De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Livre 16

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De l’esprit des lois (éd. Nourse)
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Nourse (tome 1p. 322-338).


LIVRE XVI.

Comment les loix de l’esclavage domestique ont du rapport avec la nature du climat.


CHAPITRE PREMIER.

De la servitude domestique.


LES esclaves sont plutôt établis pour la famille, qu’ils ne sont dans la famille. Ainsi je distinguerai leur servitude de celle où sont les femmes dans quelques pays, & que j’appellerai proprement la servitude domestique.


CHAPITRE II.

Que, dans les pays du midi, il y a, dans les deux sexes, une inégalité naturelle.


LES Femmes sont nubiles, dans les climats chauds, à huit, neuf & dix ans : ainsi l’enfance & le mariage y vont presque toujours ensemble[1]. Elles sont vieilles à vingt : la raison ne se trouve donc jamais chez elles avec la beauté. Quand la beauté demande l’empire, la raison le fait refuser ; quand la raison pourroit l’obtenir, la beauté n’est plus. Les femmes doivent être dans la dépendance : car la raison ne peut leur procurer, dans leur vieillesse, un empire que la beauté ne leur avoit pas donné dans la jeunesse même. Il est donc très-simple qu’un homme, lorsque la religion ne s’y oppose pas, quitte sa femme pour en prendre une autre, & que la polygamie s’introduise.

Dans les pays tempérés, où les agrémens des femmes se conservent mieux, où elles sont plus tard nubiles, & où elles ont des enfans dans un âge plus avancé, la vieillesse de leur mari suit, en quelque façon, la leur : &, comme elles y ont plus de raison & de connoissances quand elles se marient, ne fût-ce que parce qu’elles ont plus long-temps vécu, il a dû naturellement s’introduire une espece d’égalité dans les deux sexes, & par conséquent la loi d’une seule femme.

Dans les pays froids, l’usage presque nécessaire des boissons fortes établit l’intempérance parmi les hommes. Les femmes, qui ont à cet égard une retenue naturelle, parce qu’elles ont toujours à se défendre, ont donc encore l’avantage de la raison sur eux.

La nature qui a distingué les hommes par la force & par la raison, n’a mis à leur pouvoir de terme que celui de cette force & de cette raison. Elle a donné aux femmes les agrémens, & a voulu que leur ascendant finît avec ces agrémens : mais, dans les pays chauds, ils ne se trouvent que dans les commencemens, & jamais dans le cours de leur vie.

Ainsi la loi qui ne permet qu’une femme se rapporte plus au physique du climat de l’Europe, qu’au physique du climat de l’Asie. C’est une des raisons qui a fait que le mahométisme a trouvé tant de facilité à s’établir en Asie, & tant de difficulté à s’étendre en Europe, que le christianisme s’est maintenu en Europe, & a été détruit en Asie ; & qu’enfin les mahométans font tant de progrès à la Chine, & les chrétiens si peu. Les raisons humaines sont toujours subordonnées à cette cause suprême, qui fait tout ce qu’elle veut, & se sert de tout ce qu’elle veut. Quelques raisons, particulieres à Valentinien[2], lui firent permettre la polygamie dans l’empire. Cette loi, violente pour nos climats, fut ôtée[3] par Théodose, Arcadius & Honorius.


CHAPITRE III.

Que la pluralité des femmes dépend beaucoup de leur entretien.


QUOIQUE, dans les pays où la polygamie est une fois établie, le grand nombre des femmes dépende beaucoup des richesses du mari ; cependant on ne peut pas dire que ce soient les richesses qui fassent établir, dans un état, la polygamie : la pauvreté peut faire le même effet, comme je le dirai en parlant des sauvages.

La polygamie est moins un luxe, que l’occasion d’un grand luxe, chez des nations puissantes. Dans les climats chauds, on a moins de besoins[4] : il en coûte moins pour entretenir une femme & des enfans. On y peut donc avoir un plus grand nombre de femmes.


CHAPITRE IV.

De la polygamie. Ses diverses circonstances.


