David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 10

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 169-204).


CHAPITRE X.

J’assiste à une explosion.


La veille du jour fixé par M. Micawber, ma tante et moi nous nous consultâmes pour savoir comment nous ferions ; car ma tante ne pouvait se décider à quitter Dora… Ah ! comme Dora pesait peu dans mes bras quand je la descendais de sa chambre au salon !

Ce fut Dora qui, nous ayant entendus, exigea que ma tante fût du voyage.

« — Je ne pardonnerai plus à mon méchant Davy, » dit-elle, « si tante reste ici… et vous, tante, je ne vous parlerai plus ; je serai bien désagréable, je ferai aboyer Jip contre vous toute la journée, je vous regarderai comme une vieille grognon si vous n’y allez pas.

« — Chut ! Petite-Fleur, » répondit ma tante en riant : « vous savez que vous ne pouvez vous passer de moi.

» — Oui, je puis m’en passer, » dit Dora. « Vous ne m’êtes bonne à rien. Vous ne montez pas, vous ne descendez pas continuellement les escaliers pour moi. Vous ne venez jamais vous asseoir à côté de moi pour me raconter l’histoire de Davy, lorsque le pauvre petit arriva de Londres à Douvres, les souliers usés et tout couvert de poussière. Vous ne faites jamais rien du tout pour me plaire, tante chérie !… Allons, que je vous embrasse. » Et elle l’embrassa en se hâtant d’ajouter : « Je plaisante, car vous faites tout cela et plus encore !… Mais, bonne petite tante, écoutez-moi : vous irez, je vous tourmenterai jusqu’à ce que vous ayez fait ce que je veux, et je tourmenterai mon méchant garçon s’il ne vous oblige pas d’aller avec lui. Je me rendrai si désagréable… et Jip aussi que vous regretterez bientôt de ne pas être partie. D’ailleurs, » dit-elle, en nous regardant, ma tante et moi, d’un air étonné, « pourquoi n’iriez-vous pas tous les deux ? Je ne suis pas si mal… Suis-je si mal, dites ?

» — Quoi, quelle question ! » s’écria ma tante.

« — Quelle idée ! » m’écriai-je moi-même.

« — Oui. Je sais que je suis une sotte petite créature, » dit Dora nous faisant à tous deux sa jolie moue ; « mais vous irez tous les deux, ou je ne vous croirai plus, et puis je pleurerai. »

Je vis dans les yeux de ma tante qu’elle commençait à céder, et Dora sourit gracieusement en le voyant aussi.

« — Et puis, » dit Dora, « vous aurez tant de choses à me raconter au retour, que j’en aurai au moins pour une semaine… Enfin, vous ne serez absents que vingt-quatre heures, et, pendant ce temps-là, Jip aura soin de moi. Davy me portera dans ma chambre avant de partir, et je ne descendrai que lorsque vous serez revenus… Je veux vous donner une lettre dans laquelle je gronderai Agnès comme il faut, parce qu’elle n’est pas venue nous voir. »

Nous déclarâmes, sans plus délibérer, que nous partirions ma tante et moi. Il fut convenu que Dora « était une petite trompeuse, qui feignait d’être malade pour se faire dorloter. » Dora rit de bon cœur, et, le même soir, nous partîmes pour Cantorbéry tous les quatre, c’est-à-dire ma tante, M. Dick, Traddles et moi.

À l’hôtel où M. Micawber nous avait donné rendez-vous et où nous eûmes quelque peine à nous faire admettre au milieu de la nuit, nous trouvâmes une lettre à mon nom, par laquelle il nous annonçait qu’il ferait son apparition le matin ponctuellement, à neuf heures et demie. Après l’avoir lue, nous montâmes dans nos chambres respectives.

Le matin, je me levai avec le jour et allai parcourir les antiques et paisibles rues de cette ville chère à mon enfance. Les grolles voltigeaient d’une tour de la cathédrale à l’autre et faisaient encore mieux ressortir la grandeur solitaire du monument qui domine, depuis des siècles, le paysage pastoral de la contrée à la distance de plusieurs milles. La paix du monument associée à celle de la campagne où j’égarai aussi mes pas et les douces impressions de l’air du matin, me procurèrent une de ces rêveries qui renouent pour nous la chaîne d’un passé déjà loin, comme si j’étais encore l’écolier du Dr Strong, l’hôte de la maison gothique, attendant que la cloche annonçât l’heure de l’étude ou celle de la récréation ; mais justement ce fut la voix de l’airain qui interrompit ce songe et me rappela vers la ville. Je rentrai à l’auberge avant que les habitants fussent tous réveillés, évitant les rues où quelqu’un aurait pu me reconnaître, surtout celle de M. Wickfield, ce qui, me forçant à un détour, me fit passer devant l’échoppe de mon ancien ennemi le boucher. Il était de ceux qui se levaient matin, car je le vis sur sa porte avec un petit poupon dans ses bras. Mon ancien ennemi, devenu père, semblait être devenu en même temps un membre pacifique de la société.

À neuf heures, nous nous mîmes à table pour déjeuner ; aucun de nous ne cherchait à dissimuler son impatience et son anxiété : aussi, cinq minutes avant la demie, j’avais laissé la seconde tasse de thé que ma tante m’avait versée, pour me mettre à la fenêtre et guetter M. Micawber. Heureusement, la cinquième minute de cette attente n’était pas écoulée que je le vis paraître dans la rue, et il eût été content de l’effet théâtral produit par son approche ; il entra lui-même avec tous les airs mélodramatiques qui faisaient partie de ses habitudes.

