Correspondance philosophique entre Kant et Lambert

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Traduction par Joseph Tissot.
Librairie philosophique de Ladrange Voir et modifier les données sur Wikidata (p. np-314).


VI


CORRESPONDANCE PHILOSOPHIQUE


ENTRE


KANT ET LAMBERT


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1765-1770





Première Lettre.


LAMBERT A KANT.


Berlin, le… novembre 1765.


Monsieur,


Si la ressemblance dans la manière de penser autorise à s’affranchir des ambages du style, je puis m’y croire autorisé dans cette lettre, puisque je vois que dans un grand nombre de questions neuves nous avons les mêmes idées et la même méthode. L’occasion qui m’est offerte par le voyage de monsieur le professeur et pasteur Reccard à Kœnigsberg, est trop belle pour que je ne donne pas un libre cours au désir que j’ai depuis fort longtemps de vous écrire. Vous ne tarderez pas à vous apercevoir, monsieur, que M. Reccard est fait en quelque sorte pour l’astronomie, et qu’il joint à cette inclination et à cette aptitude naturelles tout le soin, toute l’exactitude et toute la précision que requiert ce genre d’étude. Vous avez jeté, monsieur, le regard astronomique d’un œil pénétrant dans les espaces célestes ; vous en avez parcouru la profondeur et l’ordre admirable. Je devais donc présumer que cette nouvelle connaissance vous serait une source de satisfaction.

Il y a un an, M. le professeur Sulzen me montrait votre Seule preuve possible de l'existence de Dieu. Il me fut très-agréable d'y retrouver Tune des mien­nes entièrement semblable pour la manière de penser, le choix des matériaux et l'emploi des expressions. Je me suis dit, monsieur, que si vous aviez connais­sance de mon organon vous vous y retrouveriez pour ainsi dire dépeint dans la majeure partie de l'ouvrage, et qu'il conviendrait, pour éviter le soupçon de plagiat, de nous dire réciproquement par écrit ce que nous avons l'intention d'exprimer, ou de nous partager l'exécution des parties d'un plan commun.

Je puis vous assurer, monsieur, que vos idées cos­mologiques ne me sont pas encore connues. En 1749, un jour après souper, ayant quitté la compagnie, contre mon habitude d'alors, et m'étant retiré dans une chambre, l'idée me vint d'écrire les Lettres cos­mologiques , comme je le raconte p. 149. Je déposai la pensée qui en fut l'occasion, sur un morceau de pa­pier, et, en 1760, lorsque j'écrivais tes Lettres cosmo-¦ logiques^ je n'avais pas encore de matériaux sur ce sujet. En 1761, étant à Nuremberg, on me dit que peu d'années auparavant un Anglais avait fait impri­mer dans des lettres adressées à certaines personnes, des idées semblables, mais qu'il n'était pas encore très-avancé, et que la traduction qu'on en a va il commencée à Nuremberg n'était pas encore achevée. Je répondis que je ne croyais pas que mes lettres cosmologiques fissent jamais grand bruit, mais qu'un jour peut-être un astronome découvrirait dans le ciel quelque chose qui ne pourrait s'expliquer autrement ; et que si le système se trouvait ainsi justifié à posteriori, vien­draient des amateurs de la littérature grecque, qui n'auraient ni paix ni cesse, jusqu'à ce qu'ils eussent prouvé que tout te système était parfaitement bien connu de Pkilolaùs, $Ânaximandre ou de quelque autre philosophe grec, et qu'on n'a fait, dans les temps modernes, que de le retrouver et de l'arranger, etc. Si j'avais un jour Ja pensée de donner une suite à ces lettres, la première chose que je ferais, serait d'épargner à ces fins littérateurs la peine de leurs in -vestigations, en recherchant moi-même tout ce qu'ils pourraient trouver, et en l'exposant dans un style con­venable. Mais ce qui m'étonne, c'est que Newton ne soit pas tombé là-dessus, puisqu'il avait déjà pensé au poids respectif des étoiles fixes.

Je ne m'arrêterai cependant pas plus longtemps, • monsieur, sur ce sujet, parce que j'ai à vous parier encore d'autres choses, auxquelles je sais que vous vous intéressez. Il s'agit de Vamélioration de lamé· taphysique, et tout d'abord du perfectionnement de la méthode qui doit y servir. 11 faut bien voir, avant tout, le chemin qui doit conduire au résultat désiré Wolff pouvait bien enchaîner des syllogismes, tirer des conséquences, et de cette façon réduire toutes les difficultés à des définitions. Il a fait voir comment on peut avancer, mais il n'a pas bien connu comment il faut commencer. Des définitions ne sont pas le com­mencement ; le véritable commencement c'est ce qu'on doit nécessairement savoir pour faire les définitions. Les définitions ne sont dans Euciide qu'une sorte de nomenclature, et chez lui les mots per definitionem ne signifient rien de plus que les mots per hjrpoïhesbn. Wolff me semble aussi ne pas avoir suffisamment re­marqué combien Euciide est attentif à prouver la pos­sibilité des figures, à déterminer leurs limites, et avec quel soin il dispose en conséquence Tordre de l'expo­sition. Autrement Wolff se serait fait des postulats, qui lui servent proprement à cela, des idées bien dif­férentes; il aurait également vu alors qu'on ne doit pas commencer par Y universel, mais par le simple, et que les axiomes diffèrent des principes à peu près comme la matière diffère de la forme, etc. Je crois donc qu'on fait mieux lorsqu'au lieu du simple en métaphysi­que on cherche le simple dans la connaissance. quand on possède tout cela on peut ensuite le diviser, non pas comme l'indique le nom des sciences admises jusqu'ici, mais comme l'exige la chose même.