SUIVANT les calculs que l’on fait en divers endroits de l’Europe, il y naît plus de garçons que de filles[5] : au contraire, les relations de l’Asie[6] & de l’Afrique[7] nous disent qu’il y naît beaucoup plus de filles que de garçons. La loi d’une seule femme en Europe, & celle qui en permet plusieurs en Asie & en Afrique, ont donc un certain rapport au climat.

Dans les climats froids de l’Asie, il naît, comme en Europe, plus de garçons que de filles. C’est, disent les Lamas[8], la raison de la loi qui, chez eux, permet à une femme d’avoir plusieurs maris[9].

Mais je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de pays où la disproportion soit assez grande, pour qu’elle exige qu’on y introduise la loi de plusieurs femmes, ou la loi de plusieurs maris. Cela veut dire seulement que la pluralité des femmes, ou même la pluralité des hommes, s’éloigne moins de la nature dans de certains pays que dans d’autres.

J’avoue que, si ce que les relations nous disent étoit vrai, qu’à Bantam[10] il y a dix femmes pour un homme, ce seroit un cas bien particulier de la polygamie.

Dans tout ceci, je ne justifie pas les usages ; mais j’en rends les raisons.


CHAPITRE V.

Raison d’une loi du Malabar.


SUR la côte du Malabar, dans la caste des Naïres[11] ; les hommes ne peuvent avoir qu’une femme, & une femme au contraire peut avoir plusieurs maris. Je crois qu’on peut découvrir l’origine de cette coutume. Les Naïres sont la caste des nobles, qui sont les soldats de toutes ces nations. En Europe, on empêche les soldats de se marier : dans le Malabar, où le climat exige davantage, on s’est contenté de leur rendre le mariage aussi peu embarrassant qu’il est possible : on a donné une femme à plusieurs hommes ; ce qui diminue d’autant l’attachement pour une famille & les soins du ménage, & laisse à ces gens l’esprit militaire.


CHAPITRE VI.

De la polygamie en elle-même.


ÀREGARDER la polygamie en général, indépendamment des circonstances qui peuvent la faire un peu tolérer, elle n’est point utile au genre humain, ni à aucun des deux sexes, soit à celui qui abuse, soit à celui dont on abuse. Elle n’est pas non plus utile aux enfans ; & un de ses grands inconvéniens, est que le pere & la mere ne peuvent avoir la même affection pour leurs enfans ; un pere ne peut pas aimer vingt enfans, comme une mere en aime deux. C’est bien pis, quand une femme a plusieurs maris ; car, pour lors, l’amour paternel ne tient plus qu’à cette opinion, qu’un pere peut croire, s’il veut, ou que les autres peuvent croire, que de certains enfans lui appartiennent.

On dit que le roi de Maroc a, dans son serrail, des femmes blanches, des femmes noires, des femmes jaunes. Le malheureux ! à peine a-t-il besoin d’une couleur.

La possession de beaucoup de femmes ne prévient pas toujours les desirs[12] pour celle d’un autre : il en est de la luxure comme de l’avarice ; elle augmente sa soif par l’acquisition des trésors.

Du temps de Justinien, plusieurs philosophes, gênés par le christianisme, se retirerent en Perse auprès de Cosroës. Ce qui les frappa le plus, dit Agathias[13], ce fut que la polygamie étoit permise à des gens qui ne s’abstenoient pas même de l’adultere.

La pluralité des femmes, qui le diroit ! mene à cet amour que la nature désavoue : c’est qu’une dissolution en entraine toujours une autre. A la révolution qui arriva à Constantinople, lorsqu’on déposa le sultan Achmet, les relations disoient que le peuple ayant pillé la maison du chiaya, on n’y avoit pas trouvé une seule femme. On dit qu’à Alger[14] on est parvenu à ce point, qu’on n’en a pas dans la plupart des serrails.


CHAPITRE VII.

De l’égalité du traitement, dans le cas de la pluralité des femmes.


DE la loi de la pluralité des femmes, suit celle de l’égalité du traitement. Mahomet, qui en permet quatre, veut que tout soit égal entre elles ; nourriture, habits, devoir conjugal. Cette loi est aussi établie aux Maldives[15], où on peut épouser trois femmes.

