De la division du travail social/Livre I/Chapitre II/IV

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Félix Alcan (p. 112-117).
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Livre I, Chapitre II

IV


Ainsi l’analyse de la peine a confirmé notre définition du crime. Nous avons commencé par établir inductivement que celui-ci consistait essentiellement dans un acte contraire aux états forts et définis de la conscience commune : nous venons de voir que tous les caractères de la peine dérivent en effet de cette nature du crime. C’est donc que les règles qu’elle sanctionne expriment les similitudes sociales les plus essentielles.

On voit ainsi quelle espèce de solidarité le droit pénal symbolise. Tout le monde sait, en effet, qu’il y a une cohésion sociale dont la cause est dans une certaine conformité de toutes les consciences particulières à un type commun qui n’est autre que le type psychique de la société. Dans ces conditions, en effet, non seulement tous les membres du groupe sont individuellement attirés les uns vers les autres parce qu’ils se ressemblent, mais ils sont attachés aussi à ce qui est la condition d’existence de ce type collectif, c’est-à-dire à la société qu’ils forment par leur réunion. Non seulement les citoyens s’aiment et se recherchent entre eux de préférence aux étrangers, mais ils aiment leur patrie. Ils la veulent comme ils se veulent eux-mêmes, tiennent à ce qu’elle dure et prospère, parce que, sans elle, il y a toute une partie de leur vie psychique dont le fonctionnement serait entravé. Inversement, la société tient à ce qu’ils présentent tous ces ressemblances fondamentales parce que c’est une condition de sa cohésion. Il y a en nous deux consciences : l’une ne contient que des états qui sont personnels à chacun de nous et qui nous caractérisent, tandis que les états que comprend l’autre sont communs à toute la société[1]. La première ne représente que notre personnalité individuelle et la constitue ; la seconde représente le type collectif et, par conséquent, la société, sans laquelle il n’existerait pas. Quand c’est un des éléments de cette dernière qui détermine notre conduite, ce n’est pas en vue de notre intérêt personnel que nous agissons, mais nous poursuivons des fins collectives. Or, quoique distinctes, ces deux consciences sont liées l’une à l’autre, puisqu’en somme elles n’en font qu’une, n’ayant pour elles deux qu’un seul et même substrat organique. Elles sont donc solidaires. De là résulte une solidarité sui generis qui, née des ressemblances, rattache directement l’individu à la société ; nous pourrons mieux montrer dans le chapitre prochain pourquoi nous proposons de l’appeler mécanique. Cette solidarité ne consiste pas seulement dans un attachement général et indéterminé de l’individu au groupe, mais rend aussi harmonique le détail des mouvements. En effet, comme ces mobiles collectifs se retrouvent partout les mêmes, ils produisent partout les mêmes effets. Par conséquent, chaque fois qu’ils entrent enjeu, les volontés se meuvent spontanément et avec ensemble dans le même sens.

C’est cette solidarité qu’exprime le droit répressif, du moins dans ce qu’elle a de vital. En effet, les actes qu’il prohibe et qualifie de crimes sont de deux sortes. Ou bien ils manifestent directement une dissemblance trop violente entre l’agent qui les accomplit et le type collectif, ou bien ils offensent l’organe de la conscience commune. Dans un cas comme dans l’autre, la force qui est choquée par le crime et qui le refoule est donc la même : elle est un produit des similitudes sociales les plus essentielles et elle a pour effet de maintenir la cohésion sociale qui résulte de ces similitudes. C’est cette force que le droit pénal protège contre tout affaiblissement, à la fois en exigeant de chacun de nous un minimum de ressemblances sans lesquelles l’individu serait une menace pour l’unité du corps social, et en nous imposant le respect du symbole qui exprime et résume ces ressemblances en même temps qu’il les garantit.