Ma tante n’était pas femme à laisser perdre le temps en salutations :

« — Maintenant Monsieur, » dit-elle en mettant ses gants, « nous sommes prêts pour l’éruption du Vésuve ou pour tout ce que vous voudrez et aussitôt que vous voudrez.

» — Madame, » répondit M. Micawber, « je suis moi-même en mesure… W. Traddles, vous m’autorisez, je crois, à prévenir l’aimable société que nous avons eu une communication préalable. 

» — C’est vrai, Copperfield, » me dit Traddles vers qui je tournais mes yeux surpris. « Pendant que vous étiez sorti de votre côté, M. Micawber m’a consulté en ma qualité de légiste. 

» — À moins que je ne me trompe, M. Traddles, la révélation que je prépare est importante.

» — On ne peut plus importante, » répondit Traddles.

« — Eh bien ! » reprit M. Micawber, « Madame et Messieurs, en pareille occurrence, peut-être me ferez-vous l’honneur de vous laisser momentanément diriger par un homme qui, quoique indigne d’être autre chose qu’une épave perdue sur le rivage de l’humanité, est encore un de vos semblables… par un homme qu’une combinaison fatale de circonstances et quelques erreurs individuelles n’ont pu encore dépouiller de sa forme originelle ni sevrer de tous ses instincts honorables.

» — Nous avons confiance en vous, M. Micawber, » lui dis-je, « et nous ferons tout ce qu’il vous plaira.

» — Eh bien ! » répliqua M. Micawber, « je répondrai à cette confiance. Je réclame la permission d’aller vous attendre à l’étude de Wickfield et Heep, où, dans cinq minutes, vous viendrez me rejoindre, moi, le stipendié de l’étude, et où vous demanderez à voir M. Wickfield. »

Ma tante et moi nous regardâmes Traddles, et, sur son signe, nous approuvâmes comme lui cet arrangement.

« — Je n’ai, pour l’instant, rien de plus à dire, » remarqua, Micawber, et, à ce mot, nous faisant un salut qui nous comprenait tous dans sa politesse, il s’éloigna d’un air majestueux, mais extrêmement pâle.

Nous consultâmes encore les yeux de Traddles, qui se contenta de sourire, et notre ressource fut de compter les cinq minutes au bout desquelles nous partîmes tous pour la maison gothique, sans nous parler, ma tante ayant accepté le bras de Traddles. Nous trouvâmes M. Micawber à son pupitre, dans la petite tourelle du rez-de-chaussée : il écrivait ou feignait d’écrire, ayant glissé sous son gilet la longue règle de l’étude, dont on apercevait l’extrémité en guise de jabot.

Je crus comprendre qu’il s’attendait à une première question.

« — Comment vous portez-vous, M. Micawber ? » dis-je à haute voix.

« — M. Copperfield, » répondit gravement M. Micawber, « j’espère que vous êtes en bonne santé. 

» — Miss Wickfield est-elle chez elle ?

» — M. Wickfield est malade au lit, » dit M. Micawber, « il a une fièvre rhumatismale ; mais Miss Wickfield, je n’en doute pas, sera heureuse de vous recevoir. Voulez-vous entrer, en attendant, chez M. Heep ? »

Il nous précéda à la salle à manger, et, ouvrant la porte de l’ancienne étude de M. Wickfield, annonça d’une voix sonore :

« — Miss Trotwood, M. David Copperfield, M. Thomas Traddles et M. Dick ! »

Notre visite étonna évidemment Uriah Heep. S’il avait eu des sourcils, il les eut froncés ; mais ses petits yeux clignotants disparurent presque sous le pli de ses paupières. S’il soupçonnait déjà quelque chose, il ne tarda pas à le dissimuler sous son humble obséquiosité, en adressant à chacun de nous une phrase de compliment doucereux ; il me tendit, à moi, une main à laquelle j’eus honte de laisser saisir la mienne ; mais je ne pouvais pas encore faire autrement.

« — Les choses sont bien changées dans cette étude, Miss Trotwood, » dit-il à ma tante, « depuis le jour où vous m’y vîtes humble clerc, empressé à tenir votre poney… Mais moi je ne suis changé en rien. 

» — Et vous parlez vrai, » répliqua ma tante ; « et si cela peut vous être agréable, je pense que vous avez été fidèle aux promesses de votre jeunesse. 

» — Je vous remercie, Miss Trotwood, » dit-il avec une de ses contorsions habituelles… « Micawber, prévenez Miss Agnès… et ma mère de cette visite. Ma mère sera toute ravie de cette aimable visite, Madame et Messieurs !

» — Vous n’êtes pas occupé, M. Heep ? » demanda Traddles, sur qui Uriah fixait plus spécialement son œil oblique. 

» — Non, Monsieur Traddles, » répondit-il en s’asseyant et croisant ses deux mains osseuses entre ses genoux. « Non, pas aussi occupé que je le désirerais ; car les médecins, les hommes de loi et les requins, vous le savez, vous qui êtes du métier, ne sont pas aisés à satisfaire. Cependant l’indisposition presque continuelle de M. Wickfield ne nous laisse guère oisifs, Micawber et moi… Vous n’êtes pas un ami intime de M. Wickfield, je crois, M. Traddles… Je n’ai eu moi-même qu’une fois ou deux l’honneur de vous voir à Londres. 

