De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 327-331).
◄  Chap. X
Chap. XII  ►

CHAPITRE XI.
Division de l’histoire ecclésiastique en histoire ecclésiastique spéciale, histoire prophétique, et histoire de Némésis.

L’histoire ecclésiastique reçoit presque les mêmes divisions que l’histoire civile. Car il y a les chroniques ecclésiastiques, les vies des saints pères, les relations des synodes, et d’autres assemblées qui intéressent l’église. L’histoire ecclésiastique, proprement dite, se divise en celle qui retient le nom du genre, en histoire prophétique et histoire de Némésis ou de la providence. La première envisage les temps de l’église militante et son état de variation, soit qu’elle flotte comme l’arche dans le déluge, soit qu’elle voyage comme l’arche dans le désert, soit qu’elle s’arrête comme l’arche dans le temple ; c’est-à-dire l’église considérée dans l’état de persécution, dans l’état de mouvement et dans l’état de paix. Je ne vois pas qu’il manque rien en ce genre ; je vois au contraire beaucoup plus de superfluités que de choses omises : je souhaiterois seulement qu’à sa masse énorme répondît le choix et la sincérité des narrations.

La seconde partie, qui est l’histoire prophétique, est composée de deux parties corrélatives ; savoir : la prophétie même et son accomplissement. Le plan d’une telle histoire doit être de réunir chaque prophétie tirée de l’Écriture, avec l’événement qui justifie la prédiction et cela pour tous les âges du monde, tant afin d’affermir la foi, qu’afin de pouvoir donner des règles et former une sorte d’art pour interpréter les prophéties qui restent à accomplir ; mais il faut admettre dans ces choses-là cette latitude qui est propre et familière aux oracles divins[1], et bien comprendre que leur accomplissement a lieu tantôt d’une manière continue, tantôt dans un temps précis ; ils retracent la nature de leur auteur[2], pour qui un seul jour est comme mille années, et mille années sont comme un seul jour. Or quoique la plénitude et le plus haut point de leur accomplissement soient le plus souvent réservés à tel âge, ou même à tel moment, ils ont toutefois certains degrés, certaine échelle d’accomplissement dans les différens âges du monde. Or ce genre d’ouvrage, je décide qu’il nous manque absolument ; mais il est de telle nature que ce n’est qu’avec beaucoup de sagesse, de réserve et de respect qu’il faut le traiter, autrement il faut l’abandonner tout-à-fait.

La seconde partie, qui est l’histoire de Némésis, a exercé la plume de quelques pieux personnages, non sans que l’esprit de parti s’en soit mêlé, et son objet est d’observer la divine harmonie qui règne quelquefois entre la volonté révélée de Dieu et sa secrette volonté ; car bien que les conseils et les jugemens de Dieu soient si obscurs qu’ils sont impénétrables pour l’homme animal, et que souvent ils se dérobent aux yeux mêmes de ceux qui, du tabernacle, tâchent de les découvrir, néanmoins il a plu de temps en temps à la sagesse divine, soit pour fortifier les siens, soit pour confondre ceux qui sont pour ainsi dire sans Dieu en ce monde, de les écrire en plus gros caractères, et de les rendre tellement visibles, que tout homme, suivant le langage du prophête, pût les lire en courant ; c’est-à-dire, afin que ces hommes, purement sensuels et voluptueux, qui franchissent à la hâte les jugemens divins, et n’y arrêtent jamais leurs pensées, fussent, tout en courant, et en faisant autre chose, forcés de les reconnoître. Telles sont les vengeances tardives et inopinées, les conversions subites et inespérées, les conseils divins, qui, après avoir, pour ainsi dire, suivi les longs détours d’un labyrinthe tortueux, se montrent tout-à-coup à découvert non pas seulement pour porter la consolation dans les ames des fidèles, mais encore pour convaincre et pour frapper les consciences des méchans.

  1. La plupart de ces prophéties sont si générales, si vagues et si obscures, que, prédisant presque tout, par cela même elles ne prédisent presque rien ; et à cet égard elles ont toute la perfection des oracles de Delphes ; comme elles ont à peu près la même destination, celle d’exciter les hommes à consulter plus souvent les prêtres que leur propre expérience et leur propre raison.
  2. Il semble que le langage d’un prophète, dieu ou homme, doive moins se proportionner à l’intelligence de celui qui parle, qu’à la portée de ceux qui l’écoutent ; vu que pour n’être point entendu, il n’est pas absolument nécessaire de parler obscurément, et qu’il suffit de se taire. S’il existait un véritable prophète, il se garderait bien d’employer un langage obscur et mystérieux, de peur que cette obscurité ne l’exposât à être confondu avec les faux prophètes, qui sont toujours énigmatiques, et ont un intérêt visible à l’être ; il prendroit peine au contraire à exprimer ses prophéties avec toute la clarté possible, afin qu’il ne restât aucun doute sur le parfait accord des événemens avec ses prédictions ; voilà précisément pourquoi le langage des prophéties de l’écriture sainte est si obscur et si énigmatique.