On s’explique ainsi que des actes aient été si souvent réputés criminels et punis comme tels sans que, par eux-mêmes, ils soient malfaisants pour la société. En effet, tout comme le type individuel, le type collectif s’est formé sous l’empire de causes très diverses et même de rencontres fortuites. Produit du développement historique, il porte la marque des circonstances de toute sorte que la société a traversées dans son histoire. Il serait donc miraculeux que tout ce qui s’y trouve fût ajusté à quelque fin utile ; mais il ne peut pas ne pas s’y être introduit des éléments plus ou moins nombreux qui n’ont aucun rapport avec l’utilité sociale. Parmi les inclinations, les tendances que l’individu a reçues de ses ancêtres ou qu’il s’est formées chemin faisant, beaucoup certainement ou ne servent à rien, ou coûtent plus qu’elles ne rapportent. Sans doute, elles ne sauraient être en majorité nuisibles, car l’être, dans ces conditions, ne pourrait pas vivre ; mais il en est qui se maintiennent sans être utiles, et celles-là même dont les services sont le plus incontestables ont souvent une intensité qui n’est pas en rapport avec leur utilité, parce qu’elle leur vient en partie d’autres causes. Il en est de même des passions collectives. Tous les actes qui les froissent ne sont donc pas dangereux par eux-mêmes ou, du moins, ne sont pas aussi dangereux qu’ils sont réprouvés. Cependant, la réprobation dont ils sont l’objet ne laisse pas d’avoir une raison d’être ; car, quelle que soit l’origine de ces sentiments, une fois qu’ils font partie du type collectif, et surtout s’ils en sont des éléments essentiels, tout ce qui contribue à les ébranler ébranle du même coup la cohésion sociale et compromet la société. Il n’était pas du tout utile qu’ils prissent naissance ; mais une fois qu’ils ont duré, il devient nécessaire qu’ils persistent malgré leur irrationalité. Voilà pourquoi il est bon, en général, que les actes qui les offensent ne soient pas tolérés. Sans doute, en raisonnant dans l’abstrait, on peut bien démontrer qu’il n’y a pas de raison pour qu’une société défende de manger telle ou telle viande, par soi-même inoffensive. Mais une fois que l’horreur de cet aliment est devenue partie intégrante de la conscience commune, elle ne peut disparaître sans que le lien social se détende, et c’est ce que les consciences saines sentent obscurément[2].

Il en est de même de la peine. Quoiqu’elle procède d’une réaction toute mécanique, de mouvements passionnels et en grande partie irréfléchis elle ne laisse pas de jouer un rôle utile. Seulement ce rôle n’est pas là où on le voit d’ordinaire. Elle ne sert pas ou ne sert que très secondairement à corriger le coupable ou à intimider ses imitateurs possibles ; à ce double point de vue, son efficacité est justement douteuse et en tout cas médiocre. Sa vraie fonction est de maintenir intacte la cohésion sociale en maintenant toute sa vitalité à la conscience commune. Niée aussi catégoriquement, celle-ci perdrait nécessairement de son énergie, si une réaction émotionnelle de la communauté ne venait compenser cette perte, et il en résulterait un relâchement de la solidarité sociale. Il faut donc qu’elle s’affirme avec éclat au moment où elle est contredite, et le seul moyen de s’affirmer est d’exprimer l’aversion unanime que le crime continue à inspirer, par un acte authentique qui ne peut consister que dans une douleur infligée à l’agent. Ainsi, tout en étant un produit nécessaire des causes qui l’engendrent, cette douleur n’est pas une cruauté gratuite. C’est le signe qui atteste que les sentiments collectifs sont toujours collectifs, que la communion des esprits dans la même foi reste tout entière, et, par là, elle répare le mal que le crime a fait à la société. Voilà pourquoi on a raison de dire que le criminel doit souffrir en proportion de son crime, pourquoi les théories qui refusent à la peine tout caractère expiatoire paraissent à tant d’esprits subversives de l’ordre social. C’est qu’en effet ces doctrines ne pourraient être pratiquées que dans une société où toute conscience commune serait à peu près abolie. Sans cette satisfaction nécessaire, ce qu’on appelle la conscience morale ne pourrait pas être conservé. On peut donc dire sans paradoxe que le châtiment est surtout destiné à agir sur les honnêtes gens ; car, puisqu’il sert à guérir les blessures faites aux sentiments collectifs, il ne peut remplir ce rôle que là où les sentiments existent et dans la mesure où ils sont vivants. Sans doute, en prévenant chez les esprits déjà ébranlés un affaiblissement nouveau de l’âme collective, il peut bien empêcher les attentats de se multiplier ; mais ce résultat, d’ailleurs utile, n’est qu’un contre-coup particulier. En un mot, pour se faire une idée exacte de la peine, il faut réconcilier les deux théories contraires qui en ont été données : celle qui y voit une expiation et celle qui en fait une arme de défense sociale. Il est certain, en effet, qu’elle a pour fonction de protéger la société, mais c’est parce qu’elle est expiatoire ; et d’autre part, si elle doit être expiatoire, ce n’est pas que, par suite de je ne sais quelle vertu mystique, la douleur rachète la faute, mais c’est qu’elle ne peut produire son effet socialement utile qu’à cette seule condition[3].