En réfléchissant au simple dans la connaissance, je fais tout d'abord des distiuctions et des classes : je sépare les notions simples de relations particulières, par exemple, avant, après, pendant, à côté, etc., des notions simples de réalité, par exemple, substan­tiel, espace, durée, etc., et je fais abstraction des de­grés que les choses peuvent avoir, et qui servent à les multiplier à l'infini, sans que la qualité en soit chan­gée. Alors je distingue encore ce qui est générique dans le simple, dç ce qui ne Test pas; par exemple, substance est un générique, parce qu'il convient à la substance matérielle et à l'immatérielle. Au contraire, espace et durée ne sont pas des génériques, parce qu'il n'y a qu'un seul espace, une seule durée, si étendus qu'ils puissent être l'un et l'autre.

Quelques notions simples, mais qui peuvent avoir des différences en degrés, suffisent pour accroître à l'in­fini le nombre des notions composées. De l'espace, du temps, de la matière et des forces suffisent pour former une infinité d'espèces de systèmes cosmiques. Si je n'ai pas mêlé la quantité et la qualité, c'est que je crois que pas une seule de nos notions simples ne doit rester innommée, parce qu'elles sont trop facilement connues, trop distinctement faites, trop différentes les unes des autres. Cela étant, il suffit pour ainsi dire de parcourir un vocabulaire pour trouver toutes nos no­tions simples, et pour en dresser une table. Leur compa­raison conduit sans peine ensuite aux axiomes et aux postulats; car les uns et les autres devant précéder toutes les notions composées, ils ne doivent contenir que des notions simples, parce qu'elles seules sont con­cevables par elles-mêmes, et, par cela qu'elles sont simples, exemptes de toute contradiction interne.

Telle est à peu près la manière dont je pense atla* quer la chose. Mais je dois vous demander, monsieur, si vous ne Tau riez déjà pas fait ; je crois fort que nous sommes sur la même voie. Écrivez-moi, en tout cas, ce que vous en pensez ; car il est nécessaire avant toutes choses d'aller pas à pas, et si une science doit être méthodiquement conduite au début, c'est la mé­taphysique. Il faut à chaque instant prouver qu'il n'y a ni saut ni déviation. Un grand nombre de notions métaphysiques sont composées, par exemple celle d'une chose, la plus composée que nous ayons, parce qu'elle comprend tous tes fondements des divisions et dés subdivisions. Il faut donc se bien garder de commencer par là, si Ton ne veut pas s'engager et se perdre dans une analyse sans fin ; il faut au contraire marcher synthétiquement, à la manière d'Euclide.


Deuxième Lettre.

KANT A LAMBERT.

Kœttisberg, le 31 décembre 1765.

Aucune lettre ne pouvait m'être plus agréable et plus désirable que celle dont vous m'avez honoré, puisque, Sans rien dire qui ne soit l'expression sincère de mon opinion, je vous tiens pour le premier génie de l'Alle­magne, capable de perfectionner grandement et pour longtemps les connaissances dont je m'occupe par­dessus tout.

Ce n'est pas une médiocre satisfaction pour moi d'ap­prendre de vous le parfait accord de nos méthodes, accord que j'avais déjà remarqué plus d'une fois dans vos écrits, et qui a contribué à m'y attacher comme à une épreuve logique qui montre que ces pensées supportent l'essai de la pierre de touche de l'univer­selle raison humaine. L'invitation que vous voulez bien me faire de nous communiquer mutuellement nos esquisses m'est très-précieuse, et je ne manquerai pas d'en profiter, quoique je me connaisse assez pour sa­voir que je ne puis guère estimer le peu de science que je crois avoir acquise après de longs efforts, puisque, d'un autre côté, monsieur, le talent qu'on vous recon­naît d'unir à volonté les vues les plus hautes à une pénétration extraordinaire dans les détails, me fait es­pérer de l'union de vos forces à mes faibles moyens une instruction importante pour moi, et peut-être aussi pour tout le monde.

J'ai pendant plusieurs années tourné mes réflexions philosophiques de tous les côtés imaginables, et je suis enfin parvenu, après toutes sortes de mésaventures où je cherchais toujours les sources de Terreur ou de la vérité dans la manière de procéder, à m'assurer de la méthode qu'il convient de suivre quand on veut échap­per à celle illusion du savoir, qui fait qu'on croit à chaque instant tenir la solution, mais qui oblige tou­jours àîecommencer le voyage, et doù résulte aussi le désaccord fâcheux des pi étendus philosophes, parce qu'il n'y a pas de règle commune pour apprécier uni­formément leurs travaux. Depuis lors, je regarde tou­jours, d'après la nature de chaque recherche à laquelle je m'applique, ce qu'il faut que je sache pour arriver à la solulion d'une question particulière, et quel degré de connaissance est détermiué par ce qui est donné ; en sorte que le jugement devient sans doute souvent plus limité, mais aussi plus déterminé et plus sûr qu'il n'ar­rive d'habitude. Tous ces efforts .ont principalement pour objet la méthode propre à la métaphysique, et par là même à toute la philosophie. A propos de quoi je puis vous faire savoir que M....., auquel j'ai appris que' je pourrais avoir un volume tout prêt, sous ce titre, pour la prochaine foire de Pâques, s'est trop hâté de le faire annoncer sous ce titre, un peu inexact, dans le catalogue de la foire de Leipzig. J'ai cependant abandonné mon premier dessein, en ce que je veux encore un peu laisser reposer cet ouvrage, comme terme capital de tous ces aperçus, par la raison que j'aperçois en avançant, que si je ne manquais pas d'exemples de la fausseté des jugements pour expli­quer mes propositions touchant la fausse méthode, je n'en avais pas assez pour faire voir in concreto la méthode vraie. En conséquence, pour ne pas encourir de nouveau le reproche de faiseur de projets philoso­phiques^ je dois publier d'abord de moindres travaux, dont la matière est toute prête, et dont les premiers com­prendront les Fondements métaphysiques de L· phi­losophie de la naturey et les Fondements de la phi­losophie pratique^ aûn que l'ouvrage capital ne soit pas trop étendu par des exemples qui seraient tout à la fois trop nombreux et néanmoins insuffisants.

Je m'aperçois que je dois mettre un terme à ma lettre. Une autre fois, monsieur, je vous soumettrai quelque partie de mon dessein, en vous priant de m'en dire votre avis.

