De la Forme et des Principes du monde sensible et de l’intelligible

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V

DE LA FORME ET DES PRINCIPES

DU

MONDE SENSIBLE ET DE L'INTELLIGIBLE.

DISSERTATION

qui sera soutenue publiquement suivant les statuts académiques,

PAR

EMMANUEL KANT,

aux heures accoutumées du matin et du soir le 10 août, à Kœnigsberg,

dans le grand amphithéâtre.

RÉPONDANT :
MARCUS HERTZ,
Israélite de Berlin, étudiant en médecine et en philosophie.

ARGUMENTANTS :
GEORGES-GUILL. SCHREIBER,
de Kœnigsberg, étudiant en littérature ;

JEAN-AUGUSTE STEIN,
de Kœnigiberg, étudiant en droit ;

ET

GEORGES-DANIEL SCHROETER,
d'Elbengerode, étudiant en théologie.

KŒNIGSBERG. 1770.


SECTION I.


De la notion du monde en général.


§ 1.


De même que dans un composé substantiel, l’analyse ne s’arrête qu’à une partie qui n’est plus un tout, c’est-à-dire au simple, de même la synthèse ne s’arrête qu’au bout qui n’est plus partie, c’est-à-dire au monde.

Dans cette exposition d’une notion abstraite, j’ai fait attention, non-seulement aux caractères constitutifs de la connaissance distincte de l’objet, mais quelque peu aussi à la double genèse de cette connaissance, en partant de la nature de l’esprit ; genèse qui, par le fait qu’elle peut servir d’exemple de la méthode à suivre dans l’étude approfondie des questions métaphysiques, me semble d’une grande importance. Autre chose est, en effet, les parties d’un tout étant données, d’en concevoir la composition au moyen d’une notion abstraite de l’entendement, autre chose de former cette notion générale, comme solution d’un certain problème de la raison, au moyen de la faculté sensible de connaître, c’est-à-dire de se la représenter concrètement d’une vue distincte. La première opération s’accomplit par la notion de composition en général, en ce sens que plusieurs choses sont contenues (respectivement) sous cette notion, et par conséquent au moyen d’idées intellectuelles et universelles. La seconde opération suppose des conditions de temps, en ce que, ajoutant partie à partie successivement, la notion du composé est possible génétiquement, c’est-à-dire par voie de synthèse, et rentre sous les lois de l’intuition. Pareillement, un composé substantiel étant donné, on arrive facilement à l’idée des simples en supprimant la notion intellectuelle de composition en général ; ce qui reste, après avoir écarté toute liaison, est simple. Mais en suivant les lois de la connaissance intuitive la chose n’est possible, c’est-à-dire que toute composition ne disparaît, qu’à la condition de remonter du tout donné à toutes les parties possibles, c’est-à-dire par l’analyse[1], qui suppose aussi une condition de temps. Or, comme un composé suppose une multitude de parties, un tout une totalité, ni l’analyse ni la synthèse ne seront entières, et la notion de simple ne sortira de la première de ces opérations, ni la notion de tout de la seconde, qu’autant que l’une et l’autre (l’analyse et la synthèse) pourront s’accomplir dans un temps fini et assignable.

Mais comme dans une étendue continue la régression du tout aux parties possibles, et, dans l’infini la progression des parties au tout donné, n’ont pas de fin, il s’ensuit que l’analyse et la synthèse complètes sont impossibles, et que le tout, dans le premier cas, ne peut être complètement conçu suivant les lois de l’intuition, ni, dans le second cas, le composé comme totalité. Là se trouve la raison pour laquelle les notions de continu et d’infini sont rejetées par un grand nombre, attendu que la représentation de ces deux choses est effectivement impossible suivant les lois de la connaissance intuitive, et que l’irreprésentable et l’impossible signifient ordinairement la même chose. Quoique je n’aie pas à défendre ces notions, rejetées d’un grand nombre d’écoles, la première surtout[2], il importe beaucoup cependant de prévenir que ceux qui raisonnent aussi mal tombent dans la plus grave erreur ; car tout ce qui répugne aux lois de l’entendement et de la raison est assurément impossible, mais il n’en est pas ainsi de l’objet de la raison pure, qui n’est pas seulement soumis aux lois de la connaissance intuitive. Et ce désaccord entre la sensibilité et l’entendement (deux facultés dont je ferai bientôt connaître le caractère) ne prouve qu’une chose, c’est que les idées abstraites qui proviennent de l’entendement sont faites in concreto, et ne peuvent souvent passer en intuitions. Mais cette répugnance subjective ressemble beaucoup à quelque répugnance objective, et trompe aisément ceux qui n'y font pas attention et qui prennent les limites de l'esprit humain pour les limites de l'essence même des choses.

Au surplus, comme on voit clairement en partant des raisons de l'entendement, que si les composés substan­tiels sont donnés, soit par le témoignage des sens ou de toute autre manière, les éléments simples aussi bien que le monde sont également donnés, j'ai fait aussi lou­cher au doigt dans ma définition les causes, tenant à l'essence du sujet, qui empêchent de regarder la notion de monde comme purement arbitraire^t imaginée seu­lement, comme il arrive en'mathématiques, pour en déduire ultérieurement des conséquences. Car l'esprit, appliqué à la notion de composé, soit qu'il analyse, soit qu'il synthétise, demande et présuppose des termes auxquels il puisse s'arrêter, qu'il procède a priori ou a posteriori.

§ 2.

Les points auxquels il faut faire attention en définissant, sont les suivants :

I. La matière (dans le sens transcendantal), c'est-à-dire les parties qui sont prises ici pour des subs­tances. — Nous aurions pu ne pas nous inquiéter de l'ac­cord de notre définition avec la signification ordinaire du mot, puisqu'il ne s'agit guère que de la solution d'un problème soulevé naturellement par la raison, à savoir, comment plusieurs substances peuvent s'unir de manière à ne former qu'un tout unique, et d'où vient que cette unité collective n'est pas une partie d'autre chose. Mais nous avons à nous rendre compte de la signification générale du mot monde. Personne assurément ne songe à donner des accidents comme partie du monde ; ils n'en sont que des déterminations. Aussi le monde appelé égoistique, qui ne se compose que d'une seule substance simple, revêtue de ses accidents, est-il peu proprement appelé monde, à moins peut-être que ce ne soit un monde imaginaire. Il est impossible par la même raison de rapporter au tout cosmique une série de successions (d'états successifs) comme partie ; des modifications d'un sujet n'en sont pas des parties, elles en sont des résultats (rationata). Enfin, je ne me suis pas demandé si les substances qui constituent le monde sont contingentes ou nécessaires de leur nature, et je ne fais pas entrer arbitrairement une pareille détermination dans une définition, sauf ensuite, comme on le fait d'habitude, à l'en faire sortir par une certaine argumentation spécieuse ; mais je ferai voir-plus tard que la contingence peut très-bien se conclure des conditions ici posées.

II. La forme, qui consiste dans la coordination, et non dans la subordination des substances. — En effet, les coordonnés sont respectivement comme les complé­ments d'un tout, et les subordonnés comme est l'effet à la cause, ou en général comme le principe est à sa conséquence (principiatum). La première espèce de rapport est réciproque et homonyme, de telle sorte que tout corrélatif est, par rapporta un autre, tout à la fois déterminant et déterminé. La seconde espèce de relation est hétéronyme, c'est-à-dire qu'elle est seulement, d'une part une relation de dépendance, d'autre part une relation de causalité. Cette coordination est conçue comme réelle et objective, et non comme idéale et purement arbitraire de la part du sujet, de ma­nière à imaginer un tout par l'addition à volonté d'une pluralité quelconque. Ce n'est pas eiFectivement en concevant plusieurs choses qu'on parvient à former le tout d'une représentation, ni par conséquent la re­présentation d'un tout. Si donc il y avait par hasard certains touts de substances, qui ne fussent reliés en­tre eux d'aucune façon, leur compréhension simulta­née, de manière à former par la pensée un tout idéal de cette multitude, ne serait autre chose qu'une plu­ralité de mondes compris dans une seule pensée. Mais un lieu qui constitue la forme essentielle d'un monde, est regardé comme le principe dés influences possibles des substances qui constituent ce monde. Une in­fluence actuelle ne fait effectivement point partie de l'essence ; elle appartient à l'état, et les forces passagères mêmes, les causes des influences, supposent quelque principe qui rende possibles entre eux, comme résultais (rafrowtf/#), les états de plusieurs choses dont l'existence et la durée (subsistentia) est du reste in­dépendante des unes aux autres ; sans ce principe il n'y a plus moyen de concevoir la possibilité d'une force passagère dans le monde. Or, cette forme essen­tielle au monde est par cette raison immuable, et sujette à aucune vicissitude ; et cela par une raison lo­gique d'abord, puisque tout changement suppose l'i­dentité d'un sujet, avec déterminations qui se succè­dent en lui* Un monde qui reste le même à travers tous les états qu'il subit garde donc la même forme fondamentale. Car il ne suffît pas pour l'identité du tout qu'il y ail identité des parties, il faut en outre l'identité de la composition caractéristique. Or l'identique ré­sulte principalement d'une raison réelle (e ratione reali). En effet, la nature du monde, nature qui est le premier principe interne de toutes les déterminations variables qui font partie de l'état de ce monde, ne pou­vant être opposée à elle-même, est naturellement, c'est-à-dire d'elle-méme,immuable; de sorte qu'il faut concevoir dans un monde quelconque une certaine forme de sa nature même constante, invariable, c'est-à-dire un principe permanent de toute forme contin­gente et transitoire faisant partie de l'état de ce monde. Ceux qui regardent cette recherche comme superflue sont abusés par les notions $ espace et de temps, comme conditions primitives et déjà données d'elles-mêmes, au moyen desquelles, sans aucun autre prin-cipe, il serait non-seulement possible, mais nécessaire encore, que plusieurs choses fussent naturellement en rapport, comme parties formant ensemble un tout unique. Mais je montrerai bientôt que ces notions ne sont pas tout à fait rationnelles, ni des idées objectives sans aucun lien, mais qu'elles sont des phénomènes, et qu'elles prouvent, mais n'expriment pas quelque principe commun du lien universel.