Il résulte de ce chapitre qu’il existe une solidarité sociale qui vient de ce qu’un certain nombre d’états de conscience sont communs à tous les membres de la même société. C’est elle que le droit répressif figure matériellement, du moins dans ce qu’elle a d’essentiel. La part qu’elle a dans l’intégration générale de la société dépend évidemment de l’étendue plus ou moins grande de la vie sociale qu’embrasse et que réglemente la conscience commune. Plus il y a de relations diverses où cette dernière fait sentir son action, plus aussi elle crée de liens qui attachent l’individu au groupe, plus, par conséquent, la cohésion sociale dérive complètement de cette cause et en porte la marque. Mais d’autre part, le nombre de ces relations est lui-même proportionnel à celui des règles répressives ; en déterminant quelle fraction de l’appareil juridique représente le droit pénal, nous mesurerons donc du même coup l’importance relative de cette solidarité. Il est vrai qu’en procédant de cette manière nous ne tiendrons pas compte de certains éléments de la conscience collective qui, à cause de leur moindre énergie ou de leur indétermination, restent étrangers au droit répressif, tout en contribuant à assurer l’harmonie sociale ; ce sont ceux qui sont protégés par des peines simplement diffuses. Mais il en est de même des autres parties du droit. Il n’en est pas qui ne soient complétées par des mœurs, et, comme il n’y a pas de raison de supposer que le rapport entre le droit et les mœurs ne soit pas le même dans ces différentes sphères, cette élimination ne risque pas d’altérer les résultats de notre comparaison.

  1. Pour simplifier l’exposition, nous supposons que l’individu n’appartient qu’à une société. En fait, nous faisons partie de plusieurs groupes et il y a en nous plusieurs consciences collective ; mais cette complication ne change rien au rapport que nous sommes en train d’établir.
  2. Cela ne veut pas dire qu’il faille quand même conserver une règle pénale, parce que, à un moment donné, elle a correspondu à quelque sentiment collectif. Elle n’a de raison d’être que si ce dernier est encore vivant et énergique. S’il a disparu ou s’il s’est affaibli, rien n’est vain et même rien n’est mauvais comme d’essayer de la maintenir artificiellement et de force. Il peut même faire qu’il faille combattre une pratique qui a été commune, mais ne l’est plus et s’oppose à l’établissement de pratiques nouvelles et nécessaires. Mais nous n’avons pas à entrer dans cette question de casuistique.
  3. En disant que la peine, telle qu’elle est, a une raison d’être, nous n’entendons pas qu’elle soit parfaite et ne puisse être améliorée. Il est trop évident, au contraire, qu’étant produite par des causes toutes mécaniques en grande partie, elle ne peut être que très imparfaitement ajustée à son rôle. Il ne s’agit que d’une justification en gros.