David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 6

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 111-128).

CHAPITRE VI.

La maison de Steerforth.


Lorsque la fille frappa à ma porte, sur les huit heures, en me disant qu’elle déposait, dans le corridor, l’eau chaude pour faire ma barbe, je sentis, hélas ! que je n’en avais nul besoin et je rougis. Pendant tout le temps que je m’habillai, je fus persécuté par le soupçon qu’elle avait ri en me parlant ainsi, et, l’ayant rencontrée sur l’escalier en descendant pour le déjeuner, je dus lui paraître confus et honteux. Je l’aurais évitée si j’avais pu apercevoir une autre issue ; je fis même un pas en arrière et me penchai à une fenêtre d’où je feignis de regarder, à travers le brouillard, la statue équestre de Charles II, jusqu’à ce que le garçon m’avertît que M. J. Steerforth m’attendait.

J’allais me diriger vers la salle commune, mais le garçon me dit que c’était dans un petit parloir attenant à sa chambre que Steerforth s’était fait servir. Je revins sur mes pas et j’entrai chez mon ami. J’admirai l’appartement en miniature qu’il occupait, composé de trois jolies pièces, avec des tapis, des rideaux rouges aux croisées, où tout était propre et brillant comme s’il eût été chez lui et non à l’hôtel. Dans une glace qui faisait face à l’entrée, j’admirai le tableau de cet intérieur élégant, et en y voyant Steerforth si calme, si naturellement à son aise, si sûr de lui-même, mon supérieur en tout (l’âge compris), j’éprouvai un véritable embarras ; mais son air de patronage amical me fit oublier bientôt la distance qui existait entre nous. Ma confiance s’accrut encore lorsque je remarquai que j’avais part aux respects obséquieux du garçon, le même qui, la veille, s’était tout d’abord familiarisé avec moi.

« — Maintenant, Copperfield, » me dit Steerforth dès que nous fûmes seuls, « je serais charmé de savoir ce que vous voulez faire, où vous allez et tout ce qui vous concerne. Je vous considère comme si vous étiez ma propriété. »

Heureux de voir qu’il s’intéressait à moi si particulièrement, je lui racontai que ma tante m’avait proposé d’entreprendre un petit voyage d’expérience.

« — Eh bien ! » me dit Steerforth, « puisque vous n’êtes pas pressé, venez chez ma mère, à Highgate, et passez-y un jour ou deux ; vous serez content d’elle. Peut-être est-elle un peu vaine de son fils et en parle-t-elle trop longuement ; mais vous le lui pardonnerez, vous, et elle sera heureuse de vous voir, j’en suis sûr.

» — Je voudrais en être aussi sûr que vous, » répondis-je en souriant.

« — Oh ! » dit Steerforth, « tous ceux qui m’aiment ont auprès d’elle un titre auquel elle s’empresse de faire honneur.

» — En ce cas, je crois que je serai bien reçu, » répondis-je.

« — Je vous en réponds. Nous partirons donc ensemble ; mais je veux d’abord, pendant une heure ou deux, visiter avec vous les curiosités de Londres. On ne rencontre pas tous les jours quelqu’un aux impressions naïves comme vous pour les lui montrer. Après cette promenade nous prendrons la voiture publique jusqu’à Highgate. »

Ce n’était pas un rêve : je n’avais pas dormi dans le no 44 ; je m’avais pas déjeuné dans la salle commune ; le garçon me témoignait de respectueux égards ! Après avoir écrit à ma tante, pour lui raconter l’heureuse rencontre de mon admiré condisciple et son invitation, je montai avec lui dans un fiacre ; nous allâmes voir le Panorama, la Tour, le Muséum et autres lieux où je remarquai combien de choses savait Steerforth et le peu de cas qu’il faisait de ses connaissances variées.

« — Vous prendrez un grade élevé à l’Université, Steerforth, » lui dis-je, « si ce n’est déjà fait. Que vos professeurs doivent être fiers de vous ?

» Moi, prendre un grade universitaire ! » s’écria Steerforth, « Dieu m’en garde, ma chère fleur des champs, ma pâquerette… laissez-moi vous appeler Pâquerette…

» — Volontiers, » répondis-je.