La loi de Moïse[16] veut même que, si quelqu’un a marié son fils à une esclave, & qu’ensuite il épouse une femme libre, il ne lui ôte rien des vêtemens, de la nourriture & des devoirs. On pouvoit donner plus à la nouvelle épouse ; mais il falloit que la premiere n’eût pas moins.


CHAPITRE VIII.

De la séparation des femmes d’avec les hommes.


C’EST une conséquence de la polygamie, que, dans les nations voluptueuses & riches, on ait un très-grand nombre de femmes. Leur séparation d’avec les hommes, & leur clôture, suivent naturellement de ce grand nombre. L’ordre domestique le demande ainsi ; un débiteur insolvable cherche à se mettre à couvert des poursuites de ses créanciers. Il y a de tels climats où le physique a une telle force, que la morale n’y peut presque rien. Laissez un homme avec une femme ; les tentations seront des chûtes, l’attaque sûre, la résistance nulle. Dans ce pays, au lieu de préceptes, il faut des verroux.

Un livre classique de la Chine regarde comme un prodige de vertu de se trouver seul dans un appartement reculé avec une femme, sans lui faire violence[17].


CHAPITRE IX.

Liaison du gouvernement domestique avec le politique.


DANS une république, la condition des citoyens est bornée, égale, douce, modérée ; tout s’y ressent de la liberté publique. L’empire sur les femmes n’y pourroit pas être si bien exercé ; &, lorsque le climat a demandé cet empire, le gouvernement d’un seul a été le plus convenable. Voilà une des raisons qui a fait que le gouvernement populaire a toujours été difficile à établir en orient.

Au contraire, la servitude des femmes est très-conforme au génie du gouvernement despotique, qui aime à abuser de tout. Aussi a-t-on vu dans tous les temps, en Asie, marcher d’un pas égal la servitude domestique & le gouvernement despotique.

Dans un gouvernement où l’on demande sur-tout la tranquillité, & où la subordination extrême s’appelle la paix, il faut enfermer les femmes ; leurs intrigues seroient fatales au mari. Un gouvernement qui n’a pas le temps d’examiner la conduire des sujets, la tient pour suspecte, par cela seul qu’elle paroît & qu’elle se fait sentir.
Supposons un moment que la légèreté d’esprit & les indiscrétions, les goûts & les dégoûts de nos femmes, leurs passions grandes & petites, se trouvassent transportées dans un gouvernement d’orient, dans l’activité & dans cette liberté où elles sont parmi nous ; quel est le pere de famille qui pourroit être un moment tranquille ? Par-tout des gens suspects, par-tout des ennemis ; l’état seroit ébranlé, on verroit couler des flots de sang.


CHAPITRE X.

Principe de la morale de l’orient.


DANS le cas de la multiplicité des femmes, plus la famille cesse d’être une, plus les loix doivent réunir à un centre ces parties détachées ; & plus les intérêts sont divers, plus il est bon que les loix les ramenent à un intérêt.

Cela se fait sur-tout par la clôture. Les femmes ne doivent pas seulement être séparées des hommes par la clôture de la maison ; mais elles en doivent encore être séparées dans cette même clôture, en sorte qu’elles y fassent comme une famille particuliere dans la famille. De-là dérive, pour les femmes, toute la pratique de la morale, la pudeur, la chasteté, la retenue, le silence, la paix, la dépendance, le respect, l’amour ; enfin une direction générale de sentimens à la chose du monde la meilleure par sa nature, qui est l’attachement unique à sa famille.

Les femmes ont naturellement à remplir tant de devoirs qui leur sont propres, qu’on ne peut assez les séparer de tout ce qui pourroit leur donner d’autres idées de tout ce qu’on traite d’amusemens, & de tout ce qu’on appelle des affaires.

On trouve des mœurs plus pures dans les divers états d’orient, à proportion que la clôture des femmes y est plus exacte. Dans les grands états, il y a nécessairement des grands seigneurs. Plus ils ont de grands moyens, plus ils sont en état de tenir les femmes dans une exacte clôture, & de les empêcher de rentrer dans la société. C’est pour cela que, dans les empires du Turc, de Perse, du Mogol, de la Chine & du Japon, les mœurs des femmes sont admirables.

