De la division du travail social/Livre I/Chapitre II/III

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Félix Alcan (p. 103-112).
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Livre I, Chapitre II

III


Tout état fort de la conscience est une source de vie ; c’est un facteur essentiel de notre vitalité générale. Par conséquent, tout ce qui tend à l’affaiblir nous diminue et nous déprime ; il en résulte une impression de trouble et de malaise analogue à celle que nous ressentons quand une fonction importante est suspendue ou ralentie. Il est donc inévitable que nous réagissions énergiquement contre la cause qui nous menace d’une telle diminution, que nous nous efforcions de l’écarter afin de maintenir l’intégralité de notre conscience.

Au premier rang des causes qui produisent ce résultat, il faut mettre la représentation d’un état contraire. Une représentation n’est pas en effet une simple image de la réalité, une ombre inerte projetée en nous par les choses ; mais c’est une force qui soulève autour d’elle tout un tourbillon de phénomènes organiques et psychiques. Non seulement le courant nerveux qui accompagne l’idéation rayonne dans les centres corticaux autour du point où il a pris naissance et passe d’un plexus dans l’autre, mais il retentit dans les centres moteurs où il détermine des mouvements, dans les centres sensoriels où il réveille des images, excite parfois des commencements d’illusions et peut même affecter jusqu’aux fonctions végétatives[1] ; ce retentissement est d’autant plus considérable que la représentation est elle-même plus intense, que l’élément émotionnel en est plus développé. Ainsi la représentation d’un sentiment contraire au nôtre agit en nous dans le même sens et de la même manière que le sentiment dont elle est le substitut ; c’est comme s’il était lui-même entré dans notre conscience. Elle a, en effet, les mêmes affinités, quoique moins vives ; elle tend à éveiller les mêmes idées, les mêmes mouvements, les mêmes émotions. Elle oppose donc une résistance au jeu de notre sentiment personnel et, par suite, l’affaiblit, en attirant dans une direction contraire toute une partie de notre énergie. C’est comme si une force étrangère s’était introduite en nous de nature à déconcerter le libre fonctionnement de notre vie psychique. Voilà pourquoi une conviction opposée à la nôtre ne peut se manifester en notre présence sans nous troubler ; c’est que, du même coup, elle pénètre en nous et, se trouvant en antagonisme avec tout ce qu’elle y rencontre, y détermine de véritables désordres. Sans doute, tant que le conflit n’éclate qu’entre des idées abstraites, il n’a rien de bien douloureux, parce qu’il n’a rien de bien profond. La région de ces idées est à la fois la plus élevée et la plus superficielle de la conscience, et les changements qui y surviennent, n’ayant pas de répercussions étendues, ne nous affectent que faiblement. Mais quand il s’agit d’une croyance qui nous est chère, nous ne permettons pas et ne pouvons pas permettre qu’on y porte impunément la main. Toute offense dirigée contre elle suscite une réaction émotionnelle, plus ou moins violente, qui se tourne contre l’offenseur. Nous nous emportons, nous nous indignons contre lui, nous lui en voulons, et les sentiments ainsi soulevés ne peuvent pas ne pas se traduire par des actes ; nous le fuyons, nous le tenons à distance, nous l’exilons de notre société, etc.

Nous ne prétendons pas sans doute que toute conviction forte soit nécessairement intolérante ; l’observation courante suffit à démontrer le contraire. Mais c’est que des causes extérieures neutralisent alors celles dont nous venons d’analyser les effets. Par exemple, il peut y avoir entre les adversaires une sympathie générale qui contienne leur antagonisme et qui l’atténue. Mais il faut que cette sympathie soit plus forte que cet antagonisme, autrement elle ne lui survit pas. Ou bien les deux partis en présence renoncent à la lutte quand il est avéré qu’elle ne peut pas aboutir et se contentent de maintenir leurs situations respectives ; ils se tolèrent mutuellement, ne pouvant pas s’entre-détruire. La tolérance réciproque qui clôt parfois les guerres de religion est souvent de cette nature. Dans tous ces cas, si le conflit des sentiments n’engendre pas ses conséquences naturelles, ce n’est pas qu’il ne les recèle, c’est qu’il est empêché de les produire.

D’ailleurs, elles sont utiles en même temps que nécessaires. Outre qu’elles dérivent forcément des causes qui les produisent, elles contribuent à les maintenir. Toutes ces émotions violentes constituent en réalité un appel de forces supplémentaires qui viennent rendre au sentiment attaqué l’énergie que lui soutire la contradiction. On a dit parfois que la colère était inutile parce qu’elle n’était qu’une passion destructive ; mais c’est ne la voir que par un de ses aspects. En fait, elle consiste dans une surexcitation de forces latentes et disponibles qui viennent aider notre sentiment personnel à faire face aux dangers en le renforçant. À l’état de paix, si l’on peut ainsi parler, celui-ci n’est pas suffisamment armé pour la lutte ; il risquerait donc de succomber si des réserves passionnelles n’entraient en ligne au moment voulu ; la colère n’est autre chose qu’une mobilisation de ces réserves. Il peut même se faire que les secours ainsi évoqués dépassant les besoins, la discussion ait pour effet de nous affermir davantage dans nos convictions, bien loin de nous ébranler.