Vous vous plaignez avec raison, monsieur, de l'é­ternel badinage des beaux esprits, et du babil assom­mant des écrivains qui donnent aujourd'hui le ton, el qui n'ont d'autre goût que celui de parler du goût. Mais j'imagine que c'est l'euthanasie de la fausse philoso­phie, puisqu'elle expire dans de niaises bagatelles, et qu'il serait beaucoup plus regrettable de la voir des­cendre au tombeau dans de profondes et fausses rêve­ries avec la pompe d'une sévère méthode. Pour que la vraie philosophie renaisse, il faut que l'ancienne disparaisse ; et comme la putréfaction est la dissolution la plus entière qui précède toujours lorsqu'une nou­velle production doit commencer, la crise de l'érudi­tion semble en tenir lieu à notre époque, où il ne man­que pas non plus de bons esprits animés du plus vif espoir que la grande révolution des sciences, si long­temps désirée, n'est pas trés-éloignée.

M. le professeur Reccard, qui m'a été si agréable par sa visite et par votre lettre, est ici très-recherché et généralemenî très-estimé, c'est-à-dire comme il mérite de Vêtre, quoique, assurément, un très-petit nombre de gens soient capables de l'apprécier à toute sa valeur.


Troisième Lettre.

LAMBERT A KANT.

Berlin, le 3 février 1766.

Il est incontestable que si une science doit toujours être méthodique et tirée au clair, c'est la métaphysique. L'universel, qui doit foujours y dominer, con­duit en quelque façon au savoir universel, et à cer­tains égards au delà des limites possibles de la con­naissance humaine. Cette considération semble per­suader qu'il vaut mieux y travailler partiellement, et ne chercher à savoir en chaque chose que ce que nous pouvons trouver, en évitant des lacunes, des sauts et des cercles vicieux. Je trouve qu'un défaut capital et mal connu des philosophes, c'est d'avoir voulu violen­ter les choses, et au lieu d'avoir laissé sans explication ce qui ne pouvait être expliqué, de s'être repus d'hypo­thèses, et d'avoir ainsi retardé la découverte du vrai.

La méthode que vous m'indiquez, monsieur, dans votre lettre, est sans contredit la seule qu'on puisse employer sûrement et avec un succès croissant. Cette méthode est à peu près celle que j'ai exposée dans le dernier chapitre de laDianoiologfe. 1° J'indique briè­vement tout ce qui me vient à l'esprit sur une chose, et même comme il se présente et dans Tordre où il se pré­sente, que ce soit clairen soi ou seulement présumable, ou douteux, ou même en partiecontradictoire. 2°Jecon-tinue de la sorte jusqu'à ce que je puisse remarquer en général s'il en sortira quelque chose. 3° J'examine ensuite si les propositions qui pourraient en partie se contredire ne seraient pas conciliâmes par une déter­mination et une limitation plus strictes, Ou, s'il n'y a pas moyen, qu'est-ce qui doit en rester· 4e Je vois si ce mélange de propositions appartient à un tout unique ou à plusieurs* 5° Je les compare pour savoir quelles sont celles qui dépendent les unes des autres, et quelle* sont celles qui doivent être placées les premières; je commence ainsi à les numéroter. 6° Je regarde en­suite si les premières sont évidentes par elles-mêtaes, ou ce qu'il manque encore à leur explication et à leur détermination précise, et par là, 7° ce qu'il faut pour y enchaîner tout le reste. 8° Je réfléchis alors sur le tout pour, d'une part, m'a ssurer s'il n'y aurait pas de lacunes ou des parties manquantes, d'autre part et particulièrement pour trouver les desseine auiqaek tout le système peut servir, et pour, i 0°, décider s1il faut, à cet effet, quelque chose de plus* i 1 " -L'expo­sition de ces vues ou desseins forme ordinairement le commencement, parce que le côté par lequel j'envisage .comment j'arrive aux notiops qui servent de fonde­ment, et pourquoi je ne les prends ni plus larges ni pins étroites. Je cherche surtout, 43°, à découvrir l'ambi­guïté des termes et des locutions, et à laisser les uns et les autres dans le vague, quand la langue s'en sert ainsi ; je veux dire que je ne les emploie pas comme sujets, mais tout au plus comme prédicats f parce que la signification du prédicat se détermine d'après \ß si­gnification du sujet. Mais si je suis obligé de les em­ployer comme sujets, ou j'en fais plusieurs proposilions, ou je tâche d'éviter l'équivoque par une péri­phrase, etc.

Voilà le général de la méthode qui, dans les cas particuliers, subit encore un grand nombre de chan­gements et de déterminations particulières, presque toujours plus claires dans les exemples qu'on ne peut les rendre en termes logiques. Ce qui doit par-dessus tout appeler l'attention, c'est de ne pas oublier une seule des circonstances capables de tout changer ce qui viendrait ensuite. Il faut encore voir, et en quel­que sorte pouvoir sentir si une notion ne voudrait pas dire encore une combinaison de caractères simples, cachés, notion qui mettrait en ordre et abrégerait toute la chose. Les ambiguïtés cachées des termes peuvent faire aussi qu'on tombe toujours sur des dis-eonnances, et qu'on ignore longtemps la raison pour laquelle le prétendu général ne peut pas convenir aux cas particuliers. On rencontre de ces obstacles quand on considère comme un genre ce qui n'est qu'une espèce, et que Ton confond les espèces. La détermi­nation et la possibilité des conditions qui sont ad­mises au début de toute question, exigent encore une attention spéciale.

Mais j'ai eu l'occasion de faire des remarques plus générales. La première est relative à la question de savoir si et jusqu'à quel point la connaissance de la forme conduit à la connaissance de la matière de notre savoir ? La question est importante, et par plusieurs raisons. Car : 1° notre connaissance de la forme, telle qu'elle s'pfîre en logique, est aussi incon­testable, aussi rigoureuse que la géométrie. 2* Ce qui regarde la forme est la seule chose, en métaphy­sique, qui soit demeurée inattaquable, tandis que les contestations et les hypothèses ont commencé aus­sitôt qu'on a voulu poser la matière pour fondement. 3° En fait, on n'est pa3 encore convenu de ce qui doit proprement servir de base à la matière de la méta­physique. WoliF admet assez gratuitement des dé­finitions de noms, et y ramène ou s'en sert pour dé­guiser toutes les difficultés. 4° Quoique la forme ne détermine absolument aucune matière, elle en déter­mine cependant Tordre, et dans la mesure où la forme peut être constituée scientifiquement, ce qui sert on ne sert pas pour commencer. 5° On peut aussi décider par là de ce qui doit être réuni ou divisé, etc.