« — Vous êtes un bon petit garçon, » dit Steerforth en riant… « Non, non, je n’ai pas la moindre envie ni l’intention de me distinguer de cette façon. Moi docteur, moi homme de science ! J’en ai assez comme cela pour mon usage : tel que je suis je me trouve déjà pas mal difficile à supporter.

» — Mais la gloire…

» — Romanesque Pâquerette, » interrompit Steerforth riant de plus en plus, « que m’importe l’ébahissement de quelques sots… qu’ils portent leur admiration à un autre et que cet autre se nourrisse de gloire, je lui en fais bien mon compliment. »

Je fus confus de ma lourde méprise, et changeai d’entretien. Par bonheur, Steerforth passait avec une merveilleuse facilité d’un sujet à un autre.

Après avoir causé un peu de tout en nous promenant, nous goûtâmes et nous nous mîmes enfin en route pour Highgate. Il était presque nuit quand la voiture s’arrêta pour nous déposer devant la porte d’une vieille maison en briques, sur le point le plus élevé de la colline. Une dame, d’un âge respectable, sans être vieille encore, à la physionomie belle et avec une démarche aristocratique, était sortie de la maison au bruit de notre approche : elle serra Steerforth dans ses bras, en l’appelant : « Mon cher James ! » C’était sa mère, à laquelle il me présenta et qui me reçut avec une affabilité imposante.

La maison était élégante dans sa vieille architecture ; tout y sentait l’ordre et le calme. Des fenêtres de la chambre qui me fut assignée, j’apercevais Londres sous son dais de brouillard, à travers lequel perçaient, de distance en distance, les lueurs des réverbères. En m’habillant avant le dîner, je n’eus que le temps de donner un coup d’œil à l’ameublement et de remarquer les fauteuils en tapisserie, ouvrage, je le supposais, de la mère de Steerforth lorsqu’elle était jeune fille ; quelques portraits à l’estompe ornaient les panneaux de la boiserie, et représentaient des ladies de l’autre siècle en cheveux poudrés.

Je trouvai, dans la salle à manger, une seconde dame, c’est-à-dire une demoiselle, assez petite de taille, très brune et d’une physionomie qui, sans être agréable, attira cependant mon attention par une expression de bienveillance : je ne pouvais m’empêcher de la regarder ; était-ce parce que je dînais assis en face d’elle ? Steerforth ne m’en ayant pas parlé, je me demandais qui ce pouvait être ; peut-être y avait-il en elle réellement quelque chose de remarquable : ses cheveux noirs, ses yeux vifs et ardents, sa taille exiguë et mince, mais surtout une cicatrice aux lèvres… C’était une ancienne cicatrice, où le sang circulait de nouveau, mais qui avait dû être assez profonde, à partir de la lèvre supérieure, dont elle avait altéré la forme, jusqu’à la saillie du menton. Tout en cherchant à deviner qui était cette jeune personne, je lui attribuais une trentaine d’années ; je ne crus pas lui faire tort non plus en lui supposant l’envie de se marier, envie naturelle à une fille mûre ; je me permis enfin de la comparer, en moi-même, à une maison à louer depuis long-temps et qui a besoin de quelques réparations ; je répète cependant que son regard était bienveillant ; mais son peu d’embonpoint semblait l’effet d’une flamme intérieure qui la consumait peu à peu et s’échappait par ses yeux.

Dans le courant du dîner je sus son nom : Miss Dartle ; Steerforth et sa mère l’appelaient familièrement Rosa. J’appris ensuite qu’elle était depuis long-temps de la maison, une espèce de compagne pour Mrs Steerforth. Miss Dartle ne disait jamais directement ce qu’elle voulait dire ; elle s’exprimait volontiers par une insinuation, par un détour, et mieux encore par voie d’interrogation ou par une phrase inachevée qu’elle vous forçait de compléter pour elle. Par exemple, Mrs Steerforth, moitié sérieusement, moitié riant, ayant dit à son fils : « Je crains bien, James, que vous ne meniez une vie dissipée à l’Université, » Miss Dartle glissa cette phrase :

« — Quoi donc ? Mais n’est-ce pas toujours ainsi ? Je suis sans doute très ignorante, mais je croyais qu’on allait à l’Université pour…

» — Pour y perdre son temps ? n’est-ce pas, » répondit Mrs Steerforth ; « c’est souvent le cas, peut-être ; cependant, pour parler sérieusement, j’espère que mon fils justifie ma confiance en lui, et d’ailleurs j’ai confiance aussi en son professeur particulier, qui est un homme consciencieux.