III. La totalité, qui est l'ensemble complet des par­ties d'un tout (wiiversitasy quœ est omnitudo com-partium absoluta).— Car si Ton considère quelque composé donné, fût—il encore partie d'un autre, tou­jours existe cependant une certaine totalité compara­tive, celle des parties par rapport à ce tout. Mais ici toutes les parties considérées entre elles comme con­courant à former un tout quelconque, sont conçues comme données conjointement. Cette totalité absolue, quoiqu'elle ait l'apparence d'une notion quotidienne et facile à concevoir, alors surtout qu'elle est négative­ment énoncée, comme il arrive dans la définition, semble cependant, vue de plus près, être le supplice des philosophes. En effet, on conçoit difficilement, si la série des états éternellement en succession dans l'univers ne peut jamais être achevée, comment elle pourrait former un tout comprenaut absolument toutes les vicissitudes. Car l'infinité même implique la néces­sité qu'il n'y ait pas de fin ; il n'y a donc pas dé série d'états successifs qui ne fasse partie d'une autre; de sorte qu'une intégralité absolue ou une totalité abso­lue semble, parla même raison, impossible ici. Car encore bien que la notion de partie puisse être prise universellement, et que tout ce qui entre dans cette notion, s'il appartient à la même série, constitue une seule chose, la notion de tout semble cependant exi­ger que tout cela soit pris ensemble. Ce qui est impos­sible dans le cas donné. En effet, rien ne venant après la série totale, et la série des successifs une fois posée, ce qui est dernier étant la seule chose qui ne soit suivie d'aucune autre, il y aurait éternel­lement quelque chose de dernier; ce qui est absurde. La difficulté qui s'attache à la totalité de l'infini suc­cessif semblera peut-être à quelques-uns ne pas at­teindre Y infini simultané, parla raison que la simul­tanéité semble bien indiquer l'ensemble de toutes choses dans le même temps. Mais si l'on admet l'in­fini simultané, il faut accorder aussi la totalité de Tin-fini successif, et si l'on nie cette totalité, il faudra nier aussi l'infini simultané ; car l'infini simultané présente une matière éternellement inépuisable, en parcourant successivement les parties qui le composent à l'infini, série dont le nombre complet serait cependant donné dans lintini simultané, série qui par le fait ne peut ja­mais être achevée par l'addition successive, et qui pou r-rait néanmoins être donnée tout entière. Pour sortir de cette question épineuse, il faut remarquer que la coor­dination tant simultanée que successive de plusieurs choses (parce qu'elle se fonde sur les notions de temps) ne fait point partie de la notion intelligible de tout, mais qu'elle appartient uniquement aux conditions d'un tout sensible, et qu'ainsi, tout en n'étant pas conce­vable sensiblement, elle ne cesse pas de l'être intellec­tuellement. Il suffit à la notion intellectuelle que des coordonnés soient donnés d'une manière quelconque, et qu'ils soient tous pensés comme appartenant à une seule chose.

SECTION II.

De la différence du sensible et de l'intelligible en général.

§3. La sensibilité est cette réceptivité du sujet qui fait que l'état représentatif de ce sujet est affecté d'une manière certaine par la présence de quelque objet. Y!intelligence (rationalitas) est la/acuité du sujet par laquelle il peut se représenter les choses qui ne sont pas de nature à passer par les sens. L'objet de la sensibilité est sensible; mais ce qui ne contient rien qui ne puisse être connu que par l'intelligence est intelligible. L'Ecole appellait le sensible phénomène, et l'intelligible noumène. La connaissance, comme soumise aux lois de la sensibilité, est sensitive/comtne soumise aux lois de l'intelligence, elle est intellec­tuelle ou rationnelle.

§ 4.

Mais comme tout ce qui, dans la connaissance, est sensitif, dépend du caractère particulier du sujet, suivant que ce sujet est capable de telle ou telle mo­dification en présence des objets, et comme cette mo­dification peut varier suivant les cas et la diversité même des sujets, et qu'il n'y a de connaissance exempte d'une telle condition que celle qui concerne un objet, il est évident que tout ce qui est pensé sensitivement est une représentation des choses telles qu'elles apparaissent, mais que ce qui est pensé in­tellectuellement est une représentation des choses telles quelles sont. Mais il y a dans toute représentation sensible quelque chose qu'on appelle matière, à sa­voir, la sensation, et quelque autre chose qu'on peut appeler la forme, à savoir, Yespèce (species) des choses sensibles, espèce qui varie suivant que la va­riété même des choses qui affectent les sens sont coor­données en vertu d'une certaine loi de l'esprit. Or, de même que la sensation qui constitue la matière de la représentation sensible témoigne de la présence de quelque chose de sensible, mais dépend, quant à la qualité, de la nature du sujet, suivant que ce sujet peut être modifié par cet objet, de même aussi la forme de cette représentation atteste bien un certain rapport, une certaine relation des choses senties, mais elle n'est pas proprement une esquisse ou un schème de l'objet ; ce n'est qu'une certaine loi innée à l'esprit en vertu de laquelle il coordonne ce qu'il sent par suite du sentiment de la présence de l'objet. Car les objets ne frappent pas les sens par la forme ou l'es­pèce (speciem); en sorte qu'il faut, pour que la di­versité qui affecte le sens de l'objet soit réduite à une certaine totalité de la représentation, il faut un prin­cipe interne de l'esprit, qui serve à donner une cer­taine espèce à cette diversité, suivant des lois fixes et innées.

§ 5.

La connaissance sensible comprend donc et une matière, qui est la sensation, laquelle mérite à cette espèce de connaissance l'épithète de sensibles (sen­suelles) et une forme en vertu de laquelle seule, et quoiqu'il n'y ait pas de sensation, les représentations sont appelées sensitives (sensitivœ). Quant aux choses intellectuelles, il faut, soigneusement noter, avant tout, que G usage de l'inteliecttpu faculté supérieure de rame est de deux sortes : par le premier sont don­nées les notions mêmes ou des choses ou des rapports, c'est G usage réel. Par le second, les notions, quelle qu'en soit l'origine, sont seulement subordonnées entre elles, c-est-à-dire que les inférieures sont sou­mises aux supérieures (aux caractères commuas) et comparées les unes aux autres d'après le principe de contradiction; c'est Tusage logique. L'usage logique de l'intellect ou entendement est commun à toutes les sciences ; il n'en est pas de même de l'usage réel. Une connaissance étant donnée, d'une manière ou d'une autre, est considérée ou comme contenue sous un ca­ractère commun à plusieurs, ou comme opposée à ce caractère, et cela soit immédiatement, comme il arrive dans les jugements où il s'agit de connaissance dis­tincte, soit médiatement comme dans les raisonne­ments où il s'agit de connaissance adéquate. Dans les connaissances sensitives donc, des connaissances de celte espèce sont subordonnées par l'usage logique de rentendement à d'autres de même nature , qui sont par là même des notions communes, et les phénomènes aux lois plus générales des phénomènes. Il importe extrêmement de remarquer à ce sujet que des connaissances doivent toujours être regardées comme sensitives, quelque étendu que soit l'usage logique qu'en fait l'entendement ; car on les appelle sensitives à cause de leur origine, et nullement à cause de la comparaison, au point de vue de l'iden­tité ou de l'opposition. Les lois empiriques les plus gé­nérales n'en sont donc pas moins sensibles, et les principes de la forme sensilive que présente la géo­métrie (ceux d'un rapport déterminé dans l'espace), si intellectuels qu'ils puissent être,, en argumentant des données sensitives (par intuition pure) suivant les règles logiques, ne dépassent cependant pas la classe des principes sensitifs. Mais, dans les faits sensibles et les phénomènes, ce qui précède l'usage logique de l'entendement s'appelle apparence {apparentia); et la connaissance réfléchie qui résulte de plusieurs apparences, au moyen de l'entendement, s'appelle expérience. On ne peut donc passer de l'apparence à l'expérience que par la réflexion, en suivant l'usage logique de l'entendement. Les notions communes de l'expérience sont appelées empiriques, et leurs ob­jets des phénomènes. Les lois, soit de l'expérience en général, soit de toute connaissance sensitive, s'ap­pellent lois des phénomènes. Des notions expérimen­tales ne deviennent pas intellectuelles dans le sens réel du mot, par voie de réduction à une plus grande généralité, et ne sortent pas de l'espèce de la con­naissance sensitive; si haut qu'elles s'élèvent par l'abstraction, elles restent indéfiniment sensitives.

§ 6.

En ce qui regarde les choses intellectuelles pro­prement dites, à Tégard desquelles Y usage de ten-tendement est réel, les notions de cette sorte, tant celles des objets que celles des rapports, sont données par la nature même de l'entendement; elles ne résultent d'aucune abstraction de l'usage des sens, et ne con­tiennent aucune forme de la connaissance sensitive comme telle. Il est nécessaire, au surplus, de remar­quer ici l'ambiguïté du mot abstrait, et, pour qu'elle ne vicie pas noire examen de choses intellectuelles, il importe de la dissiper dès maintenant. Il faudrait dire, si Ton voulait s'exprimer proprement, abstraire de quelque chose, et non abstraire quelque chose. La première locution signifie que, dans unfe certaine notion, il ne faut pas faire attention à tout ce qui peut s'attacher à cette notion; la seconde, que celte notion n'est donnée qu'à l'état concret, et de manière à être parla séparée de ce qui s'y trouve uni. Ainsi une notion intellectuelle abstrait (sépare) de tout élé­ment sensitif, mais ri est pas abstraite d'éléments sensilifs; et l'on s'exprimerait déjà mieux en disant une notion qui abstrait {abstrahens), qu'une notion abstraite (abstractus). Mieux vaut donc appeler idées pures les notions intellectuelles, et abstraites celles qui ne sont données qu'empiriquement.

§ 7.

On voit, par ce qui précède, que le sensitif est mal caractérisé en disant que c'est ce qui est connu confu­sément, et l'intellectuel en disant que c'est une con­naissance distincte. Ce sont là des différences pure­ment logiques, et qui ne touchent en aucune façon les données soumises à toute comparaison logique. Des choses sensibles peuvent être très-distinctes, et des intellectuelles être très-confuses» Nous remar­quons d'abord que la géométrie est le prototype de la connaissance sensitive; ensuite que la métaphysique est Porgane de tout ce qui est intellectuel. Or, il est évident que la métaphysique, quelque soin qu'elle prenne pour dissiper les nuages de la confusion qui obscurcissent l'entendement commun, ne réussit pas au même degré que la géométrie. Ce qui n'em­pêche pas chacune de ces connaissances de garder le signe de sa noble origine, de manière que les connais­sances de la première espèce, si distinctes qu'elles soient, sont sensitives par leur origine, et que les se­condes, malgré leur confusion, restent des connais­sances intellectuelles : telles sont, par exemple, les notions morales, qui ne sont pas une affaire d'expé­rience, mais qui sont données par l'entendement pur. Je crains donc que Wolff^n distinguant comme il l'a fait, entre le sensitif et l'intellectuel, distinction qui n'a pour lui-même qu'un caractère logique, n'ait fait complètement disparaître, au grand détriment de la philosophie, ce qui avait été si judicieusement établi par l'antiquité sur le caractère des phénomènes et dm noumènes, et qu'il n'ait souvent détourné les esprits de la recherche de ces deux choses pour les porter à des minuties logiques.


§ 8.


La philosophie première, qui contient les principes de l'usage de l'entendement pur, est donc la métaphy­sique. Or, la science qui prépare la métaphysique est celle qui apprend à distinguer la connaissance sensitive de l'intellectuelle, et dont nous donnons un spé­cimen dans cette dissertation. Et, comme il n'y a pas de principes empiriques en métaphysique, les notions qui s'y rencontrent ne doivent pas être cherchées dans les sens, mais dans la nature même de l'entendement pur, non pas comme notions innées, mais bien comme notions tirées de lois naturelles à l'esprit (en faisant attention à ses opérations (à l'occasion de l'expérience), et par conséquent acquises. De cette espèce sont les notions de possibilité, d'existence, de nécessité, de substance, de cause, etc., avec leurs opposées ou cor­rélatives ; notions qui ne font jamais partie d'une représentation sensible, et qui dès lors n'en peuvent être abstraites en aucune façon.