» Non, je ne suis pas un ami intime de M. Wickfield, » reprit Traddles qui allait profiter peut-être de cette remarque pour entrer en matière, « ou il y a long-temps que je serais venu vous trouver, M. Heep. »

L’air bonhomme de Traddles n’empêcha pas qu’Uriah crut deviner un sens suspect à ces paroles, car ce fut avec un de ses sinistres coups d’œil qu’il dit :

« — J’en suis fâché, M. Traddles. M. Wickfield, malgré quelques petites faiblesses, vous inspirerait, comme à tous ses amis une sincère admiration… Mais, si vous voulez connaître toutes les excellentes qualités de mon ancien patron, aujourd’hui mon associé, adressez-vous à Copperfield : l’éloge de la famille est pour lui un sujet intarissable. »

Je ne sais ce que j’allais répondre, quand entra Agnès, suivie de M. Micawber, qui était allé la chercher. Il me sembla qu’elle n’avait pas la physionomie aussi calme que d’habitude ; mais son émotion prêtait un éclat nouveau à sa douce beauté.

Je vis Uriah qui l’observait pendant qu’elle nous témoignait le plaisir que lui procurait notre visite, et il me fit souvenir d’un de ces contes noirs où un mauvais génie rebelle surveilla un bon ange. Traddles et M. Micawber ayant échangé quelque signe d’intelligence, Traddles sortit sans qu’un autre que moi y fit attention.

« — Vous pouvez vous retirer, Micawber, » dit Uriah.

M. Micawber, une main sur la règle à demi cachée sous son gilet, et debout sur le seuil de la porte, observait un de ses semblables, et ce mortel était son patron.

« — Qu’attendez-vous, Micawber ? M’avez-vous entendu ? » répéta Uriah.

« — Oui, » reprit M. Micawber immobile et impassible.

« — Eh bien ! alors, pourquoi ne vous retirez-vous pas ?

» — Parce que je… parce que je ne veux pas, » repartit M. Micawber.

Uriah devint blême et regarda M. Micawber avec un air qui exprimait encore plus de surprime que de colère, ou du moins il sut réprimer assez ce dernier mouvement pour dire avec un sourire forcé :

« — Vous êtes par trop original, quelquefois, Micawber ; j’ai peur d’être obligé enfin de me passer de vos services… Retirez-vous, je vous parlerai tout à l’heure. 

M. Micawber, éclatant ici avec une soudaine véhémence, s’écria :

« — S’il est sur cette terre un coquin avec qui j’ai déjà trop parlé… ce coquin s’appelle Heep ! »

Uriah recula et faillit tomber à la renverse, comme si un bras invisible l’eût frappé. Après avoir promené autour de lui son regard le plus sinistre, il dit en élevant graduellement la voix :

« — Ah ! ah ! il y a ici un guet-apens. Vous vous êtes réunis, Messieurs, d’accord avec mon clerc ! M. Copperfield, prenez-y bien garde : nous ne fûmes jamais amis ; vous vous êtes laissé égarer par l’envie et la haine que je vous ai toujours inspirées ; mais je saurai contreminer vos mines, M. Copperfield. Et vous, Micawber, sortez ! Je suis à vous tout à l’heure.

» — M. Micawber, » dis-je, « il vient de se produire dans cet homme un changement soudain qui m’assure qu’il est aux abois. Traitez-le selon son mérite. »

Mais Uriah, sans se déconcerter, reprit en s’essuyant le front :

« — On veut me ruiner ou me diffamer ; mais a-t-on bien calculé toutes les conséquences de ce complot ? me croit-on sans armes de défense ? on a suborné mon clerc ; le connaît-on bien, cet homme ? Micawber, je puis vous écraser quand je voudrai, battez en retraite, je vous le conseille ! Copperfield, vous n’ignorez pas, vous, que j’ai tiré le misérable de la boue ; il est vrai que vous avez été vous-même moins que lui encore, avant qu’une âme charitable eût pitié de vous ?… Miss Trotwood, je vous engage à arrêter ceci… ou je pourrai bien, moi, arrêter votre mari… Je sais votre histoire et j’en tirerai parti, ma vieille dame ! Quant à vous, Miss Wickfield, si vous aimez votre père, vous ferez sagement de ne pas vous associer à une pareille coalition, j’ai dans les mains de quoi le perdre… Ah ! où est ma mère ? » ajouta-t-il en s’apercevant soudain de l’absence de Traddles et agitant le cordon de la sonnette.

« — Voici Mrs Heep, Monsieur, » dit Traddles qui justement revenait avec la digne mère de ce digne fils. « — La voici, j’ai pris la liberté de me faire connaître à elle. 

» — Et qui êtes-vous, » répliqua Uriah, « pour vous faire connaître, et que voulez-vous ici ? 

» — Monsieur, » dit Traddles avec le ton officiel d’un homme d’affaires, « je suis le chargé de pouvoirs et l’agent légal de M. Wickfield. J’ai dans ma poche une procuration en règle pour le représenter. 

» — Le vieil imbécile n’a plus sa tête à lui, » dit Uriah dont la laideur devenait horrible ; « vous aurez pris avantage d’une de ses heures d’ivresse, pour lui faire signer frauduleusement l’acte que vous prétendez avoir. 