» — Quoi, vraiment ? » répéta Miss Dartle, « avez-vous cette confiance ? et le professeur est-il un homme réellement consciencieux ?

» — Sans doute, j’en suis convaincue, » dit Mrs Steerforth.

« — Oh ! alors, cela doit être, » reprit Miss Dartle ; « est-il consciencieux ? Je l’estime ; s’il est consciencieux, il n’est pas… Oh ! non, il n’est pas cela, s’il est réellement consciencieux. »

C’est ainsi qu’elle avait un correctif sur toutes choses, au risque de l’appliquer à ses propres insinuations, et je remarquai qu’elle contredisait volontiers mon ami Steerforth lui-même. Par exemple, Mrs Steerforth me parlant de mon excursion dans le comté de Suffolk, je dis au hasard que je serais bien heureux si Steerforth voulait m’y accompagner ; et je lui expliquai que c’était ma vieille bonne et la famille de M. Daniel Peggoty que j’allais visiter.

« — Ah ! » dit Steerforth, « ce brave batelier qui vint vous voir à Salem-House ; il avait son fils avec lui ?

» — Non, » répondis-je, « c’était son neveu, ou plutôt son fils adoptif. Il a une charmante nièce aussi, qu’il a adoptée également pour sa fille. Bref, sa maison (ou plutôt son bateau, car il vit à bord d’un bateau, quoiqu’en terre ferme), est peuplée de personnes qui sont les preuves vivantes de sa générosité et de sa bonté naturelle. Vous seriez charmé de connaître cette famille.

» — Vous le pensez, » dit Steerforth : « eh bien ! je le pense aussi. Cela vaut, en effet, un voyage, — sans compter le plaisir de voyager avec vous, Pâquerette, — de connaître cette sorte de gens et de vivre dans leur intimité. »

Mon cœur bondit à l’espoir d’un nouveau plaisir. Mais Miss Dartle, qui n’avait pas cessé de tenir fixés sur nous ses yeux étincelants, plaça cette insidieuse interrogation, qui portait sur le ton avec lequel Steerforth avait parlé de cette sorte de gens :

« — Ah ! » s’écria-t-elle, « réellement ? sont-ils en effet cela ?

» — Que voulez-vous dire par cela et à qui faites-vous allusion ? » demanda Steerforth.

« — À cette sorte de gens. Sont-ils réellement des animaux ou des êtres d’une autre sorte que nous ? C’est tout ce que je désire savoir.

» — Il me semble, » reprit Steerforth avec indifférence, « qu’il y a entre eux et nous une large démarcation. Ils ne sauraient avoir notre susceptibilité nerveuse ; leur délicatesse n’est pas aussi aisément heurtée que la nôtre… ils sont étonnamment vertueux, à ce qu’il paraît… c’est l’opinion de quelques personnes, du moins, et je ne voudrais pas la contredire. Quant à moi, tout ce que je prétends, c’est que ces gens-là n’ont pas des natures très raffinées, et qu’ils doivent remercier le ciel de leur avoir donné une âme qui est à l’abri d’une égratignure comme la rude épiderme de leur peau.

» — Réellement, » répéta Miss Dartle, qui affectionnait cet adverbe, » vous me faites plaisir ! Il est consolant de savoir que cette sorte de gens ne sentent pas comme nous quand ils souffrent. J’avais quelquefois été vraiment en peine pour eux, mais je ne m’en inquiéterai plus. Ne dois-je pas vous remercier d’avoir éclairé mes doutes ? je ne savais pas et je sais. J’ai eu une bonne idée de faire ma question, n’est-ce pas ? »

Et ce disant elle sortit ; Mrs Steerforth la suivit de près.

Je m’étais imaginé que Steerforth n’avait parlé comme il l’avait fait que par forme de badinage, et je m’attendais à ce qu’il en conviendrait le premier quand nous serions seuls ; mais il se contenta de me demander comment je trouvais Miss Dartle.