§ 9.

La fin des notions intellectuelles est principale­ment de deux sortes : la première est démonstrative (elenchticus) ; leur usage est alors négatif; il a lieu quand les notions intellectuelles empêchent les choses conçues sensitivement d'être confondues avec les nou-mènes : et quoiqu'elles n'ajoutent rien à la science, elles la servent néanmoins en la préservant de l'er­reur. La seconde fin est dogmatique. D'après cette fin, les principes généraux de l'entendement pur, tels que les donne l'ontologie ou la psychologie ration­nelle, aboutissent à un exemplaire qui ne peut être conçu que par un entendement pur, la mesure com­mune de toutes les autres choses quant aux réalités, et qui est la perfection noumene. Cette perfection est ensuite théorique[3] ou pratique : théorique, c'est l'Être suprême, Dieu; pratique, c'est la perfection morale. Là philosophie morale, en tant quelle fournit des premiers principes de Jugement, n'est connue que par l'entendement pur et fait partie de la philosophie pure; Épicure et certains modernes qui s'en font jus­qu'à un certain point les disciples, tels que Shaftesbury et ses partisans, lorsqu'ils ont placé le critérium de la morale dans le sentiment du plaisir e( de la peine, ont donc commis une grande erreur. Mais en tonte espèce de choses dont la quantité est variable, le maximum est la mesure commune et le principe de la connaissance. Le maximum de la perfection s'ap­pelle maintenant idéal Pour Platon, c'était l'Idée (comme l'idée de sa république). Le maximum de tout ce qui peut être compris sous la notion générale de quelque perfection est un principe, en ce sens que les degrés inférieurs ne peuvent être déterminés que par la limitation du maximum; mais Pieu, comme idéal de la perfection, étant le principe de la connaissance, comme existant d'une existence réelle, est en même temps le principe de la contingence (fiendi) de toute perfection possible.

§ 10.

L'homme n'a pas d'intuition des choses intellec­tuelles ; il n'en a qu'une connaissance symbolique, et l'intelligence ne nous en est possible qu'abstractive-ment par des notions universelles, et non concrètement par une perception. En effet, toute intuition ou percep­tion est soumise à une certaine forme, sous laquelle seule quelque chose peut être immédiatement perçu (cemi) par l'esprit, c'est-à-dire, comme chose indi­viduelle (smgulare), et non-seulement conçu dis-cursivement par des notions générales. Or, ce principe formel de notre intuition (l'espace et le temps) est la condition sous laquelle quelque chose peut être l'objet de nos sens ; et, comme condition de notre connais­sance sensitive, ce n'est pas un moyen pour l'intuition intellectuelle. De plas, toute matière de notre connais­sance nous est donnée par les sens seulement; mais un noumène, comme tel, ne peut être conçu par des représentations sensibles. Une notion de Tordre intel­ligible, comme telle, est dépourvue de toutes données de l'intuition humaine; car Vintuition de notre esprit est toujours passive, et n'est par conséquent possible qu'autant que quelque chose peut affecter nos sens. Mais l'intuition divine, qui est le principe et non le résultat (principiatum) des objets, puisqu'elle est in­dépendante, est un archétype, et, par cette raison, parfaitement intellectuelle.

§ 11.

Quoique les phénomènes soient proprement les es­pèces (species) des choses., et qu'ils n'expriment pas une qualité interne et absolue des-objets, la connais­sance n'en est cependant pas moins très-vraie. Car en tant que conceptions ou appréhensions sensibles ou effets, ils témoignent de la présence d'un objet contre ridéalisme ; et en tant que Ton considère les jugements qui ont pour objet les choses sensiblement connues, la vérité du jugement consistant dans l'accord du prédicat et du sujet donné, et la notion du sujet» comme phénomène, n'étant donnée que par rapport à la faculté sensitive.de connaître, de même que les prédicats sensitivement observables ne sont donnés que de la même manière; il est évident que les jre-présentations du sujet et du prédicat s'accomplissent d'après des lois communes, etsont l'occasion d'une connaissance très-vraie.

§ 12.

Tout ce qui est rapporté à nos sens, comme eu état des objets, est phénomène ; mais ce qui n'impressionne pas les sens, et qui ne renferme que la seule forme de la sensibilité {formant singuiarem sensuaUtaûs), appartient à l'entendement pur, c'est-à-dire à l'enten­dement vide de sensations, et par cela même non intellectuel. Les phénomènes sont étudiés et décrits ; d'abord ceux du sens externe, en physique ; ensuite ceux du sens interne, dans la psychologie expéri­mentale. Mais l'intuition pure (humaine) n'est pas une notion universelle ou logique sous laquelle, mais bien une notion individuelle dans laquelle sont pen­sées toutes les choses sensibles; elle comprend donc les notions d'espace et de temps, notions qui, par le fait qu'elles ne décident rien des choses semblables par rapport à la qualité, ne sont des objets de science que par rapport à la quantité. Aussi la mathématique pure considère-l-elle Y espace en géométrie, et le temps en mécanique pure. Il faut ajouter à ces notions celle de nombre, notion dans doute intellectuelle en soi, mais dont cependant l'application au concret exige les no­tions auxiliaires de tempg et d'espace (par l'addition successive et la juxta-position de plusieurs choses en même temps). La notion de nombre est l'objet de G arithmétique. La mathématique pure, exposant la forme de toute notre connaissance sensitive, est donc l'organon de toute connaissance intuitive et distincte; et comme ses objets mêmes sont non-seulement les principes formels de toute intuition, mais encore les principes d'une intuition originelle, elle est tout à la fois la source d'une connaissance très-? raie, et l'exem­plaire d'une parfaite évidence dans toutes les autres. Puis donc qu'il ? a une science des choses sen-sibles, quoique, par 4e fait que ces choses sont des phénomènes, il n'y ait pas d'intellection réelle, que cetteintellection.ne soit que logique, on voit en quel sens, emprunté des Eléates, doivent être entendue ceux qui ont nié que les phénomènes fussent l'objet d'une science·

SECTION III.

Des principes de la forme do. monde sensible.

§ 13.

Le principe delà forme de l'univers est ce qui con­tient la raison du lien universel en vertu duquel toutes les substances et leurs états appartiennent à un Oàôuie tout qui s'appelle mo/zcfe. Le principe de la forme du monde sensible est ce qui contient la raison du lien universel de toutes choses comme^A^/iomé/ze^ .La forme du monde intelligible reconnaît un prin­cipe objectif, c'est-à-dire une certaine cause qui relie en soi les existences. Mais le monde, considéré comme phénomène, c'est-à-dire par rapport à la sensibilité de l'esprit humain, n'admet qu'un principe subjeclif de la forme, c'est-à-dire une certaine loi de l'âme par la­quelle il est nécessaire que tout ce qui peut être objet des sens (en vertu de sa qualité) semble nécessaire­ment faire partie d'un même tout. Quel que soit donc enfin le principe de la forme sensible, il ne comprend rien toutefois que X actuel, considéré comme pou­vant tomber sons les sens; il ne corn prend donc ni les substances immatérielles qui, de leur nature et par la définition même, sont déjà complètement exclues du domaine des sens externes ; ni la cause du monde, qui étant la cause de l'esprit même et l'ayant doué d'une certaine sensibilité propre, ne peut être un objet des sens. Je prouverai que ces principes formels de Y univers phénoménal) principes absolument pre­miers, universels, en ce qu'ils s'étendent comme des scbèmes à tout le sensitif de la connaissance hu­maine, sont au nombre de deux, le temps et l'espace.

§ 14.

DU TEMPS.

1. L'Idée de temps ne vient pas des sens, mais elle en est supposée, En effet, ce qui tombe sous les sens, qu'il soit simultané ou successif, ne peut être représenté que par l'idée de temps, et si la succession n'engendre pas la notion de temps, elle la provo­que. La notion des temps, comme si elle était acquise par l'expérience, est donc très-mal définie : une série de choses actuelles existant les unes après les autres. Je ne sais, eneffel, ce que signifie le. mot après qu'en vertu d'une notion préalable de temps; car les choses qui viennent les unes après les autres sont celles qui existent dans différents temps, comme les choses qui existent simultanément sont celles qui existent dans le même temps.

2. L'Idée de temps est singulière f et non générale. En effet, un temps quelconque n'est conça que comme partie cPtfn seul et même temps immense. Si Ton conçoit deux années, on ne peat Te faire qu'en les plaçant entre elfes dans un rapport déterminé, et, éi elles ne se suivent pas immécKatetoent, qu'à la condi­tion d'être séparées par une certaine durée interne diaire. Mais à moins de tomber dans un fcercle vfâeui on ne peut pas indiquer par des caractères cOndéVa-bles à l'entendement lequel, de temps divers, est an­térieur, lequel postérieur, et l'esprit ne le distingue que par une intuition singulière. De plus on conçoit tout ce qui est actuel comme placé dans le temps, et non comme contenu sous la notion générale de temps comme sous un caractère commun.

3. L'idée de temps est âme une intuitUtn, et comme elle est conçue avant toute sensation, comme condition des rapports qui peuvent avoir lieu dans les choses sensibles, c'est une intuition pure, et non une intuition sensible.

4. Le temps est une quantité continue et le prin­cipe des lois de la continuîrté dans les changements de l'univers. Le continu est, en effet, une quantité qui ne secompose pas d'éléments simples. Etcomme le temps ne sert à concevoir que des rapports sans qu'aucun des êtres qui sont en rapport entre eux soit donné, le temps ou quantum qui lui est propre renferme une composition, dont la suppression par la pensée entraine celle de tout le reste. Or, ce dont la composi­tion est telle que si cette composition est supprimée par la pensée tout disparaît en même temps, n'est pas composé de parties simples. Donc une partie quel­conque du temps est un temps, et ce qu'il y a de simple dans le temps, les moments, n'est pas une partie du temps, c'en est une limite, et les limites sont séparées par le temps ; car deux moments donnés ne font un temps qu'à la condition qu'il y ait en eux deux choses actuelles qui se succèdent; il faut donc qu'il y ait, indépendamment du moment donné, un temps dans la partie postérieure duquel soit un autre moment.

La loi métaphysique de la continuité est celle-ci : Tous les changements sont continus ou labiles {fluunt)\ c'est-à-dire que des états opposés ne se succèdent qu'en passant par une série intermédiaire d'états divers. Car deux états opposés se trouvant dans des moments de temps divers, et un temps quelconque se trouvant toujours compris entre deux moments, une substance placée dans la série infinie de ceà moments n'étant ? Idans l'un des états donnés, ni dans l'antre, ni toutefois dans aucun, elle sera dans plusieurs (in diversis), et ainsi de suite à l'infini.