En réfléchissant à ces circonstances et aux rap­ports de forme et de malière, je suis arrivé aux pro­positions suivantes, que j'énoncerai purement et sim­plement :

1° La forme donne les principes; la matière donne les axiomes et les postulats.

2° La forme veut que l'on commence par les notions simples, parce qu'elles sont indépendantes et simples, qu'elles ne peuvent renfermer aucune contradiction, ou qu'elles en sont exemptes par elles-mêmes, comme elles sont concevables par elles-mêmes.

3° Des axiomes et des postulats ne se rencontrent à proprement parler que dans des notions simples. La possibilité de la composition doit résulter seule­ment des principes et des postulats.

4° Ou aucune notion composée n'est concevable, ou la possibilité de la composition doit déjà se conce­voir dans les notions simples.

5° Les notions simples sont des notions indivi­duelles. Car les genres et les espèces contiennent les fondements des divisions et des subdivisions, et sont par le fait d'autant plus composés qu'ils sont plus abstraits et plus généraux. La notion d'être est de toutes la plus composée.

6° Suivant l'analyse de Leibniz, qui procède par abstraction et d'après les ressemblances, on va à des notions d'autant plus composées qu'on abstrait da­vantage, et le plus souvent à des notions de rapport nouménales, qui appartiennent plus à la forme qu'à la matière.

7° Réciproquement, comme la forme ne regarde que les notions purement relatives, elle ne donne que des notions simples de relation.

8° Les propres notions objectives simples doivent donc être trouvées par leur intuition directe : ce qui signifie qu'on doit saisir d'ensemble, d'une manière toute anatomique, les notions, les faire passer chacune en revue, pour s’assurer si, en omettant tous les rapports, il y aurait plusieurs autres notions dans celle-là, ou si elle est absolument simple (einfoermîg}.

9° Des notions simples, telles que ceHes d’espace et de temps, sont entièrement différentes les unes des autres ; ce qui veut dire qu’elles sont faciles à con­naître, faciles à nommer, et impossibles à Confondre si l'on fait abstraction des degrés, pour ne voir que la qualité ; et, autant que je puis croire, aucune d’elles n’est restée sans nom dans le langage.

D’après ces propositions, je n’hésite pas à dire que Locke a été sur la vraie voie, qui conduit au simple dans notre connaissance. Il faut excepter seulement ce qui se mêle à l’usage d’une langue. C’est ainsi, par exemple, que dans la notion d’étendue se trouve incontestablement quelque chose d’individuel, de simple, qui ne se rencontre dans aucune autre notion. La notion de durée, comme les notions d’existence, de mouvement, d’unité, de solidité, etc., ont quel­que chose de simple, qui leur est propre, et qui se laisse très-bien concevoir indépendamment d’un grand nombre de notions de rapport qui s’y présentent. Elles donnent aussi d’elles-mêmes des axiomes et des postulats qui servent de fondement à la connaissance scientifique, et qui sont absolument de même nature que ceux d’Euclide.

L'autre observation que j'ai eu l'occasion défaire, est relative à la connaissance philosophique com­parée à la connaissance mathématique. Je voyais en effet que partout où les mathématiciens parviennent à ouvrir un champ nouveau que les philosophes, jus­que-là, croyaient avoir labouré les premiers, ils doivent non-seulement tout renverser, mais encore tout ramener à quelque chose de si simple, et pour ainsi dire de si naïf, que le philosophique devient parfaitement inutile et presque méprisable. La seule condition que des homogènes peuvent seuls être ad­ditionnés, exclut chez le mathématicien toutes les pro­positions philosophiques dont le prédicat ne s'étend pas également à tout le sujet, et il n'y a encore que trop de propositions semblables en philosophie. On dit une montre d'or quand la boîte seule est à peine d'or. Euclide ne tire ses éléments ni de la définition de l'espace, ni de la définition de la géométrie ; il commence au contraire par les lignes,Jes angles, etc., c'est-à-dire par le simple dans les dimensions de l'es­pace. En mécanique on parle peu du mouvement en partant de la définition, mais on s'attache immédia­tement à ce qui s'y présente, à savoir : un corps, une direction, une vitesse, un temps, une force et un espace ; on compare entre elles toutes ces choses, pour trouver des principes. Je suis, en général, con­duit à la propositiop, qu'aussi longtemps qu'un philosophe ne poussera pas aussi loin l'analyse, dans les objets susceptibles d'être mesurés, que le mathéma­ticien peut y trouver en même temps d'unités de perches et de dimensions, c'est un signe certain que le philosophe laisse encore quelque chose de confus, ou que, dans ses propositions, le prédicat ne s'étend pas uniformément à tout le sujet.

J'attends avec impatience que les deux Principes fondamentaux de la philosophie physique et de la philosophie pratique aient paru, et je suis persuadé qu'une vraie méthode s'apprécie bien mieux et plus sûrement par l'exposition d'exemples réels, d'autant plus qu'on peut la montrer dans les exemples avec tous les détails; quand, au contraire, elle est exposée en logique seulement, elle est facilement trop abstraite. Des exemples rendent ici le même service que les fi­gures en géométrie, car les figures sont bien .aussi des exemples ou des cas particuliers.


Quatrième Lettre.

KANT A LAMBERT.

Kœnigsberg, le 2 septembre 1770.