Or, on sait quel degré d’énergie peut prendre une croyance ou un sentiment par cela seul qu’ils sont ressentis par une même communauté d’hommes en relations les uns avec les autres ; les causes de ce phénomène sont aujourd’hui bien connues[2]. De même que des états de conscience contraires s’affaiblissent réciproquement, des états de conscience identiques, en s’échangeant, se renforcent les uns les autres. Tandis que les premiers se soustraient, les seconds s’additionnent. Si quelqu’un exprime devant nous une idée qui était déjà nôtre, la représentation que nous nous en faisons vient s’ajouter à notre propre idée, s’y superpose, se confond avec elle, lui communique ce qu’elle-même a de vitalité ; de cette fusion sort une idée nouvelle qui absorbe les précédentes et qui, par suite, est plus vive que chacune d’elles prise isolément. Voilà pourquoi, dans les assemblées nombreuses, une émotion peut acquérir une telle violence ; c’est que la vivacité avec laquelle elle se produit dans chaque conscience retentit dans toutes les autres. Il n’est même pas nécessaire que nous éprouvions déjà par nous-même, en vertu de notre seule nature individuelle, un sentiment collectif, pour qu’il prenne chez nous une telle intensité ; car ce que nous y ajoutons est en somme bien peu de chose. Il suffit que nous ne soyons pas un terrain trop réfractaire pour que, pénétrant du dehors avec la force qu’il tient de ses origines, il s’impose à nous. Puisque donc les sentiments qu’offense le crime sont, au sein d’une même société, les plus universellement collectifs qui soient ; puisqu’ils sont même des états particulièrement forts de la conscience commune, il est impossible qu’ils tolèrent la contradiction. Surtout si cette contradiction n’est pas purement théorique, si elle s’affirme non seulement par des paroles, mais par des actes, comme elle est alors portée à son maximum, nous ne pouvons manquer de nous raidir contre elle avec passion. Une simple remise en état de l’ordre troublé ne saurait nous suffire ; il nous faut une satisfaction plus violente. La force contre laquelle le crime vient se heurter est trop intense pour réagir avec tant de modération. D’ailleurs elle ne pourrait le faire sans s’affaiblir, car c’est grâce à l’intensité de la réaction qu’elle se ressaisit et se maintient au même degré d’énergie.

On peut expliquer ainsi un caractère de cette réaction que l’on a souvent signalé comme irrationnel. Il est certain qu’au fond de la notion d’expiation il y a l’idée d’une satisfaction accordée à quelque puissance, réelle ou idéale, qui nous est supérieure. Quand nous réclamons la répression du crime, ce n’est pas nous que nous voulons personnellement venger, mais quelque chose de sacré que nous sentons plus ou moins confusément en dehors et au-dessus de nous. Ce quelque chose, nous le concevons de manières différentes suivant les temps et les milieux ; parfois, c’est une simple idée, comme la morale, le devoir ; le plus souvent, nous nous le représentons sous la forme d’un ou de plusieurs êtres concrets : les ancêtres, la divinité. Voilà pourquoi le droit pénal non seulement est essentiellement religieux à l’origine, mais encore garde toujours une certaine marque de religiosité : c’est que les actes qu’il châtie paraissent être des attentats contre quelque chose de transcendant, être ou concept. C’est par cette même raison que nous nous expliquons à nous-même comment ils nous paraissent réclamer une sanction supérieure à la simple réparation dont nous nous contentons dans l’ordre des intérêts purement humains.