« — Elle est fort spirituelle, » répondis-je.

« — Spirituelle ! » répliqua Steerforth. « C’est l’esprit le plus pointu et le plus tranchant qu’il y ait au monde, un esprit qui cherche à s’aiguiser de plus en plus, au risque de devenir une vraie lame de rasoir, comme sa figure et toute sa personne.

» — Quelle singulière cicatrice j’ai remarqué à sa lèvre, » dis-je.

Ma remarque, qui était aussi une question, fit sourciller Steerforth, et ce ne fut qu’après une espèce de retour muet sur lui-même, qu’il me répondit :

« — C’est moi qui la lui ai faite.

» — Par quelque malheureux accident, sans doute ?

» — Non ! j’étais tout enfant ; elle m’irrita et je lui jetai un marteau à la tête… Je devais être un petit ange de douceur à cet âge ! »

Je regrettai vivement d’avoir touché un pareil sujet, mais Steerforth continua :

« — Elle en a conservé la marque, comme vous voyez, et elle la portera jusqu’au tombeau… si elle repose jamais dans un tombeau… car je doute que Rosa trouve le repos nulle part. Elle est la fille d’un cousin de mon père, et elle devint orpheline peu de temps après que ma mère fut devenue veuve. Ma mère la prit chez elle pour lui tenir compagnie ; elle a deux mille livres sterling à elle et ajoute les intérêts annuels de cette somme au capital. Je vous ai raconté toute l’histoire de Miss Rosa Dartle.

» — Et je ne doute pas qu’elle vous aime comme un frère, mon cher Steerforth.

» — Hum ! » reprit Steerforth regardant le feu ; « il est des frères qui ne sont pas excessivement aimés et il en est qui aiment… Mais assez, Copperfield, voici une excellente liqueur de ménage dont je veux vous faire goûter ; » et au bout de quelques instants, Steerforth avait retrouvé toute sa sérénité avec ses formes séduisantes.

À l’heure du thé, quand je revis Miss Dartle, je ne pus m’empêcher d’examiner sa cicatrice avec un intérêt douloureux : j’observai bientôt que c’était la partie la plus susceptible de son visage. Lorsque Miss Dartle pâlissait, cette marque s’altérait la première, imprimant une ligne couleur de plomb sur toute son étendue, comme un trait à l’encre invisible qu’on approche du feu. Miss Dartle faisait une partie au trictrac avec Steerforth, et une petite altercation s’éleva entre les partenaires… Je crus que Miss Dartle allait avoir un accès de rage ; mais elle se contint et je ne vis qu’une ligne de plomb surgir en relief sur la pâleur de sa physionomie.

Je ne pouvais être surpris de l’adoration de Mrs Steerforth pour son fils. Elle parlait sans cesse de lui et semblait ne pouvoir parler d’autre chose ; elle me montra son portrait, qu’elle avait fait faire lorsqu’il était enfant, pour l’encadrer dans un médaillon qui contenait une boucle de ses cheveux, et elle portait au cou un autre portrait de lui fait cette année même. Elle conservait enfin, dans un coffre placé sur un guéridon près du feu, toutes les lettres qu’il lui avait écrites : elle m’en aurait lu quelques-unes, ce qui m’eût charmé, s’il ne s’y était opposé tout en la cajolant.

« — C’est chez M. Creakle que vous avez connu mon fils ? » me dit Mrs Steerforth pendant que Steerforth et Miss Dartle jouaient au trictrac. « Je me rappelle, en effet, qu’il m’avait parlé une fois de son jeune ami ; mais j’avoue que j’avais oublié votre nom.

» — Il fut pour moi un noble et généreux protecteur en ce temps-là, Madame, je vous assure, » lui dis-je, « et j’avais bien besoin d’un pareil ami.

» — Il est toujours noble et généreux, » répondit Mrs Steerforth avec orgueil ; et elle comprit combien je sympathisais avec cet orgueil d’une mère, car cette fierté, qui lui était naturelle, ne se révéla bientôt plus à moi que lorsqu’elle vantait son fils.