» — Oui » je sais, » dit Traddles avec un sang-froid désespérant pour Uriah, « que l’on a fait signer frauduleusement quelque chose à M. Wickfield ; vous le savez aussi, M. Heep, nous en référerons, s’il vous plaît, à M. Micawber. 

» — Mon cher Ury ! » s’écria Mrs Heep avec un geste d’inquiétude.

« — Ma mère, retenez votre langue, » lui dit Uriah en l’interrompant, « moins vous parlerez, mieux cela vaudra.

» — Mais, mon cher Ury… 

» — Retenez votre langue, ma mère, » reprit Uriah, « et laissez-moi faire. »

Quelque suspecte que son humilité m’eût toujours été, je n’eus une juste idée de sa profonde hypocrisie que lorsqu’il se dépouilla tout-à-coup de son masque. Le coquin, se croyant en état de nous braver, ne dissimula plus un seul de ses mauvais instincts ; sa malignité et sa haine s’exaltèrent jusqu’à une audace qui abusait même du sarcasme.

« — Copperfield, » me dit-il, « vous n’êtes pas de force, mon cher ; vous avez encore votre éducation de légiste à compléter, je le vois, si vous croyez qu’il suffit de susciter contre moi les dénonciations de mon clerc… Et puis, est-ce bien agir en gentilhomme, vous, qui vous êtes toujours donné envers moi des airs de grand seigneur, oubliant que je n’ai jamais été comme vous un petit déguenillé des rues : c’est Micawber, il est vrai, qui me l’a-dit ? et vous, dont je sais à peine le nom, Monsieur l’avocat, qui tout à l’heure vouliez en référer à ce drôle de Micawber… allons, voyons, faites-le parler : vous lui aurez, je pense, fait apprendre sa leçon par cœur. »

Uriah s’apercevant que toute cette  assurance ne produisait aucune impression sur nous, s’assit, les mains dans les poches, en homme qui affecte d’être prêt à tout.

Mais Micawber, dont j’avais à grand’peine contenu jusques alors l’impétuosité, s’avança à son tour. Sa règle d’une main, sans doute comme arme défensive, il prit dans l’autre un document sous une large enveloppe qu’il ouvrit, et l’ayant parcouru des yeux, en artiste qui est très disposé à admirer le style de sa composition, il le débita solennellement :

« — Chère Miss Trotwood, et Messieurs… 

» — Que le ciel le bénisse ! » remarqua ma tante à demi-voix ; « il écrirait des rames de lettres, s’il s’agissait d’un crime qui conduit à la peine capitale. »

M. Micawber n’entendit pas la remarque et continua :

« — En comparaissant devant vous pour dévoiler le plus consommé scélérat qui ait jamais existé… »

M. Micawber, les yeux sur son manuscrit, indiquait Uriah avec la règle, semblable au spectre fantastique de l’Ombre dans Hamlet.

« — Je ne réclame aucun égard pour moi-même. Victime depuis mon berceau d’obligations pécuniaires qu’il m’a été impossible d’anéantir, j’ai été le jouet de toutes les circonstances qui humilient et dégradent l’homme. L’ignominie, la misère, le désespoir et la démence, ont collectivement ou séparément assiégé mon existence. »

(En se décrivant la proie du malheur, M. Micawber ajoutait encore à l’emphase de son style celle de son débit : il se consolait évidemment par le bonheur de sa phrase.)

« — Ce fut courbé sous les coups de ces ennemis conjurés, ignominie, misère, désespoir et démence, que j’entrai comme clerc dans cette étude, où figurent deux associés, M. Wickfield et Heep, mais qui n’a réellement qu’un membre actif… Heep, principal ressort de la machine… Heep, qui seul est le grand machinateur et seul le fripon ! »

À ce mot, Uriah, plus livide que pâle, voulut s’élancer sur la lettre comme pour la déchirer ; M. Micawber, avec une dextérité miraculeuse, lui asséna sur les doigts un coup de règle qui l’arrêta tout court : ce coup retentit comme le choc d’un bois contre un autre, et la main retomba comme si elle eût été luxée au poignet.

« — Que l’enfer vous emporte ! » s’écria Uriah dont les nouvelles contorsions exprimaient cette fois la douleur ; « vous me le payerez cher. 

» — Approchez encore, approchez donc, infâme que vous êtes, » repartit M. Micawber « et si votre crâne est celui d’un homme je le briserai… Approchez donc. »

Jamais scène ne fut plus ridicule et elle me parut telle même alors. — Il fallait voir M. Micawber, faisant des passes et des parades avec sa règle, répétant : «. Approche donc ; » se laissant un moment contenir par Traddles et moi ; puis, tout-à-coup, nous échappant pour menacer encore avec la même pantomime burlesque son ennemi, qui, ayant enveloppé d’un mouchoir sa main démise, s’assit les yeux baissés sur le bord de la table.