Le célèbre Kaestner,· examinant cette loi de Lei­bniz en invite les défenseurs[4] à prouver que le mouvement continu d'un point par tous les cotés d'un triangle est impossible y ce qui doit nécessaire­ment être prouvé si Ton accorde la loi de continuité. . Voici donc la démonstration demandée. Soient abc les trois angles d'un triangle rectiligne. Si le mobile par­court d'un mouvement continu les lignes ab, bc, ca, c'est-à-dire tout le périmètre de la figure, il est néces­saire qu'il se meuve parle point b dans la direction ab, et que parle même point b il se meuve aussi dans la direction bc. Et somme les mouvements sont divers, ils ne peuvent s'accomplir en même temps. Donc le moment de la présence du point mobile au sommet b, en tant qu'il se meut dans la direction bc, diffère du moment de la présence du point mobile au même sommet b, en tant qu'il se meut suivant la direction bc. Or entre deux moments est un temps; donc le mobile est présent en un même point pendant quelque temps ; c'est-à-dire qu'il y est en repos; donc il ne marche pas d'un mouvement continu; ce qui est contre l'hypothèse. La même démonstration s'applique au mouvement suivant des droites quel­conques renfermant un angle à volonté (dabilem). Donc un corps ne change de direction, dans un mou­vement continu, qu'en passant par une ligne dont au­cune partie n'est droite, c'est-à-dire en passant par une ligne courbe, suivant l'idée de Leibniz.

5. Le temps n'est pas quelque chose d'objectif et de réel, ni qne substance, ni un accident, ni un rapport; c'est une condition subjective, rendue néces­saire par la nature de l'esprit humain, pour se subor­donner par une loi certaine tout ce qui est sensible, et déplus une intention pure. Ceux qui affirment la réa­lité objective du temps, ou qui le conçoivent comme un certain flux continu d'existence (in existendo), sans cependant qu'il y ait rien là d'existant (concep­tion des plus absurdes), comme le font surtout des philosophes anglais, ou comme quelque chose de réel qui serait abstrait de la succession des états internes, comme Leibniz et ses partisans. La fausseté de la seconde opinion se révélant très-clairement d'elle-même par le cercle vicieux qui atteint la définition donnée du temps, et négligeant en outre complète­ment la simultanéité[5], la plus grande conséquence du temps, jette ainsi le trouble dans l'entier usage de la saine raison, en voulant qu'on détermine, non pas les mouvements d'après les lois du temps, mais le temps lui-même, sa nature, d'après l'observation de ce qui est en mouvement, ou par une série quel­conque de changements internes $ ce qui rend impos­sible toute certitude des règles. Mais si nous ne pou­vons estimer la quantité du temps que d'une manière concrète, c'est-à-dire ou par le mouvement ou par une série de pensées, c'est que la notion de temps n'a pour fondement qu'une loi interne de l'esprit, qu'elle n'est pas quelque intuition innée, et qu'ainsi cet acte de l'àme coordonnant les sentiments (sensa) n'a lieu qu'à l'aide des sens· Mais tant s'en faut qu'on puisse jamais expliquer et déduire d'une autre ma­nière par la raison la notion de temps, que le principe même de contradiction la supposerait, et en ferait plutôt sa condition. En effet, A et non A ne répu­gnent entre eux qu'autant qu'ils sont conçus simul­tanément (c'est-à-dire dans le même temps) du même sujet, mais ils peuvent convenir au même sujet l'un après V mire (dans des temps différents). La possibi­lité du changement n'est donc concevable que dans le temps, mais le temps n'est pas concevable par les changements, c'est le contraire.

6° Quoique le temps pris en soi et absolument, soit un être imaginaire, cependant, considéré comme ap­partenant à la loi immuable des choses sensibles comme telles, c'est une notion très-vraie et une condition de la représentation intuitive, qui s'étend sans exception à tous les objets possibles dés sens. Car, de ce que les choses simultanées ne peuvent, comme telles, s'offrir aux sens qu'à l'aide du temps, et que les changements ne sont concevables que par le temps, il est clair que cette notion universelle contient la forme des phénomènes, que tous les mouvements, toutes les vicissitudes internes concordent nécessaire­ment avec les axiomes à connaître sur le temps, et que nous avons en partie exposés, parce que les ob­jets des sens ne peuvent être ni être coordonnés quà ces conditions. Il est donc absurde de vouloir sou­lever la raison contre les premiers postulais du temps pur, par exemple, contre la continuité, etc., puisqu'ils découlent de lois qui n'ont rien d'antérieur, de plus ancien, et que la raison même ne peut faire usage du principe de contradiction sans recourir à cette notion, tant elle est primitive et originelle.

7° Le temps est donc le principe formel^ absolu­ment premier, du monde sensible. xCar rien de tout ce qui est sensible, de quelque manière que ce soit, ne peut être conçu que comme donné ou simultanément ou successivement, et par là même comme enveloppé dans un temps unique (unici temporis tractu)} et en relation dans toutes ses parties par une position dé­terminée ; de telle sorte que cette notion, qui est ce qu'il y a de primitif dans tout ce qui est sensitif (omnis sensitivi primarium), donne naissance à un Tout formel, qui n'est point partie d'antre chose, le monde phénoménal.

§15.

DE L'ESPACE.

A. La notion d'espace ? est pas abstraite des sen­sations externes. En effet, je ne puis concevoir quel­que chose placé hors de moi, qu'à la condition de me le représenter comme dans un lieu différent de celui que j'occupe, ni les choses en dehors les unes des autres qu'à la condition de les placer dans différents lieux de l'espace. La possibilité des perceptions ex­ternes, comme telles, suppose donc la notion d'espace et ne la crée pas.'Et comme les choses qui sont dans l'espace affectent les sens, l'espace lui-même ne peut être tiré des sens.

B. La notion d'espace est une représentation sin­gulière comprenant tout en joi, et non une notion abstraite et commune qui comprendrait tout sous eue. En effet, ce qu'on appelle des espaces ne sont que des parties d'un même espace immense, qui sont cor­rélatifs par une position certaine, et l'on ne peut con­cevoir un pied cube qu'en le concevant limité de tous côtés par l'espace ambiant.

C. La notion d'espace est donc une intuition pure, puisqu'elle est une notion singulière, non formée de sensations, mais au contraire le fondement de toute notion externe. Il est aisé de voir cette intuition pure dans les axiomes de géométrie et dans toute construc­tion mentale des postulats, ou même des problèmes. 11 n'y a que trois dimensions dans l'espace ; entre deux points il n'y a qu'une seule droite; d'un point donné sur une surface plane,, avec une droite donnée, décrire un cercle, etc., sont en effet des propositions qui ne se concluent pas de quelque notion universelle de l'espace; mais elles se voient dans l'espace même comme à l'état concret. Il n'y a pas de pénétration d'esprit qui puisse décrire discursivement, ou rame­ner à des caractères intellectuels les choses qui sont d'un côté dans un espace donné! ni celles qui sont du côté opposé. Aussi, comme il y a dans des solides parfaitement semblables et égaux, mais disconvenants (discongruentes), tels, par exemple, que la main droite et la main gauche (considérées seulement quant à l'étendue), ou les triangles sphériques des deux hémisphères opposés, une diversité qui rend impos­sible la coïncidence des limites de l'étendue, quoi­qu'elles puissent être substituées les unes aux autres, d'après tout ce qu'il est permis de dire en parlant des caractères rendus intelligibles à l'esprit par la parole, il en résulte qu'une diversité, une disconvenance (discongruentia) ne peut être notée que par une intui­tion pure. Aussi la géométrie se sert-elle de principes non-seulement certains (non indubitatis solum) et discursifs, mais encore susceptibles d’être perçue de l’esprit. Aussi l’évidence dans les démonstrations (évidence qui est la clarté d’une connaissance certaine, en tant qu’elle est assimilée à une connaissance sen­sible) est non-seulement très-grande en géométrie, la plus grande possible; mais elle est encore la seule qui soit donnée dans les sciences pures, comme aussi l’exemplaire et le moyen de toute évidence dans les autres sciences, parce qu’en géométrie, c’est-à-dire en considérant les rapports de l’espace, de l’espace, dis-je, dont la notion contient la forme même de toute intui­tion sensible, rien dans les perceptions externes ne peut être clair et lucide qu’à l’aide de cette même intuition qui est l’objet de cette science. Au surplus, la géométrie ne démontre pas ses propositions uni­verselles; elle conçoit par une notiop universelle un objet qui a lieu dans les choses sensibles, et en mettant sous les yeux, par une intuition singulière, ce qui a lieu dans les choses de l’ordre sensible (sensitivis)[6].

D. L'espace n'est pas quelque chose et objectif et de réel ; ce n'est pas non plus uub substance, ni un rapport. C'est quelque chose de subjectif et d'idéal, procédant de la nature de l'esprit par une Joi fixe, une sorte de schème, servant à se coordonner tout ce qui est senti extérieurement. Ceux qui soutiennent la. réalité de G espace, ou ils le conçoivent comme le ré­ceptacle absolu et immense des choses possibles, opinion qui, d'après les Anglais, sourit à la plupart des géomètres, ou bien ils soutiennent que c'est la rela­tion même des choses existantes; qu'en faisant dispa­raître ces choses par la pensée, cette relation s'éva­nouit, el qu'elle n'est concevable que dans les choses réelles, comme le pensent la plupart de nos philoso­phes allemands d'après Leibniz. La première de ces opinions est une vaine fiction de la raison, puisqu'on imagine de véritables relations infinies sans des êtres en rapport entre eux; ce qui n'appartient qu'au monde des chimères. Ceux qui suivent la seconde opinion sont encore plus loin du vrai; En effet, ne mettant d'obstacle que pour certaines notions ration­nelles, pour celles qui appartiennent aux nouroènes, choses du reste les pins cachées à l'entendement, les questions sur le monde spirituel, par exemple, la toute-présence, etc., ils contredisent carrément les phéno­mènes eux-mêmes, et l'interprète le plus sur des phéno­mènes, lagéométrie. Car, pour ne pas parler dû cercle vicieux dans lequel ils tombent en déBnissant l'espace, ils font tomber la géométrie du faîte de la certitude an rang d'une de ces sciences dont les principes sont empiriques ; car si toutes les déterminations (affec-tiones) de l'espace ne sont prises que des rapports ex­térieurs par l'expérience, les axiomes de la géomé­trie n'ont plus qu'une universalité comparative, telle qu'elle s'acquiert par induction, c'estrà-dire qui s'é­tend juste aussi loin que l'observation; il n'y a plus d'autre nécessité que celle qui se fonde sur la stabilité dep lois de la nature; plus d'autre précision qoe celle qu'il plaît d'imaginer, et Ton peut espérer, comme dans les choses expérimentales, 'qu'on décou­vrira quelques jours d'autres propriétés primitives à l'espace, peut-être celles d'être bilinéaire, recti-ligne, etc.