Assurément, cette représentation est illusoire ; c’est bien nous que nous vengeons en un sens, nous que nous satisfaisons, puisque c’est en nous et en nous seuls que se trouvent les sentiments offensés. Mais cette illusion est nécessaire. Comme, par suite de leur origine collective, de leur universalité, de leur permanence dans la durée, de leur intensité intrinsèque, ces sentiments ont une force exceptionnelle, ils se séparent radicalement du reste de notre conscience dont les états sont beaucoup plus faibles. Ils nous dominent, ils ont pour ainsi dire, quelque chose de surhumain et, en même temps, ils nous attachent à des objets qui sont en dehors de notre vie temporelle, ils nous apparaissent donc comme l’écho en nous d’une force qui nous est étrangère et qui, de plus, est supérieure à celle que nous sommes. Nous sommes ainsi nécessités à les projeter en dehors de nous, à rapporter à quelque objet extérieur ce qui les concerne ; on sait aujourd’hui comment se font ces aliénations partielles de la personnalité. Ce mirage est tellement inévitable que, sous une forme ou sous une autre, il se produira tant qu’il y aura un système répressif. Car, pour qu’il en fût autrement, il faudrait qu’il n’y eût en nous que des sentiments collectifs d’une intensité médiocre, et, dans ce cas, il n’y aurait plus de peine. On dira que l’erreur se dissipera d’elle-même dès que les hommes en auront pris conscience ? Mais nous avons beau savoir que le soleil est un globe immense, nous le voyons toujours sous l’aspect d’un disque de quelques pouces. L’entendement peut bien nous apprendre à interpréter nos sensations ; il ne peut les changer. Du reste, l’erreur n’est que partielle. Puisque ces sentiments sont collectifs, ce n’est pas nous qu’ils représentent en nous, mais la société. Donc, en les vengeant, c’est bien elle et non nous-même que nous vengeons, et, d’autre part, elle est quelque chose de supérieur à l’individu. C’est donc à tort qu’on s’en prend à ce caractère quasi religieux de l’expiation pour en faire une sorte de superfétation parasite. C’est au contraire un élément intégrant de la peine. Sans doute il n’en exprime la nature que d’une manière métaphorique ; mais la métaphore n’est pas sans vérité.

D’autre part, on comprend que la réaction pénale ne soit pas uniforme dans tous les cas puisque les émotions qui la déterminent ne sont pas toujours les mêmes. Elles sont, en effet, plus ou moins vives selon la vivacité du sentiment froissé, et aussi selon la gravité de l’offense subie. Un état fort réagit plus qu’un état faible, et deux états de même intensité réagissent inégalement suivant qu’ils sont plus ou moins violemment contredits. Ces variations se produisent nécessairement et, de plus, elles servent, car il est bon que l’appel de forces soit en rapport avec l’importance du danger. Trop faible, il serait insuffisant ; trop violent, ce serait une perte inutile. Puisque la gravité de l’acte criminel varie en fonction des mêmes facteurs, la proportionnalité que l’on observe partout entre le crime et le châtiment s’établit donc avec une spontanéité mécanique, sans qu’il soit nécessaire de faire des supputations savantes pour la calculer. Ce qui fait la graduation des crimes est aussi ce qui fait celle des peines ; les deux échelles ne peuvent par conséquent pas manquer de se correspondre, et cette correspondance, pour être nécessaire, ne laisse pas en même temps d’être utile.


Quant au caractère social de cette réaction, il dérive de la nature sociale des sentiments offensés. Parce que ceux-ci se retrouvent dans toutes les consciences, l’infraction commise soulève chez tous ceux qui en sont témoins ou qui en savent l’existence une même indignation. Tout le monde est atteint, par conséquent tout le monde se raidit contre l’attaque. Non seulement la réaction est générale, mais elle est collective, ce qui n’est pas la même chose ; elle ne se produit pas isolément chez chacun, mais avec un ensemble et une unité d’ailleurs variables, suivant les cas. En effet, de même que des sentiments contraires se repoussent, des sentiments semblables s’attirent et cela d’autant plus fortement qu’ils sont plus intenses. Comme la contradiction est un danger qui les exaspère, elle amplifie leur force attractive. Jamais on n’éprouve autant le besoin de revoir ses compatriotes que quand on est en pays étranger ; jamais le croyant ne se sent aussi fortement porté vers ses coreligionnaires qu’aux époques de persécution. Sans doute, nous aimons en tout temps la compagnie de ceux qui pensent et qui sentent comme nous ; mais c’est avec passion, et non plus seulement avec plaisir, que nous la recherchons au sortir de discussions où nos croyances communes ont été vivement combattues. Le crime rapproche donc les consciences honnêtes et les concentre. Il n’y a qu’à voir ce qui se produit, surtout dans une petite ville, quand quelque scandale moral vient d’être commis. On s’arrête dans la rue, on se visite, on se retrouve aux endroits convenus pour parler de l’événement et on s’indigne en commun. De toutes ces impressions similaires qui s’échangent, de toutes ces colères qui s’expriment, se dégage une colère unique, plus ou moins déterminée suivant les cas, qui est celle de tout le monde sans être celle de personne en particulier. C’est la colère publique.