Je me sers de l'occasion qui se présente pour vous envoyer ma dissertation par un répondant à cette thèse, un habile étudiant juif[1], et pour dissiper autant que possible une interprétation qui me serait désagréable, du long temps que j'ai mis à vous ré­pondre. C'est l'importance seule du dessein que votre lettre avait fait briller à mes regards, qui a été cause du retard d'une réponse conforme à la proposition. Comme j'avais longtemps cultivé les sciences qui faisaient alors l'objet de votre étude, aûn d'en dé­couvrir la nature, et, autant que possible, les lois immuables et évidentes, rien ne pouvait être plus désirable pour moi que les offres qui m'étaient faites par un homme dune si grande profondeur et d'un si vaste savoir, dont j'avais en outre reconnu souvent une manière de procéder et de penser en fait de science d'accord avec la mienne, d'esquisser, en communauté d'examens et de recherches, le plan d'une construc­tion 6olide. Je ne pouvais me décider à envoyer moins qu'une esquisse claire de la forme sous laquelle m'ap­paraît celte science, et une idée déterminée de la mé­thode qui lui est propre. L'exécution de ce projet m'engagea dans des recherches qui étaient nouvelles pour inoi-niôuie, et qui, avec mon pénible travail d'académie, amena forcément délai après délai.

Il y a près d'un an, je suis arrivé, je crois pouvoir m'en flatter, à cette notion que je ne crains plus d'avoir jamais à changer, mais qu'il sera nécessaire d'étendre, et qui sert à examiner toute espèce de questions méta­physiques d'après un critérium parfaitement sûr et d'un facile emploi, et à décider avec certitude si elles sont solubles ou non.

L'esquisse de toute cette science, en tant qu'elle en comprend la nature, les sources premières de tous ses jugements et la méthode à suivre pour aller avec facilité plus loin encore, pourraitfcétre soumise à votre appré­ciation dans un espace assez court, c'est-à-dire dans un petit nombre de lettres; je m'en promets un profit tout particulier, et je vous en demande la permission.

Mais comme, dans une entreprise de cette impor­tance, une dépense de temps n'est pas une petite perte, quand on peut faire quelque chose de complet et de durable, je dois encore vous prier de regarder le beau projet de contribuer à celle grande tâche comme une résolution invariable chez moi, mais de m'accorder encore quelque temps pour Texéculer. Je me suis proposé, pour me remettre d'une longue indisposition que j'ai eue cet été, et pour n'être cependant pas sans occupations aux heures libres, de mettre en ordre, cet hiver, mes recherches sur la philosophie moryle pure (qui ne contient pas de principes empirique»), qui est une sorte de métaphysique des mœurs. Cet ouvrage, en beaucoup de parties, frayera la voie aux desseins les plus importants pour la nouvelle forme de la metaphysique ; il me semble nécessaire aussi pour établir les principes, encore aujourd'hui si mal affermis, des sciences pratiques. Après avoir accompli cette tâche, j'userai de la liberté que vous avez bien voulu m'ac-oorder de vous soumettre ce que j'aurai terminé de mes essais métaphysiques, bien décidé que je suis de ne laisser passer aucune proposition qui ne vous semble­rait pas d'une parfaite évidence ; <5ar si elle ne pouvait obtenir cet assentiment, le but proposé, de fonder cette science sur des règles parfaitement incontestables, et qui excluent toute espèce de doute, àerait manqué.

Pour le moment, il me serait très-agréable et très-utile d'à voir votre jugement sur quelques points capi­taux de ma dissertation, parce que je pense y ajouter encore deux feuilles pour la prochaine foire;j'y pour­rais corriger les fautes d'inadvertance, et donner plus de netteté à ma pensée. La première et la quatrième sections peuvent être omises comme étant sans impor­tance ; mais la deuxième, la troisième et la cinquième, quoique mon indisposition m'ait empêché de les soi­gner comme je l'aurais voulu, me semblent renfermer une matière qui mériterait une exécution plus habile et plus étendue. Les propositions les plus générales de la sensibilité jouent mal à propos un grand rôle en métaphysique, où il ne s'agit que de notions et de principes de la raison pure.

Il semble donc qu'une science toute particulière, quoique purement négdLÛve(PJuenomenologia gene-ralis) devrait précéder la métaphysique, où seraient déterminées la valeur et les limites des principes de la sensibilité, afin d'éviter la confusion des jugements sur des objets de la raison pure, comme c'est presque toujours arrivé jusqu'ici. Car l'espace, le temps et les axiomes, tout ce qui se rapporte à ces trois choses, sont, en ce qui regarde les connaissances expérimen­tales et tous les objets des sens, très-réels, et con­tiennent effectivement les conditions de tous les phé­nomènes et de tous les jugements empiriques. Mais si quelque chose ? lest pas du tout conçu comme un ob­jet des sens, s'il est pensé en vertu d'une notion uni­verselle et pure de la raison, comme une chose ou une substance en général, etc., il en résulte de très-fausses assertions quand on veut les soumettre aux notions fondamentales de la sensibilité, il me semble aussi, et peut-être serai-je assez heureux pour obtenir votre suffrage par cet essai, quoique encore très-im­parfait, qu'une telle discipline préparatoire, qui pré­serverait la métaphysique proprement dite de ces sor­tes de mélanges avec le sensible, conduirait facilement et sans grands efforts à une évidence, à une exécution détaillée et profitable.


Cinquième Lettre.

LAMBERT A KANT.

Berlin, le... 1770.

Votre lettre, monsieur, çûnsi que votre dissertation sur le monde sensible et l'intelligible ne m'a pas fait un médiocre plaisir, par la raison, surtout, que je puis regarder cette dissertation comme une preuve de la manière dont la métaphysique pourrait être améliorée, et par suite aussi la morale. Je désire vivement que vos fonctions puissent vous fournir l'occasion de sem­blables mémoires à l'avenir, si vous n'avez pas pris la résolution de les publier en particulier.