E. Quoique la notion d'espace, comme notion de quelque être objectif et réel, ou de quelque détermi­nation réelle encore, fort imaginaire, néanmoins par rapport a tout ce qui est sensible, elle est non-seu­lement tres-vraie, mais aussi le fondement de foute vérité dans la sensibilité externe ;car les choses ne peuvent apparaître aux sens sous aucune espèce, qu'à l'aide de celte vertu de l'âme qui coordonne toutes les sensations suivant une loi fixe qui fait partie de notre natnre. Et puisque rien ne peut tomber sous les sens que suivant les axiomes primitifs de l'espace et sui­vant ses conséquences (sous la direction de la géomé­trie), bien que le principe de ces axiomes soit pure* ment subjectif, il s'accordera nécessairement toutefois avec eux, parce qu'il est en cela d'accord avec lui-même, et que les lois de la sensibilité sont les lois de la nature, en tant quelle peut tomber sous les sens» Lanature estdonc parfaitement soumise aux lois de la géométrie,pour toutes les propriétés de l'espace qu'elle démontre, non pas en partant d'une hypothèse fictive, mais bien en se fondant sur une hypothèse donnée instinctivement, comme condition subjective de tous les phénomènes par lesquels la nature peut se mani­fester aux sens· Assurément, si la notion d'espace n'é­tait pas primitivement donnée par la nature de l'es­prit (de telle sorte que celui qui chercherait à conce­voir d'autres rapports que ceux qui sont perçus par le moyen de l'espace, perdrait son temps, parce qu'il serait forcé de se servir encore de la notion même d'es­pace pour construire sa fiction), l'usage de la géomé­trie serait peu sur dans la philosophie naturelle ; car on pourrait douter si cette notion même tirée de l'ex­périence est assez d'accord avec la nature; après avoir nié peut-être les déterminations dont elle était abstraite, elle pourrait bien aussi paraître suspecte à quelques esprits. L'espace est donc le principe for­mel absolument premier du monde sensible, non-seulement parce que la notion de l'espace peut faire des objets de l'univers autant de phénomènes, mite surtout par cette raison qu'il est unique par essence, qu'il comprend absolument tout ce qu'il y a de «en* sible hors de nous, qu'il constitue ainsi le principe d'une universalité, c'est-à-dire d'un Tout qui ne peut être partie d'autre chose.

Corollaire.

Voilà donc deux principes de la connaissance sensitive, non pas, comme il arrive dans les choses intellectuelles, deux notions universelles, maïs deux intuitions singulières, et cependant pures, dans les­quelles, à la différence des prescriptions des lois de la raison, des parties, des parties simples surtout, contiennent la raison de la possibilité du composé, mais où, suivant l'exemplaire de l'intuition sensitive, Vinfini contient la raison de la partie de tout ce qui est concevable, du simple enfin, ou plutôt de la li­mite. Car on ne peut assigner un espace et un temps défini en le limitant, qu'à la condition d'admettre un infini en étendue et en durée; et le point non plus que le moment ne sont concevables ni conçus que dans un espace et un temps déjà donnés, et comme limites de ce temps et de cet espace. Toutes les déterminations primitives de ces notions sont donc en dehors du do­maine de la raison, et ne peuvent en aucune façon s'expliquer intellectuellement Néanmoins les consé­quences déduites logiquement de données intuitive­ment premières, sont soumises à l'entendementiavec toute la certitude possible. L'une de ces notions re­garde proprement l'intuition de Vobjet; l'autre, Ve'tat, le représentatif surtout. Aussi l'espace sert-il comme type, à la notion du temps même, qui se représente par une Ugne> et ses limites (moments)par des pointe. Mais le temps approche plus d'une notion univer­selle et rationnelle, embrassant toutes choses sous tous les rapports, l'espace même et les accidents.qui ae sont pas contenus dans les relations de l'espace, tels que les états de Pâme. Du reste, si Je temps ne dicte pas des lois à la raison, il établit cependant les conditions à l'aide desquelles l'esprit peut comparer ses notions suivant les lois de la raison; c'est ainsi que je ne puis juger de l'impossible que par rapport à un même sujet dont j'affirme en même temps A et non-?. Si tournant l'entendement à l'expérience, aux rapports de cause et d'effet, notre esprit ne peut se passer des rapports d'espace pour les objets externes, et pour tous, aussi bien pour les externes que pour les internes, il^oe peut savoir qu'ai l'aide d'un rapport de temps, qu'est-ce qui est avant, qu'est-ce qui est après, ou ce qui est causé. On ne peut même rendre intelli­gible la quantité de G espace qu'en exprimant numé­riquement ce rapport à une mesure, à une unité; or un nombre n'est qu'une multitude distinctement con­nue par la numération, c'est-à-dire par l'addition suc­cessive d'une unité à une autre dans un temps donné.

Enfin se présente naturellement à l'esprit de chacun . la question de, savoir si les notion? d'espace et de temps sont innées ou acquises. L'acquisition de ces notions est déjà démontrée fausse par ce qui a été . dit. Quant à l'innéité, comme elle favorise la philo­sophie des paresseux, qui proclame inutile toute re­cherche ultérieure, en faisant appel à la cause pre­mière, en ne doit pas l'admettre légèrement· Toutefois les notions d'espace et de temps sont certainement acquises en ce sens, non pas qu'elles soient abstraites du sentiment des objets (car la sensation donne la matière et non la forme de la connaissance humaine), mais en cet autre sens qu'elles proviennent de l'acte m^me de l'esprit coordonnant ses sentiments suivant des lois fixes ; elles sont ainsi des types immuables, susceptibles par conséquent d'être connus intuitive­ment. Car les sensations portent à cet acte de l'esprit, mais elles ne donnent pas l'iutuition. Il n'y a d'inné en tout ceci que la loi de l'âme suivant laquelle elle assemble d'une manière certaine ses états sensitifs en présence d'un objet.

SECTION IV.

Du principe de la forme du monde intelligible.

Ceux qui regardent l'espace et le temps comme uu certain lien réel et absolument nécessaire de toutes les choses et de tous les états possibles, pensent qu'il n'y a rien de plus à demander pour concevoir la manière dont un rapport primitif convient^ la pluralité des existences, ou la condition primitive des influences possibles, et le principe de la forme essentielle de l'u­nivers. Car de ce que toutes les choses existantes sont nécessairement quelque part, ils le croient du moins, il leur paraît inutile de rechercher pourquoi elles sont présentes entre elles d'une manière certaine, parce que la question se trouve résolue par l'université de l'espace qui comprend tout. Mais outre que cette no* tion, comme on l'a déjà démontré, regarde plutôt les lois sensitives que les conditions des objets mêmes, si surtout on lui reconnaît une réalité, elle n'indique cependant que la possibilité intuitivement donnée d'une coordination universelle; en sorte que cette question : quel est le principe fondamental de cette relation de toutes les substances, qui, intuitive­ment considérée, prend le nom et espace, reste en­tière, et ne peut être résolue que par l'entendement. Toute la question du principe de la forme du monde intelligible revient donc à faire voir comment il est possible que plusieurs substances soienten rapport mutuel, et, par cette raison, appartiennent à un même tout qu'on appelle monde. Nous entendons parler ici non du monde quant à la matière, c'est-à-dire de la nature des substances dont il se compose, qu'elles soient matérielles ou non, mais bien du monde quant à la forme, c'est-à-dire de quelle manière en général il y a liaison entre plusieurs substances, et totalité entre toutes.

§ 17.

Si plusieurs substances sont données, le principe de corrélation possible entre elles ne tient pas àleur seule existence, il faut de plus quelque chose qui serve à faire concevoir leurs rapports mutuels. 11 n'y a effec­tivement de nécessaire par rapport à la substance même que sa cause peut-être; mais le rapport de l'effet à la cause n'est pas une corrélation mutuelle, un corn-mercium, c'est une dépendance. Si donc il y a quel­que commerce des unes aux autres, il faut que ce soit par une raison particulière qui le détermine avec pré­cision.

Le p??t?? ?e???? de Y influx physique, suivant le sentiment vulgaire, consiste précisément à recon­naître témérairement un commerce des substances et des forces passagères parfaitement oonnaissabies par leur seule existence ; ce qui est moins un sys­tème que l'absence de tout système philosophique, parce qu'un système serait superflu dans la question. En affranchissant cette notion de ce défaut, nous avons une espèce de commerce qui seul mérite d'être appelé réel, et qui doit donner le Tout réel du monde, et non un tout idéal ou imaginaire.

§ 18.

Un tout de substances nécessaires est impossible. Car une substance nécessaire ayant sa raison d'être dans son existence même, sans dépendance d'aucune autre, dépendance qui n'existe pas pour les choses né - 9 oessaires, il est clair que le commerce des substances (c'est-à-dire la dépendance réciproque de leurs états) ne dépend pas de leur existence, mais qu'elle ne peut point du tout convenir en tantque nécessaires.

§ 19.

Le tout des substances est donc Un tout de eontinr gents, et le monde se compose essentiellement de purs contingents. De plus, aucune substance néces­saire n'est en rapport avec le monde, si ce n'est à titre de /cause et d'eflaf» ôt,»ottp*i? ftwtôfufftl à titre de partie avec des compléments pour former an tout (parce que la livraison des parties entre elles est delle d'une dépendance mutuelle, dont un être nécessaire n'est pas susceptible). La cause du monde est donc on être en dehors du monde, et n'est par conséquent pas une àme du monde; sa présence dans le monde n'est non plus locale, elle est virtuelle.

§ 20.

Les substances qui composent le monde sont des êtres qui dépendent d'un autre être, non pas de plusieurs ; toutes, au contraire, dépendent d'un seul. Supposez qu'elles soient des effets de plusieurs êtres nécessaires ; des effets dont les causes n'auraient entre elles aucun rapport mutuel n'auraient pas de rapports respectifs. L'Unité dans la liaison des substances de l'univers est donc une conséquence de L· dépendance de toutes à Végard d'un seul être, La forme de l'u­nivers témoigne donc de la cause de la matière, et prouve que la cause de l'universalité est la cause unique de toutes choses, et qu'il n'y a pas un or-chitecte du monde qui ne soit pas en même temps créateur.

§ 21.

S'il y avait plusieurs causes premières et nécessaires avec leurs effets, leurs œuvres seraient des mondes' et non un monde, parce qu'elles ne se rattacheraient en.aucune manière à un même Tout» Réciproquement, s'il y avait plusieurs mondes actuels en dehors les ' uns des autres, il y aurait plusieurs causes premières nécessaires, mais de telle sorte que ni un monde ne serait en relation avec un autre, ni une cause de l'un avec un monde qui serait l'effet d'une autre cause.

Donc plusieurs mondes actuels en dehors lea uns des autres ne sont pas impossibles par leur notion même (comme Wolf l'a conclu mal à propos en par­tant de la notion de complexité ou de multitude, qu'il croyait suffire à un tout, comme tout), mais bien à cette seule condition quil ? existe qu'une seule cause nécessaire de toutes choses* Mais si Ton en reconnaît plusieurs, il ? aura plusieurs mondes pos­sibles en dehors les uns des autres y dans le sens mé­taphysique le plus strict.

§ 22.