On ne peut pas dire la même chose des Indes, que le nombre infini d’isles, & la situation du terrein, ont divisées en une infinité de petits états, que le grand nombre des causes que je n’ai pas le temps de rapporter ici rendent despotiques.

Là, il n’y a que des misérables qui pillent, & des misérables qui sont pillés. Ceux qu’on appelle des grands n’ont que de très-petits moyens ; ceux que l’on appelle des gens riches, n’ont gueres que leur subsistance. La clôture des femmes n’y peut être aussi exacte ; l’on n’y peut pas prendre d’aussi grandes précautions pour les contenir ; la corruption de leurs mœurs y est inconcevable.

C’est-là qu’on voit jusqu’à quel point les vices du climat, laissés dans une grande liberté, peuvent porter le désordre. C’est-là que la nature a une force, & la pudeur une foiblesse qu’on ne peut comprendre. A Patane[18], la lubricité des femmes est si grande, que les hommes sont contraints de se faire de certaines garnitures pour se mettre à l’abri de leurs entreprises[19]. Selon M. Smith[20], les choses ne vont pas mieux dans les petits royaumes de Guinée. Il semble que, dans ces pays-là, les deux sexes perdent jusqu’à leurs propres loix.


CHAPITRE XI.

De la servitude domestique, indépendante de la polygamie.


CE n’est pas seulement la pluralité des femmes qui exige leur clôture dans de certains lieux d’orient ; c’est le climat. Ceux qui liront les horreurs, les crimes, les perfidies, les noirceurs, les poisons, les assassinats, que la liberté des femmes fait faire à Goa, & dans les établissemens des Portugais dans les Indes où la religion ne permet qu’une femme ; & qui les compareront à l’innocence & à la pureté des mœurs des femmes de Turquie, de Perse, du Mogol, de la Chine & du Japon, verront bien qu’il est souvent aussi nécessaire de les séparer des hommes, lorsqu’on n’en a qu’une, que quand on en a plusieurs.

C’est le climat qui doit décider de ces choses. Que serviroit d’enfermer les femmes dans nos pays du nord, ou leurs mœurs sont naturellement bonnes ; où toutes leurs passions sont calmes, peu actives, peu rafinées ; où l’amour a sur le cœur un empire si réglé, que la moindre police suffit pour les conduire ?

Il est heureux de vivre dans ces climats qui permettent qu’on se communique ; où le sexe qui a le plus d’agrémens semble parer la société ; & où les femmes, se réservant aux plaisirs d’un seul, servent encore à l’amusement de tous.


CHAPITRE XII.

De la pudeur naturelle.


TOUTES les nations se sont également accordées à attacher du mépris à l’incontinence des femmes ; c’est que la nature a parlé à toutes les nations. Elle a établi la défense, elle a établi l’attaque ; &, ayant mis des deux côtés des desirs, elle a placé dans l’un la témérité, & dans l’autre la honte. Elle a donné aux individus, pour se conserver, de longs espaces de temps ; & ne leur a donné, pour se perpétuer, que des momens.

Il n’est donc pas vrai que l’incontinence suive les loix de la nature ; elle les viole au contraire. C’est la modestie & la retenue qui suivent ces loix.

D’ailleurs, il est de la nature des êtres intelligens de sentir leurs imperfections : la nature a donc mis en nous la pudeur, c’est-à-dire, la honte de nos imperfections.

Quand donc la puissance physique de certains climats viole la loi naturelle des deux sexes & celle des êtres intelligens, c’est au législateur à faire des loix civiles qui forcent la nature du climat & rétablissent les loix primitives.


CHAPITRE XIII.

De la jalousie.


IL faut bien distinguer, chez les peuples, la jalousie de passion d’avec la jalousie de coutume, de mœurs, de loix. L’une est une fievre ardente qui dévore, l’autre, froide, mais quelquefois terrible, peut s’allier avec l’indifférence & le mépris.

L’une, qui est un abus de l’amour, tire sa naissance de l’amour même. L’autre tient uniquement aux mœurs, aux manieres de la nation, aux loix du pays, à la morale, & quelquefois même à la religion[21].

Elle est presque toujours l’effet de la force physique du climat, & elle est le remede de cette force physique.


CHAPITRE XIV.