Vous me rappelez une proposition faite il y a cinq ans de travaux à faire en commun par la suite. J'écrivis alors la même chose à M. Rolland, et suc­cessivement à quelques autres savants, quand les ca­talogues des foires n'avaient pas encore fait voir que les belles-lettres supplantent tout le reste. Je crois ce­pendant qu'elles passent bruyamment, et qu'on re­viendra aux sciences plus solides. Des personnes qui ne s'occupaient dans les universités que de poésie, de romans et d'oeuvres littéraires, m'ont déjà fait l'aven qu'ayant été dans la nécessité d'entreprendre des ouvrages, elles s'étaient trouvées entièrement dé-pavsées, et avaient de se remettre pour ainsi dire à étudier de nouveau. C'est un très-bon conseil sur ce qu'il convient de faire dans les universités.

Mon plan était cependant, en partie, d'écrire provi­soirement de petits traités, en partie d'engager à faire de même quelques savants qui auraient été dans les mêmes sentiments, et d'établir ainsi une espèce de compagnie particulière où l'on aurait évité tout ce qui ne corrompt que trop facilement les sociétés publiques savantes. Les membres de cette compagnie n'auraient compté qu'un petit nombre de philosophes choisis, mais qui auraient dû être en même temps initiés à la physique et aux mathématiques, parce que, à mou sens, un pur us putus metaphjrsicus me fait l'effet d'un homme qui manque d'un sens, comme l'aveugle de la vue. Les membres de cette société se seraient communiqué leurs ouvrages, ou s'en seraient au moins donné une notion suffisante pour se faire aider dans tous les cas où plusieurs yeux auraient mieux vu qu'un seul. Mais si chacun était resté dans son opi­nion, chacun aussi aurait pu exprimer la sienne avec la modestie convenable, et avec la conscience qu'on peut se tromper. Les traités philosophiques, ceux qui auraient eu pour objet la théorie des langues et des belles-lettres, auraient été les plus nombreux ; des traités de physique et de mathématiques auraient pu être en tout cas acceptés, surtout s'ils se bornaient au pur philosophique. Le premier volume aurait dû être l'affaire principale, et Ton aurait toujours eu la liberté, en vue des traités à venir, de les écarter, si la majorité des suffrages leur avait été contraire. Les membres auraient pu se communiquer leurs opinions sur les points difficiles, sous forme de question ou de telle manière qu'on eût la liberté de faire des objec­tions et d'y répondre.

Vous pouvez me dire encore aujourd'hui, monsieur, jusqu'à quel point vous regardez une pareille société comme possible et comme durable. Je me représente à ce sujet les Acta eruditorum, qui n'ont été dans le principe qu'un commercium epistolicum des pre­miers savants. Les Mémoires de Brème, où les poètes originaux du temps, Gellert, Rabener, Klopstock, etc. ont publié leursessais et se sonten quelquesorle formés, peuvent être donnés comme un autre exemple. Le pur philosophique semble souffrir plus de difficultés. Mais il suffirait de bien choisir les membres. Les écrits de­vraient être purs de toute proposition hérétique, de trop d'opinions personnelles ou sans valeur.

J'ai déjà quelques traités qui pourraient faire par­tie d'un tel recueil ; les uns ont paru dans les Jeta Eruditorum, les autres ont été lus à l'Académie; il en est enfin qui ont vu le jour dans d'autres occa­sions.

Mais j'arrive à votre remarquable dissertation, puis­que vous désiriez particulièrement savoir ce que j'en pense. Si j'ai bien compris la chose, ilj a là quelques propositions essentielles que je signalerai aussi briè­vement que possible.

La première proposition capitale est que la connais­sance humaine, en tant, d'une part, qu'elle est con­naissance, et, d'autre part, qu'elle a sa forme propre, se décompose, dans l'antiquité^ en phénomène et en noumène, et qu'elle sort, d'après cette division, de deux sources entièrement différentes, et pour ainsi dire hétérogènes, en telle sorte que ce qui vient d'une source ne peut jamais être dérivé de l'autre. La con­naissance qui provient des sens est et reste par consé­quent sensible, comme celle qui provient de l'entende­ment lui reste propre.

Cette proposition, à mon avis, regarde surtout l'u­niversalité, en tant que les deux sortes de connais­sances sont tellement séparées qu'elles ne se rencon­trent nulle part. Pour le prouver a priori, il faut partir de la nature des sens et de celle de l'entendement. Maissi nous ne pouvons apprendre à la connaître quVi posteriori, il s'agit alors de la classification et del'énu-mération des objets.

Telle semble être aussi la marche que vous prenez dans la troisième section. A cet égard, il me paraît tout à fait juste que ce qui tient au temps et au lieu présente des vérités d'une tout autre espèce que celles qui doivent être regardées comme éternelles et immuables. C'est ce que je remarquais simplement dans XAUÛiioL § 81, 87. Car la raison pour laquelle des vérités sont ainsi liées, et pas autrement, au temps et au lieu, n'est pas si facile à donner, quelle qu'en soit l'importance.

Du reste, il ne s'agissaitlàquedes choses existantes. Mais les vérités géométriques et chronométriques ne sont pas contingentes, elles tiennent très-essentielle­ment au temps et à l'espace; et parce que le temps et l'espace sont éternels, les vérités géométriques et chronométriques font partie des vérités éternelles et immuables.