Quand M. Micawber eut un peu apaisé son impétuosité, il poursuivit sa lecture :

« — Les émoluments de mes fonctions ne furent pas spécifiés au-delà de la somme fixe de 26 shellings 6 pence par semaine : le surplus devait dépendre de mon zèle et de mon travail professionnel, c’est-à-dire en termes plus vrais, de la bassesse de mon caractère, de la cupidité de mes motifs, de la pauvreté de ma famille, et de ma complicité morale, ou plutôt immorale, avec Heep. Ai-je besoin de dire que je fus bientôt forcé de solliciter une avance pécuniaire, pour nourrir Mrs Micawber et notre jeune postérité ! ai-je besoin de dire que cette nécessité avait été prévue par Heep, que ces avances furent garanties par des billets, lettres de change et autres obligations sur un papier bien connu des agents judiciaires de la Grande-Bretagne, et que je me trouvai ainsi embrouillé dans la trame que l’araignée avait tissée pour moi… »

Ici, M. Micawber fit une pause pour jouir de sa rhétorique épistolaire, et il reprit :

« — Ce fut alors que Heep commença à m’admettre dans sa confidence, autant du moins que cela lui était utile pour l’accomplissement de son infernale besogne. Ce fut alors que je commençai, si je puis m’exprimer en termes shakspeariens, « à m’amoindrir, à m’effiler et à languir ; » car je dus concourir à des falsifications successives qui tendaient à enchaîner et à aveugler l’infortuné associé de Heep, au profit du fripon, lequel ne cessait cependant de professer la reconnaissance la plus dévouée à sa victime ! Mais le pire reste encore à dévoiler, comme l’observe le philosophe danois du grand poète, du poète universel qui fut l’ornement du siècle d’Elisabeth ! »

Après une nouvelle pause, consacrée mentalement, sans doute, à admirer cette poétique manière d’introduire une citation :

« — Ce n’est pas mon intention, » continua M. Micawber, « de faire entrer dans le cadre de cette dénonciation épistolaire la liste détaillée de toutes les petites manœuvres frauduleuses auxquelles j’ai tacitement concouru. Mais cette liste existe ailleurs ; car, dès que je compris de quoi il s’agissait, après avoir hésité un moment entre être et n’être pas, entre avoir du pain et ne pas en avoir, je résolus de profiter du concours qui était exigé de moi dans les petites choses, pour découvrir les grandes. Oui, j’obéis ainsi à ce moniteur muet que tout homme a en lui-même, sa conscience, et, en même temps, au respectueux sentiment que m’inspirait la présence visible d’un être angélique… est-il besoin que je nomme Miss W… ? » (Nouvelle pause d’admiration.)

« — Je me contenterai de résumer mes principales accusations contre Heep dans les termes suivants : »

(Ici, M. Micawber se mit sur la défensive par la manière dont il plaça sa règle sous son bras gauche, et nous respirions à peine pour mieux l’écouter… Uriah, j’en suis sûr, n’était pas le moins attentif de tous.)

« — Premièrement, lorsque, par une cause inutile à mentionner ici, la mémoire de M. Wickfield s’affaiblit et que ses idées devinrent confuses, Heep compliqua et embrouilla toutes les transactions de l’étude. — Secondement, lorsque M. Wickfield était le moins en état de se livrer au travail, Heep arrivait toujours auprès de lui pour lui soumettre quelques documents importants, ou qu’il prétendait l’être, et qu’il était urgent de lui faire signer. Ce fut ainsi qu’il obtint sa signature pour disposer de sommes considérables et emprunter pour des besoins imaginaires. Ce fut ainsi que M. Wickfield se trouva avoir commis des actes qui, compromettant sa fortune et sa probité, le mettaient sous la dépendance de Heep et le rendaient, en outre, son débiteur personnel pour douze mille livres sterling. 

» — Si vous acceptez cette accusation, Copperfield, » s’écria ici Uriah en s’adressant à moi, « vous aurez à en fournir les preuves… entendez-vous ? 

» — Les preuves ne manqueront pas, » repartit M. Micawber. « Demandez-lui s’il est bien sûr que le feu ait entièrement consumé certain registre dont les locataires qui l’ont remplacé là où il habitait avant de s’établir ici, pourraient lui donner des nouvelles. Ces locataires sont Mrs Micawber et moi, qui avons recueilli les cendres précieusement… — Demandez-lui si, avant de contrefaire la signature de M. Wickfield, il ne s’exerçait pas sur un carnet où se trouvent aussi les brouillons de divers actes ? Ce carnet est entre mes mains, »

L’air triomphant de M. Micawber fit ici une telle impression sur la mère d’Uriah, qu’elle s’écria, toute troublée :

« Ury, mon fils, soyez humble et faites un compromis, mon enfant ! 

» — Ma mère, » lui répliqua Uriah, « voulez-vous vous taire ! On vous a effrayée, et vous ne savez plus ce que vous dites… Être humble ! » répéta-t-il en me regardant sardoniquement. « Tout humble que j’ai toujours été, j’ai humilié quelques-unes des personnes ici présentes. 

» — Troisièmement, » dit M. Micawber revenant à son manuscrit, « je suis en mesure de démontrer que, par les falsifications des registres de l’étude, par des actes imaginaires, par des emprunts supposés, dont Heep a fourni seul les fonds à d’énormes intérêts, par de prétendues spéculations faites avec l’argent de clients qui avaient une confiance absolue en M. Wickfield, par des détournements de dépôts attribués audit M. Wickfield, et dont Heep seul était coupable, par un faux exposé de situation qui menaçait l’étude d’une banqueroute frauduleuse, Heep espérait amener son associé à se livrer corps et âme à toutes les instigations du monstre, qui rédigeait, hier encore, un projet d’acte par lequel il serait reconnu l’unique maître de l’étude, moyennant une pension alimentaire. 