Elle seule, d’ailleurs, peut servir à quelque chose. En effet, les sentiments qui sont en jeu tirent toute leur force de ce fait qu’ils sont communs à tout le monde ; ils sont énergiques parce qu’ils sont incontestés. Ce qui fait le respect particulier dont ils sont l’objet, c’est qu’ils sont universellement respectés. Or, le crime n’est possible que si ce respect n’est pas vraiment universel ; par conséquent, il implique qu’ils ne sont pas absolument collectifs et entame cette unanimité, source de leur autorité. Si donc, quand il se produit, les consciences qu’il froisse ne s’unissaient pas pour se témoigner les unes aux autres qu’elles restent en communion, que ce cas particulier est une anomalie, elles ne pourraient pas ne pas être ébranlées à la longue. Mais il faut qu’elles se réconfortent en s’assurant mutuellement qu’elles sont toujours à l’unisson : le seul moyen pour cela est qu’elles réagissent en commun. En un mot, puisque c’est la conscience commune qui est atteinte, il faut aussi que ce soit elle qui résiste et, par conséquent, que la résistance soit collective.


Il reste à dire pourquoi elle s’organise.

On s’expliquera ce dernier caractère si l’on remarque que la répression organisée ne s’oppose pas à la répression diffuse, mais s’en distingue seulement par des différences de degrés ; la réaction y a plus d’unité. Or, l’intensité plus grande et la nature plus définie des sentiments que venge la peine proprement dite rendent aisément compte de cette unification plus parfaite. En effet, si l’état nié est faible ou s’il n’est nié que faiblement, il ne peut déterminer qu’une faible concentration des consciences outragées ; tout au contraire, s’il est fort, si l’offense est grave, tout le groupe atteint se contracte en face du danger et se ramasse, pour ainsi dire, sur lui-même. On ne se contente plus d’échanger des impressions quand on en trouve l’occasion, de se rapprocher ici ou là suivant les hasards ou la plus grande commodité des rencontres ; mais l’émoi qui a gagné de proche en proche pousse violemment les uns vers les autres tous ceux qui se ressemblent et les réunit en un même lieu. Ce resserrement matériel de l’agrégat, en rendant plus intime la pénétration mutuelle des esprits, rend aussi plus tacites tous les mouvements d’ensemble ; les réactions émotionnelles, dont chaque conscience est le théâtre, sont donc dans les conditions les plus favorables pour s’unifier. Cependant, si elles étaient trop diverses, soit en qualité, soit en quantité, une fusion complète serait impossible entre ces éléments partiellement hétérogènes et irréductibles. Mais nous savons que les sentiments qui les déterminent sont très définis et, par conséquent, très uniformes. Elles participent donc à la même uniformité et, par suite, viennent tout naturellement se perdre les unes dans les autres, se confondre en une résultante unique qui leur sert de substitut et qui est exercée, non par chacun isolément, mais par le corps social ainsi constitué.

Bien des faits tendent à prouver que telle fut historiquement la genèse de la peine. On sait, en effet, qu’à l’origine, c’est l’assemblée du peuple tout entière qui faisait fonction de tribunal. Si même on se reporte aux exemples que nous citions tout à l’heure d’après le Pentateuque[3], on y verra les choses se passer comme nous venons de les décrire. Dès que la nouvelle du crime s’est répandue, le peuple se réunit et, quoique la peine ne soit pas prédéterminée, la réaction se fait avec unité. C’était même, dans certains cas, le peuple lui-même qui exécutait collectivement la sentence aussitôt après qu’il l’avait prononcée[4]. Puis, là où l’assemblée s’incarna dans la personne d’un chef, celui-ci devint, totalement ou en partie, l’organe de la réaction pénale, et l’organisation se poursuivit conformément aux lois générales de tout développement organique.

C’est donc bien la nature des sentiments collectifs qui rend compte de la peine et par conséquent du crime. De plus, on voit de nouveau que le pouvoir de réaction dont disposent les fonctions gouvernementales, une fois qu’elles ont fait leur apparition, n’est qu’une émanation de celui qui est diffus dans la société, puisqu’il en naît. L’un n’est que le reflet de l’autre ; l’étendue du premier varie comme celle du second. Ajoutons d’ailleurs que l’institution de ce pouvoir sert à maintenir la conscience commune elle-même. Car elle s’affaiblirait si l’organe qui la représente ne participait pas au respect qu’elle inspire et à l’autorité particulière qu’elle exerce. Or, il n’y peut participer sans que tous les actes qui l’offensent soient refoulés et combattus comme ceux qui offensent la conscience collective, et cela alors même qu’elle n’en est pas directement affectée.

  1. V. Maudsley Physiologie de l’esprit tr. fr. p.270
  2. V. Epinas, Sociétés Animales, passim.
  3. V. plus haut, p. 101.n.2.
  4. V. Thonissen, Études, etc., II, p. 30 et 232. — Les témoins du crime jouaient parfois un rôle prépondérant dans l’exécution.