Si, de même qu'on peut valablement conclure d'un monde donné à une cause unique de toutes ses parties, on pouvait semblablement argumenter en sens con­traire d'une cause commune donnée pour toutes à leur liaison respective, et par conséquent à la forme du monde (bien cependant* je V$vouer, que cette conclusion ne semble pas également claire), la liaison pri­mitive des sobstances ne serait pas contingente ; elle serait nécessaire pour expliquer la conservation (sus* tentatio) de tontes choses par un principe commun; et l'harmonie qui résulterait de leur existence (subsi* tentia), fondée snr une cause commune, s'accompli­rait aussi d'après des règles communes. J'appelle cette harmonie une harmonie généralement établie, puis­que celle qui n'a lieu qu'autant que les états indivi­duels d'une substance sont en rapport avec l'état d'une autre substance,est une harmonie singulièremeniétO" blie, et que le commerce qui résulte de la première espèce d'harmonie est réel et physique, tandis que celui qui résulte de la seconde est idéal et sympathique. Donc tout commerce des substances de l'univers est établi du dehors (par la cause commune de toutes) ; mais il est ou établi généralement, par influence phy­sique (voir le § 47 amendé), ou individuellement ap­proprié {conciliatum) à leurs états. Et, dans ce der­nier cas, il a sa raison originelle dans la constitution première de toute substance, ou il est imprimé à l'oc-(jasion d'un changement quelconque.: le premier est Y harmonie préétablie, le second est Yoccasionalisme. Si doue la conservation de toutes les substances par un seul être rendait nécessaire cette liaison de toutes choses, qui fait d'elles toutes comme une seule, le com­merce des substances aurait lieu par un influx physique, et le monde serait un tout réel ; autrement le commerce serait sympathique (c'est-à-dire qu'il y au* rail harmonie sans commerce véritable), et le monde ne serait qu'un tout idéal. Le premier de ces-com­merces, quoique peu démontré, me semble suffisam­ment prouvé par d'autres raisons.

Scolie.

S'il était permis de sortir un peu des limites de la certitude apodictique qui convient à la métaphysique, je ferais quelques recherches, non-seulement sur les lois de l'intuition sensitive, mais encore sur les causes de cette intuition qui ne peuvent être connues que de Y entendement. Car l'esprit humain n'est affecté par les choses extérieures, et le monde ne lui offre un spectacle infini qu'autant qa'il est lui-même conservé* avec tout le reste, par la même jorce infinie d'un seul. Il ne sent donc les choses du dehors que par la présence d'une même cause conservatrice com­mune ; aussi l'espace, qui est la condition universelle et nécessaire connue de la présence simultanée de toutes les choses, peut s'appeler Y omniprésence phé~ nominale. Car si la cause de l'univers est présente à toutes les choses et à chacune d'elles en parti­culier, ce n'est pas parce qu'elle çst d*ns les lieux qu'elles occupent, mais bien parce que les lieux, c'està-dire les relations des substances sont possibles parce qu'elle est intimement présente aux choses. Or comme la possibilité de tous les changements et de toutes les successions dont le principe, en tant qu'il est sensiti-vement connu, réside dans la notion de temps, suppose la durée indéfinie du sujet dont les états opposés se succèdent, et que ce dont les états passent ne dure qu'autant qu'il est maintenu par autre chose, la no­tion du temps, comme temps unique, infini, immua­ble[7], en quoi sont et durent toutes choses, est IV-ternité, le phénomène de la cause universelle. Mais il parait plus prudent de côtoyer le rivage des con­naissances qui nous viennent de la médiocrité de notre entendement que de nous laisser emporter en la pleine mer de ces recherches mystiques, comme le fait Male-branche, dont le sentiment, à savoir, que nous voyons tout en Dieu, diffère de celui qu'on vient d'exposer.

SECTION V.

De la méthode a suivre dam les chose· sensibles et dans les intellectuelle· en métaphysique.

$23.

Dans toutes les sciences dont les principes sont don­nés intuitivement, soit par une intuition sensible, (semuidem, par l'expérience), soit par une intuition sensitive encore (sensitwum), mais pure (notions d'espace, de temps et de nombre), c'est-à-dire dans la science de la nature et dans la mathématique, Vu-sage donne la méthode, et en essayant, en trouvant, après que la science est parvenue à un certain déve­loppement, à un certain arrangement, on voit claire­ment alors la marche à suivre et les moyens à prendre . pour l'achever, et pour qu'elle brille d'un éclat plus pur, après que les erreurs et les notions confuses -qui la déparent encore en auront disparu. 11 en est des sciences comme de la grammaire, de la poétique et de la rhétorique,, qui n'ont donné leurs règles et leurs préceptes qu'après un long usage de la parole, après des exemples élégants de poëmes et de discours. Mais Yusage de l'entendement dans des sciences dont les notions premières et les axiomes sont donnés par l'in­tuition sensitive est purement logique; c'est-à-dire qu'il ne sert qu'à subordonner entre elles nos con­naissances au point de vue de l'universalité, suivant · le principe de contradiction, à subordonner les phé­nomènes à d'autres phénomènes plus généraux, des conséquences de l'intuition pure à des axiomes intui­tifs. Mais dans la philosophie pure, comme est la mé­taphysique, où Vusage de Ventendement à l'égard des principes est réel, c'est-à-dire où les notions pre­mières des choses et des relations, et les axiomes mêmes sont originellement donnés par G entendement pur, et où, par le fait qu'ils ne sont pas des intuitions, l'errenr est possible, la méthode prévient toute science; tout ce qui est tenté avant que les préceptes soient bien examinés et fermement établis, semble té­mérairement conçu, et devoir être rejeté parmi les vains jeux de l'esprit. Car le légitime usage de la rai­son constituant ici Les principes de la raison, et les objets, ainsi que tons les axiomes qui en peuvent être . conçus, n'étant connus d'abord que par leur seul.ca­ractère rationnel, l'exposition des lois de la raison -pure est la genèse même de la science, et la distinction de ces lois d'avec des préceptes arbitraires, le crité­rium de la vérité. Et comme on n'a donné jusqu'ici pour ' cette science d'autre méthode que celle qui est prescrite par la logique pour toutes les sciences en général, et qu'on ignore complètement celle qui est propre au génie tout individuel de la métaphysique, il n'est pas étonnant que les amis de cette espèce d'étude en rou­lant sans fin leur éternel rocher de Sisyphe semblent n'avoir fait aucun progrès. Quoique je n'aie ni l'in­tention ni la faculté de traiter ici plus longuement -d'un sujet si important et si étendu, j'esquisserai ce­pendant d'une manière rapide la partie essentielle de cette jnéthode, je veux dire le contact jâcheux (con-tagium) de la connaissance sensitive avec V intel­lectuelle^ non -seulement parce qu'il pénètre furtivement dans l'application des principes, mais encore parce qu'il fabrique des faux principes, même sous forme d'axiomes.

§ 24.

La méthode de toute métaphysique à l'égard du sensible et de l'intellectuel se réduit essentiellement à ce précepte : de veiller soigneusement à ce que les principes propres à la connaissance sensitive ne franchissent pas leurs limites et ne touchent pas à ïintellectuel. En effet, le prédicat, dans tout juge· meut énoncé intellectuellement, étant une condition sans laquelle la non-existence d'un sujet concevable est affirmée, étant par conséquent un principe de con­naissance, il s'ensuit que si c'est une notion sensitive, il ne sera que la condition d'une connaissance sen­sitive possible, et cadrera parfaitement avec le sujet du jugement, dont la notion est aussi sensitive. Mais s'il est rapporté à une notion intellectuelle, un pareil jugement ne vaudra que suivant des lois subjectives ; il ne pourra donc être affirmé objectivement ni énoncé de la notion intellectuelle même ; il ne pourra l'être que comme condition sans laquelle il n'jr a pas lieu à la connaissance sensitive de la notion donnée[8]. Mais comme les illusions de l'entendement par subornation de la notion sensilive, comme caractère intellectuel, peut s'appeler (par analogie avec une signification reçue) un vice de subrepûon^ l'intellectuel pris pour le sensitif et réciproquement sera un vice de métaphysique de subreption (un phé­nomène intellectualisé9 si je puis employer ce bar­barisme), de sorte que cet axiome hybride qui donne du sensitif pour quelque chose de nécessairement adhérent à une notion intellectuelle, est pour moi an axiome subrepUce. De ces faux axiomes sont sortis des principes qui devaient tromper l'entendement et qui ont infesté toute la métaphysique. Mais pour avoir un critérium et comme une pierre de touche de ces ju­gements, qui soit évident et facilement reconnaissable, à l'aide duquel on distingue ces jugements faux des véritables, et pour avoir en même temps, si par ha­sard ces jugements paraissent tenir fermement à l'in- tellect, un certain art docimastique ou d'essai qui serve à distinguer nettement ce qui est sensitif et ce qui esf intellectuel, je crois qu'il faut pénétrer plus* avant dans la question.

§25.

Voici donc le principe de réduction de tout axiome subreptice : si, en général) d'une notion intellec­tuelle quelconque est affirmé quelque chose qui tient aux rapports if espace et de temps, Une doit pas être énoncé objectivement, et il n'indique que la condi­tion sans laquelle la notion donnée ri est pas sensi-tivementconnaissable. On s'aperçoit qu'un axiome de cette espèce est faux et qu'il affirme au moins témérai­rement et précairement s'il n'est pas faux, à ceci : que le sujet du jugement qui est conçu intellectuellement, appartient à un objet, mais que le prédicat contenant des déterminations d'espace et de temps n'appartient qu'aux conditions de la connaissance sensitive hu­maine qui, par le fait qu'elle ne tient pas nécessaire­ment à toute connaissance du même objet, ne peut être énoncée universellement de la notion, intellectuelle donnée. Si l'entendement tombe aussi aisément dans ce vice de subreption, c'est qu'il est trompé par l'in­tervention de quelque règle très-vraie. C'est avec raison, en effet, que nous supposons que rien de tout ce qui ne peut être connu parfaitement par quelque intuition n'est concevable, et par là même est impos­sible. Mais comme nous ne pouvons par aucun effort v de la pensée, ni même par une fiction, atteindre quel­que autre intuition que celle qui a lieu d'après la forme de l'espace et du temps, il arrive que nous es­timons impossible (oubliant ainsi l'intuition intellec­tuelle pure et affranchie des lois de la sensibilité, telle ' que l'intuition divine, que Platon appelle idée) toute intuition absolument qui n'est pas soumise à ces lois, et que nous soumettons ainsi tous les possibles aux axiomes sensitifs de l'espace et du temps.

§ 26.

Toutes les illusions des connaissances eensitives avec apparence de connaissances intellectuelles, illu­sions d'où procèdent les axiomes subreplices, peuvent se réduire à trois espèces, dont voici les formules :

1° La condition sensitive sous laquelle seule Vin-tuition de l'objet est possible, est aussi la condition de la possibilité même de l'objet;

2° La condition sensitive sous laquelle seule des choses données peuvent être comparées pour former la notion intellectuelle de l'objet, est aussi la condi­tion de la possibilité même de l'objet;

3° La condition sensitive sous laquelle seule la subsomption de quelque objet présent à une notion intel­lectuelle donnée est possible, est aussi la condition de la possibilité même de l'objet.

§ 27.