Vous demandez maintenant, monsieur, si ces véri­tés sont sensibles? Je puis très-bien l'accorder. Il sem­ble que la difficulté qui s'attache au fond des notions de temps et d'espace peut être exposée sans égard à cette question. Les quatre premières propositions, § 14, me semblent tout à fait justes, et il est très-bon surtout que vous insistiez, dans la quatrième, sur la véritable notion de la continuité^ notion qui semble avoir entièrement disparu de la métaphysique, parce qu'on a voulu la faire consister absolument dans un complexus entium simplicium, et qu'il a par consé­quent fallu la dénaturer. La difficulté est donc propre­ment dans la cinquième proposition. Il est vrai que vous ne donnez pas la proposition : Tempus est sub- jectiva conditio, etc., comme une définition. Elle doit cependant indiquer quelque chose de propre et d'es­sentiel au temps. Le temps est incontestablement une condition sine qua non, et qui appartient par le M à la représentation des choses sensibles, et de toute» les choses qui tiennent au temps et au lieu. Elle est aussi particulièrement nécessaire aux hommes pour cette représentation. Elle est également intuitus pu-rus, et non une substance, ni un simple rapport. Elle diffère de la durée, comme le lieu diffère de Ves· pace. Elle est une détermination particulière de la durée. Elle n'est pas non plus un accident, quiiombe ou s'évanouit avec la substance, etc. Ces propositions peuvent toutes passer. Elles n'aboutissent à aucune définition, et la meilleure définition sera toujours que le temps est le temps, si Ton ne veut pas le définir, et même d'une façon très-malheureuse, par ses rapports aux choses qui sont dans le temps, et par là tourner dans un cercle logique. Le temps est une notion plus déterminée que la durée, et qui par conséquent donne aussi plus de propositions négatives. Par exemple, ce qui est dans le temps dure, mais pas réciproquement, en ce sens qu'il faut, pour être dans le temps, un com­mencement et une fin. Une substance qui a une durée absolue n'est par là même pas dans le temps. Tout ce qui existe dure, mais tout ce qui dure n'est pas dans le temps. Avec une notion aussi ciaire qu'est le temps, les propositions ne manquent pas. Il semble seulement qu'on ne doit pas définir le temps et la,durée, mais simplement les concevoir. Tous les changements tiennent au temps et ne sont pas con­cevables sans le temps. Si les changements sont réels, le temps est alors réel, ce qu'il peut toujours être. Si le temps ? est pas réel, aucun changement non plus ? est réel. Il me parait cependant qu'un idéaliste même doit reconnaître, au moins dans ses représentations, qu'il y a des changements, qu'elles commencent et quelles finissent, que quelque chose précède réellement, existe. Ainsi le temps ne peut pas être regardé comme quelque chose qui n'est pas réel. 11 n'est pas une substance, etc., mais c'est une déter­mination finie de la durée, avec laquelle il a quel­que chose de réel, en quoi ce réel peut toujours sub­sister {etwds Reaies, worin dièses auch immer bestehen mag). S'il est impossible de le nommer d'aucun nom pris d'autres choses, sans danger d'équi­voque, il doit ou recevoir un nom nouveau, primitif vum, ou rester sans nom. Le réel du temps et de l'espace semble si bien avoir quelque chose desimpie et d'hé­térogène par rapport à tout le reste, que l'on peut seu­lement le concevoir; on ne peut le définir. La durée sem­ble être inséparable de l'existence. Ce qui existe dure aussi pendant un certain temps absolument, et récipro­quement ce qui dure doit nécessairement exister aussi longtemps qu'il dure. Des choses existantes d'une durée qui n'est pas absolue, sont ordonnées suivant ' le temps, en ce sens qu'elles commencent, durent, changent, finissent, etc. Ne pouvant refuser aux changements la réalité sans connaître auparavant quelque autre chose, je ne puis pas non plus dire main­tenant que le temps, non plus que l'espace, ne soit qu'un auxiliaire des représentations humaines. Du reste, pour ce qui est des locutions vicieuses dans les langues par rapport au temps, il est toujours bon de remarquer les équivoques que le mot temps peut faire naître. Par exemple :

Un long temps est intervallum temporis vel duo-rum momentorum et signifie une durée détermi­née.

Vers ce temps-là, à cette époque, etc.; est ou un instant déterminé, comme en astronomie tempus im-mersionis, emersionis, etc., ou une durée un peu in­déterminée, plus petite ou plus grande, antérieure ou postérieure à l'instant, ou un point de temps, etc.

Vous présumerez facilement ma pensée par rapport au lieu et à l'espace. J'établis l'analogie :

Temps : durée = lieu : espace, analogie qui a fait rigoureusement disparaître l'équi­voque des expressions, et qui ne change qu'en cela seulement, que l'espace a trois dimensions, la durée une seule, et qu'en outre chacune de ces notions a quelque chose de propre. Comme la durée, l'espace a quelque chose d'absolu, et aussi des déterminations finies. L'espace, comme la durée, a une réalité qui lui est propre, qu'on ne peut ni donner ni définir, sans crainte de malentendu, en prenant des mots tirés d'au­tres choses. C'est quelque chose de simple et qui doit être conçu. Le monde intelligible tout entier n'appar­tient pas à l'espace ; mais il a un simulacre d'espace, qui se distingue facilement de l'espace physique, et qui offre avec l'espace uneressemblance peut-être plus intime qu'une ressemblance métaphorique.

Les difficultés théologiques qui ont rendu si épi­neuse la théorie de l'espace, surtout depuis Leibniz et CUxrke, ne m'ont pas encore troublé. C'est que je laisse volontiers indécis un différend qui ne peut être clairement posé. Du reste, je n'ai pas voulu, dans mon ontologie, m'occuper des autres parties de la méta­physique. Je ne trouve donc pas à redire qu'on re­garde le temps et l'espace comme de simples figures et comme des phénomènes· Car outre qu'une appa­rence constante est pour nous une vérité, où ce qu'il y a de fondamental ne sera jamais découvert ou ne le sera que plus tard, il est utile, en ontologie, de s'occuper aussi des notions qui ont pris leur crédit dans l'apparence, parce que la théorie doit cepen-. dont finir par être appliquée aux phénomènes. Car l'astronome aussi commence par le phénomène; il en déduit la théorie de l'univers et l'applique, dans ses éphémérides, aux phénomènes et à leur prédiction. En métaphysique, où la difficulté de l'apparence est ? importante, la méthode de l'astronome sera plus sûre. Le métaphysicien peut tout admettre comme appa­rence; distinguer la vaine de la réelle, conclure du réel au vrai. Et s'il marche bien, il rencontrera peu de contradiction pour les principes, et, en général, de l'assentiment; seulement, il semble qu'il faille pour cela du temps et de la patience.