» — Ury, mon cher Ury ! » s’écria encore ici la mère, « sois humble ! »

Je croyais que M. Micawber avait terminé, et j’adressais tout bas quelques mots à Agnès, qui, partagée entre la joie et la douleur, pleurait à côté de moi. « Pardon, » dit M. Micawber en nous imposant silence à tous avec une gravité solennelle ; et il nous débita la péroraison de sa dénonciation en forme d’épître :

« — J’ai terminé : il ne me reste plus qu’à exhiber les pièces sur lesquelles je fonde mes accusations. Je les exhiberai, pour disparaître ensuite, avec mon infortunée famille, du sol où nous sommes une excroissance de la création : ce sera bientôt fait. On peut raisonnablement s’attendre à voir expirer le premier d’inanition notre dernier-né, — ce membre le plus frêle de notre petit cercle. — Après lui, expireront, à leur tour, nos deux jumeaux ; qu’ainsi soit ! Quant à moi, mon « pèlerinage de Cantorbéry » a déjà bien avancé ma fin ; la prison pour dettes et la misère l’avanceront bien plus encore. J’ose espérer que le labeur et le péril de l’enquête que j’ai entreprise, enquête dont les moindres pièces ont été recueillies par moi, à travers les risques les plus multipliés, malgré les appréhensions les plus légitimes, le matin avant le lever du jour, le soir à la chute de la rosée, pendant les ardeurs du midi et dans l’ombre de la nuit, sous l’œil vigilant d’un vrai fils du démon ; j’espère que le mérite de cette œuvre désintéressée, de la part d’un homme qu’elle ne pouvait rendre plus pauvre ; j’espère, j’espère, dis-je, que ce mérite versera quelques gouttes d’eau pure sur mon bûcher funéraire. C’est tout ce que je demande. Qu’il me soit permis de dire, comme un héros avec lequel, je n’ai pas, d’ailleurs, la prétention de rivaliser : « Ce que j’ai fait a été fait pour l’Angleterre, mes foyers et la beauté. 

xx » Restant toujours, etc., 

» Wilkins Micawber. »

Quelque burlesque que fût, chez M. Micawber, cette manie d’entasser solennellement phrases sur phrases et mots sur mots, je dois dire que ce n’était pas une manie particulière à lui. Je l’ai observée, dans le cours de ma vie, chez nombre d’individus ; elle me semble être une manie générale. Voyez, par exemple, les témoins qui viennent déposer en justice ; comme la plupart se complaisent à exprimer une idée par une accumulation de termes synonymes ! ils haïssent, ils délestent, ils exècrent, etc. Les anciens anathèmes étaient rédigés d’après ce principe. Nous parlons de la tyrannie des mots, mais nous tyrannisons les mots à notre tour ; nous aimons à en avoir un cortège superflu à nos ordres, pour les grandes occasions ; nous pensons que cela sonne bien et donne de l’importance. Quant au sens de nos mots, c’est comme le sens de notre livrée : qu’importe le sens ? C’est une affaire de parade et d’ostentation.

Très ému, mais très satisfait de lui-même, M. Micawber plia sa lettre, et l’ayant remise sous l’enveloppe, l’offrit respectueusement à ma tante, comme quelque chose qu’elle devait être enchantée de conserver.

Cependant Uriah, tout en écoutant le lecteur, était évidemment préoccupé d’une idée ; plus d’une fois il avait tourné les yeux vers l’armoire de fer que je crois avoir autrefois décrite avec les autres meubles de l’étude. Quand son dénonciateur eut terminé, il se dirigea vers cette armoire ; la clé était après : il l’ouvrit précipitamment ; l’armoire était vide.

« — Où sont les registres ? » s’écria-t-il avec des regards effarés. « Quelque voleur a dérobé les registres. 

» — C’est moi, » répondit M. Micawber en se donnant un petit coup à lui-même sur ses doigts avec la règle ; « c’est moi, ce matin, après vous avoir demandé la clé comme de coutume mais un peu de meilleure heure.

» — Soyez sans inquiétude, » dit Traddles, « ces registres sont en ma possession ; j’en aurai soin dans l’intérêt de celui dont j’ai reçu les pouvoirs. »

Mais quel fut mon étonnement de voir ma tante, jusque-là calme et immobile, s’élancer tout-à-coup sur Uriah Heep et le saisir au collet avec les deux mains.

« — Vous savez ce qu’il me faut ? » lui dit ma tante.

» — Une camisole de force, » répondit Uriah. 

» — Non, ce qui m’appartient… Agnès, ma chère amie, tant que j’ai cru que ma fortune m’avait été réellement enlevée par votre père, je n’aurais jamais… pas même à Trot, vous le savez… soufflé un mot qui fit présumer que c’était ici qu’elle avait été mise en dépôt. Mais, à présent que je sais que ce coquin en est responsable, il me la faut ; Trot, faites-la lui rendre. »

On eût pu s’imaginer que ma tante supposait que sa fortune était dans la cravate d’Uriah, tant elle s’y cramponnait, au risque de l’étrangler. Je m’interposai pour l’assurer qu’on lui ferait restituer tout ce qu’il avait mal acquis. Ma tante s’apaisa après réflexion, mais sans paraître déconcertée de ce qu’elle avait fait en cédant à un premier mouvement.

De nouveau alors, la mère d’Uriah, qu’il ne put forcer plus long-temps à rester tranquille et muette auprès de lui, se jeta successivement aux genoux de chacun de nous, implorant notre miséricorde.

« — Que veut-on de moi ? » demanda enfin Uriah d’un air sombre et farouche.