Axiome subreptice de la première classe : Tout ce qui est, est quelque part et en quelque temps[9]. Ce faux principe soumet l'existence de tous les êtres, de ceux-là mêmes qui sont connus intellectuellement, aux conditions de l'espace et du temps. De là, la question oiseuse des lieux occupés par les substances immaté­rielles (dont cependant nous n'avons, par cette même raison, aucune intuition sensible, ni aucune repré­sentation sous une pareille forme) dans l'univers cor­porel, du siège de l'àme, etc. Et comme le sensible est abusivement mêlé à l'intellectuel, comme si l'on con­fondait le rond avec le carré, les disputants présentent souvent le spectacle ridicule de deux personnes dont l'une trairait un bouc dans un tamis tenu par l'autre. La présence des choses immatérielles dans le monde des corps est une présence virtuelle, et non locale (quoi­qu'elle soit improprement appelée ainsi) ; l'espace con­tient les conditions des actions mutuelles possibles de la matière seule; quant aux^ rapports externes des forces propres aux choses immatérielles, tant entre elles qu'avec les corps, c'est ce qui échappe complète­ment à l'esprit humain, ainsi que l'a judicieusement remarqué le perspicace Euler, grand investigateur et grande autorité dans un autre ordre de faits (dans ses Lettres à une princesse d'Allemagne). Mais quand ils arrivent à la notion d'un être suprême et au de­hors du monde, il est impossible de dire jusqu'à quel point ils sont le jouet de ces ombres qui tourbillonnent autour de leur entendement. Ils imaginent une pré-sence locale de Dieu ; ils enveloppent Dieu du monde, puis il le conçoivent comme contenu dans un espace infini, pour le dédommager de celte limitation, en ima­ginant une localité conçue comme par excellence (per eminentiam), c'est-à-dire infinie. Mais il est absolu­ment impossible d'être en même temps dans plusieurs lieux, parce que les lieux divers sont respectivement en dehors les uns des autres, et qu'aiusice qui est en plusieurs lieux est en dehors de soi-même et présent ex­térieurement à soi-même, ce qui implique. Pour ce qui est du temps, ils ne se bornent pas à soustraire les lois de la connaissance sensitive, ils retendent au delà du monde, le transportent à l'être même qui en est en dehors, comme une connaissance de son existence même, et s'engagent ainsi dans un labyrinthe inextri­cable. De là des questions absurdes qui font leur tor­ture, par exemple, pourquoi Dieu n'a-t-il pas créé le monde plus tôt de quelques siècles. Us se persuadent qu'ils peuvent concevoir aisément de quelle manière Dieu voit le présent, l'actuel du temps ou il est, mais ils croient qu'il est difficile de concevoir comment il prévoit le futur, c'est-à-dire l'actuel du temps où il ? est pas encore* Comme si l'existence d'un être né­cessaire passait successivement par tous les moments d'un temps imaginaire, et qu'après avoir épuisé une partie de la durée, il prévoyait l'éternité qu'il doit vi­vre encore, avec tous les événements du monde qui doivent arriver dans cette durée! Toutes ces difficultés disparaissent comme des songes dès qu'on se fait une juste idée du temps·

§ 28.

Les préjugés de la seconde espèce en imposant à l'entendement par les conditions sensitives auxquelles l'esprit est astreint, sont encore plus difficiles à décou­vrir lorsqu'il veut, en certains cas, arriver à l'intellec­tuel. L'un de ces préjugés affecte la connaissance de la quantité, l'autre la connaissance des qualités en géné­ral. Le premier peut s'énoncer ainsi : toute multi­tude actuelle est numériquement exprimable, et par conséquent tout quantum fini. Voici le second : Tout ce qui est impossible se contredit. Dans l'un et l'autre la notion de temps n'entre pas dans la notion même du prédicat, et n'est pas censée caractériser le sujet, mais elle sert de moyen pour former la notion du sujet, et affecte ainsi, ou comme condition, la no­tion intellectuelle du sujet, en ce que nous n'attei­gnons que par ce moyen cette notion.

Quant au premier, comme aucun quantum aucune série n'est connue distinctement que par coordination successive, la notion intellectuelle du quantum et de la multitude ne se forme donc qu'à l'aide de cette notion de temps, et n'atteint son maximum qu'autant que la synthèse peut être achevée dans un temps fini. Telleest la raison pour laquelle une série infime de coordonnées ne peut être distinctement comprise à cause des limites de notre entendement, et paraît impossible par un vice de subreption. En effet, d'après les lois de l'enten­dement pur, toute série d'effets a un principe^ c'est-à-dire qu'il n'y a pas de régression sans limite dans une série d'effets. Mais comme, d'après les lois sensi-tives, toute série de coordonnées a son commencement assignable, les propositions dont la dernière comprend la commensurah'ûité de toute la série, la première qui en comprend la dépendance, sont mal à propos re­gardées comme identiques. De même, à Y argument de Îeniendement qui sert à prouver que le composé substantiel étant donné, les principes de la composi­tion, c'est-à-dire les simples sont aussi donnés, j'a­joute l'argument subreptice (supposititium), suborné {subornation) par la connaissance sensitive, à savoir, que, dans un semblable composé, il n'y a pas dans la composition des parties de régression à l'infini, c'est-à-dire que dans tont composé de parties se trouve un nombre défini ; ce qui ne signifie pas la même chose que la première proposition, et qui, par conséquent, lui est mal à propos substitué. Que le quantum cosmique £oit limité (qu'il ne soit pas le plus grand possible), qu'il ait un principe, que les corps soient composés d'é­léments simples, c'est ce qui peut assurément se recon­naître à un signe certain de la raison. Mais que l'uni­vers soit mathématiquement fini quant à la masse, que sa durée passée soit mesurable, que le nombre des éléments qui composent les corps soit défini, ce sont là des propositions qui décèlent ouvertement leur origine d'une connaissance sensitive, et, quelle qu'en puisse être d'ailleurs la vérité, elles portent toujours la tache certaine de leur origine.

Quant au second axiome subrepticef il a son ori­gine dans la conversion abusive du principe de conr tradiction. La notion de tempe tient ici au jugement primitif, en ce sens que si deux opposés contradictoires sont donnés en même temps dans le même sujet, l'im­possibilité est manifeste ; ce qui s'énonce ainsi : Tout ce qui est et ? est pas en même temps est impossible. Gomme on affirme ici par l'entendement quelque chose dans un cas qui est donné suivant les lois jsensitives, le jugement est très-vrai et très-évident. Au contraire, lorsque le même axiome est converti de cette façon : Tout impossible est et ? est pas en même temps, on implique contradiction, on affirme par la con­naissance sensitive en général quelque chose d'un objet de la raison ; on soumet donc une notion intel­lectuelle du possible ou de l'impossible aux conditions de la connaissance sensitive, c'est-à-dire à des rap­ports de temps; ce qui est très-vrai sans doute des lois auxquelles l'entendement humain est assujetti et limité, mais ce qui ne peut en aucune façon s'accor­der objectivement et généralement. Noire entende­ment ri aperçoit sans doute V impossibilité qu'où il peut noter renonciation simultanée de deux opposés touchant un même sujet, c'est-à-dire dans le cas seu­lement où il y a contradiction. Partout donc où ne se rencontre pas une condition de cette nature, il n'y a lieu pour l'entendement humain à aucun jugement d'impossibilité; mais on en conclut témérairement qu'aucun entendement n'en est capable, et qu'ai ? si/o#£ ce qui ri implique pas contradiction est par là même possible; c'e?>t prendre des conditions subjectives de jugement pour des conditions objectives. De là tant de jorces fictives, imaginées comme à plaisir, qui s'é­chappent en foule, sans rencontrer l'obstacle de la contradiction des intelligences architectoniques, ou plutôt portées aux chimères. En effet, une force n'é­tant que le rapport de la substance A à quelque autre chose ? (un accident), comme rapport de la raison au raisonné, la possibilité d'une force ne tient pas à Vi-dentité de la cause et du causé, ou de la substance et de l'accident; donc l'impossibilité des forces fausse­ment imaginées ne dépend pas de la seule contra­diction. On ne peut donc regarder une force imagi-naire comme possible qu'autant qu'elle est donnée par V expérience, et aucune pénétration de l'entende­ment n'en peut concevoir à priori la possibilité.

§ 29.

Les axiomes subreptices de la troisième espèce ne sortent pas si nombreux des conditions propres au sujet, d'où ils sont abusivement · transportés aux objets, que (ainsi qu'il arrive dans ceux de la seconde classe) il n'y ait moyen de parvenir à la notion intel­lectuelle que par des données sensibles; seulement, ce n'est qu'à l'aide de ces données, que la notion peut être appliquée au cas donné par l'expérience ; c'està-dire qu'on peut connaître si quelque chose est ou n'est pas contenu sous une notion intellectuelle cer­taine. De ce nombre est ce principe reçu dans les éco­les : tout ce qui existe d'une manière contingente, ri a pas existé autrefois. Ce principe subreptice pro­vient de la pénurie de l'entendement, qui considère le plus souvent les caractères verbaux delà contingence ou de la nécessité, rarement les caractères réels. On ne saura donc si l'opposé de quelque substance est possible, puisque c'est à peine si on le reconnaît à des caractères pris à priori, ??autant au il sera certain quelle ri a pas existé autrefois. Leschangements at­testent mieux lacontingence que lacontingence n'atteste la mutabililité; de telle sorte que si on n'observait rien de passager et transitoire dans le monde, c'est à peine si l'on aurait la notion de contingence. C'est pour­quoi la proposition directe étant très-vraie : tout ce qui ri a pas été autrefois est contingent, l'inverse ne fait connaître que les conditions sous lesquelles seules il est possible de reconnaître si quelque chose existe nécessairement ou d'une manière contingente. Aussi, lorsqu'elle est énoncée comme loi subjective (ce qu'elle est en effet), elle doit se formuler ainsi : Le sens com­mun ne donne pas des caractères suffisants de la contingence de ce dont la non-existence antérieure ri est pas certaine, Ce qui finit par aboutir tacitement à une condition objective, comme si, sans cet accessoire, il n'y avait évidemment pas lieu à la contin­gence; mais cette addition en fait un faux# axiome, un axiome erroné ; car ce monde, existant d'une existence contingente, est permanent (sempiternus), c'est-à-dire simultané en tout temps, de sorte qu'on dirait faussement qu'il a été un temps où il n'a pas existé.

§30.