« — Ce pensionnat, » poursuivit-elle, « n’était pas une école digne de mon fils, loin de là ; mais certaines circonstances me firent passer par dessus cette considération. La fierté de mon fils exigeait qu’il fût placé chez un maître qui reconnût sa supériorité, et M. Creakle était l’homme qu’il me fallait. »

C’était, en effet, l’homme qu’il fallait pour se plier au caractère d’un semblable écolier. Je n’en estimai pas davantage M. Creakle ; mais si j’avais pu le mépriser moins, c’eût été à cause de son respect pour mon ami.

La tendre mère ajouta :

« — Mon fils se fût révolté contre toute contrainte ; mais, en se voyant le monarque du pensionnat, il s’imposa une émulation volontaire et résolut fièrement d’être digne de régner. »

J’applaudis de cœur et d’âme à cette analyse.

« — Je sais, » dit Mrs Steerforth, « que vous êtes tout dévoué à mon fils ; il m’a raconté que vous avez pleuré en le retrouvant. Je ne serais pas sincère si j’affectais d’être surprise que mon fils puisse inspirer une telle affection ; mais je n’en suis pas moins touchée de votre amitié, et il a eu bien raison de vous amener ici : je suis heureuse de vous connaître. »

Miss Dartle jouait au trictrac avec la même ardeur qu’elle mettait à tout ce qu’elle faisait. Si, quand je l’avais vue pour la première fois, elle eût joué au trictrac, j’aurais attribué à ce jeu-là seul l’amaigrissement de toute sa petite personne et le feu dévorant de ses regards. Cependant, je me trompe fort si elle perdit un mot de cet entretien ou une expression de ma physionomie, lorsque j’écoutais avec tant de charme les confidences maternelles dont m’honorait Mrs Steerforth.

À la fin de la soirée, Steerforth déclara qu’il pensait sérieusement à faire avec moi le voyage de Yarmouth :

« — Ne précipitons rien toutefois, » dit-il ; « nous avons toute la semaine pour nous décider, car ma mère veut vous garder huit jours au moins, ma chère Pâquerette ! »

Ici Miss Dartle intervint :

« — Réellement, M. Copperfield, pourquoi ce nom de Pâquerette ? N’est-ce qu’un sobriquet ? Pourquoi vous le donne-t-il ? Serait-ce… serait-ce parce qu’il vous trouve jeune et naïf ? Je vous demande pardon de ma question : je suis vraiment d’une stupidité étonnante là-dessus. »

Je répondis en rougissant, que je croyais qu’elle avait deviné le motif de mon sobriquet.

« — Ah ! » reprit Miss Dartle, « je suis enchantée de le savoir. Donc, il vous trouve jeune et naïf : vous êtes son ami… c’est vraiment délicieux. »

Elle se retira après cette remarque, et Mrs Steerforth bientôt après elle. Steerforth et moi nous restâmes encore une demi-heure à causer de nos souvenirs du pensionnat, puis nous montâmes ensemble. Sa chambre était située près de la mienne, et il me la montra : chambre toute garnie de meubles commodes et décorée par les soins d’une mère qui n’avait rien oublié et qui avait voulu que son image veillât là encore sur le sommeil de son fils bien-aimé, car son portrait pendait près de son lit.

Je trouvai un bon feu dans ma propre chambre et m’assis devant ma cheminée pour méditer sur mon bonheur ; mais, en levant les yeux, j’aperçus au-dessus de mot un portrait de Miss Dartle qui m’observait de ses yeux ardents.

La ressemblance était frappante au point de me faire tressaillir ; le peintre avait omis la cicatrice ; mais je la restituai sur cette figure où je la voyais tantôt bornée à la lèvre supérieure, comme pendant le dîner, tantôt accusant toute l’étendue de la blessure que lui avait faite le marteau, comme lorsqu’elle éprouvait quelque mouvement de colère.

Pourquoi donc m’avait-on ménagé ce tête-à-tête muet avec cette éternelle questionneuse ? me demandai-je non sans humeur. Pour ne pas la voir jusqu’au lendemain, je me déshabillai, me glissai dans mon lit et éteignis ma lumière ; mais tout en m’endormant, je sentais qu’elle était là et je croyais l’entendre murmurer à mon oreille : « Est-ce réellement ceci ou cela ? » Je me réveillai même deux ou trois fois dans la nuit, pour éluder cette importune interrogation.

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