Je serai plus bref par rapport à la cinquième sec­tion. Je tiens pour très-important, monsieur, si vous pouvez trouver un moyen de scruter plus profondé­ment le principe et l'origine des vérités qui tiennent au temps et au lieu. Mais, en ce qui regarde la méthode, je n'aurais à dire ici que ce que j'ai déjà dit auparavant à propos du temps. Car si les change" ments, et avec eux le temps et la durée sont quelque chose de réel, il semble en résulter que la séparation proposée dans la cinquième section, doit avoir un au­tre but et, en partie, plus nettement déterminé, et qu'en conséquence il faudrait aussi une autre classi­fication. Ce qui me fait penser ainsi, ce sont les §§ 25 et 26. Par rapport au § 27, le quicquid est, est ali-cubi et aUquando, est en partie erroné, en partie équi­voque, s'il signifie la même chose que in tempore et in loco. Ce qui dure absolute n'est pas in tempore, et le monde intelligible n'est que in loco du simulachri auparavant mentionné de l'espace, ou in loco de l'es­pace imaginaire (Gedankenraums).

Ce que vous dites § 28, et dans la remarque, p. 2 et 3, de \Hnfini mathématique, qu'il est dénaturé en métaphysique par des définitions, et qu'un autre lui est substitué, est tout à fait dans mon sens. Par rap­port au § 28, où il est question du simul esse et non esse, je pense qu'il y a aussi dans le monde intelli­gible un simulachrum temporis, et que le simul en vient, quand il se rencontre dans des preuves de vérités absolues qui ne tiennent ni au temps ni au lieu. Je croirais que le simulachrum spatii et temporis dans le monde intelligible pourrait fort bien trouver sa place dans votre théorie. C'est une copie de l'espace et du temps réels, et qui en est cependant très-distincte. Nous avons encore dans la connaissance symbolique un moyen terme entre le sentir et le vrai penser pur. Si nous procédons convenablement dans la notation du simple et du mode de composition, nous aurons des règles certaines pour établir des signes de choses telle­ment composées que nous ne pouvons plus les penser, avec l'assurance cependant que la notation représente la vérité. Personne encore ne s'est représenté claire­ment tous les membres d'une série infinie en même temps, et personne ne le fera jamais. Mais, grâce aux lois de la connaissance symbolique, nous pouvons calculer avec ces sortes de séries, nous pouvons en donner la somme, etc. ; nous dépassons ainsi les limites de notre pensée réelle. Le signe A-l représente un non-étre inconcevable, et peut cependant très-bien servir à trouver des théorèmes. Ce qu'on tient ordinaire­ment pour des preuves de l'entendement pur ne doit être regardé le plus souvent que comme des preuves de la connaissance symbolique. C'est ce que je disais, § 4 22 de la Phénoménologie, à G occasion de la ques­tion du S i \ 9, et je n'ai rien à dire contre la remarque tout à fait générale du § 10.

Je m'en tiendrai là ; vous ferez de ce que j'ai dit tel usage qu'il vous plaira. Je vous prie cependant d'exa­miner avec quelque attention les propositions souli­gnées dans cette lettre, et de vouloir bien, si vous en avez le temps, m'en dire votre jugement. Jusqu'ici je n'ai pu refuser encore toute réalité au temps et à l'es­pace, ni en faire de simples images et apparences ; si je pensais que tous les changements dussent être une pure apparence, ce serait contraire à Tune de mes pro­positions principales(§ 54 delà Phénoménologie)[2]. Des changements se succèdent, persistent, cessent, etc.; toutes expressions uniquement prises du temps. Si vous pouvez, Monsieur, m'apprendre autre chose là-dessus, je n'aurai pas beaucoup à perdre. Le temps et l'espace seront une apparence réelle, ayant pour fon­dement quelque chose qui se règle avec autant de précision et de suite en apparence, qu'il peut y avoir de suite et de précision dans les vérités géométriques. Hais je dois dire cependant qu'une apparence qui absolument ne trompe jamais pourrait bien être plus qu'une apparence.

P.-S. — Je présume que les journaux de Haude et de Spener iront à Kœnigsberg. Je me bornerai donc à vous dire ici que, dans le n° 116 du 27 septembre, . j'ai eu l'occasion de dire au public comment s'est déjà trouvé quelqu'un .qui étendra les tables des diviseurs des nombres, qui se trouvent dans mes additions aux tables logarithmiques et trigonométriques, jusqu'à 204,000 et peut-être plus loin, et qu'une per­sonne a entrepris de calculer les hgarithmes hyper-boliques jusqu'à plusieurs décimales. Je vous en informe, afin d'éviter un double travail, et que le calcul soit consacré à d'autres tables encore toutes à faire. 11 y a ici et là des amateurs de mathématiques qui «'en chargeront volontiers ; et j*ai lieu d'espérer que l'invitation qui en sera faite dans les Catalogues généraux des bibliothèques, dans les Affiches de ^ Goëttingue et dans les Journaux savants de Leipzig, portera ses fruits. Si vous trouviez, Monsieur, quelqu'un de votre pays qui prît plaisir à ces sortes de calculs, j'en serais charmé. Un éditeur ne compte pas le temps et la peine d'après le mérite, et je retirerai difficilement au delà d'un ducat par feuille. Pour ce qui est des bénéfices ultérieurs, je ne demande rien; mais chacun pourra retirer des mains de l'éditeur même ce qui pourrait lui en revenir. Du reste, celui qui s'offrira le premier à calculer les tables encore à faire aura, comme de raison, le choix, s'il présente des garanties de capacité. C'est ainsi que j'ai toujours laissé le choix à quelqu'un qui s'est présenté,' soit pour calculer lui-même ou pour faire calculer. La table des diviseurs des nombres s'élève peut-être bien à 1,000,000, et pourrait seule former deux volumes in-8°.

  1. C'était la dissertation De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principes.
  2. L'allemand dit, au contraire : Je pense que tous les change­ments doivent aussi être une pure apparence. Ce serait contraire, etc. Jch denke dass jede Veracnderungen auch blosser Schein mûssten. Die-set waere einem, etc. Ces deux phrases se conciliant mal entre elles, et la première avec ce que l'auteur a dit précédemment de la realité des changements, j'ai supposé qu'il y a ici quelque faute, et j'ai traduit en conséquence. (tf. du trad.)