Du gouvernement de la maison en orient.


ON change si souvent de femmes en orient, qu’elles ne peuvent avoir le gouvernement domestique. On en charge donc les eunuques ; on leur remet toutes les clefs, & ils ont la disposition des affaires de la maison.

"En Perse, dit M. Chardin, on donne aux femmes leurs habits, comme on feroit à des enfans." Ainsi, ce soin, qui semble leur convenir si bien ; ce soin qui, par-tout ailleurs, est le premier de leurs soins, ne les regarde pas.


CHAPITRE XV.

Du divorce & de la répudiation.


IL y a cette différence entre le divorce & la répudiation, que le divorce se fait par un consentement mutuel à l’occasion d’une incompatibilité mutuelle ; au lieu que la répudiation se fait par la volonté & pour l’avantage d’une des deux parties, indépendamment de la volonté & de l’avantage de l’autre.

Il est quelquefois si nécessaire aux femmes de répudier, & il leur est toujours si fâcheux de le faire, que la loi est dure, qui donne ce droit aux hommes, sans le donner aux femmes. Un mari est le maître de la maison ; il a mille moyens de tenir, ou de remettre les femmes dans le devoir : & il semble que, dans ses mains, la répudiation ne soit qu’un nouvel abus de sa puissance. Mais une femme qui répudie n’exerce qu’un triste remede. C’est toujours un grand malheur pour elle d’être contrainte d’aller chercher un second mari, lorsqu’elle a perdu la plupart de ses agrémens chez un autre. C’est un des avantages des charmes de la jeunesse dans les femmes, que, dans un âge avancé, un mari se porte à la bienveillance par le souvenir de ses plaisirs.

C’est donc une regle générale, que, dans tous les pays où la loi accorde aux hommes la faculté de répudier, elle doit aussi l’accorder aux femmes. Il y a plus : dans les climats où les femmes vivent sous un esclavage domestique, il semble que la loi doive permettre aux femmes la répudiation, & aux maris seulement le divorce.

Lorsque les femmes sont dans un serrail, le mari ne peut répudier pour cause d’incompatibilité de mœurs : c’est la faute du mari, si les mœurs sont incompatibles.

La répudiation pour raison de la stérilité de la femme ne sçauroit avoir lieu que dans le cas d’une femme unique[22] : lorsque l’on a plusieurs femmes, cette raison n’est, pour le mari, d’aucune importance.

La loi des Maldives[23] permet de reprendre une femme qu’on a répudiée. La loi du Mexique[24] défend de se réunir, sous peine de vie. La loi du Mexique étoit plus sensée que celle des Maldives ; dans le temps même de la dissolution, elle songeoit à l’éternité du mariage : au lieu que la loi des Maldives semble se jouer également du mariage & de la répudiation.

La loi du Mexique n’accordoit que le divorce. C’étoit une nouvelle raison pour ne point permettre à des gens qui s’étoient volontairement séparés, de se réunir. La répudiation semble plutôt tenir à la promptitude de l’esprit, & à quelque passion de l’ame ; le divorce semble être une affaire de conseil.

Le divorce a ordinairement une grande utilité politique ; & quant à l’utilité civile, il est établi pour le mari & pour la femme, & n’est pas toujours favorable aux enfans.


CHAPITRE XVI.

De la répudiation & du divorce chez les Romains.


ROMULUS permit au mari de répudier sa femme, si elle avoit commis un adultere, préparé du poison, ou falsifié les clefs. Il ne donna point aux femmes le droit de répudier leur mari. Plutarque[25] appelle cette loi, une loi très-dure.

Comme la loi d’Athenes[26] donnoit à la femme, aussi bien qu’au mari, la faculté de répudier ; & que l’on voit que les femmes obtinrent ce droit chez les premiers Romains, nonobstant la loi de Romulus ; il est clair que cette institution sur une de celles que les députés de Rome rapporterent d’Athenes, & quelle fut mise dans les loix des douze-tables.

Cicéron[27] dit que les causes de répudiation venoient de la loi des douze-tables. On ne peut donc pas douter que cette loi n’eût augmenté le nombre des causes de répudiation établies par Romulus.