« — Je vais vous le dire, » répondit Traddles (dont je n’avais pas jusqu’à ce jour suffisamment apprécié, je l’avoue, le sens droit, le jugement pratique et la présence d’esprit). « D’abord, vous allez ici même nous remettre l’acte ou le projet d’acte par lequel M. Wickfield vous cède tous ses droits sur l’étude ; ensuite, pour vous préparer à rendre gorge de tout ce dont s’est emparé votre rapacité, vous laisserez en nos mains vos registres, vos livres, vos papiers, tout, en un mot. 

» — J’y réfléchirai, » dit Uriah.

« — Certainement, « reprit Traddles ; « mais, en attendant, et jusqu’à ce que tout soit fait selon notre désir, nous exigeons que vous gardiez votre chambre sans communiquer avec personne. 

» — Je me refuse à cela ! » s’écria Uriah avec un jurement de rage.

« — Fort bien, » dit Traddles ; « en ce cas, la prison de Maidstone est un lieu de détention plus sûr pour nous que celui que je vous propose. La justice, je le sais, sera plus longtemps à nous satisfaire, et peut-être ne nous satisfera pas aussi complètement que vous pouvez le faire vous-même ; mais, en revanche, elle a le droit de vous punir… Eh ! mon cher Monsieur, vous ne l’ignorez pas plus que moi ! Copperfield, allez à Guildhall et amenez-nous deux agents de police. »

Ici Mrs Heep se jeta en pleurant aux pieds d’Agnès, s’écriant que son fils était très humble (ce qui devenait vrai), et la conjurant d’intercéder en sa faveur.

Qu’aurait fait Uriah s’il avait eu l’audace qu’il n’avait point ? Je ne sais, en vérité. Autant vaudrait demander ce que ferait un roquet s’il avait le courage d’un tigre. C’était un lâche coquin, lâche de la tête aux pieds.

« — Arrêtez, » me dit-il, « et vous, mère, taisez-vous ; puisqu’il le faut, ils auront l’acte qu’ils demandent. Vous savez où il est, allez le chercher vous-même. 

» — Allez l’aider, M. Dick, s’il vous plaît, » dit Traddles.

Fier de sa commission, qu’il comprit parfaitement, M. Dick accompagna Mrs Heep comme un chien de berger pourrait accompagner une brebis. Mais elle ne lui donna pas grand’peine, car elle revint avec la boîte même où était l’acte réclamé, ainsi qu’un livre de banque et d’autres, papiers qui nous furent utiles plus tard.

« — Voilà qui est bien, » dit Traddles. « Maintenant, maître Heep, vous pouvez vous retirer pour réfléchir, quoique, je vous le déclare encore au nom de toutes les personnes présentes, il n’y a qu’une chose à faire, et le plus tôt sera le meilleur. »

Uriah, sans lever les yeux, sortit, la main sous le menton ; mais, s’arrêtant au seuil de la porte, il s’adressa encore à moi :

« — Copperfield, je sais à qui j’ai obligation de tout ceci. Il y a long-temps que nous nous haïssons ; vous avez toujours été contre moi. 

» — Uriah ! » lui répondis-je, « n’accusez que, vous-même, et souvenez-vous qu’on se perd par trop de ruse et par trop, de cupidité. 

» — Merci de votre avis ! » répliqua-t-il ; et, ayant besoin d’exhaler une dernière menace : « Micawber ! » ajouta-t-il en se tournant vers celui-ci avec un geste significatif, « nous réglerons nos comptes ! »

Micawber, quelque prodigue qu’il fût ordinairement de ses paroles, se contenta de le regarder s’éloigner avec un air de suprême dédain ; et, s’étant promis de compléter son rôle par la scène finale, il nous invita tous à venir assister au rétablissement de la confiance domestique entre lui et Mrs Micawber.

« — Le voile si long-temps étendu entre Mrs Micawber et moi est enfin déchiré, » dit-il. « Mes enfants et l’auteur de leurs jours pourront de nouveau se mettre en contact à conditions égales ! »

Nous étions trop reconnaissants de ce qu’il venait de faire dans notre intérêt et trop désireux de le lui montrer (autant que l’émotion qui nous agitait pouvait nous le permettre) pour ne pas flatter encore sur ce point son besoin de se mettre en scène. Nous l’aurions donc tous suivi, si Agnès n’avait dû d’abord aller auprès de son père et lui apprendre ce qui s’était passé, avec les ménagements qu’exigeaient son inquiétude et sa faible santé. Il fallait aussi qu’Uriah ne fût pas perdu de vue, et Traddles se chargea de cette surveillance en attendant que M. Dick vint le relever ; de sorte qu’il n’y eut que ma tante, M. Dick et moi qui nous rendîmes chez M. Micawber. En quittant Agnès, qui venait d’être sauvée peut-être d’une destinée fatale, je remerciai tout bas le ciel de m’avoir fait connaître, au prix des mauvais jours de mon jeune âge, celui qui venait de démasquer le misérable Uriah.

La demeure de M. Micawber n’était pas loin, et comme la porte de la rue s’ouvrait dans le salon du rez-de-chaussée et qu’il s’y précipita avec son impétuosité caractéristique, nous nous trouvâmes tout d’un coup au sein de cette famille. M. Micawber se jeta dans les bras de sa femme en criant :

« — Mon Emma ! »

Mrs Micawber le serra sur son cœur en pleurant ; Miss Micawber, qui berçait le dernier-né, fut vivement émue, le fils aîné eut aussi un accès de sensibilité, malgré l’air morose que lui laissait une série de déceptions qui avaient troublé les débuts de son entrée dans le monde. Les deux jumeaux firent leurs démonstrations innocentes, et le dernier-né enfin tendit ses petits bras vers les auteurs de ses jours.

