelet.

« — Enfin, poursuivit-elle, la pauvre petite folle s’est laissée prendre au filet. Voilà l’oiseau en cage : il s’agit maintenant de l’apprivoiser, M. Murdstone ; il faut lui apprendre à chanter vos airs ; il faut qu’il obéisse à l’appel, et, pour cela, on ne le flatte plus, on lui fait voir à quel oiseleur il a affaire.

» — C’est de la démence ou de l’ivresse, » dit ici Miss Murdstone désolée de ne pouvoir détourner sur elle-même la faconde de ma tante… « ce doit être de l’ivresse ! » Mais Miss Betsey, sans s’occuper le moins du monde de l’interruption et de l’interruptrice, passa de l’apologue à l’apostrophe directe, et s’écria, de plus en plus indignée :

« — M. Murdstone, vous avez été le tyran de cette enfant simple et naïve. Vous avez brisé son cœur : son cœur était un cœur aimant, je le sais, — je le savais avant que vous l’eussiez connue et vue peut-être ; c’est de sa faiblesse même que vous avez abusé, et vous l’avez fait mourir. Voilà la vérité, Monsieur ; tant pis pour vous si elle vous déplaît. Je vous la dis, moi, à vous et à vos complices ?

» — Permettez-moi de demander. Miss Trotwood, » reprit ici Miss Murdstone revenant à la charge, « permettez-moi de vous demander ce que vous entendez par les complices de mon frère, pour me servir de vos expressions choisies ? »

Mais, toujours sourde à cette voix. Miss Betsey avait résolu d’accabler M. Murdstone qui continuait de se taire :

« — Le ciel l’a voulu, sans doute, dit-elle, et nous devons respecter les décrets de la Providence, quoique j’aie peine à comprendre que le malheur frappe ainsi de faibles et innocentes créatures… Je devinai bien que la pauvre enfant se laisserait tôt ou tard prendre à un second mariage lorsque je la vis ; mais j’espérais que la chose n’aboutirait pas à un dénouement si fatal. Je veux parler, M. Murdstone, du soir où elle donna le jour à cet enfant… à ce pauvre enfant que vous deviez protéger et que vous avez tourmenté si cruellement, que le souvenir de votre propre persécution vous rend sa vue odieuse… Oui, oui, vous avez beau essayer de sourire, je ne dis rien que de vrai. Vous ne pouvez le nier vous-même. »

Je regardai à ces mots M. Murdstone, et je reconnus qu’en effet, en voulant sourire, il n’avait fait que pâlir et contracter ses noirs sourcils. Il était déjà près de la porte, ayant peine à respirer et sans rien répondre.

« — Adieu, Monsieur, » lui dit ma tante comme si elle devinait qu’il était temps de le laisser partir. « Adieu, vous aussi. Madame, » ajouta-t-elle en se tournant tout-à-coup vers la sœur. « Que je vous prenne encore une fois à passer sur un âne à travers ma pelouse, et je me charge de vous apprendre moi-même à qui elle appartient. »

Le geste dont cette dernière apostrophe fut accompagnée, indiquait clairement que si Miss Trotwood ne se croyait pas précisément le droit de faire tomber la tête de la délinquante, elle pourrait provisoirement lui arracher au moins son chapeau et le fouler aux pieds.

Il faudrait un peintre, un peintre d’un rare talent, pour peindre la physionomie et le geste de ma tante, ainsi que l’impression que cette menace inattendue produisit sur la physionomie de Miss Murdstone. Celle-ci en fut atterrée, elle qui semblait étonnée, un moment auparavant, de l’humiliante et muette résignation de son frère : sans avoir plus que lui la force de répliquer, elle passa son bras à travers le sien, et, tous les deux, affectant de porter la tête haute, sortirent de la maison. — Quant à ma tante, elle alla se mettre à la fenêtre, préparée sans doute à faire ce qu’elle avait dit, si un âne osait reparaître. Mais Miss Murdstone, après s’être passé la fantaisie de chevaucher sur un baudet depuis la plage jusque chez Miss Betsey, n’avait pas commandé de monture pour le retour.