La faculté du divorce fut encore une disposition, ou du moins une conséquence de la loi des douze-tables. Car, dès le moment que la femme ou le mari avoit séparément le droit de répudier, à plus forte raison pouvoient-ils se quitter de concert, & par une volonté mutuelle.

La loi ne demandoit point qu’on donnât des causes pour le divorce[28]. C’est que, par la nature de la chose, il faut des causes pour la répudiation, & qu’il n’en faut point pour le divorce ; parce que, là où la loi établit des causes qui peuvent rompre le mariage, l’incompatibilité mutuelle est la plus forte de toutes.

Denys d’Halicarnasse[29], Valere Maxime[30], & Aulugelle[31], rapportent un fait qui ne me paroît pas vraisemblable : ils disent que, quoiqu’on eût à Rome la faculté de répudier sa femme, on eut tant de respect pour les auspices, que personne, pendant cinq cens vingt ans[32], n’usa de ce droit jusqu’à Carvilius Ruga, qui répudia la sienne pour cause de stérilité. Mais il suffit de connoître la nature de l’esprit humain, pour sentir quel prodige ce seroit que, la loi donnant à tout un peuple un droit pareil, personne n’en usât. Coriolan, partant pour son exil, conseilla[33] à sa femme de se marier à un homme plus heureux que lui. Nous venons de voir que la loi des douze-tables, & les mœurs des Romains, étendirent beaucoup la loi de Romulus. Pourquoi ces extensions, si on n’avoit jamais fait usage de la faculté de répudier ? De plus : si les citoyens eurent un tel respect pour les auspices, qu’ils ne répudierent jamais, pourquoi les législateurs de Rome en eurent-ils moins ? Comment la loi corrompit-elle sans cesse les mœurs ?

En rapprochant deux passages de Plutarque, on verra disparoître le merveilleux du fait en question. La loi royale[34] permettoit au mari de répudier dans les trois cas dont nous avons parlé. "Et elle vouloit, dit Plutarque[35], que celui qui répudieroit dans d’autres cas fût obligé de donner la moitié de ses biens à sa femme, & que l’autre moitié fût consacrée à Cérès." On pouvoit donc répudier dans tous les cas, en se soumettant à la peine. Personne ne le fit avant Carvilius Ruga[36], qui, comme dit encore Plutarque[37], répudia sa femme pour cause de stérilité, deux cens trente ans après Romulus ; " c’est-à-dire, qu’il la répudia soixante & onze ans avant la loi des douze-tables, qui étendit le pouvoir de répudier, & les causes de répudiation.

Les auteurs que j’ai cités disent que Carvilius Ruga aimoit sa femme ; mais qu’à cause de sa stérilité, les censeurs lui firent faire serment qu’il la répudieroit, afin qu’il pût donner des enfans à la république ; & que cela le rendit odieux au peuple. Il faut connoître le génie du peuple Romain, pour découvrir la vraie cause de la haine qu’il conçut pour Carvilius. Ce n’est point parce que Carvilius répudia sa femme, qu’il tomba dans la disgrace du peuple : c’est une chose dont le peuple ne s’embarrassoit pas. Mais Carvilius avoit fait un serment aux censeurs qu’attendu la stérilité de sa femme, il la répudieroit pour donner des enfans à la république : c’étoit un joug que le peuple voyoit que les censeurs alloient mettre sur lui. Je ferai voir, dans la suite[38]} de cet ouvrage, les répugnances qu’il eut toujours pour des réglemens pareils. Mais d’où peut venir une telle contradiction entre ces auteurs ? Le voici : Plutarque a examiné un fait, & les autres ont raconté une merveille.