« — Emma, » dit M. Micawber, « le nuage s’est dissipé : mon esprit est lucide et libre. Notre confiance mutuelle est à jamais rétablie. Salut, ô pauvreté ! salut malheur, salut famine, haillons, tempêtes et vie nomade des mendiants ! La confiance mutuelle nous soutiendra jusqu’à la fin ! »

Puis, écartant Mrs Micawber et embrassant tous ses enfants à la ronde, M. Micawber répéta à chacun ce salut qui ne m’eut pas l’air de les récréer beaucoup, pas plus que la conclusion :

« — Enfants, vous pouvez aller tous chanter une ballade en chœur dans les rues de Cantorbéry : c’est votre unique moyen d’existence ! »

Mrs Micawber eut un léger évanouissement ; mais, revenue à elle et présentée à ma tante, elle répondit avec l’émotion d’un cœur de mère aux bienveillantes questions qui lui furent adressées sur ses enfants des deux sexes.

« — Vous avez là un garçon déjà grand, » dit ma tante en montrant l’aîné. 

» — Ah ! Madame, » dit M. Micawber lui-même, prenant la parole au lieu de sa femme, « j’avais, en venant ici, destiné Wilkins à l’église, ou, pour parler plus exactement, au chœur ; mais aucune place de ténor n’était vacante dans la vénérable cathédrale de cette noble cité… Wilkins a contracté l’habitude de chanter dans les tavernes plutôt que dans les édifices du culte. 

» — Mais il a de bonnes intentions, » dit Mrs Micawber tendrement.

» — Mon amie, » reprit son mari, « j’ose ajouter que ses intentions sont excellentes ; mais je n’ai pas encore vu qu’il leur ait donné aucune direction. »

L’aîné des jeunes Micawber retrouva son air morose et dit avec une certaine raideur :

« — Mon père, que puis-je faire ? Je ne suis pas plus né un charpentier ou un peintre en carrosses que je ne suis né un oiseau ? Puis-je aller ouvrir une officine d’apothicaire ? Puis-je aller aux assises me proclamer avocat ? Puis-je aller débuter de force à l’Opéra italien ? Que puis-je faire, en un mot, sans l’avoir appris d’abord ? »

Ma tante réfléchit un peu et dit :

« — M. Micawber, je m’étonne que vous n’ayez jamais songé à l’émigration ? 

» — Madame, » répondit M. Micawber, « ce fut le rêve de ma jeunesse et la décevante ambition de mon âge mûr. »

Je suis bien persuadé, soit dit en passant, qu’il n’y avait jamais pensé de sa vie.

« — Eh bien ! » dit ma tante en m’adressant un coup d’œil, « quelle chance ce serait pour vous et vos enfants, si vous émigriez maintenant en Australie, M. et Mrs Micawber !

» — Le capital, » répondit M. Micawber en fronçant le sourcil, « le capital ! Madame. 

» — Le capital ! » s’écria ma tante ; « mais vous nous rendrez un grand service… vous nous l’avez même rendu, car, assurément, nous sauverons beaucoup du feu… et je ne vois pas pourquoi nous ne vous procurerions pas le capital nécessaire. 

» — Je ne le recevrais pas en pur don, » dit M. Micawber s’animant jusqu’à l’enthousiasme ; « mais si on m’avançait une somme suffisante… par exemple, à cinq pour cent d’intérêt sur ma signature, et mes billets à douze, dix-huit et vingt-quatre mois pour me laisser du temps…

» — Eh bien ! réfléchissez-y, » poursuivit ma tante ; « cette somme vous sera avancée aux termes que vous fixerez vous-même… 

» — Ma chère Madame, permettez-moi une seule question… « demanda Mrs Micawber, « le climat est-il bon ? 

» — Le plus beau climat du monde, » répondit ma tante. 

» — Alors, permettez-m’en une autre, » demanda encore Mrs Micawber. Les circonstances du pays offriraient-elles à un homme du mérite de M. Micawber, les chances de s’élever dans l’échelle sociale ? Je ne veux pas savoir si, pour le moment, il pourrait aspirer à être gouverneur ou quelque chose de semblable ; mais aurait-il devant lui une carrière pour développer ses talents ? 

» — La plus belle carrière, » dit ma tante, « pour tout homme qui se conduit bien et qui est industrieux. 

» — Qui se conduit bien et qui est industrieux ? » répéta Mrs Micawber, « précisément. Il est évident pour moi que l’Australie est la sphère légitime où doit s’exercer l’activité de M. Micawber. 

» — J’ai la conviction, ma chère Madame, » ajouta à son tour M. Micawber, « que dans la situation où je me trouve, l’Australie est le pays, le seul pays qui convienne pour moi et pour ma famille ; quelque chose d’extraordinaire nous attend sur ces rivages. »

En un moment, cet homme tout ardeur avait déjà entrevu la fortune qui l’appelait dans un autre monde ; le voilà qui se lance dans une dissertation sur les éléments d’une exploitation agricole, tandis que sa femme discourait sur les mœurs du kangurou.


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