Certaines autres choses, qui ne communiquent à la notion intellectuelle aucune tache de connaissance sen-sitive, mais où cependant l'intellect esl tellement abusé qu'il les prend pour des arguments tirés de l'objet, quand elles nous sont seulement recommandées par leur convenance avec le libre et vaste usage de l'en­tendement, suivant sa nature individuelle, s'attachent par une grande affinité aux principes subreptices. Aussi, comme les choses qui ont été plus haut énu-mérées, elles sont fondées sur des raisons subjectives, non sur les lois de la connaissance sensitive, mais bien sur celles de la connaissance intellectuelle, c'est-à-dire sur les conditions qui lui permettent d'user fa­cilement et promptement de sa clairvoyance. Qu'il me soit permis de dire en mot, en finissant, de ces prin­cipes, qui, si je ne me trompe, n'ont été exposés dis­tinctement nulle part ailleurs. J'appelle principes de convenance les règles du jugement auxquelles nous nous soumettons volontiers, auxquelles nous nous at­tachons comme à des axiomes, par la raison seulement que si nous nous en séparions, notre entendement ne pourrait porter aucun jugement d'un objet • donné. Au nombre de ces principes sont les suivants : Le premier, par lequel nous admettons que tout dans Vunivers arrive suivant un ordre de la nature. Ce principe a été admis sans restriction par Epicure; et tous les philosophes sont unanimes à reconnaître qu'il ne doit y être apporté que de très-rares exceptions, au nom même de la plus impérieuse nécessité. Nous en décidons ainsi, non que nous ayons une aussi vaste connaissance des événements cosmiques suivant les lois communes de la nature, ou parce que rimpossi-sibilité d'événements surnaturels nous serait démon­trée, ou que la possibilité hypothétique de ces sortes d'événements soit la plus petite possible, mais parce que si Ton déserte l'ordre de la nature, il n'y a plus · aucun usage possible de l'entendement, et que l'affir­mation téméraire du surnaturel est l'oreiller d'un en­tendement paresseux. Par cette raison, nous écartons avec soin de l'exposition des phénomènes les miracles relatifs [comparativa), je veux dire l'influence des esprits, par la raison que leur nature nous étant incon­nue, l'entendement serait, à son grand dommage, dé­tourné de la lumière de l'expérience, vers des ombres de causes et d'espèces ou formes inconnues, et que cependant l'expérience seule donne à l'esprit le moyen déjuger d'après des lois connues.'Le second de ces principes est cette faveur de G unité, propre à l'es­prit philosophique, d'où est venu ce canon vulgaire : que les principes ne doivent pas être multipliés sans nécessité. Si nous l'admettons, ce n'est pas que nous voyions par la raison ou par l'expérience une unité de cause dans le monde, mais c'est que nous cher­chons par un instinct de l'entendement cette unité même, parce qu'il ne croit avoir avancé dans l'expli­cation des phénomènes qu'en raison des progrès qu'il lui a été donné de faire en allant de ce même principe à un plus grand nombre de conséquences. Le troisième principe de cette espèce est celui-ci : Jucune matière absolument ne naît ni ne périt, et toutes les vicissi­tudes du monde n'en atteignent que la forme. Ce pos­tulat, suggéré par le sens commun, est reçu de toutes les écoles de philosophie. Ce n'est pas qu'il soit évident ou démontré par des arguments a priori, mais c'est, parce que si l'on regarde la matière comme passagère, transitoire, l'entendement n'aura plus rien de parfai­tement fixe et durable pour expliquer les phénomènes par des lois universelles et perpétuelles.

Voilà ce que j'avais à dire de la méthode, surtout en ce qui regarde la différence entre la connaissance sensitive et l'intellectuelle; si cette méthode est un jour traitée d'une manière plus approfondie, elle sera, pour tous ceux qui s’engageront dans les profondeurs secrètes de la métaphysique, une science propédeutique d’un incalculable profit.

Nota. La recherche de la méthode étant l’objet unique de cette dernière section, et les règles qui prescrivent la véritable forme du raisonnement à l’égard du sensible étant évidentes, et comme elles ne tirent pas cette lumière d’exemples donnés pour éclaircir le sujet, je n’en ai cité qu’en passant. Il n’est donc pas étonnant que la plupart des lecteurs croient y voir des assertions plus hardies que vraies, et qui demanderaient d’une exposition plus développée, quand on pourra la donner, une plus grande force dans les arguments. C’est ainsi que ce que j’ai dit $ 27 de la localisation des choses immatérielles a besoin d’une explication, qu’on voudra bien chercher dans Euler, t. II, c. i, p. 49-52. En effet, l’âme n’est pas en relation avec le corps parce qu’elle est fixée dans une partie déterminée du corps, mais on lui assigne un lieu déterminé dans tout le corps parce qu’elle est en commerce mutuel avec un certain corps, à la dissolution duquel tout le lieu qu’il occupe dans l’espace disparaît. La localisation de l’âme est donc dérivée et attribuée à l’âme accidentellement (contingenter), par la raison que tout ce qui ne peut pas être par soi-même objet des sens externes (tels que les hommes les possèdent), c’est-à-dire les choses immatérielles, n’est pas du tout soumis à la condition universelle des choses extérieurement sensibles, c’est-à-dire à l’espace. On peut donc nier que l’âme soit susceptible d’une localisation absolue et immédiate, mais on peut lui en attribuer une hypothétique et médiate.






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  1. Les mots analyse et synthèse ont communément deux significations. La synthèse est ou qualitative, c’est la progression dans la série du subordonné en allant de la raison au raisonné, ou quantitative, c’est la progression dans la série des coordonnés, en partant de la partie donnée pour arriver par les compléments jusqu’au tout. De même l’analyse, prise dans la première de ces acceptions, est la régression du raisonné à la raison, et, dans la seconde, la régression du tout à ses parties possibles ou médiates, c’est-à-dire aux parties des parties ; et, par suite, ce n’est pas une division, c’est une subdivision du composé donné. C’est dans cette seconde acception seulement que nous prenons ici les mots de synthèse et d’analyse.
  2. Ceux qui rejettent l’infini mathématique actuel n’ont pas beaucoup de peine : ils fabriquent telle une définition de l’infini, qu’ils peuvent en déduire quelque contradiction. Infini pour eux signifie une quantité telle qu’il n’y en a pas de plus grande possible, et mathématique veut dire : multitude (d’unités possibles) telle qu’il n’y en a pas de plus grande possible. Et comme ils mettent ici le plus grand possible pour l’infini, et que le plus grand nombre possible est impossible, ils concluent sans peine contre l’infini qu’ils ont imaginé. Ou bien ils appellent multitude infinie un nombre infini, et disent que ce nombre infini est absurde ; ce qui est évident, mais qui ne répugne qu’avec les ombres de la pensée. Mais s’ils avaient conçu l’infini mathématique, ou la quantité, comme quelque chose de relatif à une mesure comme unité ; la multitude eût été alors plus grande que tout nombre ; si de plus ils avaient remarqué que la mesure (mensurabilitatem) n’indique ici qu’un rapport à un procédé de l’entendement humain, par lequel il ne peut atteindre à la notion définie de multitude qu’en ajoutant successivement une chose à une autre, et en achevant dans un temps fini cette progression vers le complet, qui s’appelle nombre, ils eussent vu clairement : « que ce qui ne s’accorde pas avec une certaine loi d’un certain sujet n’est pas pour cela absolument inintelligible, puisqu’il peut y avoir un entendement qui, sans être l’entendement humain, aperçoive d’un seul regard une multitude sans application successive de mesure. »
  3. Nous considérons une chose Jbéorigiieinent, quand nqus ne fai­sons attention qu'à ce qui convient à un être; pratiquement, quand nous recherchons ce qui doit m trouver en lui parla liberté.
  4. BoeKere Mechanik, p. 354.
  5. Les simultanés ne sont pas tels parce qu'ils ne se succèdent pas; en faisant abstraction de la succession, on écarte bien une certaine liaison, celle qui avait lieu en vertu de la série du temps; mais une autre relation véritable ne résulte pas immédiatement de là, telle que la liaison de toutes choses dans un même moment. En effet, les simul­tanés sont réunis dans le même moment, de la même manière que les successifs aux moments divers. Aussi, quoique le temps n'ait qu'une seule dimension, cependant l'ubiquité du temps (pour parler comme Newton), qui fait que tout ce qui est sensitivement concevable est àan&quelque temps {aliquando), ajoute à la quantité {quanto) des choses actuelles, une autre dimension, en ce sens qu'elles dépendent pour ainsi dire du même point du temps. Car si l'on désigne le temps par une ligne prolongée à l'infini, et la simultanéité dans chaque point du temps par des lignes coordonnées avec ordre (ordinatim applicatas), la surface qui est ainsi engendrée représentera le monde phénoménal, tant par rapport à la substance que par rapport aux accidents.
  6. Je m’abstiendrai de faire voir combien il serait facile de démon­ter que l’espace doit être nécessairement conçu comme une quantité continue. Mais de ce que l’espace est continu, il s’ensuit que le simple dans l’espace n’est pas une partie ; c’est une limite. Or une limite est en général ce qui dans un continu contient la raison des limites. Un espace qui n’est pas une limite d’un autre est complet (solide). La li­mite du solide est la superficie, celle de la superficie est la ligne, celle de la ligne est le point. Il y a donc trois sortes de limites dans l'es­pace, comme il y a trois dimensions. Demi de cet limites (la super­ficie et la ligne) sont elles-mêmes? desçpaees,. La notion de Umito ne comprend d'antre quantité que l'espace ou le temps.
  7. Les moments du temps ne semblent pas se succéder parce qu'un autre temps devrait précéder la succession des moments; mais les choses actuelles semblent descendre par l'intuition sensitive comme par une série continue de moments.
  8. L'application de ce critérium est féconde «t facile pour distinguer les principes qui énoncent seulement le* toi» de la connaissance sensitive de ceux qui prescrivent quelque chose do plus concernant les objets mômes. Car si un prédicat est une notion intellectuelle, le rap­port au sujet du jugement, si sensitivement que «e sujet puisse être conçu, indique toujours un caractère qui convient à l'objet même. Mais si le prédicat est une notion sensitive, comme les lois de Ja con­naissance sensilive ne sont pas des conditions de la possibilité des choses mêmes, il ne vaudra pas du sujet intellectuellement conçu du jugement, et par cette raison ne pourra être énoncé objectivement. Ainsi, dans l'axiome vulgaire : tout ce qui existe est quelque part, le prédicat contenant les conditions de la connaissance sensitive, ne pourra être énoncé du sujet du jugement, c'est-à-dire de tout sujet existant; cette formule qui prescrit objectivement, est donc fausse. Mais si ia proposition est convertie, de telle sorte que le prédicat de­vienne une notion intellectuelle, elle deviendra très-vraie : par exem­ple : tout ce qui est quelque part existe.
  9. L'espace et le temps sont conçus comme comprenant en eux tout ce qui s'offre aux sens, de quelque manière que ce soit. C'est pour cette raison que, d'après les lois de l'esprit humain, il n'y a pas d'être donné en intuition qui ne soit contenu dans l'espace et le temp*. A ce préjugé peut en être comparé un autre, qui n'est pas proprement un axiome subreptice, mais qui est un jeu de la fantaisie, et qui pour­rait être formulé ainsi : l'espace et le tempssont dans tout ce quiexiste, c'est-à-dire, toute substance est étendue, etc. continuellement modifiée. En effet, ceux-là mêmes dont les notions sont le plus grossières, quoi­que fort asservis à cette loi de l'imagination, conçoivent néanmoins qu'il ne s'agit là que,de Teffort que fait rimagination pour se repré­senter les formes {species) des choses, et non des conditions de leur existence.