  1. Mahometh épousa Cadhisja à cinq ans, coucha avec elle à huit. Dans les pays chauds d’Arabie & des Indes, les filles y sont nubiles à huit ans, & accouchent l’année d’après. Prideaux, vie de Mahomet. On voit des femmes, dans les royaumes d’Alger, enfanter à neuf, dix & onze ans. Logier de Tassis, histoire du royaume d’Alger, page 61.
  2. Voyez Jornandes de regno & tempor. Succes. & les historiens ecclésiastiques.
  3. Voyez la loi VII, au code de Judæis & cœlicolis ; & la novelle 18, chap. 5.
  4. A Ceylan, un homme vit pour dix fois par mois ; on n’y mange que du riz & du poisson. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tome II, parue premiere.
  5. M. Arbutnot trouve qu’en Angleterre le nombre des garçons excede celui des filles : on a eu tort d’en conclure que ce fût la même chose dans tous les climats.
  6. Voyez Kempfer, qui nous rapporte un dénombrement de Méaco, où l’on trouve 182072 mâles, & 223573 femelles.
  7. Voyez le voyage de Guinée de M. Smith, partie seconde, sur le pays d’Anté.
  8. Du Halde, mémoires de la Chine, tom. IV, pag. 46.
  9. Albuzeïr-el-hassen, un des deux mahométans Arabes qui allerent aux Indes & à la Chine au neuvieme siecle, prend cet usage pour une prostitution. C’est que rien ne choquoit tant les idées mahométanes.
  10. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. I.
  11. Voyage de François Pyrard, chap. XXVII. Lettres édifiantes, troisieme & dixieme recueils, sur le Malleami dans la côte du Malabar. Cela est regardé comme un abus de la profession militaire : &, comme dit Pyrard, une femme de la caste des Bramines n’épouseroit jamais plusieurs maris.
  12. C’est ce qui fait que l’on cache avec tant de soin les femmes en orient.
  13. De la vie & des actions de Justinien, pag. 403.
  14. Log. de Tassis, hist. d’Alger.
  15. Voyages de François Pyrard, chap. XII.
  16. Exod. ch. XXI, vers. 10 & 11.
  17. Trouver à l’écart un trésor dont on soit le maître ; ou une belle femme seule dans un appartement reculé ; entendre la voix de son ennemi, qui va périr si on ne le secourt : admirable pierre de touche. Traduction d’un ouvrage Chinois sur la morale dans le P. du Halde, tom. III, pag. 151.
  18. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. II, part. II, pag. 196.
  19. Aux Maldives, les peres marient les filles à dix & onze ans ; parce que c’est un grand péché, disent-ils, de leur laisser endurer la nécessité d’hommes. Voyages de François Pirard, chap. XII. A Bantam, sitôt qu’une fille a treize ou quatorze ans, il faut la marier, si l’on ne veut qu’elle mene une vie débordée. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, pag. 348.
  20. Voyage de Guinée, partie II, pag. 192 de la traduction. Quand les femmes, dit-il, rencontre un homme, elles le saisissent, & le menace de le dénoncer à leur mari, s’il les méprise. Elles se glissent dans le lit d’un homme, elles le réveillent ; &, s’il les refuse, elles le menacent de se laisser prendre sur le fait.
  21. Mahomet recommanda à ses sectateurs de garder leurs femmes : un certain imam dit, en mourant, la même chose ; & Confucius n’a pas moins prêché cette doctrine.
  22. Cela ne signifie pas que la répudiation pour raison de la stérilité soit permise dans le christianisme.
  23. Voyage de Fr. Pyrard. On la reprend plutôt qu’une autre ; parce que, dans ce cas, il faut moins de depenses.
  24. Histoire de la conquête, par Solis, pag. 499.
  25. Vie de Romulus.
  26. C’etoit une loi de Solon.
  27. Mimam res suas sibi habere jussit, ex duodecim-tabulis caussam addidit. Phil. II.
  28. Justinien changea cela, novel. 117, chap. X.
  29. Liv. II.
  30. Liv. II, chap. IV.
  31. Liv. IV, chap. III.
  32. Selon Denys d’Halicarnasse & Valere Maxime ; & 523, selon Aulugelle. Aussi ne mettent-ils pas les mêmes consuls.
  33. Voyez le discours de Véturie, dans Denys d’Halicarnasse, livre VIII.
  34. Plutarque, vie de Romulus.
  35. Id. Ibid.
  36. Effectivement, la cause de stérilité n’est point portée par la loi de Romulus. Il y a apparence qu’il ne fut point sujet à la confiscation, puisqu’il suivoit l’ordre des censeurs.
  37. Dans la comparaison de Thésée & de Romulus.
  38. Au liv. XXIII, ch. XXI.