Aucun âne ne se montrant, ma tante se calma, et, peu à peu, son regard devint si doux, que j’eus la hardiesse de la remercier. Son sourire m’encouragea à un tel point que je lui sautai au cou et l’embrassai de bon cœur. J’échangeai aussi maintes poignées de mains amicales avec M. Dick, qui salua le dénouement de la redoutable entrevue par des éclats de rire répétés.

« — Monsieur Dick, » lui dit ma tante, « vous vous considérerez comme le tuteur de cet enfant, conjointement avec moi.

» — Je serai enchanté, » répondit M. Dick, « d’être le tuteur du fils de David.

» — Très bien, » reprit ma tante, « c’est arrangé. J’ai pensé, voyez-vous, M. Dick, que je pourrais le nommer Trotwood.

» — Certainement, certainement ! Nommez-le Trotwood… Trotwood, fils de David. » dit M. Dick.

« — C’est Trotwood-Copperfield, que vous voulez dire, M. Dick ?

» — Oui, sans doute, oui, Trotwood-Copperfield, » dit M. Dick qui ne tenait pas à sa dénomination.

Ma tante tenait si bien à la sienne, que les chemises toutes faites, les mouchoirs et les bas qu’on m’acheta ce même soir, furent marqués Trotwood-Copperfield en toutes lettres. Ma tante y inscrivit Trotwood-Copperfield de sa propre main et en encre indélébile, avant qu’ils fussent livrés à mon usage. Il fut convenu que tout le linge commandé en même temps à mon intention, aurait la même marque.

Voilà comment je commençai une vie nouvelle, avec un nouveau nom, avec une nouvelle garde-robe, et bientôt avec des habits neufs.

Toutes mes incertitudes étant évanouies, il me sembla pendant quelques jours que je faisais un rêve. Je m’inquiétai peu d’avoir pour tuteurs deux personnes aussi originales que ma tante et M. Dick. Je ne sais trop si je cherchai à définir bien distinctement mon propre individu. Une pensée seule m’absorbait : c’était que ma vie d’enfant négligé à Blunderstone était bien loin dans un sombre passé, et que le rideau venait de tomber sur le théâtre de ma dernière épreuve, comme employé du comptoir Murdstone et Grinby. Nul, depuis, n’a relevé ce rideau. Je ne l’ai moi-même relevé un moment qu’à regret dans ce récit, et je le laisse bien volontiers retomber. Le souvenir de cet épisode de mon existence est imprégné d’une telle amertume, que je n’ai jamais eu le courage de calculer combien de temps j’y restai condamné sans consolation et sans espérance. Je ne saurais donc dire si sa durée a été d’une année, de deux, ou de beaucoup moins. Tout ce que je sais, vraiment, c’est qu’enfin il eut un terme : je l’ai raconté et je n’y reviendrai plus.

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  1. On trouve encore des annonces de coiffes à vendre dans les journaux anglais. La vertu de la coiffe est surtout de préserver celui qui la porte d’être noyé ou de faire naufrage. Le proverbe français : « Être né coiffé » n’a d’autre origine que cette superstition qui remonte jusqu’à l’antiquité payenne : « — Ælius Lampridius, en la vie d’Antonin surnommé Diadumène, remarque que cet empereur, qui naquit avec une bande ou peau sur le front, en forme de diadème, d’où il prit son nom, jouit d’une perpétuelle félicité durant tout le cours de son règne et de sa vie : il ajoute que les sages-femmes vendaient bien cher cette coiffe aux avocats, qui croyaient que, la portant sur eux, ils acquéraient une force de persuader à laquelle les juges et les auditeurs ne pouvaient résister. Les sorciers s’en servaient à diverses sortes de maléfices, etc. » Voir le Traité des Superstitions, in 12.o Paris, 1679. Tom. Ier, p. 316.